summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--44139-0.txt3
-rw-r--r--44139-0.zipbin189946 -> 0 bytes
-rw-r--r--44139-8.txt8921
-rw-r--r--44139-8.zipbin188163 -> 0 bytes
-rw-r--r--44139-h.zipbin192450 -> 0 bytes
-rw-r--r--44139-h/44139-h.htm4
-rw-r--r--44139.json5
-rw-r--r--old/44139-0.txt8921
-rw-r--r--old/44139-0.zipbin189946 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/44139-8.txt8921
-rw-r--r--old/44139-8.zipbin188163 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/44139-h.zipbin192450 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/44139-h/44139-h.htm9001
13 files changed, 3 insertions, 35773 deletions
diff --git a/44139-0.txt b/44139-0.txt
index 3b2753a..010f791 100644
--- a/44139-0.txt
+++ b/44139-0.txt
@@ -1,4 +1,4 @@
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***
LE CALVAIRE
@@ -8533,5 +8533,4 @@ Noirmoutier, novembre 1886.
End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***
diff --git a/44139-0.zip b/44139-0.zip
deleted file mode 100644
index 3168b01..0000000
--- a/44139-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/44139-8.txt b/44139-8.txt
deleted file mode 100644
index 89f0eb5..0000000
--- a/44139-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,8921 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Le Calvaire
-
-Author: Octave Mirbeau
-
-Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-PAR
-
-OCTAVE MIRBEAU
-
-AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR
-
-SEIZIÈME ÉDITION
-
-
-PARIS
-
-PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
-
-28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_
-
-1887
-
-
-
-
-
-A MON PÈRE
-
-_Témoignage de ma piété filiale,_
-
-O. M.
-
-
-
-
-PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION
-
-
-_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne
-plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce
-qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce
-qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre
-un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement
-(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un
-vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur
-verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas
-lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses,
-les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu
-aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus
-impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les
-vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que
-la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu,
-à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout
-humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens
-que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.
-
-De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis
-un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé
-mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce
-qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon
-âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que
-j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire,
-parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui,
-jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en
-passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets
-tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit
-jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement
-hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne
-puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une
-oeuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....
-
-Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre.
-Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends
-rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir
-encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps,
-des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il
-respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement
-pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.
-
-Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le
-patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo;
-tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages
-enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre
-reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy
-et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré
-les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique
-qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre
-sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les
-navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros,
-qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.
-
-Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.
-
-Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes
-ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point,
-par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la
-sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes
-là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics,
-des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le
-patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener
-d'irréparables malheurs.
-
-Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement.
-Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes,
-ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans
-protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux,
-il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à
-découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier
-dans ses oeuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie
-de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas
-aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux,
-démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la
-Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent
-sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire
-casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux
-que les autres.
-
- OCTAVE MIRBEAU.
-
- Paris, 7 décembre 1886.
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-
-
-
-I
-
-
-Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg
-du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de
-Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette
-entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua
-beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins
-du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se
-battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si
-malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant
-à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa
-quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté
-ces incidents, avec orgueil et admiration.
-
-Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de
-l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents
-habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la
-campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés.
-Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite
-contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont,
-descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours
-verte, où l'on voit errer les boeufs, par troupeaux. La rivière
-d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement
-dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts
-peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur
-son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la
-vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies
-et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes
-roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des
-verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la
-proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au
-bec jaune.
-
-Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très
-ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait
-le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution
-et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants,
-couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté,
-les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois
-la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande
-cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés
-des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les
-bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque
-visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison,
-avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle
-où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient
-à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui
-ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le
-bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes
-maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins
-qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait
-fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que
-le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence
-de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement
-tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les
-lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de
-pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles
-tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à
-travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces,
-tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées
-entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de
-chambre et de cocher.
-
-Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé;
-tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle
-a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui
-figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve
-rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un
-prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié,
-dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et
-les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les
-êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps
-n'a pu en user l'agate dure.
-
-Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les
-voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés
-par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences,
-dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression
-que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues,
-les leçons inflexibles de la vie.
-
-Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait
-ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait
-révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition
-familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels
-se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération
-en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans
-les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les
-souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois
-campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient
-importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,
-suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre
-de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait
-aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui
-donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent
-homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il
-ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de
-vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il
-faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils
-une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était
-chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc
-et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer
-l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile,
-derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange
-à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau
-sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne
-et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien:
-«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules
-réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.
-
-Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur
-le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait
-plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit,
-par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à
-l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue
-un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si
-héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus
-enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de
-la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait
-à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au
-bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste
-autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant
-toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon
-enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle
-impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les
-douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.
-
-Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi.
-Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette
-de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces,
-mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout
-petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de
-seringas.
-
---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ...
-fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.
-
-Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du
-seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté
-sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait
-l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher
-les poils et se gratter le cou.
-
---Allons, répéta mon père, déguerpis.
-
-Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure
-fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa
-langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais
-voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à
-tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre
-animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères
-que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt
-avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il
-avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées,
-les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol
-d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le coeur me
-battait si fort que je crus que j'allais défaillir.
-
---Papa! papa! criai-je.
-
-En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
-fouet.
-
---Sacré matin! jura mon père.
-
-Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette;
-vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et
-j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si
-douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se
-tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.
-
- * * * * *
-
-D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un coeur tendre, bien qu'il
-semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales
-et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre
-service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en
-toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble
-des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations
-plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie
-du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un
-agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation
-fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes,
-comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités
-d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race,
-d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en
-éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne
-la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud,
-ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y
-avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en
-reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux
-êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté
-de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant
-beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la
-maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses
-manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible,
-très lourde au coeur de ma mère.
-
-Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant
-de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses
-gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses
-yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se
-fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si
-vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de
-cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,
-métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès
-d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien
-douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu
-à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange
-sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague,
-la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections
-physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait
-le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du
-malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable.
-Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées
-de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le
-mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une
-santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité
-excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que
-développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité
-s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes
-alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne
-se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi
-souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la
-courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil,
-comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup,
-lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient
-de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que
-rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût
-pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de
-ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du
-coeur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne
-savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu,
-elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier,
-de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la
-fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas
-pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un
-pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle
-courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse,
-prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce
-qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère
-morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un
-dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle
-revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face
-toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon
-de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait
-d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées.
-Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,
-sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc
-de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré
-le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les
-chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme.
-Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours
-s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces
-choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains
-souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances
-physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille
-qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de
-ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il
-ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui
-apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de
-la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour
-aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses
-tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient
-autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont
-elle sentait le noeud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet
-était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui
-renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se
-dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau
-verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière
-aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de
-limon.
-
-Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas,
-le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette
-vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute
-consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé,
-ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un
-verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se
-plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau,
-il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la
-journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement,
-d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme
-cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du
-cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En
-voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix
-tranquille:--«Des amers, prends des amers.»
-
-Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père
-fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments
-de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne
-pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que,
-parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses
-qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers
-lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement
-gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux
-affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses
-propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice
-des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la
-bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent,
-en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui
-donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son
-besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la
-présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce
-visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une
-parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire
-tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par
-oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint,
-comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à
-l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la
-vît s'approcher de la sainte table.
-
-Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets
-et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle
-passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt
-agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que
-le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de
-savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour,
-venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela?
-Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal,
-plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était
-paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force
-mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau
-brouillé, le coeur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue
-des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions
-de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte
-d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.
-
-Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se
-décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait
-son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à
-ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes
-de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres,
-chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était
-anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était
-atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.
-Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la
-tranquillité d'esprit.
-
-Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée
-par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne
-pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans
-le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé
-d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle
-était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et
-nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se
-souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux
-de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait,
-comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim
-de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et,
-comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle
-s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à
-l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec
-emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne
-lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante
-et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour
-redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures;
-personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce coeur, déjà
-gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le
-trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas
-d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire
-éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés.
-Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui
-devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente
-et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait,
-pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée,
-et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles,
-bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front
-l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle
-entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa
-manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient
-pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis.
-Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la
-condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de
-l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint,
-des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui
-avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la
-situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes
-de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif
-des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas!
-Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions
-idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de
-lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges
-pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et
-pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix
-et sur des tombes, la corde au cou.
-
-Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur
-le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets,
-amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums.
-On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer
-par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas
-et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison
-d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait
-supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la
-terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis,
-l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et
-la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque,
-qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le
-cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille
-brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays
-qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus
-devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme
-si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt
-même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant
-de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui
-traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de
-crucifix.
-
-Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il
-le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux
-heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se
-multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se
-créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil
-général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient
-de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait,
-hochant la tête:
-
---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça
-finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne
-devienne folle....
-
-Et comme on se récriait:
-
---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la
-famille, on n'a pas la tête si solide!
-
-Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours,
-le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne
-comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien
-tenter pour sa guérison.
-
-C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde,
-malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que
-d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé
-d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère
-oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les
-énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux,
-des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge.
-Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée
-sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme,
-palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui
-appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission
-conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des
-hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis
-toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses
-troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait
-maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans
-son être.
-
-Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire
-que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha
-des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand
-elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage
-fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire,
-ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie
-au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet
-et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans
-cesse les mains, le coeur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait,
-et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son
-ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix
-profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans
-saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir
-avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au
-passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser
-tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma
-mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de
-chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des
-mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine
-sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes
-choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et
-légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour,
-et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces,
-étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains
-protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas!
-cette espérance fut de courte durée.
-
-Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux,
-des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge
-d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises
-furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme
-paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au
-moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces
-accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les
-premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se
-continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui
-revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie
-et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile
-inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré
-contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:
-
---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras
-heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!...
-Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...
-
-Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon coeur
-battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles,
-mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance
-était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté
-bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le
-désordre dans l'âme de ma mère.
-
-Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs,
-Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout
-à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un
-cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible,
-je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.
-
---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.
-
---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a
-peur d'un pavé.
-
-Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé
-d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon
-corps frissonna.
-
---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon
-linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?
-
-Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et,
-à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau,
-l'examina.
-
---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais
-quoi?... Il n'y a rien.
-
-Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais
-de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me
-mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras
-en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant
-lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le
-pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout
-pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.
-
---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez
-Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ...
-Prévenez Monsieur aussi....
-
---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante,
-yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il
-est sorcier!
-
-Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le
-plâtre en dessous.
-
---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore,
-et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient
-pas!
-
-Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle
-se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les
-dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans
-ses grosses mains, branlait la tête.
-
---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond
-du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du
-tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!...
-Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit
-dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas
-comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce
-qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.
-
-Ma mère était devenue pâle, hagarde.
-
---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.
-
-Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans
-l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les
-claquements de porte.
-
-Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de
-l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle
-cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé,
-c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface
-humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors,
-à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de
-semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations
-pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le
-fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les
-plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina
-que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les
-germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir,
-les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre
-d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette
-minute même, la dernière espérance mourut en son coeur.
-
-Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.
-
---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit
-Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de
-lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...
-
-Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées,
-essayait de la calmer:
-
---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui,
-promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à
-l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le,
-parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens,
-tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le
-soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le
-sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il
-me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...
-
-Marie me tenait dans ses bras.
-
---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous
-mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le,
-votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit
-Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon....
-Allons, embrassez-le, Madame.
-
---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus
-tard.... Emporte-le....
-
-Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.
-
-Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait
-bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie
-normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se
-séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait,
-elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait,
-poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit
-être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de
-soi-même au coeur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle
-disait:
-
---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....
-
-En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la
-vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons,
-tous les arguments dictés par son esprit pratique et son coeur simple
-de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla
-d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une
-bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.
-
---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre
-avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous
-fassiez le malheur de votre enfant!
-
-Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:
-
---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....
-
- * * * * *
-
-Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère
-que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point,
-vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille
-Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand
-parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une
-nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit,
-l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque
-jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies
-de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans
-les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je
-cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois
-bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans
-savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit
-corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire
-se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient
-quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets,
-aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je
-songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un
-cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les
-pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir,
-gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les
-premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui
-sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs
-me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune
-clarté ne se leva.
-
-J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur
-arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra
-contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes
-plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je
-pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé,
-car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que,
-plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu
-de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse
-embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de
-sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre
-davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je
-compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma
-mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands
-yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un
-battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme
-pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë
-aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais
-éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais
-que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait.
-Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient
-encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses
-lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient
-et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à
-m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante,
-comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui
-n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient.
-Était-il donc possible qu'elle fût morte?
-
-J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle,
-tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte
-Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.»
-Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le
-médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave
-qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie.
-Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré,
-sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas
-de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et
-de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je
-me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse
-journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie,
-j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le
-front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais
-les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons,
-un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les
-hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M.
-Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des
-figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des
-enfants de choeur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires,
-des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait
-une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous,
-s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant
-ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et
-une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et
-d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant
-estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche
-de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout
-à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng!
-dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement,
-le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la
-croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis
-blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd
-et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes
-portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule
-grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans
-laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui
-s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les
-cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng!
-dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons
-blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église
-qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal
-d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.
-
-La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena
-quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées
-derrière le dos.
-
---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand
-malheur!
-
---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!
-
-Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois
-encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras
-qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il
-tamponnait ses yeux rougis de larmes.
-
---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle
-n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que
-j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute
-rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!...
-Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...
-
-Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.
-
---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me
-berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....
-
-Se parlant à lui-même, il disait:
-
---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé,
-plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit,
-regarde-moi bien!...
-
-Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux
-yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il
-m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.
-
---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!
-
-Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il
-s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une
-immense pitié, j'écoutai ce coeur inconnu qui, pour la première fois,
-battait près du mien.
-
- * * * * *
-
-Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait
-pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait
-pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises,
-qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait
-sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits
-de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle,
-même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau
-matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des
-lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur
-l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,
-loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On
-lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et
-tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en
-tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot.
-Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau,
-d'interroger mon coeur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque
-triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes,
-devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de
-savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence
-des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit
-de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris
-et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été
-déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du
-père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous
-avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas
-continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle
-pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que
-mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de
-mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me
-plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais
-avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus,
-de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la
-révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante
-invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand
-républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au
-curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de
-draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son
-cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce
-mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je
-lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en
-tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu
-seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père
-qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond
-du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet,
-les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait
-chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous
-aurons de l'orage, c'est sûr.»
-
- * * * * *
-
-Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée
-par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies
-et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de
-la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé
-d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des
-sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à
-la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant.
-Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et
-tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en
-contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me
-paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature
-humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce
-morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu
-et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens
-et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je
-sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans
-mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me
-semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait
-peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la
-complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent
-à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge,
-tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel,
-récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de
-force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien,
-à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me
-transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte,
-que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter
-jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille
-Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de
-la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de
-la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer!
-Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière,
-ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser
-d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et
-surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant
-contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes,
-contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante,
-comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce
-but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et
-combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai
-plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle,
-plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui
-caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les
-herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les
-palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la
-terre comme un corps de chair.
-
-Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre,
-sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les
-champs, à m'enfoncer en plein coeur de la forêt. Il me semblait que
-là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul
-et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible
-qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher
-sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui
-j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais
-rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa
-dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage
-un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille
-pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en
-saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume
-opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été
-impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il
-m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils
-m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait,
-mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup,
-je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En
-vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je
-n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie,
-que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je
-serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien
-dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente;
-jamais je ne risquai un coup d'oeil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait
-ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans
-un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied,
-quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le
-terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais,
-m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon coeur ni à mon
-père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade,
-pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer.
-Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions»
-et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit.
-Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni
-moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai
-faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.
-
-Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande
-folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents,
-effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et
-monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi
-par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et
-démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je
-marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup
-d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans
-ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu
-de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent
-mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me
-paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer
-bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles
-de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre
-remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais
-que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les
-profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte
-presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître
-me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et
-j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une
-marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire,
-écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens
-en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par
-ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau
-pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du
-tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,
-indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres
-surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je
-ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si
-j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses.
-J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos
-de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un
-pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y
-était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile.
-Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans
-le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,
-comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces
-fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié,
-mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un
-autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le
-lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène:
-la foule lui fit cortège.
-
-Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus
-difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois,
-les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne
-m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de
-ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets
-de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd
-des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant
-dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à
-rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes
-camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans
-les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me
-blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop
-peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur
-tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par
-un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et
-j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la
-sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet
-acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce
-moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était
-plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures,
-il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes.
-Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne,
-plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse
-m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans
-l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps,
-par des cauchemars subits, par des serrées violentes au coeur qui me
-faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux
-fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa
-mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend,
-au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les
-rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je
-sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je
-n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante,
-le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par
-m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur
-moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans
-rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui
-couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi
-des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je
-ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les
-résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie,
-je m'engageai.
-
-
-
-
-II
-
-
-Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche.
-Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de
-corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des
-zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers,
-des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et
-des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un
-vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade
-de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient
-point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair
-française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs
-compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit
-lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si
-peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait
-la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre
-petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir,
-et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de
-se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de
-sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était
-bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des
-suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle,
-entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant
-les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté
-comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de
-la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper,
-à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.
-Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.
-
-Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires
-vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris
-du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi,
-et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme;
-celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée
-d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes
-de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,
-farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade
-de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés,
-et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche,
-un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour
-suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même
-cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre
-exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient
-suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et
-siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite
-d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans
-le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois
-j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient
-au long des routes!
-
---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une
-seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous
-nous battrons.
-
-Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés
-sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison
-d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras
-robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la
-terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés,
-erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,
-attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des
-vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des
-granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs
-déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur
-la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la
-ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands
-sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre
-jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la
-guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât
-les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du
-travail et de l'amour.... Et au fond du coeur de tous ces misérables
-soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures
-amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance
-de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et
-la forteresse allemande.
-
-Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et
-qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre
-les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les
-ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous
-prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes
-aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis
-nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des
-haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au
-dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que
-nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les
-gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans
-enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches
-hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes
-pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit
-fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un
-tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.
-
-Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et,
-vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut
-d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup,
-abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un
-kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus
-d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent
-envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à
-boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait
-nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens
-lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy.
-Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas,
-qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros,
-court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait
-de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa
-monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:
-
---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...
-
-Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes
-dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant
-le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci
-dont la physionomie s'ahurissait.
-
---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me
-l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?
-
-Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la
-terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux,
-l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent
-par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous
-envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée
-de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida
-enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous
-laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La
-nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de
-traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la
-voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les
-magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et
-le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le
-ciel son long cou de girafe effarée.
-
-A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de
-la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la
-faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il
-faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient
-vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons
-de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la
-colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute
-voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se
-promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent
-pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait
-peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les
-minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles
-creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui
-continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient
-de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des
-trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à
-pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et
-le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués,
-envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air,
-impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement
-de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants
-de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels
-des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement
-des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les
-paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je
-lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis
-du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de
-l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir
-s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait
-la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses
-yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à
-la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient
-prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir,
-emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers
-quelles inutiles et sanglantes boucheries?
-
-Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le
-froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient.
-Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner
-la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison,
-un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne
-savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés
-par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne....
-A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient
-doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons
-yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me
-caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées
-de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes,
-était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un
-vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur
-les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un
-chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné
-par des rides profondes.
-
---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent
-
---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la
-troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.
-
-Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.
-
---J'ons ren ... ren ... ren!...
-
-Le sergent haussa les épaules:
-
---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton
-bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des
-Prussiens ... attends!
-
-Le vieillard branla la tête.
-
---Pisque j'ons point d'bouè....
-
-D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la
-maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y
-avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans
-le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et
-partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le
-sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.
-
---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?
-
-Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la
-tête contre le landier de fer de la cheminée.
-
---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.
-
---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des
-chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est
-ton bois, je fais une flambée de tout ça.
-
-Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille
-tête blanche:
-
---J'ons point d'bouè.
-
-Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne
-me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard
-méprisant.
-
---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ...
-qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons,
-demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...
-
-Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet,
-lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna
-dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant
-que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait
-en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses
-derniers meubles, d'un oeil stoïque, et ne cessait de répéter avec
-obstination.
-
---J'ons point d'bouè!
-
-Je regagnai la gare.
-
-Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge,
-plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt
-il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre;
-des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans
-toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce
-contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.
-
---En avant!... arche!...
-
-Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous
-heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous
-la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des
-champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses
-de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très
-loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de
-sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des
-murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus
-lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées,
-apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et
-encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas
-une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd
-piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil
-me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus
-que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres
-de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de
-fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou
-tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je
-tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je
-marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges
-hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de
-lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes
-girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace,
-leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse
-chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits
-délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient
-sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis
-dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins,
-rafraîchies par les jets d'eau.
-
---Halte! commanda le sergent.
-
-Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me
-cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir.
-Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg
-où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La
-tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la
-chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre
-chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis
-profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur
-la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on
-n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait
-toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans
-les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....
-
-Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait
-été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous
-n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin.
-J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus
-me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me
-porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer;
-il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes
-yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles,
-ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux
-épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable.
-Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi.
-Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant
-affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas
-contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux.
-J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient
-et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns,
-secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on
-entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations
-haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte,
-s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à
-le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé,
-il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par
-retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi
-gloutonnement que des chiens affamés.
-
-Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement,
-bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout,
-autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit
-bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où
-roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la
-permission d'aller à la visite.
-
-Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque
-côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une
-magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de
-là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour
-continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux
-routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume,
-sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant
-la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance
-improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente
-de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une
-longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands
-yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées
-et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti
-son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces
-membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de
-ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi,
-trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés
-au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes
-gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi,
-rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature
-nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer
-pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses
-vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être,
-et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le
-sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens
-rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si
-fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous
-ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je
-souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis,
-cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces
-lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en
-ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron....
-D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il
-réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été
-retrouvée parmi les bagages.
-
---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma
-trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!
-
-Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à
-cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait
-pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais
-très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient,
-couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait,
-prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à
-demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait
-à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la
-cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette
-de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse
-brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même
-pas. Il vociféra:
-
---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix
-lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche!
-demi-tour.
-
-Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:
-
---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?
-
---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous
-voulez, vous?
-
---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança,
-très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.
-
---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre
-fils, moi?...
-
-Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute
-craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.
-
---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors,
-j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.
-
---Comment vous appelez-vous?
-
---J'm'appelle la femme Riboulleau.
-
---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas,
-là.
-
-L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.
-
---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....
-
---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée,
-tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon
-p'tit gâs?....
-
-L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un
-geste brutal....
-
---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh
-bien, voilà tout....
-
---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!
-
-Je m'éloignai, le coeur gros, et si découragé que je me demandais s'il
-ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche
-d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis
-que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus
-noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant
-arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son
-couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie
-d'où le sang coulait.
-
-La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de
-ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil,
-rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu
-sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil
-délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les
-sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai
-aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille
-paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré,
-ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et
-le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les
-plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis
-ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le
-tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres,
-son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes
-soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe
-mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une
-loge, me revint, obstinée et douce vision!
-
-Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder
-dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés
-de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait
-devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre
-balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une
-hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son
-mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre
-d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.
-
-Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait
-à sa droite, très raide, l'oeil rond, vint nous passer en revue,
-l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse
-disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de
-cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui
-et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant
-notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et
-je l'entendis qui grommelait:
-
---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!
-
-Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses
-jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la
-culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.
-
-Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges
-de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage;
-d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets,
-ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en
-mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades
-paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était
-embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous
-nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,
-comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient,
-passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées
-de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des
-paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés
-par les récits, colportés de village en village, des incendies, des
-viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands
-affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce
-qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et,
-tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir,
-ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en
-rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des
-berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde
-des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits
-brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes
-et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient
-et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et
-dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit
-l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait
-une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de
-paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient
-une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille,
-liés par les pattes.
-
---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.
-
---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y
-sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont
-fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord
-j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient
-des francs-tireux....
-
---Mais les Prussiens?
-
---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu
-d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure,
-t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière
-eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme
-l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?...
-Enfin, quoiqu'c'est au juste?
-
---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.
-
---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces
-sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même
-ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout....
-Bé dame!
-
-Et le paysan continua son chemin, en se répétant;
-
---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés
-Armands-là?
-
-Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les
-bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement,
-au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut
-pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un
-apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant
-d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de
-vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait
-l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des
-forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si
-proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,
-et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en
-nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp.
-Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un
-tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient
-sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes,
-et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde
-autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse:
-«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron
-des marmites, au cliquetis des gamelles.
-
- * * * * *
-
-Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!»
-à l'appel de son nom:
-
---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant.
-
-Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le
-fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce
-morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé,
-mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous,
-à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque
-sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous
-pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général
-rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte,
-Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer
-dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il
-donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays:
-établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une
-autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant
-du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres
-qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et
-même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par
-Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions;
-enfin, ouvrir l'oeil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive
-la République!
-
-Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond,
-les mains croisées derrière le dos, l'oeil obstinément fixé à la pointe
-de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec
-une sorte d'angoisse au coeur, de savoir que les Prussiens étaient si
-près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui
-peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge,
-debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se
-précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était
-loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique,
-ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude,
-comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en
-avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes
-yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et
-la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu
-formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité.
-Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais
-à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes,
-s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout
-rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies
-se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des
-régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les
-pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.
-
---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant.
-
-Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur
-place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée,
-cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le
-secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette
-immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route,
-plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux
-qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit,
-s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile
-funéraire, puis disparut dans les chênes.
-
---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une
-voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se
-donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.
-
-Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal
-haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage
-grêlé et rempli de boutons.
-
---Oh moi!... fit-il.
-
-Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère,
-bourra sa pipe lentement, l'alluma.
-
---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui
-s'évanouit dans l'air.
-
- * * * * *
-
-Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour,
-afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment
-pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on
-pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été
-réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant
-la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour
-nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.
-
---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah!
-ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!
-
-Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux
-qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple.
-C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute,
-chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un
-grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été
-fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent
-tués par la chute d'un chêne.
-
---Hardi les enfants!
-
-Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs
-écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient
-vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges
-blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.
-
-Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches
-et, d'un oeil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du
-général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.
-
--Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur
-les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le
-comprends.... Mais que vous rasiez le coeur des futaies, cela me semble
-un peu....
-
-Mais le général l'interrompit.
-
---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici,
-vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?
-
---Mais enfin ... balbutia le forestier.
-
---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est
-clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais
-fourrer au bloc.... Hardi les enfants!
-
-Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant
-devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles
-de bois.
-
-De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs
-ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute,
-coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté
-sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une
-tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs
-voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé
-à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se
-lamentaient, les femmes gémissaient, les boeufs meuglaient, les soldats
-riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le
-capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution
-prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les
-paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient
-passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé
-son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la
-barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce
-qu'ils désiraient. On le mit au fait.
-
---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et
-fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi,
-les enfants!...
-
-Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières
-voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et
-brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara
-des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible
-d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et
-tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se
-bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière.
-Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop
-de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de
-sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus,
-et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation,
-poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On
-entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux
-avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des
-pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se
-dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur
-arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.
-
-Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en
-désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des
-récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une
-armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient
-dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les
-fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait
-la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur
-demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits,
-insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart
-d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou
-quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac,
-quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus
-terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé.
-On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui
-levait les bras au ciel, s'exclamait:
-
---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans
-mon église!
-
-Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le
-général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp,
-autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur
-la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste,
-commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et
-les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et
-dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le
-fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme
-espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses
-lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de
-profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre
-des collets aux lapins, dans les haies voisines.
-
-L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le
-désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en
-minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les
-officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la
-tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois
-on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes
-et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels,
-dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient
-des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des
-patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans
-les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée
-en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle
-vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il
-fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.
-
-Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes
-des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe
-lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte,
-surveillait les manoeuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le
-cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le
-moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de
-tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:
-
---Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ...
-Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs
-sacrés moulins, moi?...
-
-Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:
-
---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se
-trouve le moulin de Saussaie?
-
-Personne ne répondit.
-
---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!
-
-Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la
-replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.
-
-On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle,
-tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la
-plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois
-émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers
-de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de
-voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence,
-une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant
-sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans
-l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,
-c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui
-s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards;
-et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient
-de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs
-déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures,
-mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et
-personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le coeur
-serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du
-côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable
-et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis
-longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un
-moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais,
-mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du
-terrain....
-
-Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon
-ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à
-faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai....
-Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais
-seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un
-frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux....
-J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je
-m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses,
-l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le
-ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence
-de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs,
-tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.
-
-Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé
-à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir.
-Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans
-cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie
-humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et
-les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément,
-comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité
-m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du
-petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout
-entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient,
-rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais
-eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je
-comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable,
-homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais
-qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race,
-d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des
-abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont
-les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous
-berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les
-mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie,
-au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,
-qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle,
-qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre
-marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour
-nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux
-hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de
-pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de
-leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le
-sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau
-tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait
-toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où
-viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai
-un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première
-fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui
-avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne
-à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin,
-au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux
-sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé
-les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent
-pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse
-des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans
-les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son
-tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous
-l'oeil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir,
-jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes
-inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne
-m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation
-que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que,
-tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie
-quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître
-la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements
-qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini
-avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de
-magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles
-philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les
-hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au
-petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait
-et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois
-supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en
-sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les
-autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi
-seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout
-près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,
-j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais,
-moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets
-du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet
-acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre
-de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés
-par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de
-moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images
-terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans
-l'horreur des ténèbres?
-
-La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait
-d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une
-vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues
-traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible,
-où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans
-ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis,
-et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres.
-Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur
-le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait
-derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme
-si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et
-j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré
-tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun
-souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans
-yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement
-un bruit de pas, et le coeur me battait très fort.... Mais le bruit
-s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus
-pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le
-visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de
-terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé
-vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée,
-dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes
-menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber
-à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre
-objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée
-animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur
-me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter
-mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et
-lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils
-seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je
-n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer
-aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par
-hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu
-là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin,
-et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon
-trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais
-infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors,
-une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me
-tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant
-et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?...
-Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui
-s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale,
-afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette
-ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs
-d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle
-embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi
-qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur
-les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux
-chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais
-impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres;
-les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais
-tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se
-bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres
-géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages
-connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de
-grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa....
-Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me
-tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être
-d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du
-coeur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me
-disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que
-j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste
-d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant
-les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une
-chanson de pioupiou que nous entonnions en choeur, pour tromper la
-longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la
-semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce
-bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul
-dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu
-de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il
-ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un
-ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir
-errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père!
-Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui
-ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et
-jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de
-colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un
-bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir
-pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait
-dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même
-était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une
-bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se
-représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de
-ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les
-contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais
-données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec
-attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant
-sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je
-comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs
-passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il
-disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non
-pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir....
-Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait,
-son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux
-devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc,
-laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin;
-à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la
-direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne
-s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût
-point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il
-avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans
-Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.
-
---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là,
-dans vot' coin....
-
---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la
-rivière, si tu veux.
-
---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez....
-L'air vous vaut mieux là....
-
---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.
-
-Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:
-
---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des
-pinsons, dans le parc.
-
-Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:
-
---Des pinsons!... Les pauv' bêtes!
-
-Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui
-parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis
-jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le
-lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans
-laquelle je laisserais déborder tout mon coeur.
-
-Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour
-se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la
-nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se
-faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme
-sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et,
-peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante.
-Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et
-brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd
-que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un
-bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un
-tambour.... J'écoutai, le coeur battant.... Un moment, le bruit cessa et
-des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit
-plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était
-sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement,
-je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était
-chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient....
-Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il
-me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements
-clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de
-m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une
-grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue
-équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière,
-énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me
-parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la
-casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle
-la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat?
-Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le
-sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il
-avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de
-puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec
-je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La
-main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et,
-de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait
-dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur....
-Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se
-rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée
-grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur
-la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois,
-immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la
-vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait
-toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus
-en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion....
-Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il
-gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le
-ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs,
-réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles
-de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes,
-doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des
-chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier
-d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de
-briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de
-l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre,
-s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du
-jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à
-l'Amour.
-
---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon,
-puisqu'il s'attendrit.
-
-Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave
-homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles
-reflets de son coeur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au
-contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je
-dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme.
-J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler
-le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage
-s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils
-embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un
-autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir
-tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval
-sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers
-les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de
-toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il
-avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa
-femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?...
-Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails
-les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines
-de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après
-dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que
-celle-ci portait quand il était parti, un noeud bleu au chapeau de sa
-petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un
-coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient,
-et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait,
-d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait
-été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,
-reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais
-pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!...
-Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans
-le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte
-en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait
-sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la
-chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien....
-Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai
-tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais
-non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route,
-comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un
-petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras
-en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué,
-alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un
-papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme,
-un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre,
-un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves
-les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant
-précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....»
-Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats
-l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné!
-En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea
-pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille,
-et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou,
-s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains
-tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba
-inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du coeur: le
-coeur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant
-sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses
-deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans
-un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que
-j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,
-j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi,
-et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de
-longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...
-
-A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de
-la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient
-sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes,
-dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés
-par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en
-l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer
-un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres,
-pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit
-jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le
-lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus,
-de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles
-le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos
-tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en
-montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les
-manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler,
-sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied
-d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois
-surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances,
-tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de
-clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les
-persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et
-Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de
-bas, en dodelinant de la tête.
-
---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?
-
-Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie,
-toute blanche, poussa un cri.
-
---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le coeur serré.... Et mon père?...
-
-La vieille fille me regarda fixement.
-
---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon
-pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!
-
-Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction
-du cimetière.
-
---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une
-voix sourde.
-
-
-
-
-III
-
-
---Toc, toc, toc
-
-Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite
-capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une
-voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps
-mince de jeune femme.
-
---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?
-
-Le peintre Lirat leva la tête.
-
---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en
-secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement....
-Entrez donc!
-
-Il quitta son chevalet, offrit un siège.
-
---Charles va bien? demanda-t-il.
-
---Très bien, je vous remercie.
-
-Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était
-charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu
-rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une
-douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches
-prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de
-silence.
-
-L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg
-Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux
-murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait
-familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait,
-où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues
-tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des
-cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais,
-des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une
-armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin,
-beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un
-divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on
-faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace
-sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très
-vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son
-petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu
-par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la
-pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis
-ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du
-poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il
-endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la
-vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de
-sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de
-leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré
-plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre
-battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il
-souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très
-commode.» Il en revenait fort peu.
-
-La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine
-incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en
-temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste
-lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus
-épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle,
-très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante
-et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se
-dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais
-bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme
-des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher
-aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence
-continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette
-gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:
-
---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de
-vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.
-
-Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix
-très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:
-
---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.
-
-Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et
-bêtes, Lirat, narquois, intervint.
-
---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son
-livre?
-
---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.
-
---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?
-
---Ah! non, par exemple!
-
-Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce,
-ainsi qu'un égosillement d'oiseau.
-
-Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il
-tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si
-délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à
-l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne
-sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand
-artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement
-hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En
-revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité
-me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse
-affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à
-mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de
-parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de
-conversation.
-
-La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier,
-s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux
-ou trois d'un air de dégoût.
-
---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à
-peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?
-
---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.
-
---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?
-
---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.
-
---Monsieur Lirat?
-
---Madame!
-
---Savez-vous pourquoi je suis venue?
-
---Pour me débiter des tendresses, je suppose.
-
---D'abord!... Et puis?
-
---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.
-
---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?
-
---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément,
-cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!
-
---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre
-refus.
-
---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?
-
---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.
-
-En passant devant moi, elle me tendit la main.
-
---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept....
-Je serai charmée de vous voir ... charmée....
-
-Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles
-un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de
-son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de
-son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.
-
-Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je
-feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées,
-passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne
-me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si
-j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée,
-elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève
-apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris
-sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la
-nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce
-quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter,
-je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,
-lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.
-
---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je
-m'efforçai de rendre indifférent.
-
---Quelle femme? dit Lirai.
-
---Mais celle qui sort d'ici, parbleu!
-
---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.
-
---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui
-elle est....
-
-Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:
-
---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle?
-... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à
-des renseignements biographiques, la police des moeurs vous en fournira
-autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle
-Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle
-trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles
-Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et
-dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les
-autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par
-conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où
-vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus
-et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs,
-comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de
-cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi
-une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs
-et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que
-vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa
-bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire
-à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et
-qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve,
-et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le
-malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité
-de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en
-se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse
-d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des
-lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le
-tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre,
-mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!
-
---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini
-sa tirade.
-
-Et bêtement, j'ajoutai:
-
---On dirait que vous en avez beaucoup souffert!
-
-Lirat haussa les épaules et sourit.
-
---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon
-bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et
-cela m'a suffi.... comprenez-vous?
-
-Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses
-yeux. Il reprit:
-
---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met
-le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue,
-dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux,
-sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien
-volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des
-hommes de notre race, des grands coeurs et des grands cerveaux, perdus,
-étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?
-
-Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.
-
---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts
-pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur
-génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal
-hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans
-le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous
-les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables,
-les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se
-traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent
-leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous
-la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser
-d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons;
-c'est fini, je ne peux plus travailler.
-
-Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et
-colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à
-coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang,
-s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par
-saccades, de sa bouche qui se contracta.
-
---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes,
-s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés
-des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits
-féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La
-mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La
-mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes,
-qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans
-dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de
-l'épouse....
-
-Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses
-mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou
-imaginaire, follement, terriblement, il cria:
-
---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes....
-Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.
-
-Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied.
-Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.
-
---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de
-vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous
-n'êtes pas une femme....
-
---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette....
-Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...
-
---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne
-à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant
-qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les
-enfants....
-
---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un
-peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me
-demanda:
-
---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon
-bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.
-
- * * * * *
-
-Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par
-hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement
-expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable
-et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point
-affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le
-résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de
-notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique
-des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané
-du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement
-assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il
-pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent,
-vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de
-votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par
-un désoeuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au
-bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la
-pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre
-existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai
-souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels
-amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet
-endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez
-moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui,
-l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne
-serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où
-j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je
-pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma
-destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans
-mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel
-le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me
-souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je
-me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je
-portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais,
-je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les
-taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber,
-en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent,
-même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant
-le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un
-retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves
-et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous
-avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique,
-avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh
-bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos,
-l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai
-beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications
-physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il
-s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable,
-un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe
-absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la
-raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent
-savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance
-de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et
-faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre
-cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la
-poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?...
-Mais il ne s'agit point de cela.
-
-J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais
-plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était
-le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur
-mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose
-d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte
-de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en
-fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et
-des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer
-des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette
-impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne
-fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante
-d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard,
-un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à
-qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré
-vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi
-aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune
-tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment
-pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire,
-écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la
-mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat
-m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels
-qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise,
-dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le
-monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je
-jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le
-fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais,
-vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante
-inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels
-sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine,
-qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des
-allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours
-hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si
-Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un
-compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire
-se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais
-bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette
-affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en
-rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque
-douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au
-meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide
-orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais
-à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,
-affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis,
-j'étais le seul dont il recherchait la société.
-
-Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se
-rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les
-formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me
-trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art,
-libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes
-les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science
-prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les
-amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des
-ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand
-art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de
-l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au
-corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures,
-qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses
-griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux
-monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel
-accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement
-si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de
-terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en
-va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa
-guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de
-fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur
-l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,
-lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses
-personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur
-eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans
-des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages
-roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil,
-des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait
-de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La
-première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans
-une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique,
-poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il
-y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se
-contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion
-moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très
-vite la menace des poings tendus. Alors, devant les oeuvres superbes
-de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les
-gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres,
-comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car
-c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur
-monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers,
-dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de
-terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de
-désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que
-les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant
-ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les
-vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis,
-de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque
-dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres
-bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé!
-Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité
-charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse
-aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs
-qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux
-joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et
-le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat.
-A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho
-du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris,
-d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:
-
---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu,
-la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?...
-On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour
-d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire,
-Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le
-reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.
-
-Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu,
-avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi
-acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et
-son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en
-demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu
-qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers
-lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si
-humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût
-pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice,
-il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait
-cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit
-aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui,
-dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article
-était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait
-que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et
-qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.
-
---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces
-critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez
-qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce
-qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça
-le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des
-chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!
-
-Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et,
-plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec
-un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du
-public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît
-une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété,
-cette résignation apparente masquaient de sourdes rancoeurs. Au fond de
-cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines
-formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le
-monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère
-y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de
-sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des
-énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,
-c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.
-Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est
-une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette
-loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie
-d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent,
-mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité,
-d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger
-des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui
-attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient
-épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque
-jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines»
-qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés
-admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par
-les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à
-les répandre.
-
---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue,
-cette fois.
-
-Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut
-qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé
-d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.
-
-Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui,
-j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer
-Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans
-lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que
-fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir
-en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il
-devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps
-se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés,
-striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous
-profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai
-regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet
-atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le
-guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...
-
-La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les
-portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les
-ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée.
-Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la
-parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.
-
---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins
-effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!
-
-Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse
-sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la
-toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.
-
---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied....
-Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on
-dirait que je concours pour la médaille d'honneur.
-
-Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:
-
---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire....
-Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme
-de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner,
-comprenez-vous?... Allons-nous-en.
-
-Comme nous nous trouvions au bas de la cité:
-
---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.
-
---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.
-
-Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative
-d'un député qui vient de discuter le budget.
-
-Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser.
-Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la
-chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à
-ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis.
-Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où
-j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier
-de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant,
-cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces
-plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés,
-lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au
-Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...
-
-Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,
-et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la
-hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible
-angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais
-laissé déborder tout mon coeur, et cette lettre qui lui eût apporté
-une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!...
-Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure
-avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles,
-il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons
-passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:
-
---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?
-
---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....
-
---Mais non, père Ribot.... Il est en retard....
-
---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.
-
-Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait
-pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que
-celui-ci s'approchait, le coeur de mon père battait à se rompre.
-
---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!
-
---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon
-garçon.... Cherche ... cherche bien....
-
-Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les
-paquets, à les retourner....
-
---Rien!... mais c'est incompréhensible!
-
-Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en
-poussant un soupir.
-
---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;
-songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!
-
-Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à
-la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.
-
---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.
-
---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?
-
---Moi non plus.
-
---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?...
-Voyez-vous ça?...
-
-Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à
-demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage,
-cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus
-extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des
-informations données par le journal; on consultait les anciens soldats,
-qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et
-prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus
-tranquille.
-
---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour
-sûr colonel.
-
---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en
-demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...
-
-Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel
-se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut
-de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir
-de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il
-s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix,
-attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles
-de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez,
-allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles
-de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement,
-s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de
-Marie qui sanglotaient!...
-
-Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je
-m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison
-à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement;
-ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des
-discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique
-société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat,
-et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me
-chapitrait ainsi:
-
---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins,
-toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de
-ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux
-même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans
-quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je
-t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens
-qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du
-conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette
-canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien
-pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes....
-Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu
-me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est
-malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille,
-pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?...
-Ne voilà-t-il pas une belle affaire?
-
-Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise,
-agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait
-plus redoutable que les cornes du démon.
-
-Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées,
-mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité
-intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre,
-en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi,
-et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage.
-Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait
-fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais
-tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue,
-brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et
-de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...
-
-Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du
-curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations
-confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais
-quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis
-plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein
-de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup
-d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître
-trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure
-condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède
-aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller.
-Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui
-n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si
-charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines
-qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que
-j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme
-n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui
-s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans
-le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers
-artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on
-célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement
-cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une
-vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi,
-devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame,
-cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes....
-Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs boeufs, les porchers et
-leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant
-la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui
-passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et,
-de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un
-chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je
-ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes
-les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui
-qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours,
-des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches,
-impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable
-du coeur de l'homme, le trompe-l'oeil des tendresses, le mensonge de
-l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule
-d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations,
-fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai
-publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._
-Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis
-paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris
-des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me
-tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace
-avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon
-front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie.
-Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation
-de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé,
-la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie
-absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis
-par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du
-Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du
-Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du
-volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les
-caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la
-pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée
-ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr,
-dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,
-l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc
-triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais
-hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car
-l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette
-oeuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition
-bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne
-laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels,
-de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je
-n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce
-livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de
-ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit;
-elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et
-des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du
-violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est
-beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais
-ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai
-cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement
-de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me
-vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais
-pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes
-luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me
-perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,
-toujours!...
-
-Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme
-une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de
-petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la
-rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus
-les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux
-heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi
-étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand
-accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à
-cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de
-m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que
-j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me
-réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai
-de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes
-du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes
-yeux, à une danse fantastique.
-
---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de
-mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi
-donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis
-au coeur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant
-eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la
-nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre
-lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils
-ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!
-
-Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel,
-la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent,
-et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient,
-s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres
-de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai
-les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait;
-toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la
-contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et
-ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses
-ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le
-chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses,
-ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que
-j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais
-enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle
-germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait
-jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur
-de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,
-d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres,
-toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour
-qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.
-
---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore,
-comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour,
-puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus
-aimer.
-
-Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en
-faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les
-meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait
-maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des
-yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre,
-sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de
-mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un
-parfum violent.
-
---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de
-cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!
-
---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en
-prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!
-
---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe
-lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues,
-son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des
-mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.
-
---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!
-
-Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements
-de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un
-rire clair, sonore, précipité:
-
---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq
-à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.
-
---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.
-
-Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine
-sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe
-continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le
-tapis, les pages en l'air.
-
- * * * * *
-
-Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans
-mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant
-cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant
-quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus
-déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et
-telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat,
-avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai
-même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret
-qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées
-et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais
-penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes
-de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à
-qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était
-entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse
-des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire,
-d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans
-hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa
-robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime,
-faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement
-verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux
-tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant
-de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge,
-ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va
-bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!...
-Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec
-de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant
-autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique,
-protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup,
-tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle,
-et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y
-rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien,
-une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres
-ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,
-aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait,
-après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait,
-m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la
-destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût
-ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était
-ni ma soeur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi
-par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme
-un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en
-vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon
-de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se
-trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses
-exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et
-son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le
-racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien,
-ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve
-amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et
-Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée;
-il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme,
-librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait,
-ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée:
-«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans
-l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces
-mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire
-à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation
-fausse, la calomniait odieusement, j'eus le coeur serré, une grande
-pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...»
-Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il
-avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis,
-après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle
-eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au
-diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée
-d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en
-aurais-je eu, je vous le demande?...
-
-Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré
-le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de
-brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes
-passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre,
-quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à
-celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et
-par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à
-les suivre de l'oeil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au
-coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande,
-mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main
-à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas
-le coup violent au coeur, qui arrête la respiration, vous casse les
-veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque
-chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les
-yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette....
-J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant
-très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi
-bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait
-menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des
-histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait....
-Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle,
-et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres,
-les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses
-lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai
-vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer
-Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais.
-De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais
-qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette
-foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et
-je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir,
-ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois.
-Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une
-assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs
-sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,
-disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où,
-un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts
-d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières....
-Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience
-m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la
-même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait,
-s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me
-décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où
-elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond
-d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.
-
---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.
-
-Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une
-femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je
-voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace
-baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me
-disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter,
-descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la
-moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été
-une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste
-et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le
-suivre.
-
---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!
-
-Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques
-secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors
-une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau
-très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres,
-fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut
-dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'oeil méprisant,
-elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même,
-tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était
-pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très
-désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!
-
-Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus
-longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et,
-pour la première fois, le noeud de ma cravate me parut une chose grave;
-je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation
-soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai
-que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une
-façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait
-une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais
-assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire
-de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était
-bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se
-mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations
-me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez
-moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop
-silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de
-bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient
-des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient,
-jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les
-fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où
-des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures
-et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout,
-j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de
-leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets
-lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si
-délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert
-rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose
-tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement
-entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune
-homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire
-prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le
-marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire,
-je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul
-charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme
-peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je
-retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une
-souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me
-reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être
-cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne
-pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si
-faciles à prendre et si douces à savourer.
-
---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.
-
-Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant
-s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il
-m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte
-s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je
-dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en
-effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais....
-Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?
-
-J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,
-une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais
-je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la
-littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris
-souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile,
-mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme
-de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même
-romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de
-la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me
-faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est
-au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire,
-un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond.
-Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur
-dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un
-discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas
-égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous
-rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé
-en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il
-s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à
-force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D...
-fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait
-là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la
-même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles
-oeuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses
-plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui,
-en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?
-
-Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner,
-ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui
-donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières,
-je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait
-une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid
-du dehors, le coeur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je
-jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait
-de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des
-investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un
-entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après
-avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des
-baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse,
-déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué
-le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas
-ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la
-physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût
-noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est
-Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa;
-je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient
-l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté
-canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde,
-une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je
-m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme
-que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un
-ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à
-lui.
-
---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.
-
---Oui, elle n'est pas mal.
-
---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'oeuvre, mon cher, un
-chef-d'oeuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second
-acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation
-d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les
-toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!
-
-Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.
-
---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!
-
-Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes,
-des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:
-
---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une
-certaine Juliette Roux?
-
---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?...
-Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.
-
-Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la
-Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les
-plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient,
-sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de
-riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine
-de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait
-je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin,
-brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même
-main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait
-l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une
-chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées,
-suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta
-du coeur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures
-ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la
-douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou
-perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette
-voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais,
-je vous connais beaucoup.» Je me levai....
-
---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me
-mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une
-femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au
-restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.
-
-
-
-
-IV
-
-
---Madame Juliette Roux, je vous prie?
-
---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....
-
-Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser
-une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce,
-où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand
-abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique
-remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.
-
---Je vais prévenir madame, fit-elle.
-
-Et elle disparut, me laissant seul.
-
-Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite
-me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais
-voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive,
-que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois,
-j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien
-arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage
-m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la
-porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé
-du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise,
-évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans
-doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?...
-Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon
-intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre
-mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si
-j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai
-la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était
-un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression
-que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec
-ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le
-plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée,
-les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids,
-posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination,
-des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût
-vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre
-deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la
-poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur,
-du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour
-du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à
-l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental.
-Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le
-disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces
-appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre
-de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là
-amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie
-une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie
-d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur
-un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et
-Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut....
-Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me
-reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me
-tendit la main:
-
---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne
-m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet
-original de Lirat?
-
---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous
-rencontrer chez lui....
-
---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...
-
---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai
-travaillé tous ces jours-ci.
-
-Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique,
-j'ajoutai, en matière de défi:
-
---Quel grand artiste, n'est-ce pas?
-
-Juliette laissa passer cette exclamation:
-
---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a
-dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous
-aperçoit nulle part, monsieur Mintié.
-
-La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit
-presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu
-scandalisée.
-
---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un
-artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!...
-Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois,
-figurez-vous....
-
-On entendit un faible jappement derrière la porte.
-
---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation....
-Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous
-présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?
-
-Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.
-
---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy?
-Venez, pauvre Spy!...
-
-Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles,
-qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes
-d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait
-comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge,
-soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de
-collier.
-
---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!
-
-Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête,
-et aboya hargneusement.
-
---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien
-donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?
-
-Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy
-finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le
-caressa, l'embrassa.
-
---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!
-
-Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant,
-frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant
-dans l'oreille des choses douces et berceuses.
-
---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à
-votre petite mère!...
-
-Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui
-s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.
-
---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien
-gentil!
-
-Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la
-malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:
-
---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?
-
---Beaucoup, Madame, répondis-je.
-
-Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de
-Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il
-était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.
-
---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous
-saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne....
-Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute
-noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet,
-monsieur Spy?
-
-Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après
-avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant
-presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.
-
---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...
-
-Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette
-à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que
-je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il
-était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air,
-alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se
-penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long
-de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus
-virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit,
-volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux,
-mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante
-douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la
-dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,
-nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce
-qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et
-adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même
-indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile
-de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un
-mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté
-et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment,
-j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des
-Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette.
-Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait,
-en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta,
-bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent,
-immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main
-plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du
-corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre
-dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite
-du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour
-chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit
-aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.
-
---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en
-me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre,
-aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.
-
-A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour
-Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus
-d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue
-Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je
-fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais
-plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie
-désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette
-était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait
-des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne
-définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat,
-en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts
-honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon coeur s'était ému.
-Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible
-sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux
-secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de
-devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série
-de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un
-affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres,
-sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son
-rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!...
-ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des
-tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais
-des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais,
-parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!...
-Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais
-aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât
-pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais,
-d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une
-page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une
-allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni
-l'occasion de cette ... politesse.
-
---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de
-Lirat....
-
-Lirat me reçut les bras ouverts.
-
---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner
-avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la
-soupe aux choux.
-
-Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me
-débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans
-la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:
-
---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir....
-Viendrez-vous demain à l'atelier?
-
---Certainement.
-
---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la
-peinture, comprenez-vous?...
-
---Vous entrez dans le commerce?
-
---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!
-
-Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.
-
---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi,
-Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?...
-Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est
-de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et
-les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui
-éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur,
-le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la
-nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?
-
-Lirat haussa les épaules.
-
---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales
-mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux
-doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle
-blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le
-dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe
-pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent
-pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs
-salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!...
-La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans
-les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié,
-sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à
-l'atelier?...
-
---Certainement.
-
-Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de
-bruit et de paroles....
-
---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme
-toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les
-ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis
-gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui
-déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai
-... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?...
-avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée
-de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate
-blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle,
-haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes
-les faces de la luxure, toutes!...
-
-Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:
-
---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?...
-J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...
-
---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.
-
---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit
-Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.
-
-Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli
-d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance,
-sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs
-jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que
-j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai
-cas.
-
---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous
-quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de
-son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il
-n'y a encore que ça, allez!...
-
-Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris
-l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner.
-L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était
-effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien
-accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux
-bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami,
-que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait
-qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non
-seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus,
-elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette
-conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela
-m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de
-la naïveté et des qualités aimantes de son coeur. Je finis par parler,
-moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je
-m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates
-qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où
-ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup,
-auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais
-je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et
-elle disparaissait aussitôt.
-
-Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté,
-jusque-là.
-
---Non, non! disait-elle.
-
-Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux
-tristes.
-
---A quoi bon, mon ami?
-
-J'insistai, suppliai.
-
---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de
-la connaître.
-
-Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas
-de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle
-consentit.... Ah! quelle tristesse!
-
-Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui
-menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle,
-Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les soeurs.... Le père
-buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes
-terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que
-les soeurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la
-fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable
-existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et
-quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard,
-le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer
-cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...)
-elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur
-et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant
-vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.
-
-Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je
-lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,
-aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père
-infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je
-sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes
-vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce
-fut une heure exquise.
-
-Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois
-femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier,
-grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.
-
---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me
-sauve.
-
-Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par
-gestes brusques.
-
---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert....
-Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en
-pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère
-me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère!
-que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma
-part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la
-même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il
-pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a
-pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?
-
---Merci.
-
---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur,
-bonjour, petite....
-
-Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.
-
---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.
-
---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.
-
-Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient
-toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne
-tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette
-prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je
-l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse.
-Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux,
-était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant
-son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander
-à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait
-fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne
-les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il
-n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que
-cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un
-jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que
-les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi,
-volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien,
-je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et
-n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»
-
-Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature
-douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de
-déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon
-chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.
-
-Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge,
-sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de
-longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait
-la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les
-dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes,
-sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient
-sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique.
-Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de
-délicieux engourdissement.
-
---Ah! Juliette! Juliette!
-
---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!
-
-C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....
-
-A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer
-la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse,
-agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle
-répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il
-était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais
-demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le
-dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre.
-Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un
-éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout
-à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle.
-Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée
-frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je
-m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant
-à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte
-furieuse.
-
-Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:
-
---Viens demain! dit-elle.
-
-
-
-
-V
-
-
-Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter
-là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de
-hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté
-me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts....
-Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir,
-jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y
-reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent
-sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je
-ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et
-par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont
-besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie,
-elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les coeurs
-nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis
-aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un
-jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant
-de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut
-de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère,
-quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de
-paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel,
-le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts,
-j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.
-
-Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais
-convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature,
-une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile;
-la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus
-qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le
-travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman,
-deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je
-vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que
-X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient
-fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman,
-de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais
-d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes
-les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention
-universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais
-Juliette et les chefs-d'oeuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les
-royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de
-Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit
-des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus
-tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta
-que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.
-
---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se
-tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur,
-moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!
-
-Et il ajouta:
-
---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son
-ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce
-que je ne comprends que les duels à mort.
-
-Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence,
-indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche;
-il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure.
-Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un
-souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me
-poser ces points d'interrogation.
-
-Une vie nouvelle commença.
-
-Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans
-sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout,
-l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer.
-Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je
-n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que
-j'en dis, elle exulta.
-
---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et
-puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi
-ta petite femme a songé?
-
-Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:
-
---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé
-que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un
-joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à
-nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant
-ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie
-et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles
-idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,
-si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est
-moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur
-nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon
-Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges....
-Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous
-coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera
-bon!
-
-Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:
-
---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher,
-juste!
-
-Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper
-de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous
-courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures,
-discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce
-qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués,
-aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement
-de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la
-retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle
-répondait aussitôt:
-
---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça
-sait bien mieux.
-
-Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe,
-effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres
-fausses, et qui était immense.
-
---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez
-nous, lui disais-je.
-
---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?
-
-Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une
-conversation, pour me demander:
-
---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?
-
-Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me
-tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.
-
---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,
-toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes
-que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!...
-Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te
-rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne
-savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge,
-la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de
-trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi
-... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier
-jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas
-qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?...
-Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...
-
-J'avais le coeur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi,
-que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne
-pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer,
-pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli
-de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je
-craignis de l'avoir froissée.
-
---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme
-ça?... T'ai-je fait de la peine?
-
-Et Juliette, désolée navrée, gémissait:
-
---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons
-oubliée!
-
-Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les
-tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la
-tapisserie. C'était adorable.
-
-Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages
-disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne
-sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la
-transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se
-montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la
-noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre
-vibrait comme pour des maternités redoutables.
-
-Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose
-extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir
-d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt
-toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre
-la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été,
-durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?...
-une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il
-réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus
-persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les
-lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur
-les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre
-première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu
-aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage
-qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux,
-d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent,
-ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près
-de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première
-fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la
-première fois, je puis, le coeur attendri et reconnaissant, la chair
-encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à
-moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est
-quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très
-grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique,
-semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le
-même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est
-dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de
-Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième
-fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi
-entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que
-je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la
-cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum
-mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire,
-elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me
-penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que
-l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle
-en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si
-odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du
-corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le
-drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un
-coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que
-Juliette ne soit morte!
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et,
-tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit
-je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent
-des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je
-crie, je crie:
-
---Juliette! Juliette!
-
-Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:
-
---Jean!... mon Jean!
-
-Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je
-l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:
-
---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne
-dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi,
-parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien
-fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.
-
-Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se
-rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus
-puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute
-le coeur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne
-s'évanouit qu'au jour.
-
-Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai
-ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine
-extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur
-des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les
-paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me
-disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante:
-«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par
-moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras
-l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette
-chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va!
-va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale
-de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui
-la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car
-l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais
-une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image
-m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des
-détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation,
-je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette
-aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me
-dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs
-de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me
-donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à
-lui.
-
-Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en
-finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent
-des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes
-avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de
-toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures
-de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour,
-nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il
-était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre
-continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils,
-cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge
-croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de
-ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce
-piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés,
-et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage
-de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des
-mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette
-tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je
-n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes,
-je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien
-au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me
-prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je
-me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un
-entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle
-et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir
-qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en
-commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,
-moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation
-qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat
-de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous
-allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de
-pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille,
-aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses
-aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et
-charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait
-en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si
-naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées
-moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont
-les nocturnes hiboux.
-
-Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue
-Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque
-pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et
-les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et
-moelleux.
-
---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....
-
-Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les
-cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait
-le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris
-d'admiration, des extases!
-
-Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes,
-afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant
-jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre,
-notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce
-furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin
-méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste
-consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets
-pour moi....
-
---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.
-
-De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que
-l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée
-du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles
-études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon
-bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.
-
---Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un
-appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh!
-cache-les....
-
---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en
-terre cuite?
-
---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça
-a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite....
-Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!...
-D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de
-Lirat, ça me donne mal à l'estomac!
-
-J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les
-défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec
-Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux
-tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.
-
-Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque
-chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les
-tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux
-larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy
-dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien,
-pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en
-un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait
-de me dire:
-
---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!
-
-Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue
-sincèrement, elle murmura:
-
---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu
-entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli
-nid!...
-
-Le lendemain, Juliette me dit:
-
---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne
-voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.
-
-C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais,
-ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me
-retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous
-assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!»
-mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais
-pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de
-fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai
-chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution....
-Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!»
-Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois
-s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant
-de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire
-gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment
-supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!...
-Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement
-déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?...
-Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main,
-lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes
-les générosités de son coeur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et
-puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien!
-chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin
-l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question
-de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce
-seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:
-
---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!
-
---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais,
-tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins
-sur nous!
-
-Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues,
-le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue
-pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg
-Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je
-dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés,
-j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette
-visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que
-Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte
-et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette
-idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la
-porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins,
-je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat,
-répondit:
-
---Entrez!
-
-Mon coeur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus
-m'enfuir.
-
---Entrez! répéta la voix.
-
-Je tournai le bouton:
-
---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....
-
-Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.
-
---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à
-vous.
-
-Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi
-le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos,
-pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.
-
---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!
-
---Mais oui, mon cher Mintié.
-
---J'ai déménagé....
-
---Ah!
-
---J'habite rue de Balzac.
-
---Beau quartier!...
-
-J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces
-... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une
-tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.
-
---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!...
-qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette....
-Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...
-
---Mes compliments!...
-
-«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une
-voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement,
-pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme
-il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et
-son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut,
-sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il
-continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis
-longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait,
-et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se
-leva, et se frottant les mains:
-
---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.
-
-Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux
-yeux.
-
---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi
-... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande
-pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me
-faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce
-que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela
-qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?
-
---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas
-du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous
-faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....
-
-Je m'exaltais:
-
---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon
-seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!...
-Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce
-donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas
-la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est
-bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des
-naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez
-point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes
-les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour
-moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que
-je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir
-vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!...
-Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en
-supplie!
-
-Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me
-regardant tristement:
-
---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me
-dites-vous tout cela?
-
---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous
-aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes
-toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme
-autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!
-
---Non! fit-il.
-
-Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de
-pistolet.
-
-Lirat ajouta:
-
---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ...
-vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça
-le connaît....
-
-Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et
-de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts
-que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours,
-de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout
-mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là,
-hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette
-porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose
-venait de mourir.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle
-s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées,
-ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle
-s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune
-distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi
-occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle
-se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues
-heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa
-glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un
-instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des noeuds compliqués avec
-les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu
-emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin,
-que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être.
-Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance
-que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait
-peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme
-voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une
-cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents
-en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette
-de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée,
-vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient
-beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui
-prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses
-malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille
-qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table
-très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du
-monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très
-prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes,
-une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine.
-Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont
-celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons
-où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait
-comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes
-places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où
-Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur
-une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne....
-De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet
-dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les
-plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix
-esquintée:
-
---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles,
-ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de
-toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...
-
-Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.
-
---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de
-suite.
-
-Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.
-
---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais
-si gentille pour elle!
-
-Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui
-recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.
-
---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse!
-Ah! la salope.
-
-Un jour, Juliette me dit:
-
---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un
-ver, la pauvre!
-
-Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste,
-la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui
-qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes,
-des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait
-vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts
-passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les
-satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans
-les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la
-façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose
-vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les
-plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces
-fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me
-laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la
-voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes
-autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de
-grâce!
-
-Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous
-des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes
-succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les
-chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient,
-s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.
-
---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes
-regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça,
-c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne
-crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait
-faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un
-corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que
-cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ...
-cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.
-
-Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura
-cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je
-sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur
-Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient,
-de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme
-qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et
-jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le coeur mordu
-par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât
-dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre
-et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de
-la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour.
-Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me
-trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»
-
-A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps,
-longtemps, je la tins pressée sur mon coeur, répétant sans cesse:
-«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le coeur de Juliette ne
-m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des
-larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et,
-un peu fâchée, me dit:
-
---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es
-pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce
-qu'il te faut, alors?
-
-Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette.
-Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par
-Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je
-les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me
-convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je
-le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.
-
---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les
-autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec
-un grand respect.
-
---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît,
-il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons
-pour ne point désirer voir cet imbécile....
-
-Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un
-homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui
-entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je
-venais de proférer un abominable blasphème.
-
---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si
-sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas
-qu'il est de la Société de Géographie?
-
---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?
-
-Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses
-yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait
-davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit
-simplement:
-
---Gabrielle est mon amie.
-
---C'est bien cela que je lui reproche!
-
-Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil,
-tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un
-sourire ironique erra sur ses lèvres.
-
---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux,
-n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons
-jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...
-
---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je
-leur dirai de venir....
-
---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des
-littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils
-vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...
-
-Je fus blessé, et répondis vivement:
-
---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du
-talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...
-
---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien!
-Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre
-avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer
-vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....
-
-Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au
-contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce
-serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.
-
---Juliette! suppliai-je.
-
---Eh bien, quoi?
-
---Tu es fâchée?
-
---Moi? au contraire, je suis très contente....
-
---Juliette!
-
---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.
-
-Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la
-parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler,
-d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et
-colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers
-et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme
-offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je
-tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants
-et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait
-toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle
-prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où
-mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée
-qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et
-je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait,
-ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus
-douce, plus suppliante.
-
-
---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!...
-Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me
-repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.
-
-On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets
-de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait
-horriblement.
-
---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je
-t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!...
-Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne
-t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux
-pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les
-soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi,
-bats-moi.... Mais parle, parle donc!...
-
-Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots
-s'étranglaient dans ma gorge:
-
---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est
-mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir
-éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!...
-Voyons, Juliette, puisque je me repens!...
-
-Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque
-surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais
-maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une
-bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la
-main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.
-
---Juliette! criai-je.
-
-Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient,
-malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la
-déchirer.
-
---Juliette!
-
-Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans
-terreur.
-
---Que veux-tu? me dit-elle.
-
---Ce que je veux?... Ce que je veux?...
-
-J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des
-draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je
-me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et
-baisant cette belle nuque parfumée:
-
---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu
-reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!...
-N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah!
-je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!...
-Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi
-n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...
-
---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le
-reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu
-détestes.... Des sales filles, et des crétins!...
-
---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au
-contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux....
-Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.
-
---Non!
-
---Je t'en conjure I
-
-Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.
-
---Eh bien! nous verrons demain.
-
-Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin,
-Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.
-
-Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné,
-mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je
-m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées,
-n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du
-présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était
-Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie
-pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais
-mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!...
-Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur
-les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence
-avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le
-cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de
-ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles
-et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle
-très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son
-esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;
-ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme
-moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir,
-à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie
-profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par
-heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où
-j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement
-était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais
-réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à
-mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps,
-en anneaux visqueux....
-
-Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que
-décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un
-treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre
-jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur
-moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée
-qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis.
-Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,
-et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur
-la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des
-angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de
-barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les
-troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur
-lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur
-l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux
-ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le
-jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue,
-colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme
-se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation,
-puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa
-robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je
-restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames
-terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue,
-broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je
-me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un
-artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il
-marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait
-vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette
-femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette
-parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un
-air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je
-le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses
-lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement
-dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....
-
-Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes
-propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu
-à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et
-c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette
-robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette
-qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....
-
-Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure
-toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des
-soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent,
-près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les
-combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur
-le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus
-instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait
-ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus
-brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait,
-cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces
-polies.
-
---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde
-les jolis _nonongles_ à ta maîtresse.
-
-Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement
-du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy,
-suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de
-rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires,
-et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ...
-Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait
-devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un
-étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce
-point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore
-goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que
-j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de
-mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une
-âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement,
-avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point
-comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la
-réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre
-Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient,
-ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec
-attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu
-déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce coeur et en mesurer
-le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette
-femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que
-dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré
-son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au
-lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable
-Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la
-négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais,
-jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui,
-déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon coeur comme un
-remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir,
-de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,»
-et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus
-écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les
-choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je
-l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui
-était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait
-ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de
-ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant
-amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu....
-Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré,
-accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres
-sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les
-guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas
-été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de
-le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de
-couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette
-ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une
-pitié maternelle, d'une pitié infinie!...
-
---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si
-gentil de faire un tour de Bois.
-
-Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une
-ligne:
-
---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi
-qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que
-tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...
-
-Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne
-résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux
-réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision
-symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans
-la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de
-plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les
-révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au
-fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans
-l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser
-jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais
-gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais
-d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,
-me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue
-profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette
-idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans
-l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une
-route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à
-l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de
-faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais
-exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?...
-Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter,
-parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que....
-N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je
-ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où
-j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu
-de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à
-lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte
-de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent
-les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais,
-jamais!» Et je m'y suis précipité....
-
- * * * * *
-
-Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café
-est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les
-cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin»
-de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs;
-des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées,
-malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche
-sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs
-cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les
-jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées
-de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,
-sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils
-ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes,
-des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à
-la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et
-des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer.
-Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise
-s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers
-dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe,
-comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de
-cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires
-de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs
-de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment
-croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale,
-tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des
-chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils
-découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer
-les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice
-précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter
-des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs
-oeillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A
-l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place
-vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote
-une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux
-entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude,
-ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à
-faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes,
-s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la
-main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre
-la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont,
-l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus
-riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désoeuvrement vivra
-pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur
-tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la
-main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes
-et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines
-des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires,
-tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe,
-à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion
-est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de
-passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,
-de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants.
-Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les
-débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les
-dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations
-fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes,
-toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent
-et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.
-
-C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de
-parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la
-journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la
-nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où
-ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître;
-nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont
-on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie,
-l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre
-appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette.
-Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli
-de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait
-par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de
-destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs
-ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs
-étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles,
-des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des
-serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues
-aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,
-effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait
-aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait
-des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites
-pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette
-avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations
-vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme
-de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce
-n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des
-regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression
-de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces
-milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret,
-avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où,
-présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes,
-toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous
-traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»
-
---Que faites-vous ce soir?
-
---Je vais avec la bande Mintié.
-
-Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit;
-il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,
-d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails
-honteux ou tragiques qu'il nous révélait.
-
-«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait
-été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se
-fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier
-de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut.
-Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des
-parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change,
-des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de
-l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont
-il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à
-ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait
-pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on
-citait son nom, dévotieusement.
-
-«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est
-éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à
-peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au
-Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi,
-dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils,
-voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes
-aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille
-folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.
-
-«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah!
-le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme
-un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper,
-s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a
-peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses
-quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon,
-en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et
-les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les
-bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme
-charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces
-services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.
-
-«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la
-pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci
-fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui
-est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et
-un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés
-bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a
-cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son
-éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait
-tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien,
-car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en
-coupe réglée.
-
-«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince,
-cet oeil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres
-avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord,
-on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!...
-D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques
-gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient
-folles....
-
-«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ...
-Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres,
-il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec
-fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison
-paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle
-était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait
-la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait
-Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»
-
-«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des
-Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le
-diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre
-scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui
-s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline!
-Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»
-
-Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et
-par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver
-des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa
-tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et
-abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...
-
-Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue
-gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret,
-las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les
-attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre
-de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?...
-Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande....
-Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon
-tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous
-rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.
-
-Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la
-ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux
-de bêtes géantes, tapies dans la nuit.
-
- * * * * *
-
-Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la
-ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes
-s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies
-de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or
-coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement
-continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis,
-pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir,
-peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité
-est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je
-redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus
-que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de
-lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son
-air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion
-robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible
-d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui
-n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je
-m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons,
-qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une
-paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait
-point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête
-aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne
-voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin,
-au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma
-tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec
-d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise,
-plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me
-dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,
-malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie
-de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais
-en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes
-formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans
-des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le
-vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps
-dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des
-châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles;
-l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la
-hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait
-brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais
-des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de
-dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux
-hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces,
-sanglotant.
-
---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me
-quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en
-deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me
-tuerais!
-
---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon
-chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?...
-Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!
-
---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...
-
---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...
-
---Parce que....
-
-J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:
-
---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes
-... parce que je ne veux pas!...
-
-Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette
-avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier
-de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions
-dans le quartier:
-
---Viens voir le beau bijou, me dit-elle.
-
-Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla
-le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son
-triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la
-peau.
-
---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ...
-cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.
-
-Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon
-bras, elle me retint. Et elle soupira:
-
---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!
-
-Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:
-
---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux....
-Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le
-donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!
-
-Je balbutiai:
-
---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...
-
-Le visage de Juliette s'assombrit.
-
---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de
-suite!
-
---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....
-
---Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça
-passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?
-
---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.
-
---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour
-le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix
-mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!
-
---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!
-
---Ah! fit Juliette simplement.
-
-Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en
-ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout
-un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées,
-m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un
-implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je
-me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et
-la prison?» Je n'hésitai pas.
-
---Entrons, dis-je.
-
-Elle emporta le collier.
-
-Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse,
-et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer
-de sa douce voix.
-
---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours
-été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle
-quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme
-bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau
-roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très
-riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau
-collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de
-l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....
-
-Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures
-s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix
-maudite des damnés.
-
-Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets,
-souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à
-peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire
-à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances
-à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits
-cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié,
-contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout
-de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de
-tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais
-des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque
-dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage
-inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles
-demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait
-cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément,
-effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de
-souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur
-tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans
-parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son
-amitié!... Et je me disposais à partir.
-
---Eh bien, au revoir, Lirat.
-
---Au revoir, mon ami.
-
---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs?
-Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.
-
-Et rapidement, j'ajoutai:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
-Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce
-regard.... En vérité, il était douloureux.
-
---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les
-prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?
-
-J'insistai, répétant:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents
-francs.... Si cela peut vous être utile?
-
-Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de
-tout un mois. Je répondis, le coeur déchiré:
-
---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ...
-demain matin.
-
---C'est bon, c'est bon!...
-
-J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander
-pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme
-un voleur, je l'emportai.
-
-Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure,
-couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que
-je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais
-retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de
-lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit
-pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs
-qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné,
-calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie
-l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais
-fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans
-la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!...
-Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté;
-il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais
-pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en
-rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle
-forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu....
-Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée
-par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies,
-ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les
-grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées
-droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient
-comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et
-radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent
-vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les
-jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux;
-ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc
-est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines
-ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos
-racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les
-bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit
-parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées
-des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud,
-la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop
-froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un
-rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette,
-peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus,
-comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes
-blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de
-moi, honteux de moi!...
-
-Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus
-mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la
-guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs
-haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes
-peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent,
-dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes
-fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés
-et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des
-verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant....
-Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela.
-Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces
-braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me
-semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient
-détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas,
-relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait
-Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était
-devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles
-ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée....
-Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles
-de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des soeurs ... l'église
-... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse
-noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le coeur me manqua.... Je
-dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine....
-A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait,
-colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....
-
-Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée;
-Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....
-
---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!
-
-Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:
-
---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une
-soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.
-
---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.
-
-J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras,
-pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix
-était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton
-de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:
-
---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur
-Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...
-
-Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter
-les nouvelles du pays.
-
---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau
-ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle....
-Baptiste a été tué par un arbre....
-
-Je l'interrompis:
-
---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....
-
-Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:
-
---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?
-
---Comme vous voudrez!
-
-Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps,
-longtemps, je sanglotai.
-
-Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé;
-il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse
-sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille,
-les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers
-vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit
-chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs,
-l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs
-de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix
-binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!
-
-Il me montra une épine blanche, et me dit:
-
---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le
-merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?
-
---Oui, oui, Félix.
-
---Et pis la grive, itou, dame!
-
---Oui, oui, Félix ...
-
-Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui
-pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait
-où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la
-famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais
-le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?
-
-Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise
-avec une agitation inaccoutumée.
-
---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie
-le coeur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...
-
---Oui, Marie.
-
-La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux
-mains sur la table, elle répéta:
-
---Vous vendez le Prieuré?
-
---Oui, Marie.
-
---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre
-père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!
-
---Oui, Marie.
-
-Elle se recula comme effrayée:
-
---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?
-
-Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa
-plus la parole.
-
-Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je
-repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à
-peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes
-ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin,
-toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus
-seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon
-père et de ma mère.
-
-Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.
-
---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!...
-Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je
-veux aller avec toi....
-
-Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me
-donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le coeur
-me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer.
-Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.
-
---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis
-perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que
-quatre mille francs!...
-
---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule,
-pauvre mignon!
-
-J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:
-
---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!
-
---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je
-pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te
-désole pas....
-
-Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant
-plus douce:
-
---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre
-mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons,
-en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais
-ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros
-secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta
-petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh
-bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons
-d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte,
-Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute
-école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois
-qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!
-
-Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y
-accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves
-incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un
-instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs,
-vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je
-conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur
-la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement
-impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire,
-qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron
-des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me
-venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés....
-J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des
-théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon
-nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé
-par l'émotion, je m'endormis....
-
- * * * * *
-
-Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au
-moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une
-préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il
-donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations,
-est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre
-séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...
-
---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.
-
---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?
-
---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade....
-Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas
-longtemps.... Une heure à peine....
-
-Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je
-pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis
-mordu au coeur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:
-
---Ne pourrais-tu attendre demain?
-
---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!
-
---Je t'en prie!... demain....
-
---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!
-
---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je
-t'attendrai!
-
-Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en
-vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec
-douceur:
-
---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!
-
-Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe,
-derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de
-toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où
-danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans
-ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses,
-louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des
-ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette
-m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la
-brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse
-une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de
-Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce
-n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile,
-je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de
-tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je
-pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?...
-Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre
-sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette
-est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre
-... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de
-sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit,
-disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique,
-toujours!...
-
---Embrasse-moi bien, mon chéri.
-
---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.
-
---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est
-triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue
-l'humidité d'une larme.
-
---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de
-moi!
-
---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...
-
-Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est
-partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le
-bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...
-
-Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,
-
---114, rue de Sèze!
-
-Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le
-temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais
-pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance
-lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et
-vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas....
-Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à
-coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère
-encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau
-«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...
-
-Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte
-étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade
-sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière....
-C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!...
-Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le
-feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire
-hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à
-l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire,
-les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi
-ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de
-son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu
-aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne
-pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une
-flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face
-hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!...
-La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux
-ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges,
-de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres
-affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé
-par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir,
-comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures....
-Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain,
-dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à
-peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!»
-Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste
-pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au
-coeur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent,
-le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi
-et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter,
-le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps
-d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des
-morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et
-à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des
-granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles
-pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu
-le chapeau, la voilette, la robe.
-
---Juliette!
-
-En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses
-yeux me bravent:
-
---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!
-
-Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:
-
---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse
-sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.
-
---Laisse-moi!
-
-Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles,
-furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.
-
---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!...
-Sois bon!... Tu me tues....
-
-Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons....
-Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je
-faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne
-me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne
-de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs
-lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée....
-Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards
-fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans
-des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi,
-pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....
-
-
-
-
-VII
-
-
-Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée....
-Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche
-haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice....
-Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte
-et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai....
-J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux,
-je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les
-angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge
-de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de
-chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain,
-ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma
-mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir
-peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle
-me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas
-deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je
-n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire,
-quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me
-quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je
-lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une
-enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la
-voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher
-que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et
-fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée
-d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont
-tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur
-mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?...
-Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se
-découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la
-prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient
-pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans
-les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les
-protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle,
-sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui
-commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux
-que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne
-plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au
-néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas,
-parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle
-souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille
-vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle
-laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront,
-épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières
-ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs,
-à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!
-
-Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan,
-mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes
-s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme
-Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire
-«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va
-t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe?
-Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je
-te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?...
-Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah!
-Juliette!... Malheureuse Juliette!...
-
-Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!...
-Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui
-dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus
-nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle
-était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ...
-puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur
-elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors
-pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort,
-plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse,
-une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi;
-chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois
-ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose
-d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton coeur.... Ne
-me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter,
-de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur,
-j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon
-amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je
-t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui
-l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu....
-A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus
-tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est
-maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si
-mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu
-folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui
-donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!...
-Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé
-par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis
-pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je
-ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de
-belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus
-impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des
-bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux
-plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que
-c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je
-ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi....
-Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble
-qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes
-coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes
-coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma
-mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par
-des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant,
-des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle,
-continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner....
-Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu
-avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin
-que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par
-une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes
-caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je
-comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu
-de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même
-qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?...
-Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu
-inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez
-nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence
-était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme,
-faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà
-ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer
-une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de
-honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de
-repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!...
-As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas
-l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?...
-Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui
-est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour,
-écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur;
-tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement....
-Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli
-d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne
-t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....»
-Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper....
-Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne
-veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se
-referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ...
-autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz
-brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des
-jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très
-pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette,
-vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle
-dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige
-vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une
-plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la
-chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:
-
---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!
-
-Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je
-l'embrassai.
-
-
-
-
-VIII
-
-
---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous
-cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon
-cher Lirat, sauvez-moi!
-
---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?
-
---Je veux me tuer.
-
---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.
-
---Je veux me tuer ... je veux me tuer!
-
-Lirat me regarda, cligna de l'oeil et marcha dans la bureau, à grands
-pas.
-
---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change
-..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste,
-je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la
-vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en
-irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste,
-vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que
-les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans
-la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les
-autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles,
-les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous
-rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce
-qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle
-vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que
-vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien
-vous faire?
-
---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat....
-Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!
-
---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales
-dettes?... Vous les paierez!
-
---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré,
-comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent
-à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis
-entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette
-rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de
-quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête
-s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,
-effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne
-prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire
-convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve
-une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset
-délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous
-défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre
-de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la
-mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ...
-et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser
-... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans
-les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue
-... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les
-ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à
-peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge,
-je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir....
-Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri,
-je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et,
-pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des
-mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté
-ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés
-se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ...
-encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et
-tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche
-ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi
-qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement,
-appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame!
-J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau,
-j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!»
-Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans
-savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des
-ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,
-machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les
-volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des
-surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres,
-que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois
-d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur
-son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix
-sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais
-qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et,
-sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,
-des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle
-nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé
-la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais
-rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de
-police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de
-leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées
-les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient,
-faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une
-meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche,
-je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues
-ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient
-sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec
-horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt
-à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc,
-me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...»
-demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le
-sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses,
-Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont
-laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi!
-vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs,
-elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la
-croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle
-pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux
-courses ... plus jolie!...
-
-Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et
-balançait la tête.... Il murmura:
-
---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en
-aller....
-
---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une
-glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne,
-chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!...
-Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour
-me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les
-gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes
-seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les
-rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de
-terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse
-et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!...
-je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus
-ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je
-m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était,
-en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la
-ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me
-suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!...
-Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que,
-plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux,
-entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet
-amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?...
-Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous
-seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans
-le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de
-la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le
-linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils,
-à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut
-que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un coeur, plus
-rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui
-réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans
-l'ardeur des nuits sanglantes.
-
-J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons
-sifflants ... néanmoins, je poursuivis:
-
---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette
-d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de
-la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se
-révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant,
-Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de
-campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves:
-«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente,
-comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et
-délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une
-petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules
-qui pondront des oeufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle
-fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et
-elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des
-chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur
-un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce
-serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient,
-et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre
-avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des
-refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous
-nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre
-mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant,
-va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé,
-pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un
-noeud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle
-exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a
-pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle
-me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix
-émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle
-devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une
-chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je
-te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce
-qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi
-parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas,
-ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais
-jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne
-veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je
-serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche
-... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu
-auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là,
-tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette
-fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de
-rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer
-recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin
-de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé,
-dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout,
-Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma
-honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et
-tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au
-Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que
-vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière
-fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les
-fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une
-robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux,
-et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout
-de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai
-pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_,
-d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé
-que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà,
-j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques,
-chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour
-de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent,
-détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré
-moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui
-vont, l'oeil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!...
-Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très
-nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les
-désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et
-profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une
-fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une
-poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec
-ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de
-l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup
-de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile,
-complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des
-croupiers et des souteneurs!...»
-
-J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête
-sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi
-... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:
-
---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos
-causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me
-disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des
-désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un
-peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ...
-vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage
-passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me
-faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez:
-«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille
-vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance,
-une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui
-ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des
-mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme
-vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes
-rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous
-les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!...
-J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour....
-J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et
-je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin
-vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat,
-que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...
-
-Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.
-
---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre
-race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous
-tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut
-me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre
-typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il
-n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et
-si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon
-de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même,
-qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je
-vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?...
-Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je
-connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites
-... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les
-accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas
-un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la
-rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus
-de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh
-bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui
-l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....
-
---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je
-l'ai tenté et je n'ai pas pu.
-
---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup,
-s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!
-
-Il reprit:
-
---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle
-Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon.
-C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le
-faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de
-pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous
-soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami,
-vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les
-commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être,
-des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de
-retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours
-pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves
-gens de là-bas.... Et, si vous avez le coeur gros, pleurez, pleurez....
-Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom
-écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à
-rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais
-conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une
-activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair
-brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi
-par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous
-reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux
-armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre....
-Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?...
-Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous....
-Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!
-
---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....
-
---Eh bien, venez!
-
---Je partirai demain, je vous le jure!
-
---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous
-jetterez dans ses bras.... Non, venez!
-
---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme
-ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les
-souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des
-heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà
-tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je
-m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas
-beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!
-
---Non, venez!
-
---Lirat!... mon bon Lirat!...
-
---Non!...
-
---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans
-argent?
-
---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai
-là-bas.... Venez!
-
---Que je fasse une valise au moins!
-
---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut....
-Venez!
-
-Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai
-l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car
-je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce
-pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à
-l'abattoir....
-
---Eh bien, et votre chapeau?
-
-C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que
-j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que
-les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient
-l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....
-
-Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du
-reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir
-en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais
-je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes
-oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant,
-près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant
-de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des
-lignes géographiques et bizarres.
-
---Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....
-
-Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage,
-à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce
-mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que
-la vague remue.
-
---Vous vous rappellerez?
-
-Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:
-
---Oui, oui, je me rappellerai.
-
-Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,
-que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai
-une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!...
-Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment,
-j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable
-conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de
-bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma
-bien-aimée.... Lirat disait:
-
---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les
-petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation
-de martyrs, leurs....
-
-Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup....
-Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura
-averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ...
-elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je
-suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....»
-Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les
-larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais
-les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant
-devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je
-tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:
-
---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah!
-vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses,
-leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....
-
-Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette....
-Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,
-suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une
-mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne
-pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean,
-ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans
-les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux
-murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....
-
---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....
-
-Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.
-
---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!
-
-Il me poussa dans un wagon, referma la portière....
-
---Adieu!...
-
-Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se
-poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire
-... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et,
-distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son
-cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois
-qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine,
-de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de
-crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le
-divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir
-luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on
-vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de
-la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse
-les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en
-souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au
-haut d'un candélabre.
-
-Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et
-je m'enfonce dans le néant.
-
-
-
-
-IX
-
-
-A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les
-mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi,
-immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des
-vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent.
-Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les
-pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine
-canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent
-a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle
-s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue,
-crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,
-avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,
-l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et
-les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté
-le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles
-s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A
-ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au
-Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de
-verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre
-ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel
-le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'oeil devine des espaces
-incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises
-d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des
-vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent,
-là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses....
-A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de
-fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe,
-et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de
-gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent
-violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève;
-la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne,
-bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue,
-déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues,
-s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant
-sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des
-bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des
-flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.
-
-C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que
-la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je
-viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent
-et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et
-charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer,
-je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui
-tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je
-vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par
-l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le
-lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le
-sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au
-grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme
-qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui
-apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les
-connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les
-nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs
-se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon,
-au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y
-a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos,
-et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée
-de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un
-jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée.
-Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis
-utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que
-le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est
-allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres
-attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans
-ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage,
-comme si j'étais indigne de disparaître en elle....
-
-Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante
-sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places,
-par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne
-bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les
-reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une
-multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface
-tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des
-hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis
-la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le
-bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que
-le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses
-arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques,
-soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches
-et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre,
-à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume
-nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.
-
-Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans
-les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe,
-toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des
-routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les
-fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond
-des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves
-et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi
-par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi
-des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans;
-j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la
-mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et,
-de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le
-goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre
-profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou....
-Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas
-une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement,
-il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui
-m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge
-le coeur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur
-laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me
-débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient,
-et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je
-me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait
-venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans
-cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines....
-Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit:
-«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La
-nature est sans âme. Tout entière à son oeuvre d'éternelle destruction,
-elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle
-ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma
-poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la
-douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne
-à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil
-se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que
-la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume,
-je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans
-la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte
-errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les
-choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté;
-je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois
-surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent,
-d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la
-veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit;
-des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller,
-et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les
-luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant
-les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela
-était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette!
-Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues
-qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»
-
-Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères,
-noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,
-semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la
-mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense,
-une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau
-s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est
-l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours
-les mêmes charrettes que traînent les boeufs enchemisés de lin gris,
-apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes
-de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et
-sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la
-clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras
-suppliciés....
-
-J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave
-femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait
-vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants
-et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait
-l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât
-un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque,
-le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de
-tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque
-jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de
-serge verte....
-
---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes
-coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux
-une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....
-
---Comme vous voudrez, mère Le Gannec!
-
---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre
-Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes
-... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en
-donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point
-triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!
-
-Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé
-chez elle tout un automne....
-
---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en
-allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait
-trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait
-voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!
-
-Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,
-simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:
-
---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait
-là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.
-
-Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:
-
---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide
-marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun
-qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros
-temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la
-_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il
-avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et
-digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_,
-et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire
-aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions
-deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de
-dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être,
-comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux
-jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si
-bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté
-ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a
-deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne
-pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic,
-aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce
-pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les
-jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin
-et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je
-demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non,
-la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je
-ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut
-bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors,
-j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un
-jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,
-gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer....
-Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes
-deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés
-roulés dans les rochers.
-
-Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que
-fait-elle?... Éternelles questions!
-
-La mère Le Gannec continuait:
-
---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de
-quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup,
-votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre
-Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!
-
-Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait,
-d'une voix grave:
-
---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la
-mer....
-
-Moi, je songeais:
-
---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa
-nuit!
-
-Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de
-la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le
-courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un
-côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres
-cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer
-qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des
-flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de
-distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux
-leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent,
-en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles
-carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des
-clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe
-avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux
-blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans
-un bruit de ferraille et de grelots, mon coeur battait.... «Il y a
-peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et
-le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait
-plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa
-casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un
-libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle
-ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles....
-Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une
-suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une
-longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h,
-et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées,
-les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de
-larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait
-son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat,
-admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le coeur gros, sentant
-davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par
-mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à
-ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur
-plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler,
-à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à
-toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son
-image incomplète, effacée par les baisers de tous!
-
---Juliette! Juliette!
-
- * * * * *
-
-Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux
-monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le
-voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts,
-noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent.
-Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette.
-Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la
-taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe,
-je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et
-deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du
-môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de
-la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait,
-je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt,
-avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui,
-jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont
-les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers;
-que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les
-anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes
-d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut....
-Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une
-nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il
-s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand
-voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas
-à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle
-était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle
-s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je
-ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois
-plus triste, je reviendrai.»
-
-Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.
-
---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave
-enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son
-père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean....
-Vous savez, vous y avez été bien des fois....
-
---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?
-
---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la
-demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va
-mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.
-
---Elle n'a plus sa mère?
-
---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.
-
---Ils sont riches?
-
---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement
-vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la
-bonne demoiselle.
-
-Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.
-
-Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces
-jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour
-du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait
-dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc
-défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de
-pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi
-triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le
-dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de
-Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée
-sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges
-primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur....
-Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et,
-peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre
-chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du
-bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses,
-tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix
-grêle des enfants de choeur, tandis que la jeune fille priait, comme
-eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans
-un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune.
-Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et
-sous les arbres qui chantaient.
-
---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai
-demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je
-t'aime!
-
---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne
-faut pas m'aimer!
-
---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon
-épaule, et allons ainsi toujours!...
-
---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que
-la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache
-dans la bourbe des eaux croupies?
-
---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai
-choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de
-toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté....
-Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.
-
---Non! non!... mon coeur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison
-qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne
-t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes
-yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...
-
-La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans
-l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les
-enfants de choeur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours
-agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais
-qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche....
-Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour
-la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable
-satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille
-m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.
-
-Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées,
-dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je
-marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière
-que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des
-conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures
-nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires.
-Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées
-sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous
-reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes,
-les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait
-au déchirement de nos voix.
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus....
-Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie
-violette, les cheveux en coup de vent....
-
--Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient,
-tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents
-d'orage et des roulements de tonnerre.
-
-O cabotinisme de la douleur!
-
-Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient
-plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même
-rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi,
-toutes les deux.
-
---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!
-
-Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
-Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le
-vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous
-les trois!
-
-Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à
-face avec Juliette.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un
-hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame
-sa proie.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de
-folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des
-rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression
-de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le
-Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle
-paire de bas.... Elle me dit:
-
---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai
-préparé une belle écrevisse de mer!
-
---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas
-de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?
-
-Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se
-déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite,
-levait les bras au ciel, geignait:
-
---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!
-
-Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur
-le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et,
-tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée,
-folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une
-lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer,
-de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse,
-lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me
-jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de
-maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de
-vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à
-tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un
-moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de
-souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante,
-toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.
-
---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?...
-Allez-vous-en!
-
---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez
-pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je
-pouvais vous être utile à quelque chose.
-
---Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous
-regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi
-tranquille.
-
-Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait
-dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble,
-craintive, redoublant de soins, soupirant:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre
-pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités....
-Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère
-affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait
-l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi,
-résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de
-temps en temps, elle répétait:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le
-couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la
-fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon,
-ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre,
-et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.
-La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme,
-qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port
-et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare
-s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou....
-Et je me sentais bien malheureux!...
-
-Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma
-lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes
-de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne
-viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des
-dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient,
-la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi
-serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève
-désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre
-son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau,
-mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?...
-Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il
-me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi
-bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma
-colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût
-épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps,
-un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne
-manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible
-que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune
-force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais,
-à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses,
-de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi....
-La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où
-étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi
-manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier
-leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus
-abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur
-des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le
-soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me
-soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses
-réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller
-devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque
-battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...
-
-La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer
-la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le
-roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une
-voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une
-sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin
-passait.... Le postillon l'interpella:
-
---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît?
-
---C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un
-geste de la main et continua sa route.
-
-J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la
-lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.
-
---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est
-Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!
-
-Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.
-
---Juliette! ma Juliette!
-
-Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix
-soupira:
-
---Jean! mon petit Jean!
-
-Et je défaillis dans les bras de Juliette.
-
-Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché
-sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait,
-pleurait:
-
---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc
-encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!
-
-Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être,
-inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un
-grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui
-s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour,
-de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle,
-un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec
-ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement
-enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses
-gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais
-des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure,
-une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en
-vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en
-larmes....
-
---Encore, que je te voie, ma petite Juliette!
-
-Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.
-
---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!
-
-La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne
-s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.
-
---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.
-
---Il faut les faire monter, mère Le Gannec!
-
---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la
-vieille femme.
-
---Tu en as donc beaucoup, ma chérie?
-
---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!
-
---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir....
-Nous verrons demain....
-
-Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à
-chaque instant:
-
---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et
-puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans
-des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne
-bouge pas, Jean, ne bouge pas.
-
-Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre
-son oreille.
-
---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_!
-dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?
-
-Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.
-
---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme
-tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis
-changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?
-
-Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:
-
---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi
-tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui
-bien tout, tout, tout!...
-
-Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur
-la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que
-j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....
-
---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un
-caoutchouc?...
-
---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?
-
---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que
-j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te
-prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera....
-Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!...
-Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et
-je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne
-ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un
-mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu
-m'étourdir.... Je souffrais trop!...
-
-Sa voix prit une intonation brève:
-
---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de
-lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami
-Lirat!... Mais tu verras, tu verras.
-
-Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette
-passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle
-avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être
-davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans
-crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ...
-et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se
-résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que
-je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant
-l'interroger directement, je répondis:
-
---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois,
-quand nous rentrerons à Paris....
-
---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit
-jours.... Ça m'ennuie tant!
-
---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ...
-plus longtemps ... quinze jours!
-
---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon
-chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai
-pas une chose, une belle chose.
-
-Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:
-
---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule
-pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons
-dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura
-plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de
-rente.
-
---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.
-
---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille
-francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois,
-nous les aurons....
-
-Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:
-
---Nous les aurons!...
-
---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le
-mal que tu me fais....
-
-Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:
-
---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...
-
---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela,
-jamais!...
-
---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...
-
-Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes
-étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence
-de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la
-journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare,
-pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant
-pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en
-costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des
-fermes!
-
---Il y a des bateaux ici?
-
---Mais oui.
-
---Beaucoup?
-
---Mais oui.
-
---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les
-nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre
-se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et
-des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris
-me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant
-triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:
-
---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle
-... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu
-savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te
-dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es
-malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir
-de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.
-
-Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits
-sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des
-fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de
-l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort,
-ainsi qu'un chaud soleil.
-
-Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit
-sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors,
-comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette
-désira rentrer.
-
---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter
-ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...
-
-Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à
-en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle
-étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues
-brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je
-souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre,
-m'obsédait.
-
-Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le
-soir même.
-
---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite,
-commande une voiture.... Oh! quel malheur!
-
-Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile,
-sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ,
-sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière....
-Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire,
-refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne
-savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient
-craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles.
-Juliette s'assit sur mes genoux.
-
---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je
-m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt,
-je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je
-reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un
-cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta
-petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne
-m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!
-
- * * * * *
-
-Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle
-alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.
-
---Nostre Mintié! nostre Mintié!
-
-Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en
-elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.
-
---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça
-que je meurs.... De ça!
-
-Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:
-
---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous
-soulagerait!
-
-
-
-
-X
-
-
-Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque
-de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se
-rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui
-restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous
-les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs
-vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la
-catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de
-brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste,
-des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne
-à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je
-n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication
-immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que
-d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette
-prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et
-je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables
-traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et,
-moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par
-des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me
-tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la
-demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures
-infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse
-sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je
-choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des
-églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon
-âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans
-le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair
-immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser
-des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce
-châtiment!
-
-L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de
-palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas
-de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes
-fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation
-infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets
-et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche,
-les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs
-de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par
-des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du
-village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré
-dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau
-inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle
-me retenait.
-
---Laisse-moi! ai-je crié.
-
---Pourquoi t'en vas-tu?
-
---Laisse-moi.
-
---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi....
-Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de
-toi.... Reste!
-
---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...
-
-Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:
-
---Ah! ma Doué! il est fou!
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai
-eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui
-se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle,
-tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques....
-Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses
-nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de
-moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque
-sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me
-talonnent et je crie:
-
---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je
-suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa
-chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans
-l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car
-je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé
-de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée....
-Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment
-stupéfaite.
-
---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites
-ici?... Êtes-vous malade?
-
-J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....
-
-Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive
-avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien
-enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure,
-qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans
-l'éternelle nuit du cabanon!
-
-Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut
-que j'épuise sur elle cette rage maudite!...
-
-Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:
-
---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent....
-Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que
-je parte!...
-
-
-
-
-XI
-
-
-Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près
-de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel
-meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs
-s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière
-ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit;
-mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un
-aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences
-inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait
-tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle
-bourrait de paquets d'iris.
-
---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de
-nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont
-là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis,
-tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne
-sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi,
-que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je
-te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre
-en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si
-ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas....
-Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?
-
-Et jetant un dernier coup d'oeil sur la chambre, elle était partie.
-
-Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en
-rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes,
-fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser,
-le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses
-étaient dans le même ordre.
-
---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as
-encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?
-
---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!
-
---Ce soir?
-
-Elle réfléchissait un instant.
-
---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop....
-Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me
-désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!
-
-Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,
-comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,
-tombaient dans l'éternité de l'attente.
-
-A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand
-accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger,
-la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au
-lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que
-traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus
-pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté,
-dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore
-l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me
-jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune
-du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue,
-qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus
-cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos
-joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs
-de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a
-une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort
-en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais
-Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
-et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais
-rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais
-beau chercher, sur la vase remuée de nos deux coeurs, une fleur, une
-toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne
-la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette.
-Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette
-pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais
-dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée,
-comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle
-s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des
-projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un
-jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son
-âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous
-en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je
-travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des
-romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais
-de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais
-descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des
-quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une
-somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette
-chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus
-tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable....
-Elle battit des mains.
-
---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement,
-tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis
-bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel
-dommage!... C'est impossible!
-
---Pourquoi donc est-ce impossible?
-
---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de
-faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!...
-Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...
-
---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas
-un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur
-atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui
-me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore
-où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu
-voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce
-qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!...
-De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par
-tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...
-
-Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles
-faisaient tinter à ses oreilles.
-
---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des
-tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal....
-Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!
-
-Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.
-
---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les
-déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je
-suis bien malheureuse!...
-
-Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite
-contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais
-horreur et pitié....
-
---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il
-croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon
-Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais
-plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.
-
-Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre
-les regrets gémir:
-
---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de
-l'argent, et tu n'en as pas!
-
---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai
-de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en
-attendant que je conquière une fortune!
-
---Tu as de l'argent?... Fais voir.
-
-J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les
-saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses
-yeux luisaient, étonnés et charmés.
-
---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille
-francs?...Mais tu es riche!... Alors....
-
-Elle se pendit à mon cou, caressante.
-
---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un
-petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me
-l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?
-
-Je reçus au coeur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le
-plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de
-demander:
-
---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?
-
---Deux mille francs, mon chéri.
-
---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.
-
-Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit
-précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché
-sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas
-m'avoir demandés, elle dit:
-
---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu
-retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.
-
-Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre
-elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je
-m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus
-librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les
-jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait
-de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps
-sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes
-membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi
-qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas,
-en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas
-d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les
-cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui
-retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de
-pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la
-fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré
-les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite,
-affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la
-chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie
-me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:
-
---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!
-
-Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence
-nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre
-le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter
-mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir
-si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de
-dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans
-la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des
-piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image
-immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que
-Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais
-impitoyablement, hors de mon soleil.
-
-Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je
-ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais
-rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par
-les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je
-me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi
-longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à
-la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû
-rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes
-inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de
-hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se
-moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait
-terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante;
-elle implorerait son pardon.
-
---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu
-consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul
-instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu
-n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!
-
-Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des
-millions à la figure.
-
---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!
-
-Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:
-
---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce
-que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse
-si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se
-poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!
-
---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les
-filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà
-encore!... Tiens! en voilà toujours!
-
-Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la
-main le geste de jeter des millions à travers l'espace.
-
---Tiens, misérable; tiens!
-
-Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point
-si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude,
-et que je ne sondasse, d'un coup d'oeil impatient, l'intérieur des
-voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard,
-mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De
-nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la
-bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce,
-enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait
-suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces
-endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les
-théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant
-que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une
-loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les
-restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les
-yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués,
-et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....»
-Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me
-disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle
-t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison,
-chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec
-d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez
-les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien
-qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.
-Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute
-sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir
-disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers
-de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je
-rentrai....
-
---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.
-
---Personne, monsieur Mintié.
-
---Pas de lettre, non plus?
-
---Non, monsieur Mintié.
-
---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?
-
---La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.
-
-Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»
-
---Portez cela rue de Balzac....
-
-J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à
-reparaître.
-
---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.
-
-Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le
-canapé.
-
---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?
-
-Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par
-les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre,
-projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux
-se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes,
-infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps,
-subitement, avait cessé de marcher.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus
-roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés
-passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le
-trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre,
-que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue....
-Aucun ne s'arrêtait.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette
-serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le
-canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!...
-Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture
-s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le
-couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la
-chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.
-
---Allons, prends ton chapeau, mon chéri.
-
-Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par
-l'attente, souvent, je la traitais durement.
-
---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels
-bouges?
-
---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!...
-Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te
-retrouver?
-
-Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:
-
---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais,
-jamais!
-
-La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Elle descendait l'escalier.
-
---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais
-avec toi.
-
-Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.
-
-Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces
-bijoux, la fureur me reprenait.
-
---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.
-
-Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.
-
---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre
-tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je
-vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma
-poitrine et voir ce qu'il y a dans mon coeur!... Juliette!... Ah! je ne
-peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de
-moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!
-
-Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....
-
---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant,
-je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte
-de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme
-qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses
-terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais,
-j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai
-tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure,
-la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où
-tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te
-dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu
-changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai
-tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui
-faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves
-d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux
-bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te
-demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma
-Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu
-connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est
-riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a
-aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver
-Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne
-craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...
-
-Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet
-errait sur ses lèvres.... Elle murmura:
-
---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!
-
-M'en allant, je continuais de gémir:
-
---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....
-
-D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la
-trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais
-que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je
-le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui
-m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un
-soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais
-reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais
-dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les
-objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De
-temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:
-
---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?
-
-Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais
-l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de
-mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait
-sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras
-héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.
-
---Viens-tu?... disait Juliette....
-
-Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que
-d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute
-petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.
-
---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des
-choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle
-a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me
-consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras,
-ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?...
-Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un
-chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui
-chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean,
-quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit
-cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras....
-J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu
-verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!...
-Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...
-
-Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux
-du lit lui faisaient comme deux ailes.
-
-La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin,
-des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents
-de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!...
-Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée;
-j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix
-chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et,
-depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le
-canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois
-heures.
-
---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra
-pas!
-
-Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus,
-tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb....
-Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures
-descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat
-courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je
-vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer,
-s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine
-dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient
-moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.
-
---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien
-dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?
-
-Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle
-avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et
-elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais
-suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles
-larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme
-de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles
-encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de
-mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus
-damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de
-proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur
-coeur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent
-l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque
-chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la
-mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un
-répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de
-ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la
-débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste
-et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet
-inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible,
-que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où
-l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur,
-on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et
-raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards.
-Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,
-brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût
-communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y
-goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,
-souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant
-de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés
-de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais,
-avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui
-ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur
-vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se
-dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges
-afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans
-le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit,
-les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et
-de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si
-touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient:
-«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans
-le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de
-bonheur, en l'oeil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer
-ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles,
-ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais
-dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits
-employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un
-peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu
-de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais
-aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu
-avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail
-rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas!
-j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je
-n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la
-constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en
-revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le
-soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur
-et du devoir....
-
-Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur,
-annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans
-l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui
-vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de
-gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture
-approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le
-bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement
-familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture
-obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le
-jour!
-
---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra
-pas!
-
-Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes
-battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de
-dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:
-
---Oh! Juliette! Juliette!
-
-Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement
-de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations....
-Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient,
-bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que
-la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait....
-Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette
-s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour
-me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des
-choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:
-
---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.
-
---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!
-
---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il
-meurt!
-
---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!
-
---Il faut l'aimer, être bonne....
-
-Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....
-
---Non! C'est toi que j'aime ... viens!
-
-Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils
-cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.
-
---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant
-à mourir?...
-
-Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour....
-Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants
-glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le
-couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.
-
-Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je
-n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de
-regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère
-Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et
-repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
-je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre....
-Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient
-fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de
-mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes
-d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette
-... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette
-avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!...
-Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des
-tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté
-l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme,
-je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux
-petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes
-malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je
-restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose
-épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un
-sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était
-tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans
-raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la
-maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la
-mère Sochard qui m'ouvrit.
-
---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de
-suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est
-moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!...
-Dites-lui....
-
-La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:
-
---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame
-n'est pas rentrée....
-
---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi,
-hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous,
-les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....
-
-La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....
-
---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que
-Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre,
-vous verrez bien!... puisque je vous le dis!
-
-En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était
-vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas
-à pas, répétant:
-
---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus
-ensemble, à c't'heure!...
-
-Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme
-lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette
-rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau
-à gaz....
-
---Et où est-elle? demandai-je.
-
---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va
-Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui
-a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de
-rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!
-
-En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui
-avais envoyée.
-
---Est-ce que Madame a lu ça?
-
---Probablement que non, allez!...
-
---Et vous ne savez pas où elle est?
-
---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!
-
-Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.
-
---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous
-avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère
-Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu
-... Eh bien! en voilà assez!...
-
-Je brandissais mes poings dans le vide.
-
---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter
-d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais,
-jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!
-
---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille
-femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!...
-Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez,
-monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...
-
-En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant
-le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai
-Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât
-Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger
-à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de
-grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:
-
---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi,
-si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois
-qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis
-une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir,
-elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme
-moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de
-changé!
-
-Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des
-voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise
-action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les
-pattes de derrière.
-
---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...
-
-Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui
-écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
-glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les
-flambeaux, un oeil arraché tomba sur le tapis....
-
---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien
-au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je
-ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet oeil, cette cervelle, ce
-cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je
-ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...
-
---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon
-Dieu, je....
-
-Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte
-démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du
-chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la
-tache pourprée s'élargissait....
-
-
-
-
-XII
-
-
-Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action
-monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant.
-De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et
-la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément,
-mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de
-mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce
-crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!...
-Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir
-en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la
-guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au
-moment précis où, les yeux charmés, le coeur ému, il s'attendrissait
-à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un
-arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?...
-Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que
-moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes
-et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui,
-l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans
-ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité
-espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit
-tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le
-tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites
-pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un
-assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette
-tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la
-chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...
-
-Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me
-pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de
-moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que
-désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me
-plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa
-conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si
-vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le coeur soulevé
-de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je
-guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.
-
---Il n'y a pas de réponse!
-
---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez
-remis la lettre?
-
---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de
-réponse!»
-
-Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur
-d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait
-poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement,
-j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi
-l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là
-... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais
-mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!
-
-Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me
-voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à
-elle, l'implorer servilement.
-
---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et
-je partirai!
-
---Non, non, Monsieur!... je serais grondée....
-
-La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se
-précipiter.
-
---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!
-
---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas
-venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je
-me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que
-je me tue!
-
---Bien, Monsieur!
-
-Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.
-
-L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes
-malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation.
-Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre,
-noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait
-toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et
-fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis
-de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et
-_sirotait_ un verre de chartreuse.
-
---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?
-
-Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux
-premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:
-
---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis
-un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul
-d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a
-chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un
-cran, j'espère?
-
---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un
-consul qui est son amant, aujourd'hui?
-
-Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.
-
---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme
-ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y
-tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle,
-c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain,
-ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer,
-mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours
-amoureux d'elle, pauvre garçon?
-
---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette
-passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et
-je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce
-pas?
-
---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en
-l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme
-tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère,
-je rougirais de faire ce qu'elle fait!
-
-La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en
-vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de
-dire:
-
---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.
-
-Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de
-Gabrielle me frappât au coeur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un
-air câlin, m'approchai d'elle.
-
---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.
-
---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les
-deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était
-avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même
-temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi
-que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre:
-«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous
-aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur
-les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien
-vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!
-
---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous
-comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....
-
-Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.
-
-Gabrielle me consolait:
-
---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce
-qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?...
-Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais
-toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris
-... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes
-qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ...
-et qui vous aimeraient bien, allez!...
-
-Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa
-voix était devenue caressante, et son regard luisait:
-
---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ...
-une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...
-
-Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la
-mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir,
-s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent
-horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai
-Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa
-toilette, et me dit:
-
---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon
-petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....
-
-Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma
-tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le
-visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins....
-Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons....
-Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques
-gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse
-beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un
-anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait,
-de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon
-esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme
-ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même,
-vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement
-souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des
-nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux....
-Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les
-mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs
-étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant
-moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une
-course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai
-dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le
-jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud
-qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits
-nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se
-tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil
-mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures
-compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse,
-traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur
-leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs
-flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles,
-que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut
-plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches,
-ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures
-comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges,
-jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus
-l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de
-la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et,
-sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne
-pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue....
-Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du
-trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce
-spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux,
-mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais
-envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:
-
---Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?...
-Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras
-brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances
-quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la
-société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles
-et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des
-échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te
-volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui
-s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les
-chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège,
-les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour
-en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles
-habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on
-te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans
-la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment,
-toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs
-cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges
-pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé
-pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...
-
-Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de
-profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,
-semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux
-saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.
-
---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.
-
-Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai
-dedans.... Juliette avait déjà disparu....
-
---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez
-moi!... Vite, cocher, vite donc!
-
-Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà
-partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.
-
---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux?
-
---Mais non, monsieur Mintié.
-
---Alors, j'ai une lettre?
-
---Rien, monsieur Mintié.
-
-Je pensai:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute
-voix, pour me rassurer:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps
-fuyait.... Personne toujours.
-
---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et
-elle savait que je devais me tuer à six heures!
-
-Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de
-sortir.
-
---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime
-bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que
-je veux la voir.
-
---Mais je ne sais pas où est Madame.
-
---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je
-souffre trop!
-
---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.
-
-J'insistai.
-
---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh!
-dites-le-moi!
-
---Puisque je ne sais pas!
-
-L'impatience me gagnait.
-
---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas
-... parce que....
-
-Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante
-de voyou:
-
---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de
-panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la
-police, vous entendez?...
-
-Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:
-
---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens!
-
-J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine
-et, tout honteux, je redescendis l'escalier.
-
-Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé
-autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les
-glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs
-théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement,
-j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières
-aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et
-triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je
-m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de
-Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en
-habit je disais:
-
---C'est peut-être celui-là, son amant!
-
-Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir,
-partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais
-lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la
-tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué,
-de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je
-l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais
-là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un
-crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais
-à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un
-homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien....
-J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai
-dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.
-
-De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait
-de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre,
-débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac,
-obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la
-maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué
-par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus....
-Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le
-bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me
-sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché
-de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des
-pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude
-levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je
-voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place....
-Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps,
-un froid me monta du coeur au cerveau.... J'eus la sensation que la
-vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je
-m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait
-disparu, en disant:
-
---Allons!... Venez-vous?
-
-L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....
-
-C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la
-tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec
-Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai
-encore.
-
---Lirat!... criai-je, Lirat! ...
-
-Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile,
-la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot
-dire....
-
---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas
-vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas
-Lirat!...
-
-Lirat se taisait....
-
---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que
-vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici,
-avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce
-que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont
-vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez
-mises dans mon coeur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour
-moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes
-un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme
-comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si
-je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas,
-pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat....
-Répondez-moi!...
-
-Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:
-
---Allons, venez-vous?...
-
-Je saisis les mains de Lirat.
-
---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc
-pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris,
-de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ...
-vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir,
-tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela
-qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle
-vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine
-de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du
-mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos
-veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous,
-vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un
-sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.
-
-Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux
-poings crispés:
-
---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!
-
-Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de
-tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les
-maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent....
-Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis
-sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une
-route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait....
-L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au
-soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle
-enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches
-chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs
-niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de
-petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine
-des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre,
-des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient:
-«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes
-les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et
-la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...»
-Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que
-faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse
-pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent
-leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les
-fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues,
-et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit
-la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux
-tourbillonnaient....
-
-Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....
-
---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je
-venais de donner mes vieilles hardes.
-
---Oui, mon ami!
-
---Et où Monsieur s'en va-t-il?
-
---Je ne sais pas....
-
-Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de
-squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements,
-mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec
-d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des
-colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes,
-les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de
-côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort,
-se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide,
-toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes
-charognes....
-
-Noirmoutier, novembre 1886.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-***** This file should be named 44139-8.txt or 44139-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/44139-8.zip b/44139-8.zip
deleted file mode 100644
index a9df465..0000000
--- a/44139-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/44139-h.zip b/44139-h.zip
deleted file mode 100644
index 0028a6e..0000000
--- a/44139-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/44139-h/44139-h.htm b/44139-h/44139-h.htm
index 41e7b37..66aef62 100644
--- a/44139-h/44139-h.htm
+++ b/44139-h/44139-h.htm
@@ -53,9 +53,9 @@ hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;}
</style>
</head>
<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***</div>
-<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***</div>
<h1>LE CALVAIRE</h1>
@@ -8594,7 +8594,7 @@ charognes....</p>
-<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***</div>
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44139 ***</div>
</body>
</html>
diff --git a/44139.json b/44139.json
deleted file mode 100644
index e262f0d..0000000
--- a/44139.json
+++ /dev/null
@@ -1,5 +0,0 @@
-{
- "DATA": {
- "CREDIT": "Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe (From images generously made available by the Internet Archive)"
- }
-}
diff --git a/old/44139-0.txt b/old/44139-0.txt
deleted file mode 100644
index cdc42e9..0000000
--- a/old/44139-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,8921 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Le Calvaire
-
-Author: Octave Mirbeau
-
-Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-PAR
-
-OCTAVE MIRBEAU
-
-AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR
-
-SEIZIÈME ÉDITION
-
-
-PARIS
-
-PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
-
-28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_
-
-1887
-
-
-
-
-
-A MON PÈRE
-
-_Témoignage de ma piété filiale,_
-
-O. M.
-
-
-
-
-PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION
-
-
-_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne
-plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce
-qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce
-qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre
-un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement
-(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un
-vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur
-verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas
-lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses,
-les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu
-aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus
-impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les
-vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que
-la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu,
-à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout
-humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens
-que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.
-
-De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis
-un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé
-mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce
-qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon
-âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que
-j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire,
-parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui,
-jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en
-passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets
-tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit
-jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement
-hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne
-puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une
-œuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....
-
-Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre.
-Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends
-rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir
-encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps,
-des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il
-respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement
-pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.
-
-Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le
-patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo;
-tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages
-enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre
-reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy
-et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré
-les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique
-qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre
-sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les
-navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros,
-qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.
-
-Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.
-
-Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes
-ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point,
-par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la
-sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes
-là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics,
-des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le
-patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener
-d'irréparables malheurs.
-
-Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement.
-Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes,
-ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans
-protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux,
-il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à
-découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier
-dans ses œuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie
-de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas
-aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux,
-démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la
-Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent
-sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire
-casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux
-que les autres.
-
- OCTAVE MIRBEAU.
-
- Paris, 7 décembre 1886.
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-
-
-
-I
-
-
-Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg
-du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de
-Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette
-entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua
-beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins
-du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se
-battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si
-malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant
-à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa
-quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté
-ces incidents, avec orgueil et admiration.
-
-Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de
-l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents
-habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la
-campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés.
-Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite
-contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont,
-descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours
-verte, où l'on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière
-d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement
-dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts
-peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur
-son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la
-vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies
-et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes
-roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des
-verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la
-proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au
-bec jaune.
-
-Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très
-ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait
-le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution
-et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants,
-couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté,
-les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois
-la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande
-cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés
-des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les
-bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque
-visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison,
-avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle
-où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient
-à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui
-ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le
-bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes
-maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins
-qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait
-fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que
-le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence
-de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement
-tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les
-lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de
-pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles
-tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à
-travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces,
-tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées
-entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de
-chambre et de cocher.
-
-Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé;
-tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle
-a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui
-figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve
-rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un
-prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié,
-dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et
-les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les
-êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps
-n'a pu en user l'agate dure.
-
-Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les
-voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés
-par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences,
-dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression
-que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues,
-les leçons inflexibles de la vie.
-
-Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait
-ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait
-révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition
-familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels
-se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération
-en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans
-les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les
-souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois
-campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient
-importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,
-suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre
-de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait
-aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui
-donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent
-homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il
-ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de
-vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il
-faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils
-une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était
-chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc
-et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer
-l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile,
-derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange
-à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau
-sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne
-et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien:
-«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules
-réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.
-
-Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur
-le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait
-plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit,
-par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à
-l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue
-un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si
-héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus
-enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de
-la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait
-à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au
-bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste
-autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant
-toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon
-enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle
-impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les
-douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.
-
-Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi.
-Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette
-de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces,
-mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout
-petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de
-seringas.
-
---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ...
-fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.
-
-Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du
-seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté
-sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait
-l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher
-les poils et se gratter le cou.
-
---Allons, répéta mon père, déguerpis.
-
-Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure
-fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa
-langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais
-voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à
-tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre
-animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères
-que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt
-avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il
-avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées,
-les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol
-d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cœur me
-battait si fort que je crus que j'allais défaillir.
-
---Papa! papa! criai-je.
-
-En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
-fouet.
-
---Sacré matin! jura mon père.
-
-Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette;
-vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et
-j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si
-douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se
-tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.
-
- * * * * *
-
-D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cœur tendre, bien qu'il
-semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales
-et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre
-service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en
-toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble
-des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations
-plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie
-du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un
-agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation
-fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes,
-comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités
-d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race,
-d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en
-éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne
-la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud,
-ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y
-avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en
-reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux
-êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté
-de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant
-beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la
-maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses
-manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible,
-très lourde au cœur de ma mère.
-
-Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant
-de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses
-gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses
-yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se
-fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si
-vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de
-cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,
-métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès
-d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien
-douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu
-à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange
-sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague,
-la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections
-physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait
-le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du
-malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable.
-Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées
-de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le
-mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une
-santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité
-excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que
-développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité
-s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes
-alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne
-se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi
-souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la
-courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil,
-comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup,
-lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient
-de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que
-rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût
-pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de
-ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du
-cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne
-savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu,
-elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier,
-de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la
-fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas
-pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un
-pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle
-courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse,
-prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce
-qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère
-morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un
-dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle
-revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face
-toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon
-de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait
-d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées.
-Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,
-sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc
-de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré
-le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les
-chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme.
-Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours
-s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces
-choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains
-souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances
-physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille
-qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de
-ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il
-ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui
-apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de
-la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour
-aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses
-tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient
-autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont
-elle sentait le nœud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet
-était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui
-renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se
-dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau
-verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière
-aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de
-limon.
-
-Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas,
-le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette
-vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute
-consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé,
-ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un
-verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se
-plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau,
-il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la
-journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement,
-d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme
-cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du
-cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En
-voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix
-tranquille:--«Des amers, prends des amers.»
-
-Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père
-fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments
-de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne
-pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que,
-parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses
-qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers
-lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement
-gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux
-affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses
-propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice
-des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la
-bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent,
-en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui
-donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son
-besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la
-présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce
-visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une
-parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire
-tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par
-oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint,
-comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à
-l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la
-vît s'approcher de la sainte table.
-
-Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets
-et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle
-passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt
-agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que
-le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de
-savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour,
-venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela?
-Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal,
-plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était
-paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force
-mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau
-brouillé, le cœur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue
-des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions
-de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte
-d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.
-
-Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se
-décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait
-son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à
-ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes
-de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres,
-chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était
-anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était
-atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.
-Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la
-tranquillité d'esprit.
-
-Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée
-par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne
-pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans
-le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé
-d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle
-était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et
-nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se
-souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux
-de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait,
-comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim
-de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et,
-comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle
-s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à
-l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec
-emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne
-lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante
-et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour
-redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures;
-personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà
-gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le
-trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas
-d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire
-éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés.
-Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui
-devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente
-et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait,
-pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée,
-et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles,
-bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front
-l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle
-entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa
-manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient
-pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis.
-Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la
-condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de
-l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint,
-des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui
-avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la
-situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes
-de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif
-des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas!
-Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions
-idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de
-lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges
-pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et
-pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix
-et sur des tombes, la corde au cou.
-
-Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur
-le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets,
-amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums.
-On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer
-par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas
-et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison
-d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait
-supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la
-terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis,
-l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et
-la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque,
-qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le
-cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille
-brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays
-qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus
-devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme
-si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt
-même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant
-de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui
-traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de
-crucifix.
-
-Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il
-le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux
-heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se
-multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se
-créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil
-général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient
-de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait,
-hochant la tête:
-
---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça
-finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne
-devienne folle....
-
-Et comme on se récriait:
-
---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la
-famille, on n'a pas la tête si solide!
-
-Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours,
-le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne
-comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien
-tenter pour sa guérison.
-
-C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde,
-malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que
-d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé
-d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère
-oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les
-énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux,
-des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge.
-Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée
-sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme,
-palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui
-appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission
-conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des
-hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis
-toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses
-troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait
-maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans
-son être.
-
-Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire
-que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha
-des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand
-elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage
-fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire,
-ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie
-au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet
-et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans
-cesse les mains, le cœur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait,
-et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son
-ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix
-profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans
-saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir
-avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au
-passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser
-tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma
-mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de
-chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des
-mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine
-sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes
-choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et
-légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour,
-et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces,
-étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains
-protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas!
-cette espérance fut de courte durée.
-
-Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux,
-des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge
-d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises
-furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme
-paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au
-moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces
-accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les
-premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se
-continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui
-revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie
-et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile
-inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré
-contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:
-
---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras
-heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!...
-Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...
-
-Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cœur
-battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles,
-mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance
-était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté
-bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le
-désordre dans l'âme de ma mère.
-
-Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs,
-Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout
-à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un
-cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible,
-je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.
-
---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.
-
---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a
-peur d'un pavé.
-
-Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé
-d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon
-corps frissonna.
-
---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon
-linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?
-
-Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et,
-à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau,
-l'examina.
-
---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais
-quoi?... Il n'y a rien.
-
-Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais
-de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me
-mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras
-en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant
-lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le
-pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout
-pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.
-
---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez
-Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ...
-Prévenez Monsieur aussi....
-
---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante,
-yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il
-est sorcier!
-
-Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le
-plâtre en dessous.
-
---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore,
-et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient
-pas!
-
-Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle
-se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les
-dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans
-ses grosses mains, branlait la tête.
-
---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond
-du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du
-tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!...
-Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit
-dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas
-comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce
-qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.
-
-Ma mère était devenue pâle, hagarde.
-
---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.
-
-Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans
-l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les
-claquements de porte.
-
-Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de
-l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle
-cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé,
-c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface
-humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors,
-à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de
-semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations
-pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le
-fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les
-plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina
-que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les
-germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir,
-les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre
-d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette
-minute même, la dernière espérance mourut en son cœur.
-
-Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.
-
---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit
-Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de
-lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...
-
-Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées,
-essayait de la calmer:
-
---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui,
-promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à
-l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le,
-parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens,
-tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le
-soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le
-sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il
-me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...
-
-Marie me tenait dans ses bras.
-
---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous
-mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le,
-votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit
-Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon....
-Allons, embrassez-le, Madame.
-
---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus
-tard.... Emporte-le....
-
-Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.
-
-Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait
-bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie
-normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se
-séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait,
-elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait,
-poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit
-être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de
-soi-même au cœur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle
-disait:
-
---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....
-
-En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la
-vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons,
-tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cœur simple
-de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla
-d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une
-bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.
-
---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre
-avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous
-fassiez le malheur de votre enfant!
-
-Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:
-
---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....
-
- * * * * *
-
-Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère
-que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point,
-vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille
-Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand
-parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une
-nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit,
-l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque
-jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies
-de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans
-les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je
-cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois
-bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans
-savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit
-corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire
-se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient
-quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets,
-aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je
-songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un
-cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les
-pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir,
-gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les
-premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui
-sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs
-me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune
-clarté ne se leva.
-
-J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur
-arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra
-contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes
-plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je
-pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé,
-car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que,
-plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu
-de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse
-embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de
-sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre
-davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je
-compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma
-mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands
-yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un
-battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme
-pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë
-aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais
-éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais
-que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait.
-Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient
-encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses
-lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient
-et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à
-m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante,
-comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui
-n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient.
-Était-il donc possible qu'elle fût morte?
-
-J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle,
-tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte
-Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.»
-Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le
-médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave
-qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie.
-Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré,
-sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas
-de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et
-de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je
-me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse
-journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie,
-j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le
-front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais
-les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons,
-un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les
-hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M.
-Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des
-figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des
-enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires,
-des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait
-une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous,
-s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant
-ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et
-une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et
-d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant
-estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche
-de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout
-à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng!
-dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement,
-le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la
-croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis
-blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd
-et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes
-portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule
-grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans
-laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui
-s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les
-cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng!
-dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons
-blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église
-qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal
-d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.
-
-La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena
-quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées
-derrière le dos.
-
---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand
-malheur!
-
---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!
-
-Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois
-encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras
-qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il
-tamponnait ses yeux rougis de larmes.
-
---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle
-n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que
-j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute
-rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!...
-Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...
-
-Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.
-
---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me
-berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....
-
-Se parlant à lui-même, il disait:
-
---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé,
-plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit,
-regarde-moi bien!...
-
-Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux
-yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il
-m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.
-
---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!
-
-Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il
-s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une
-immense pitié, j'écoutai ce cœur inconnu qui, pour la première fois,
-battait près du mien.
-
- * * * * *
-
-Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait
-pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait
-pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises,
-qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait
-sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits
-de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle,
-même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau
-matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des
-lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur
-l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,
-loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On
-lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et
-tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en
-tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot.
-Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau,
-d'interroger mon cœur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque
-triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes,
-devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de
-savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence
-des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit
-de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris
-et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été
-déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du
-père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous
-avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas
-continuer l'œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle
-pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que
-mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de
-mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me
-plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais
-avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus,
-de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la
-révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante
-invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand
-républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au
-curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de
-draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son
-cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce
-mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je
-lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en
-tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu
-seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père
-qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond
-du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet,
-les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait
-chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous
-aurons de l'orage, c'est sûr.»
-
- * * * * *
-
-Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée
-par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies
-et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de
-la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé
-d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des
-sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à
-la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant.
-Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et
-tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en
-contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me
-paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature
-humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce
-morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu
-et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens
-et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je
-sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans
-mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me
-semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait
-peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la
-complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent
-à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge,
-tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel,
-récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de
-force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien,
-à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me
-transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte,
-que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter
-jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille
-Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de
-la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de
-la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer!
-Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière,
-ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser
-d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et
-surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant
-contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes,
-contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante,
-comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce
-but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et
-combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai
-plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle,
-plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui
-caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les
-herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les
-palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la
-terre comme un corps de chair.
-
-Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre,
-sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les
-champs, à m'enfoncer en plein cœur de la forêt. Il me semblait que
-là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul
-et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible
-qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher
-sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui
-j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais
-rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa
-dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage
-un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille
-pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en
-saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume
-opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été
-impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il
-m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils
-m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait,
-mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup,
-je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En
-vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je
-n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie,
-que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je
-serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien
-dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente;
-jamais je ne risquai un coup d'œil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait
-ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans
-un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied,
-quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le
-terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais,
-m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon
-père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade,
-pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer.
-Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions»
-et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit.
-Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni
-moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai
-faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.
-
-Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande
-folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents,
-effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et
-monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi
-par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et
-démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je
-marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup
-d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans
-ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu
-de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent
-mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me
-paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer
-bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles
-de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre
-remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais
-que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les
-profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte
-presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître
-me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et
-j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une
-marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire,
-écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens
-en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par
-ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau
-pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du
-tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,
-indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres
-surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je
-ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si
-j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses.
-J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos
-de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un
-pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y
-était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile.
-Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans
-le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,
-comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces
-fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié,
-mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un
-autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le
-lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène:
-la foule lui fit cortège.
-
-Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus
-difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois,
-les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne
-m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de
-ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets
-de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd
-des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant
-dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à
-rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes
-camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans
-les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me
-blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop
-peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur
-tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par
-un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et
-j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la
-sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet
-acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce
-moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était
-plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures,
-il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes.
-Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne,
-plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse
-m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans
-l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps,
-par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me
-faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux
-fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa
-mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend,
-au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les
-rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je
-sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je
-n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante,
-le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par
-m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur
-moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans
-rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui
-couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi
-des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je
-ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les
-résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie,
-je m'engageai.
-
-
-
-
-II
-
-
-Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche.
-Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de
-corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des
-zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers,
-des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et
-des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un
-vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade
-de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient
-point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair
-française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs
-compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit
-lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si
-peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait
-la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre
-petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir,
-et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de
-se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de
-sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était
-bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des
-suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle,
-entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant
-les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté
-comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de
-la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper,
-à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.
-Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.
-
-Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires
-vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris
-du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi,
-et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme;
-celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée
-d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes
-de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,
-farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade
-de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés,
-et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche,
-un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour
-suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même
-cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre
-exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient
-suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et
-siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite
-d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans
-le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois
-j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient
-au long des routes!
-
---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une
-seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous
-nous battrons.
-
-Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés
-sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison
-d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras
-robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la
-terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés,
-erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,
-attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des
-vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des
-granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs
-déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur
-la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la
-ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands
-sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre
-jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la
-guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât
-les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du
-travail et de l'amour.... Et au fond du cœur de tous ces misérables
-soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures
-amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance
-de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et
-la forteresse allemande.
-
-Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et
-qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre
-les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les
-ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous
-prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes
-aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis
-nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des
-haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au
-dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que
-nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les
-gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans
-enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches
-hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes
-pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit
-fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un
-tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.
-
-Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et,
-vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut
-d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup,
-abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un
-kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus
-d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent
-envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à
-boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait
-nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens
-lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy.
-Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas,
-qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros,
-court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait
-de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa
-monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:
-
---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...
-
-Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes
-dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant
-le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci
-dont la physionomie s'ahurissait.
-
---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me
-l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?
-
-Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la
-terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux,
-l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent
-par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous
-envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée
-de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida
-enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous
-laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La
-nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de
-traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la
-voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les
-magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et
-le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le
-ciel son long cou de girafe effarée.
-
-A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de
-la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la
-faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il
-faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient
-vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons
-de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la
-colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute
-voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se
-promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent
-pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait
-peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les
-minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles
-creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui
-continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient
-de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des
-trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à
-pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et
-le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués,
-envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air,
-impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement
-de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants
-de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels
-des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement
-des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les
-paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je
-lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis
-du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de
-l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir
-s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait
-la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses
-yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à
-la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient
-prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir,
-emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers
-quelles inutiles et sanglantes boucheries?
-
-Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le
-froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient.
-Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner
-la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison,
-un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne
-savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés
-par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne....
-A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient
-doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons
-yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me
-caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées
-de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes,
-était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un
-vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur
-les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un
-chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné
-par des rides profondes.
-
---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent
-
---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la
-troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.
-
-Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.
-
---J'ons ren ... ren ... ren!...
-
-Le sergent haussa les épaules:
-
---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton
-bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des
-Prussiens ... attends!
-
-Le vieillard branla la tête.
-
---Pisque j'ons point d'bouè....
-
-D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la
-maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y
-avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans
-le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et
-partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le
-sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.
-
---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?
-
-Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la
-tête contre le landier de fer de la cheminée.
-
---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.
-
---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des
-chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est
-ton bois, je fais une flambée de tout ça.
-
-Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille
-tête blanche:
-
---J'ons point d'bouè.
-
-Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne
-me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard
-méprisant.
-
---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ...
-qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons,
-demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...
-
-Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet,
-lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna
-dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant
-que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait
-en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses
-derniers meubles, d'un œil stoïque, et ne cessait de répéter avec
-obstination.
-
---J'ons point d'bouè!
-
-Je regagnai la gare.
-
-Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge,
-plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt
-il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre;
-des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans
-toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce
-contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.
-
---En avant!... arche!...
-
-Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous
-heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous
-la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des
-champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses
-de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très
-loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de
-sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des
-murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus
-lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées,
-apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et
-encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas
-une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd
-piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil
-me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus
-que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres
-de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de
-fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou
-tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je
-tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je
-marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges
-hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de
-lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes
-girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace,
-leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse
-chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits
-délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient
-sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis
-dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins,
-rafraîchies par les jets d'eau.
-
---Halte! commanda le sergent.
-
-Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me
-cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir.
-Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg
-où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La
-tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la
-chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre
-chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis
-profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur
-la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on
-n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait
-toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans
-les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....
-
-Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait
-été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous
-n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin.
-J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus
-me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me
-porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer;
-il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes
-yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles,
-ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux
-épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable.
-Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi.
-Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant
-affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas
-contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux.
-J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient
-et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns,
-secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on
-entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations
-haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte,
-s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à
-le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé,
-il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par
-retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi
-gloutonnement que des chiens affamés.
-
-Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement,
-bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout,
-autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit
-bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où
-roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la
-permission d'aller à la visite.
-
-Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque
-côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une
-magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de
-là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour
-continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux
-routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume,
-sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant
-la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance
-improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente
-de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une
-longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands
-yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées
-et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti
-son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces
-membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de
-ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi,
-trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés
-au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes
-gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi,
-rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature
-nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer
-pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses
-vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être,
-et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le
-sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens
-rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si
-fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous
-ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je
-souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis,
-cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces
-lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en
-ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron....
-D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il
-réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été
-retrouvée parmi les bagages.
-
---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma
-trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!
-
-Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à
-cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait
-pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais
-très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient,
-couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait,
-prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à
-demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait
-à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la
-cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette
-de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse
-brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même
-pas. Il vociféra:
-
---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix
-lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche!
-demi-tour.
-
-Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:
-
---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?
-
---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous
-voulez, vous?
-
---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança,
-très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.
-
---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre
-fils, moi?...
-
-Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute
-craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.
-
---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors,
-j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.
-
---Comment vous appelez-vous?
-
---J'm'appelle la femme Riboulleau.
-
---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas,
-là.
-
-L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.
-
---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....
-
---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée,
-tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon
-p'tit gâs?....
-
-L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un
-geste brutal....
-
---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh
-bien, voilà tout....
-
---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!
-
-Je m'éloignai, le cœur gros, et si découragé que je me demandais s'il
-ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche
-d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis
-que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus
-noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant
-arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son
-couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie
-d'où le sang coulait.
-
-La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de
-ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil,
-rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu
-sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil
-délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les
-sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai
-aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille
-paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré,
-ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et
-le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les
-plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis
-ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le
-tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres,
-son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes
-soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe
-mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une
-loge, me revint, obstinée et douce vision!
-
-Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder
-dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés
-de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait
-devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre
-balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une
-hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son
-mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre
-d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.
-
-Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait
-à sa droite, très raide, l'œil rond, vint nous passer en revue,
-l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse
-disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de
-cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui
-et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant
-notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et
-je l'entendis qui grommelait:
-
---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!
-
-Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses
-jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la
-culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.
-
-Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges
-de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage;
-d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets,
-ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en
-mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades
-paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était
-embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous
-nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,
-comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient,
-passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées
-de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des
-paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés
-par les récits, colportés de village en village, des incendies, des
-viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands
-affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce
-qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et,
-tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir,
-ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en
-rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des
-berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde
-des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits
-brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes
-et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient
-et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et
-dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit
-l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait
-une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de
-paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient
-une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille,
-liés par les pattes.
-
---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.
-
---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y
-sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont
-fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord
-j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient
-des francs-tireux....
-
---Mais les Prussiens?
-
---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu
-d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure,
-t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière
-eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme
-l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?...
-Enfin, quoiqu'c'est au juste?
-
---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.
-
---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces
-sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même
-ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout....
-Bé dame!
-
-Et le paysan continua son chemin, en se répétant;
-
---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés
-Armands-là?
-
-Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les
-bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement,
-au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut
-pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un
-apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant
-d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de
-vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait
-l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des
-forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si
-proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,
-et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en
-nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp.
-Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un
-tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient
-sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes,
-et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde
-autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse:
-«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron
-des marmites, au cliquetis des gamelles.
-
- * * * * *
-
-Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!»
-à l'appel de son nom:
-
---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant.
-
-Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le
-fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce
-morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé,
-mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous,
-à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque
-sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous
-pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général
-rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte,
-Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer
-dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il
-donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays:
-établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une
-autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant
-du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres
-qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et
-même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par
-Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions;
-enfin, ouvrir l'œil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive
-la République!
-
-Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond,
-les mains croisées derrière le dos, l'œil obstinément fixé à la pointe
-de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec
-une sorte d'angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si
-près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui
-peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge,
-debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se
-précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était
-loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique,
-ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude,
-comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en
-avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes
-yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et
-la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu
-formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité.
-Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais
-à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes,
-s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout
-rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies
-se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des
-régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les
-pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.
-
---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant.
-
-Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur
-place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée,
-cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le
-secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette
-immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route,
-plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux
-qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit,
-s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile
-funéraire, puis disparut dans les chênes.
-
---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une
-voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se
-donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.
-
-Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal
-haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage
-grêlé et rempli de boutons.
-
---Oh moi!... fit-il.
-
-Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère,
-bourra sa pipe lentement, l'alluma.
-
---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui
-s'évanouit dans l'air.
-
- * * * * *
-
-Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour,
-afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment
-pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on
-pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été
-réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant
-la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour
-nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.
-
---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah!
-ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!
-
-Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux
-qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple.
-C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute,
-chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un
-grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été
-fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent
-tués par la chute d'un chêne.
-
---Hardi les enfants!
-
-Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs
-écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient
-vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges
-blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.
-
-Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches
-et, d'un œil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du
-général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.
-
--Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur
-les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le
-comprends.... Mais que vous rasiez le cœur des futaies, cela me semble
-un peu....
-
-Mais le général l'interrompit.
-
---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici,
-vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?
-
---Mais enfin ... balbutia le forestier.
-
---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est
-clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais
-fourrer au bloc.... Hardi les enfants!
-
-Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant
-devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles
-de bois.
-
-De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs
-ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute,
-coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté
-sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une
-tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs
-voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé
-à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se
-lamentaient, les femmes gémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats
-riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le
-capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution
-prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les
-paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient
-passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé
-son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la
-barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce
-qu'ils désiraient. On le mit au fait.
-
---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et
-fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi,
-les enfants!...
-
-Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières
-voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et
-brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara
-des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible
-d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et
-tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se
-bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière.
-Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop
-de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de
-sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus,
-et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation,
-poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On
-entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux
-avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des
-pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se
-dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur
-arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.
-
-Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en
-désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des
-récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une
-armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient
-dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les
-fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait
-la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur
-demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits,
-insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart
-d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou
-quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac,
-quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus
-terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé.
-On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui
-levait les bras au ciel, s'exclamait:
-
---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans
-mon église!
-
-Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le
-général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp,
-autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur
-la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste,
-commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et
-les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et
-dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le
-fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme
-espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses
-lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de
-profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre
-des collets aux lapins, dans les haies voisines.
-
-L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le
-désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en
-minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les
-officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la
-tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois
-on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes
-et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels,
-dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient
-des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des
-patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans
-les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée
-en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle
-vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il
-fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.
-
-Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes
-des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe
-lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte,
-surveillait les manœuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le
-cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le
-moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de
-tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:
-
---Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ...
-Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs
-sacrés moulins, moi?...
-
-Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:
-
---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se
-trouve le moulin de Saussaie?
-
-Personne ne répondit.
-
---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!
-
-Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la
-replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.
-
-On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle,
-tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la
-plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois
-émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers
-de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de
-voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence,
-une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant
-sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans
-l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,
-c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui
-s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards;
-et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient
-de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs
-déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures,
-mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et
-personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cœur
-serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du
-côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable
-et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis
-longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un
-moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais,
-mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du
-terrain....
-
-Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon
-ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à
-faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai....
-Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais
-seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un
-frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux....
-J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je
-m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses,
-l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le
-ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence
-de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs,
-tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.
-
-Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé
-à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir.
-Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans
-cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie
-humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et
-les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément,
-comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité
-m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du
-petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout
-entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient,
-rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais
-eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je
-comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable,
-homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais
-qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race,
-d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des
-abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont
-les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous
-berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les
-mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie,
-au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,
-qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle,
-qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre
-marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour
-nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux
-hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de
-pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de
-leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le
-sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau
-tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait
-toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où
-viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai
-un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première
-fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui
-avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne
-à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin,
-au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux
-sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé
-les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent
-pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse
-des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans
-les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son
-tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous
-l'œil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir,
-jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes
-inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne
-m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation
-que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que,
-tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie
-quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître
-la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements
-qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini
-avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de
-magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles
-philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les
-hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au
-petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait
-et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois
-supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en
-sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les
-autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi
-seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout
-près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,
-j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais,
-moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets
-du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet
-acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre
-de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés
-par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de
-moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images
-terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans
-l'horreur des ténèbres?
-
-La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait
-d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une
-vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues
-traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible,
-où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans
-ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis,
-et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres.
-Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur
-le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait
-derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme
-si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et
-j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré
-tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun
-souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans
-yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement
-un bruit de pas, et le cœur me battait très fort.... Mais le bruit
-s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus
-pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le
-visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de
-terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé
-vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée,
-dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes
-menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber
-à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre
-objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée
-animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur
-me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter
-mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et
-lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils
-seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je
-n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer
-aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par
-hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu
-là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin,
-et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon
-trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais
-infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors,
-une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me
-tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant
-et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?...
-Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui
-s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale,
-afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette
-ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs
-d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle
-embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi
-qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur
-les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux
-chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais
-impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres;
-les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais
-tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se
-bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres
-géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages
-connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de
-grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa....
-Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me
-tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être
-d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du
-cœur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me
-disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que
-j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste
-d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant
-les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une
-chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la
-longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la
-semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce
-bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul
-dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu
-de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il
-ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un
-ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir
-errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père!
-Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui
-ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et
-jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de
-colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un
-bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir
-pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait
-dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même
-était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une
-bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se
-représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de
-ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les
-contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais
-données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec
-attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant
-sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je
-comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs
-passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il
-disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non
-pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir....
-Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait,
-son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux
-devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc,
-laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin;
-à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la
-direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne
-s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût
-point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il
-avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans
-Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.
-
---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là,
-dans vot' coin....
-
---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la
-rivière, si tu veux.
-
---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez....
-L'air vous vaut mieux là....
-
---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.
-
-Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:
-
---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des
-pinsons, dans le parc.
-
-Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:
-
---Des pinsons!... Les pauv' bêtes!
-
-Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui
-parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis
-jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le
-lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans
-laquelle je laisserais déborder tout mon cœur.
-
-Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour
-se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la
-nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se
-faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme
-sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et,
-peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante.
-Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et
-brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd
-que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un
-bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un
-tambour.... J'écoutai, le cœur battant.... Un moment, le bruit cessa et
-des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit
-plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était
-sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement,
-je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était
-chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient....
-Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il
-me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements
-clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de
-m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une
-grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue
-équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière,
-énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me
-parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la
-casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle
-la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat?
-Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le
-sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il
-avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de
-puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec
-je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La
-main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et,
-de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait
-dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur....
-Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se
-rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée
-grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur
-la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois,
-immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la
-vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait
-toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus
-en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion....
-Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il
-gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le
-ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs,
-réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles
-de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes,
-doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des
-chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier
-d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de
-briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de
-l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre,
-s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du
-jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à
-l'Amour.
-
---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon,
-puisqu'il s'attendrit.
-
-Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave
-homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles
-reflets de son cœur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au
-contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je
-dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme.
-J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler
-le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage
-s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils
-embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un
-autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir
-tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval
-sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers
-les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de
-toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il
-avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa
-femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?...
-Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails
-les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines
-de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après
-dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que
-celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa
-petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un
-coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient,
-et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait,
-d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait
-été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,
-reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais
-pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!...
-Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans
-le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte
-en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait
-sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la
-chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien....
-Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai
-tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais
-non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route,
-comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un
-petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras
-en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué,
-alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un
-papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme,
-un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre,
-un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves
-les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant
-précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....»
-Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats
-l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné!
-En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea
-pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille,
-et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou,
-s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains
-tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba
-inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur: le
-cœur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant
-sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses
-deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans
-un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que
-j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,
-j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi,
-et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de
-longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...
-
-A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de
-la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient
-sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes,
-dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés
-par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en
-l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer
-un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres,
-pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit
-jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le
-lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus,
-de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles
-le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos
-tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en
-montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les
-manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler,
-sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied
-d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois
-surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances,
-tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de
-clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les
-persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et
-Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de
-bas, en dodelinant de la tête.
-
---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?
-
-Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie,
-toute blanche, poussa un cri.
-
---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cœur serré.... Et mon père?...
-
-La vieille fille me regarda fixement.
-
---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon
-pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!
-
-Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction
-du cimetière.
-
---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une
-voix sourde.
-
-
-
-
-III
-
-
---Toc, toc, toc
-
-Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite
-capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une
-voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps
-mince de jeune femme.
-
---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?
-
-Le peintre Lirat leva la tête.
-
---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en
-secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement....
-Entrez donc!
-
-Il quitta son chevalet, offrit un siège.
-
---Charles va bien? demanda-t-il.
-
---Très bien, je vous remercie.
-
-Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était
-charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu
-rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une
-douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches
-prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de
-silence.
-
-L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg
-Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux
-murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait
-familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait,
-où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues
-tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des
-cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais,
-des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une
-armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin,
-beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un
-divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on
-faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace
-sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très
-vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son
-petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu
-par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la
-pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis
-ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du
-poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il
-endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la
-vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de
-sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de
-leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré
-plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre
-battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il
-souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très
-commode.» Il en revenait fort peu.
-
-La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine
-incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en
-temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste
-lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus
-épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle,
-très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante
-et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se
-dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais
-bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme
-des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher
-aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence
-continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette
-gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:
-
---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de
-vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.
-
-Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix
-très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:
-
---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.
-
-Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et
-bêtes, Lirat, narquois, intervint.
-
---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son
-livre?
-
---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.
-
---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?
-
---Ah! non, par exemple!
-
-Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce,
-ainsi qu'un égosillement d'oiseau.
-
-Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il
-tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si
-délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à
-l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne
-sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand
-artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement
-hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En
-revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité
-me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse
-affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à
-mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de
-parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de
-conversation.
-
-La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier,
-s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux
-ou trois d'un air de dégoût.
-
---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à
-peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?
-
---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.
-
---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?
-
---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.
-
---Monsieur Lirat?
-
---Madame!
-
---Savez-vous pourquoi je suis venue?
-
---Pour me débiter des tendresses, je suppose.
-
---D'abord!... Et puis?
-
---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.
-
---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?
-
---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément,
-cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!
-
---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre
-refus.
-
---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?
-
---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.
-
-En passant devant moi, elle me tendit la main.
-
---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept....
-Je serai charmée de vous voir ... charmée....
-
-Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles
-un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de
-son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de
-son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.
-
-Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je
-feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées,
-passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne
-me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si
-j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée,
-elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève
-apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris
-sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la
-nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce
-quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter,
-je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,
-lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.
-
---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je
-m'efforçai de rendre indifférent.
-
---Quelle femme? dit Lirai.
-
---Mais celle qui sort d'ici, parbleu!
-
---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.
-
---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui
-elle est....
-
-Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:
-
---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle?
-... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à
-des renseignements biographiques, la police des mœurs vous en fournira
-autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle
-Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle
-trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles
-Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et
-dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les
-autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par
-conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où
-vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus
-et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs,
-comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de
-cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi
-une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs
-et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que
-vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa
-bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire
-à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et
-qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve,
-et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le
-malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité
-de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en
-se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse
-d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des
-lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le
-tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre,
-mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!
-
---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini
-sa tirade.
-
-Et bêtement, j'ajoutai:
-
---On dirait que vous en avez beaucoup souffert!
-
-Lirat haussa les épaules et sourit.
-
---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon
-bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et
-cela m'a suffi.... comprenez-vous?
-
-Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses
-yeux. Il reprit:
-
---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met
-le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue,
-dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux,
-sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien
-volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des
-hommes de notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus,
-étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?
-
-Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.
-
---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts
-pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur
-génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal
-hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans
-le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous
-les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables,
-les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se
-traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent
-leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous
-la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser
-d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons;
-c'est fini, je ne peux plus travailler.
-
-Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et
-colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à
-coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang,
-s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par
-saccades, de sa bouche qui se contracta.
-
---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes,
-s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés
-des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits
-féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La
-mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La
-mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes,
-qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans
-dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de
-l'épouse....
-
-Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses
-mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou
-imaginaire, follement, terriblement, il cria:
-
---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes....
-Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.
-
-Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied.
-Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.
-
---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de
-vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous
-n'êtes pas une femme....
-
---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette....
-Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...
-
---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne
-à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant
-qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les
-enfants....
-
---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un
-peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me
-demanda:
-
---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon
-bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.
-
- * * * * *
-
-Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par
-hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement
-expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable
-et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point
-affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le
-résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de
-notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique
-des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané
-du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement
-assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il
-pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent,
-vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de
-votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par
-un désœuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au
-bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la
-pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre
-existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai
-souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels
-amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet
-endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez
-moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui,
-l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne
-serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où
-j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je
-pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma
-destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans
-mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel
-le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me
-souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je
-me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je
-portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais,
-je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les
-taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber,
-en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent,
-même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant
-le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un
-retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves
-et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous
-avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique,
-avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh
-bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos,
-l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai
-beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications
-physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il
-s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable,
-un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe
-absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la
-raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent
-savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance
-de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et
-faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre
-cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la
-poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?...
-Mais il ne s'agit point de cela.
-
-J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais
-plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était
-le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur
-mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose
-d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte
-de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en
-fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et
-des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer
-des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette
-impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne
-fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante
-d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard,
-un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à
-qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré
-vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi
-aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune
-tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment
-pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire,
-écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la
-mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat
-m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels
-qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise,
-dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le
-monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je
-jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le
-fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais,
-vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante
-inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels
-sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine,
-qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des
-allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours
-hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si
-Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un
-compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire
-se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais
-bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette
-affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en
-rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque
-douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au
-meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide
-orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais
-à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,
-affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis,
-j'étais le seul dont il recherchait la société.
-
-Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se
-rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les
-formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me
-trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art,
-libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes
-les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science
-prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les
-amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des
-ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand
-art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de
-l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au
-corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures,
-qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses
-griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux
-monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel
-accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement
-si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de
-terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en
-va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa
-guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de
-fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur
-l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,
-lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses
-personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur
-eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans
-des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages
-roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil,
-des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait
-de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La
-première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans
-une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique,
-poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il
-y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se
-contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion
-moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très
-vite la menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes
-de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les
-gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres,
-comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car
-c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur
-monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers,
-dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de
-terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de
-désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que
-les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant
-ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les
-vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis,
-de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque
-dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres
-bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé!
-Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité
-charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse
-aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs
-qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux
-joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et
-le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat.
-A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho
-du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris,
-d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:
-
---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu,
-la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?...
-On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour
-d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire,
-Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le
-reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.
-
-Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu,
-avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi
-acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et
-son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en
-demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu
-qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers
-lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si
-humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût
-pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice,
-il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait
-cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit
-aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui,
-dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article
-était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait
-que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et
-qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.
-
---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces
-critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez
-qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce
-qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça
-le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des
-chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!
-
-Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et,
-plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec
-un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du
-public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît
-une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété,
-cette résignation apparente masquaient de sourdes rancœurs. Au fond de
-cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines
-formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le
-monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère
-y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de
-sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des
-énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,
-c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.
-Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est
-une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette
-loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie
-d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent,
-mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité,
-d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger
-des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui
-attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient
-épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque
-jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines»
-qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés
-admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par
-les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à
-les répandre.
-
---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue,
-cette fois.
-
-Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut
-qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé
-d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.
-
-Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui,
-j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer
-Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans
-lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que
-fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir
-en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il
-devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps
-se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés,
-striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous
-profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai
-regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet
-atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le
-guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...
-
-La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les
-portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les
-ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée.
-Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la
-parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.
-
---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins
-effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!
-
-Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse
-sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la
-toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.
-
---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied....
-Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on
-dirait que je concours pour la médaille d'honneur.
-
-Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:
-
---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire....
-Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme
-de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner,
-comprenez-vous?... Allons-nous-en.
-
-Comme nous nous trouvions au bas de la cité:
-
---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.
-
---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.
-
-Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative
-d'un député qui vient de discuter le budget.
-
-Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser.
-Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la
-chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à
-ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis.
-Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où
-j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier
-de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant,
-cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces
-plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés,
-lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au
-Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...
-
-Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,
-et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la
-hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible
-angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais
-laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût apporté
-une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!...
-Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure
-avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles,
-il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons
-passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:
-
---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?
-
---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....
-
---Mais non, père Ribot.... Il est en retard....
-
---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.
-
-Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait
-pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que
-celui-ci s'approchait, le cœur de mon père battait à se rompre.
-
---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!
-
---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon
-garçon.... Cherche ... cherche bien....
-
-Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les
-paquets, à les retourner....
-
---Rien!... mais c'est incompréhensible!
-
-Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en
-poussant un soupir.
-
---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;
-songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!
-
-Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à
-la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.
-
---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.
-
---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?
-
---Moi non plus.
-
---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?...
-Voyez-vous ça?...
-
-Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à
-demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage,
-cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus
-extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des
-informations données par le journal; on consultait les anciens soldats,
-qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et
-prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus
-tranquille.
-
---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour
-sûr colonel.
-
---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en
-demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...
-
-Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel
-se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut
-de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir
-de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il
-s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix,
-attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles
-de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez,
-allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles
-de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement,
-s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de
-Marie qui sanglotaient!...
-
-Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je
-m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison
-à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement;
-ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des
-discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique
-société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat,
-et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me
-chapitrait ainsi:
-
---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins,
-toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de
-ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux
-même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans
-quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je
-t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens
-qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du
-conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette
-canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien
-pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes....
-Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu
-me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est
-malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille,
-pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?...
-Ne voilà-t-il pas une belle affaire?
-
-Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise,
-agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait
-plus redoutable que les cornes du démon.
-
-Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées,
-mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité
-intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre,
-en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi,
-et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage.
-Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait
-fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais
-tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue,
-brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et
-de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...
-
-Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du
-curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations
-confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais
-quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis
-plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein
-de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup
-d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître
-trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure
-condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède
-aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller.
-Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui
-n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si
-charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines
-qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que
-j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme
-n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui
-s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans
-le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers
-artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on
-célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement
-cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une
-vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi,
-devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame,
-cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes....
-Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et
-leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant
-la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui
-passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et,
-de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un
-chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je
-ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes
-les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui
-qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours,
-des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches,
-impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable
-du cœur de l'homme, le trompe-l'œil des tendresses, le mensonge de
-l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule
-d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations,
-fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai
-publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._
-Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis
-paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris
-des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me
-tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace
-avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon
-front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie.
-Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation
-de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé,
-la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie
-absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis
-par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du
-Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du
-Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du
-volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les
-caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la
-pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée
-ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr,
-dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,
-l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc
-triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais
-hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car
-l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette
-œuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition
-bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne
-laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels,
-de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je
-n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce
-livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de
-ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit;
-elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et
-des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du
-violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est
-beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais
-ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai
-cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement
-de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me
-vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais
-pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes
-luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me
-perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,
-toujours!...
-
-Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme
-une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de
-petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la
-rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus
-les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux
-heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi
-étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand
-accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à
-cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de
-m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que
-j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me
-réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai
-de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes
-du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes
-yeux, à une danse fantastique.
-
---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de
-mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi
-donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis
-au cœur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant
-eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la
-nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre
-lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils
-ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!
-
-Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel,
-la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent,
-et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient,
-s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres
-de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai
-les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait;
-toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la
-contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et
-ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses
-ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le
-chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses,
-ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que
-j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais
-enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle
-germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait
-jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur
-de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,
-d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres,
-toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour
-qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.
-
---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore,
-comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour,
-puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus
-aimer.
-
-Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en
-faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les
-meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait
-maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des
-yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre,
-sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de
-mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un
-parfum violent.
-
---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de
-cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!
-
---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en
-prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!
-
---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe
-lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues,
-son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des
-mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.
-
---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!
-
-Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements
-de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un
-rire clair, sonore, précipité:
-
---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq
-à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.
-
---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.
-
-Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine
-sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe
-continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le
-tapis, les pages en l'air.
-
- * * * * *
-
-Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans
-mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant
-cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant
-quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus
-déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et
-telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat,
-avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai
-même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret
-qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées
-et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais
-penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes
-de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à
-qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était
-entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse
-des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire,
-d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans
-hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa
-robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime,
-faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement
-verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux
-tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant
-de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge,
-ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va
-bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!...
-Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec
-de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant
-autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique,
-protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup,
-tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle,
-et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y
-rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien,
-une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres
-ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,
-aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait,
-après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait,
-m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la
-destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût
-ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était
-ni ma sœur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi
-par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme
-un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en
-vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon
-de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se
-trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses
-exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et
-son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le
-racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien,
-ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve
-amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et
-Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée;
-il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme,
-librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait,
-ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée:
-«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans
-l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces
-mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire
-à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation
-fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cœur serré, une grande
-pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...»
-Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il
-avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis,
-après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle
-eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au
-diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée
-d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en
-aurais-je eu, je vous le demande?...
-
-Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré
-le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de
-brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes
-passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre,
-quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à
-celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et
-par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à
-les suivre de l'œil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au
-coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande,
-mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main
-à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas
-le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casse les
-veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque
-chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les
-yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette....
-J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant
-très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi
-bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait
-menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des
-histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait....
-Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle,
-et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres,
-les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses
-lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai
-vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer
-Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais.
-De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais
-qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette
-foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et
-je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir,
-ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois.
-Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une
-assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs
-sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,
-disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où,
-un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts
-d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières....
-Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience
-m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la
-même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait,
-s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me
-décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où
-elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond
-d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.
-
---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.
-
-Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une
-femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je
-voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace
-baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me
-disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter,
-descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la
-moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été
-une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste
-et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le
-suivre.
-
---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!
-
-Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques
-secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors
-une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau
-très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres,
-fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut
-dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'œil méprisant,
-elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même,
-tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était
-pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très
-désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!
-
-Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus
-longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et,
-pour la première fois, le nœud de ma cravate me parut une chose grave;
-je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation
-soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai
-que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une
-façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait
-une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais
-assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire
-de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était
-bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se
-mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations
-me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez
-moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop
-silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de
-bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient
-des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient,
-jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les
-fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où
-des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures
-et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout,
-j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de
-leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets
-lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si
-délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert
-rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose
-tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement
-entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune
-homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire
-prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le
-marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire,
-je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul
-charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme
-peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je
-retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une
-souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me
-reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être
-cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne
-pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si
-faciles à prendre et si douces à savourer.
-
---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.
-
-Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant
-s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il
-m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte
-s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je
-dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en
-effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais....
-Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?
-
-J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,
-une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais
-je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la
-littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris
-souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile,
-mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme
-de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même
-romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de
-la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me
-faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est
-au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire,
-un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond.
-Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur
-dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un
-discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas
-égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous
-rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé
-en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il
-s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à
-force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D...
-fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait
-là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la
-même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles
-œuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses
-plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui,
-en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?
-
-Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner,
-ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui
-donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières,
-je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait
-une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid
-du dehors, le cœur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je
-jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait
-de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des
-investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un
-entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après
-avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des
-baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse,
-déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué
-le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas
-ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la
-physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût
-noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est
-Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa;
-je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient
-l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté
-canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde,
-une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je
-m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme
-que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un
-ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à
-lui.
-
---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.
-
---Oui, elle n'est pas mal.
-
---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'œuvre, mon cher, un
-chef-d'œuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second
-acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation
-d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les
-toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!
-
-Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.
-
---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!
-
-Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes,
-des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:
-
---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une
-certaine Juliette Roux?
-
---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?...
-Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.
-
-Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la
-Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les
-plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient,
-sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de
-riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine
-de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait
-je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin,
-brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même
-main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait
-l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une
-chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées,
-suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta
-du cœur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures
-ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la
-douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou
-perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette
-voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais,
-je vous connais beaucoup.» Je me levai....
-
---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me
-mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une
-femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au
-restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.
-
-
-
-
-IV
-
-
---Madame Juliette Roux, je vous prie?
-
---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....
-
-Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser
-une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce,
-où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand
-abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique
-remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.
-
---Je vais prévenir madame, fit-elle.
-
-Et elle disparut, me laissant seul.
-
-Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite
-me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais
-voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive,
-que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois,
-j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien
-arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage
-m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la
-porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé
-du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise,
-évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans
-doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?...
-Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon
-intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre
-mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si
-j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai
-la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était
-un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression
-que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec
-ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le
-plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée,
-les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids,
-posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination,
-des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût
-vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre
-deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la
-poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur,
-du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour
-du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à
-l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental.
-Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le
-disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces
-appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre
-de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là
-amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie
-une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie
-d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur
-un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et
-Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut....
-Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me
-reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me
-tendit la main:
-
---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne
-m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet
-original de Lirat?
-
---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous
-rencontrer chez lui....
-
---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...
-
---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai
-travaillé tous ces jours-ci.
-
-Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique,
-j'ajoutai, en matière de défi:
-
---Quel grand artiste, n'est-ce pas?
-
-Juliette laissa passer cette exclamation:
-
---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a
-dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous
-aperçoit nulle part, monsieur Mintié.
-
-La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit
-presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu
-scandalisée.
-
---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un
-artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!...
-Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois,
-figurez-vous....
-
-On entendit un faible jappement derrière la porte.
-
---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation....
-Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous
-présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?
-
-Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.
-
---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy?
-Venez, pauvre Spy!...
-
-Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles,
-qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes
-d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait
-comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge,
-soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de
-collier.
-
---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!
-
-Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête,
-et aboya hargneusement.
-
---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien
-donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?
-
-Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy
-finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le
-caressa, l'embrassa.
-
---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!
-
-Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant,
-frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant
-dans l'oreille des choses douces et berceuses.
-
---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à
-votre petite mère!...
-
-Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui
-s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.
-
---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien
-gentil!
-
-Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la
-malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:
-
---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?
-
---Beaucoup, Madame, répondis-je.
-
-Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de
-Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il
-était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.
-
---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous
-saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne....
-Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute
-noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet,
-monsieur Spy?
-
-Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après
-avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant
-presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.
-
---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...
-
-Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette
-à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que
-je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il
-était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air,
-alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se
-penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long
-de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus
-virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit,
-volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux,
-mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante
-douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la
-dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,
-nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce
-qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et
-adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même
-indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile
-de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un
-mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté
-et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment,
-j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des
-Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette.
-Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait,
-en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta,
-bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent,
-immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main
-plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du
-corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre
-dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite
-du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour
-chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit
-aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.
-
---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en
-me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre,
-aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.
-
-A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour
-Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus
-d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue
-Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je
-fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais
-plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie
-désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette
-était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait
-des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne
-définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat,
-en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts
-honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s'était ému.
-Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible
-sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux
-secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de
-devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série
-de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un
-affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres,
-sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son
-rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!...
-ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des
-tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais
-des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais,
-parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!...
-Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais
-aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât
-pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais,
-d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une
-page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une
-allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni
-l'occasion de cette ... politesse.
-
---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de
-Lirat....
-
-Lirat me reçut les bras ouverts.
-
---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner
-avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la
-soupe aux choux.
-
-Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me
-débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans
-la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:
-
---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir....
-Viendrez-vous demain à l'atelier?
-
---Certainement.
-
---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la
-peinture, comprenez-vous?...
-
---Vous entrez dans le commerce?
-
---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!
-
-Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.
-
---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi,
-Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?...
-Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est
-de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et
-les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui
-éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur,
-le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la
-nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?
-
-Lirat haussa les épaules.
-
---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales
-mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux
-doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle
-blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le
-dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe
-pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent
-pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs
-salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!...
-La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans
-les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié,
-sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à
-l'atelier?...
-
---Certainement.
-
-Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de
-bruit et de paroles....
-
---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme
-toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les
-ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis
-gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui
-déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai
-... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?...
-avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée
-de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate
-blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle,
-haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes
-les faces de la luxure, toutes!...
-
-Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:
-
---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?...
-J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...
-
---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.
-
---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit
-Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.
-
-Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli
-d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance,
-sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs
-jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que
-j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai
-cas.
-
---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous
-quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de
-son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il
-n'y a encore que ça, allez!...
-
-Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris
-l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner.
-L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était
-effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien
-accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux
-bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami,
-que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait
-qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non
-seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus,
-elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette
-conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela
-m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de
-la naïveté et des qualités aimantes de son cœur. Je finis par parler,
-moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je
-m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates
-qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où
-ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup,
-auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais
-je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et
-elle disparaissait aussitôt.
-
-Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté,
-jusque-là.
-
---Non, non! disait-elle.
-
-Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux
-tristes.
-
---A quoi bon, mon ami?
-
-J'insistai, suppliai.
-
---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de
-la connaître.
-
-Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas
-de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle
-consentit.... Ah! quelle tristesse!
-
-Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui
-menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle,
-Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sœurs.... Le père
-buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes
-terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que
-les sœurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la
-fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable
-existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et
-quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard,
-le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer
-cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...)
-elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur
-et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant
-vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.
-
-Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je
-lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,
-aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père
-infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je
-sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes
-vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce
-fut une heure exquise.
-
-Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois
-femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier,
-grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.
-
---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me
-sauve.
-
-Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par
-gestes brusques.
-
---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert....
-Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en
-pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère
-me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère!
-que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma
-part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la
-même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il
-pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a
-pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?
-
---Merci.
-
---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur,
-bonjour, petite....
-
-Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.
-
---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.
-
---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.
-
-Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient
-toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne
-tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette
-prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je
-l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse.
-Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux,
-était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant
-son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander
-à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait
-fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne
-les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il
-n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que
-cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un
-jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que
-les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi,
-volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien,
-je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et
-n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»
-
-Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature
-douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de
-déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon
-chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.
-
-Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge,
-sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de
-longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait
-la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les
-dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes,
-sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient
-sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique.
-Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de
-délicieux engourdissement.
-
---Ah! Juliette! Juliette!
-
---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!
-
-C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....
-
-A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer
-la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse,
-agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle
-répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il
-était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais
-demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le
-dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre.
-Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un
-éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout
-à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle.
-Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée
-frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je
-m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant
-à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte
-furieuse.
-
-Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:
-
---Viens demain! dit-elle.
-
-
-
-
-V
-
-
-Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter
-là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de
-hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté
-me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts....
-Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir,
-jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y
-reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent
-sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je
-ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et
-par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont
-besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie,
-elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cœurs
-nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis
-aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un
-jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant
-de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut
-de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère,
-quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de
-paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel,
-le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts,
-j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.
-
-Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais
-convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature,
-une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile;
-la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus
-qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le
-travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman,
-deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je
-vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que
-X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient
-fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman,
-de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais
-d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes
-les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention
-universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais
-Juliette et les chefs-d'œuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les
-royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de
-Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit
-des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus
-tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta
-que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.
-
---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se
-tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur,
-moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!
-
-Et il ajouta:
-
---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son
-ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce
-que je ne comprends que les duels à mort.
-
-Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence,
-indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche;
-il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure.
-Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un
-souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me
-poser ces points d'interrogation.
-
-Une vie nouvelle commença.
-
-Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans
-sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout,
-l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer.
-Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je
-n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que
-j'en dis, elle exulta.
-
---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et
-puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi
-ta petite femme a songé?
-
-Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:
-
---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé
-que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un
-joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à
-nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant
-ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie
-et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles
-idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,
-si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est
-moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur
-nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon
-Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges....
-Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous
-coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera
-bon!
-
-Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:
-
---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher,
-juste!
-
-Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper
-de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous
-courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures,
-discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce
-qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués,
-aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement
-de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la
-retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle
-répondait aussitôt:
-
---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça
-sait bien mieux.
-
-Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe,
-effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres
-fausses, et qui était immense.
-
---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez
-nous, lui disais-je.
-
---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?
-
-Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une
-conversation, pour me demander:
-
---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?
-
-Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me
-tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.
-
---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,
-toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes
-que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!...
-Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te
-rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne
-savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge,
-la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de
-trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi
-... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier
-jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas
-qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?...
-Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...
-
-J'avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi,
-que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne
-pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer,
-pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli
-de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je
-craignis de l'avoir froissée.
-
---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme
-ça?... T'ai-je fait de la peine?
-
-Et Juliette, désolée navrée, gémissait:
-
---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons
-oubliée!
-
-Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les
-tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la
-tapisserie. C'était adorable.
-
-Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages
-disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne
-sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la
-transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se
-montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la
-noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre
-vibrait comme pour des maternités redoutables.
-
-Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose
-extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir
-d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt
-toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre
-la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été,
-durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?...
-une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il
-réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus
-persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les
-lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur
-les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre
-première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu
-aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage
-qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux,
-d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent,
-ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près
-de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première
-fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la
-première fois, je puis, le cœur attendri et reconnaissant, la chair
-encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à
-moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est
-quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très
-grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique,
-semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le
-même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est
-dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de
-Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième
-fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi
-entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que
-je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la
-cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum
-mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire,
-elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me
-penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que
-l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle
-en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si
-odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du
-corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le
-drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un
-coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que
-Juliette ne soit morte!
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et,
-tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit
-je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent
-des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je
-crie, je crie:
-
---Juliette! Juliette!
-
-Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:
-
---Jean!... mon Jean!
-
-Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je
-l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:
-
---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne
-dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi,
-parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien
-fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.
-
-Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se
-rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus
-puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute
-le cœur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne
-s'évanouit qu'au jour.
-
-Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai
-ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine
-extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur
-des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les
-paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me
-disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante:
-«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par
-moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras
-l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette
-chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va!
-va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale
-de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui
-la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car
-l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais
-une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image
-m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des
-détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation,
-je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette
-aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me
-dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs
-de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me
-donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à
-lui.
-
-Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en
-finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent
-des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes
-avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de
-toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures
-de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour,
-nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il
-était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre
-continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils,
-cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge
-croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de
-ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce
-piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés,
-et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage
-de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des
-mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette
-tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je
-n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes,
-je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien
-au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me
-prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je
-me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un
-entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle
-et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir
-qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en
-commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,
-moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation
-qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat
-de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous
-allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de
-pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille,
-aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses
-aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et
-charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait
-en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si
-naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées
-moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont
-les nocturnes hiboux.
-
-Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue
-Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque
-pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et
-les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et
-moelleux.
-
---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....
-
-Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les
-cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait
-le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris
-d'admiration, des extases!
-
-Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes,
-afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant
-jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre,
-notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce
-furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin
-méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste
-consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets
-pour moi....
-
---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.
-
-De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que
-l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée
-du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles
-études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon
-bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.
-
---Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un
-appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh!
-cache-les....
-
---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en
-terre cuite?
-
---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça
-a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite....
-Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!...
-D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de
-Lirat, ça me donne mal à l'estomac!
-
-J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les
-défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec
-Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux
-tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.
-
-Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque
-chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les
-tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux
-larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy
-dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien,
-pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en
-un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait
-de me dire:
-
---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!
-
-Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue
-sincèrement, elle murmura:
-
---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu
-entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli
-nid!...
-
-Le lendemain, Juliette me dit:
-
---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne
-voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.
-
-C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais,
-ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me
-retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous
-assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!»
-mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais
-pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de
-fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai
-chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution....
-Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!»
-Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois
-s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant
-de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire
-gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment
-supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!...
-Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement
-déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?...
-Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main,
-lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes
-les générosités de son cœur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et
-puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien!
-chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin
-l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question
-de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce
-seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:
-
---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!
-
---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais,
-tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins
-sur nous!
-
-Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues,
-le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue
-pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg
-Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je
-dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés,
-j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette
-visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que
-Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte
-et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette
-idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la
-porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins,
-je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat,
-répondit:
-
---Entrez!
-
-Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus
-m'enfuir.
-
---Entrez! répéta la voix.
-
-Je tournai le bouton:
-
---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....
-
-Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.
-
---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à
-vous.
-
-Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi
-le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos,
-pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.
-
---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!
-
---Mais oui, mon cher Mintié.
-
---J'ai déménagé....
-
---Ah!
-
---J'habite rue de Balzac.
-
---Beau quartier!...
-
-J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces
-... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une
-tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.
-
---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!...
-qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette....
-Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...
-
---Mes compliments!...
-
-«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une
-voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement,
-pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme
-il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et
-son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut,
-sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il
-continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis
-longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait,
-et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se
-leva, et se frottant les mains:
-
---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.
-
-Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux
-yeux.
-
---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi
-... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande
-pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me
-faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce
-que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela
-qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?
-
---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas
-du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous
-faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....
-
-Je m'exaltais:
-
---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon
-seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!...
-Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce
-donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas
-la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est
-bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des
-naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez
-point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes
-les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour
-moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que
-je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir
-vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!...
-Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en
-supplie!
-
-Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me
-regardant tristement:
-
---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me
-dites-vous tout cela?
-
---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous
-aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes
-toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme
-autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!
-
---Non! fit-il.
-
-Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de
-pistolet.
-
-Lirat ajouta:
-
---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ...
-vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça
-le connaît....
-
-Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et
-de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts
-que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours,
-de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout
-mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là,
-hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette
-porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose
-venait de mourir.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle
-s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées,
-ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle
-s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune
-distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi
-occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle
-se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues
-heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa
-glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un
-instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec
-les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu
-emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin,
-que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être.
-Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance
-que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait
-peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme
-voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une
-cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents
-en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette
-de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée,
-vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient
-beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui
-prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses
-malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille
-qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table
-très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du
-monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très
-prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes,
-une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine.
-Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont
-celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons
-où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait
-comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes
-places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où
-Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur
-une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne....
-De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet
-dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les
-plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix
-esquintée:
-
---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles,
-ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de
-toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...
-
-Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.
-
---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de
-suite.
-
-Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.
-
---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais
-si gentille pour elle!
-
-Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui
-recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.
-
---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse!
-Ah! la salope.
-
-Un jour, Juliette me dit:
-
---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un
-ver, la pauvre!
-
-Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste,
-la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui
-qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes,
-des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait
-vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts
-passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les
-satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans
-les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la
-façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose
-vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les
-plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces
-fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me
-laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la
-voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes
-autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de
-grâce!
-
-Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous
-des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes
-succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les
-chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient,
-s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.
-
---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes
-regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça,
-c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne
-crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait
-faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un
-corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que
-cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ...
-cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.
-
-Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura
-cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je
-sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur
-Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient,
-de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme
-qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et
-jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cœur mordu
-par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât
-dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre
-et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de
-la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour.
-Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me
-trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»
-
-A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps,
-longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse:
-«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cœur de Juliette ne
-m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des
-larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et,
-un peu fâchée, me dit:
-
---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es
-pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce
-qu'il te faut, alors?
-
-Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette.
-Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par
-Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je
-les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me
-convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je
-le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.
-
---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les
-autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec
-un grand respect.
-
---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît,
-il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons
-pour ne point désirer voir cet imbécile....
-
-Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un
-homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui
-entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je
-venais de proférer un abominable blasphème.
-
---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si
-sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas
-qu'il est de la Société de Géographie?
-
---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?
-
-Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses
-yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait
-davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit
-simplement:
-
---Gabrielle est mon amie.
-
---C'est bien cela que je lui reproche!
-
-Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil,
-tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un
-sourire ironique erra sur ses lèvres.
-
---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux,
-n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons
-jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...
-
---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je
-leur dirai de venir....
-
---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des
-littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils
-vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...
-
-Je fus blessé, et répondis vivement:
-
---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du
-talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...
-
---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien!
-Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre
-avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer
-vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....
-
-Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au
-contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce
-serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.
-
---Juliette! suppliai-je.
-
---Eh bien, quoi?
-
---Tu es fâchée?
-
---Moi? au contraire, je suis très contente....
-
---Juliette!
-
---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.
-
-Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la
-parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler,
-d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et
-colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers
-et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme
-offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je
-tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants
-et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait
-toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle
-prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où
-mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée
-qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et
-je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait,
-ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus
-douce, plus suppliante.
-
-
---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!...
-Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me
-repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.
-
-On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets
-de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait
-horriblement.
-
---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je
-t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!...
-Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne
-t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux
-pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les
-soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi,
-bats-moi.... Mais parle, parle donc!...
-
-Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots
-s'étranglaient dans ma gorge:
-
---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est
-mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir
-éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!...
-Voyons, Juliette, puisque je me repens!...
-
-Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque
-surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais
-maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une
-bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la
-main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.
-
---Juliette! criai-je.
-
-Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient,
-malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la
-déchirer.
-
---Juliette!
-
-Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans
-terreur.
-
---Que veux-tu? me dit-elle.
-
---Ce que je veux?... Ce que je veux?...
-
-J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des
-draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je
-me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et
-baisant cette belle nuque parfumée:
-
---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu
-reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!...
-N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah!
-je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!...
-Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi
-n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...
-
---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le
-reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu
-détestes.... Des sales filles, et des crétins!...
-
---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au
-contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux....
-Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.
-
---Non!
-
---Je t'en conjure I
-
-Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.
-
---Eh bien! nous verrons demain.
-
-Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin,
-Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.
-
-Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné,
-mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je
-m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées,
-n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du
-présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était
-Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie
-pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais
-mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!...
-Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur
-les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence
-avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le
-cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de
-ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles
-et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle
-très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son
-esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;
-ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme
-moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir,
-à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie
-profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par
-heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où
-j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement
-était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais
-réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à
-mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps,
-en anneaux visqueux....
-
-Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que
-décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un
-treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre
-jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur
-moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée
-qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis.
-Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,
-et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur
-la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des
-angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de
-barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les
-troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur
-lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur
-l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux
-ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le
-jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue,
-colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme
-se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation,
-puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa
-robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je
-restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames
-terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue,
-broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je
-me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un
-artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il
-marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait
-vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette
-femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette
-parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un
-air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je
-le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses
-lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement
-dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....
-
-Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes
-propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu
-à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et
-c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette
-robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette
-qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....
-
-Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure
-toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des
-soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent,
-près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les
-combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur
-le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus
-instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait
-ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus
-brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait,
-cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces
-polies.
-
---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde
-les jolis _nonongles_ à ta maîtresse.
-
-Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement
-du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy,
-suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de
-rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires,
-et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ...
-Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait
-devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un
-étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce
-point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore
-goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que
-j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de
-mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une
-âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement,
-avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point
-comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la
-réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre
-Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient,
-ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec
-attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu
-déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer
-le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette
-femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que
-dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré
-son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au
-lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable
-Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la
-négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais,
-jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui,
-déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un
-remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir,
-de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,»
-et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus
-écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les
-choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je
-l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui
-était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait
-ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de
-ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant
-amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu....
-Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré,
-accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres
-sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les
-guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas
-été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de
-le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de
-couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette
-ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une
-pitié maternelle, d'une pitié infinie!...
-
---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si
-gentil de faire un tour de Bois.
-
-Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une
-ligne:
-
---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi
-qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que
-tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...
-
-Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne
-résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux
-réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision
-symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans
-la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de
-plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les
-révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au
-fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans
-l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser
-jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais
-gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais
-d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,
-me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue
-profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette
-idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans
-l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une
-route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à
-l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de
-faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais
-exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?...
-Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter,
-parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que....
-N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je
-ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où
-j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu
-de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à
-lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte
-de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent
-les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais,
-jamais!» Et je m'y suis précipité....
-
- * * * * *
-
-Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café
-est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les
-cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin»
-de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs;
-des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées,
-malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche
-sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs
-cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les
-jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées
-de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,
-sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils
-ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes,
-des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à
-la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et
-des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer.
-Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise
-s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers
-dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe,
-comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de
-cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires
-de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs
-de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment
-croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale,
-tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des
-chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils
-découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer
-les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice
-précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter
-des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs
-œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A
-l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place
-vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote
-une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux
-entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude,
-ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à
-faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes,
-s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la
-main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre
-la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont,
-l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus
-riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra
-pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur
-tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la
-main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes
-et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines
-des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires,
-tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe,
-à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion
-est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de
-passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,
-de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants.
-Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les
-débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les
-dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations
-fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes,
-toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent
-et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.
-
-C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de
-parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la
-journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la
-nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où
-ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître;
-nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont
-on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie,
-l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre
-appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette.
-Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli
-de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait
-par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de
-destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs
-ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs
-étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles,
-des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des
-serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues
-aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,
-effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait
-aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait
-des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites
-pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette
-avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations
-vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme
-de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce
-n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des
-regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression
-de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces
-milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret,
-avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où,
-présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes,
-toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous
-traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»
-
---Que faites-vous ce soir?
-
---Je vais avec la bande Mintié.
-
-Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit;
-il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,
-d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails
-honteux ou tragiques qu'il nous révélait.
-
-«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait
-été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se
-fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier
-de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut.
-Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des
-parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change,
-des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de
-l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont
-il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à
-ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait
-pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on
-citait son nom, dévotieusement.
-
-«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est
-éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à
-peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au
-Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi,
-dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils,
-voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes
-aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille
-folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.
-
-«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah!
-le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme
-un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper,
-s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a
-peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses
-quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon,
-en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et
-les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les
-bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme
-charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces
-services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.
-
-«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la
-pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci
-fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui
-est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et
-un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés
-bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a
-cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son
-éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait
-tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien,
-car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en
-coupe réglée.
-
-«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince,
-cet œil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres
-avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord,
-on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!...
-D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques
-gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient
-folles....
-
-«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ...
-Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres,
-il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec
-fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison
-paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle
-était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait
-la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait
-Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»
-
-«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des
-Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le
-diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre
-scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui
-s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline!
-Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»
-
-Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et
-par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver
-des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa
-tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et
-abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...
-
-Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue
-gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret,
-las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les
-attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre
-de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?...
-Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande....
-Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon
-tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous
-rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.
-
-Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la
-ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux
-de bêtes géantes, tapies dans la nuit.
-
- * * * * *
-
-Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la
-ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes
-s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies
-de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or
-coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement
-continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis,
-pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir,
-peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité
-est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je
-redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus
-que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de
-lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son
-air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion
-robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible
-d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui
-n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je
-m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons,
-qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une
-paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait
-point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête
-aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne
-voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin,
-au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma
-tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec
-d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise,
-plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me
-dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,
-malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie
-de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais
-en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes
-formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans
-des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le
-vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps
-dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des
-châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles;
-l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la
-hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait
-brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais
-des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de
-dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux
-hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces,
-sanglotant.
-
---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me
-quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en
-deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me
-tuerais!
-
---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon
-chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?...
-Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!
-
---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...
-
---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...
-
---Parce que....
-
-J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:
-
---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes
-... parce que je ne veux pas!...
-
-Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette
-avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier
-de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions
-dans le quartier:
-
---Viens voir le beau bijou, me dit-elle.
-
-Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla
-le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son
-triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la
-peau.
-
---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ...
-cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.
-
-Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon
-bras, elle me retint. Et elle soupira:
-
---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!
-
-Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:
-
---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux....
-Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le
-donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!
-
-Je balbutiai:
-
---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...
-
-Le visage de Juliette s'assombrit.
-
---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de
-suite!
-
---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....
-
---Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça
-passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?
-
---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.
-
---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour
-le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix
-mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!
-
---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!
-
---Ah! fit Juliette simplement.
-
-Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en
-ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout
-un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées,
-m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un
-implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je
-me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et
-la prison?» Je n'hésitai pas.
-
---Entrons, dis-je.
-
-Elle emporta le collier.
-
-Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse,
-et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer
-de sa douce voix.
-
---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours
-été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle
-quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme
-bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau
-roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très
-riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau
-collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de
-l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....
-
-Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures
-s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix
-maudite des damnés.
-
-Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets,
-souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à
-peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire
-à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances
-à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits
-cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié,
-contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout
-de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de
-tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais
-des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque
-dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage
-inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles
-demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait
-cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément,
-effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de
-souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur
-tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans
-parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son
-amitié!... Et je me disposais à partir.
-
---Eh bien, au revoir, Lirat.
-
---Au revoir, mon ami.
-
---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs?
-Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.
-
-Et rapidement, j'ajoutai:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
-Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce
-regard.... En vérité, il était douloureux.
-
---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les
-prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?
-
-J'insistai, répétant:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents
-francs.... Si cela peut vous être utile?
-
-Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de
-tout un mois. Je répondis, le cœur déchiré:
-
---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ...
-demain matin.
-
---C'est bon, c'est bon!...
-
-J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander
-pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme
-un voleur, je l'emportai.
-
-Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure,
-couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que
-je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais
-retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de
-lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit
-pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs
-qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné,
-calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie
-l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais
-fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans
-la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!...
-Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté;
-il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais
-pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en
-rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle
-forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu....
-Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée
-par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies,
-ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les
-grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées
-droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient
-comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et
-radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent
-vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les
-jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux;
-ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc
-est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines
-ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos
-racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les
-bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit
-parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées
-des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud,
-la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop
-froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un
-rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette,
-peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus,
-comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes
-blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de
-moi, honteux de moi!...
-
-Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus
-mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la
-guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs
-haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes
-peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent,
-dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes
-fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés
-et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des
-verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant....
-Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela.
-Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces
-braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me
-semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient
-détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas,
-relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait
-Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était
-devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles
-ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée....
-Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles
-de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sœurs ... l'église
-... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse
-noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cœur me manqua.... Je
-dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine....
-A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait,
-colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....
-
-Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée;
-Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....
-
---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!
-
-Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:
-
---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une
-soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.
-
---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.
-
-J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras,
-pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix
-était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton
-de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:
-
---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur
-Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...
-
-Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter
-les nouvelles du pays.
-
---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau
-ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle....
-Baptiste a été tué par un arbre....
-
-Je l'interrompis:
-
---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....
-
-Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:
-
---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?
-
---Comme vous voudrez!
-
-Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps,
-longtemps, je sanglotai.
-
-Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé;
-il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse
-sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille,
-les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers
-vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit
-chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs,
-l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs
-de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix
-binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!
-
-Il me montra une épine blanche, et me dit:
-
---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le
-merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?
-
---Oui, oui, Félix.
-
---Et pis la grive, itou, dame!
-
---Oui, oui, Félix ...
-
-Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui
-pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait
-où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la
-famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais
-le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?
-
-Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise
-avec une agitation inaccoutumée.
-
---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie
-le cœur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...
-
---Oui, Marie.
-
-La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux
-mains sur la table, elle répéta:
-
---Vous vendez le Prieuré?
-
---Oui, Marie.
-
---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre
-père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!
-
---Oui, Marie.
-
-Elle se recula comme effrayée:
-
---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?
-
-Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa
-plus la parole.
-
-Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je
-repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à
-peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes
-ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin,
-toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus
-seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon
-père et de ma mère.
-
-Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.
-
---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!...
-Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je
-veux aller avec toi....
-
-Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me
-donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cœur
-me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer.
-Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.
-
---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis
-perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que
-quatre mille francs!...
-
---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule,
-pauvre mignon!
-
-J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:
-
---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!
-
---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je
-pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te
-désole pas....
-
-Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant
-plus douce:
-
---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre
-mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons,
-en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais
-ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros
-secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta
-petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh
-bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons
-d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte,
-Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute
-école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois
-qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!
-
-Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y
-accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves
-incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un
-instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs,
-vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je
-conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur
-la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement
-impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire,
-qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron
-des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me
-venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés....
-J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des
-théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon
-nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé
-par l'émotion, je m'endormis....
-
- * * * * *
-
-Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au
-moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une
-préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il
-donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations,
-est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre
-séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...
-
---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.
-
---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?
-
---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade....
-Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas
-longtemps.... Une heure à peine....
-
-Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je
-pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis
-mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:
-
---Ne pourrais-tu attendre demain?
-
---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!
-
---Je t'en prie!... demain....
-
---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!
-
---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je
-t'attendrai!
-
-Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en
-vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec
-douceur:
-
---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!
-
-Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe,
-derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de
-toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où
-danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans
-ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses,
-louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des
-ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette
-m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la
-brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse
-une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de
-Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce
-n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile,
-je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de
-tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je
-pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?...
-Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre
-sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette
-est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre
-... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de
-sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit,
-disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique,
-toujours!...
-
---Embrasse-moi bien, mon chéri.
-
---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.
-
---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est
-triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue
-l'humidité d'une larme.
-
---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de
-moi!
-
---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...
-
-Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est
-partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le
-bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...
-
-Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,
-
---114, rue de Sèze!
-
-Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le
-temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais
-pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance
-lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et
-vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas....
-Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à
-coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère
-encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau
-«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...
-
-Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte
-étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade
-sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière....
-C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!...
-Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le
-feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire
-hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à
-l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire,
-les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi
-ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de
-son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu
-aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne
-pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une
-flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face
-hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!...
-La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux
-ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges,
-de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres
-affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé
-par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir,
-comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures....
-Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain,
-dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à
-peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!»
-Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste
-pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au
-cœur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent,
-le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi
-et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter,
-le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps
-d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des
-morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et
-à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des
-granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles
-pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu
-le chapeau, la voilette, la robe.
-
---Juliette!
-
-En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses
-yeux me bravent:
-
---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!
-
-Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:
-
---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse
-sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.
-
---Laisse-moi!
-
-Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles,
-furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.
-
---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!...
-Sois bon!... Tu me tues....
-
-Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons....
-Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je
-faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne
-me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne
-de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs
-lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée....
-Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards
-fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans
-des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi,
-pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....
-
-
-
-
-VII
-
-
-Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée....
-Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche
-haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice....
-Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte
-et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai....
-J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux,
-je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les
-angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge
-de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de
-chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain,
-ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma
-mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir
-peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle
-me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas
-deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je
-n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire,
-quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me
-quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je
-lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une
-enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la
-voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher
-que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et
-fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée
-d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont
-tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur
-mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?...
-Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se
-découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la
-prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient
-pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans
-les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les
-protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle,
-sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui
-commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux
-que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne
-plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au
-néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas,
-parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle
-souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille
-vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle
-laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront,
-épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières
-ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs,
-à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!
-
-Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan,
-mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes
-s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme
-Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire
-«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va
-t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe?
-Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je
-te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?...
-Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah!
-Juliette!... Malheureuse Juliette!...
-
-Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!...
-Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui
-dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus
-nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle
-était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ...
-puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur
-elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors
-pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort,
-plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse,
-une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi;
-chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois
-ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose
-d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cœur.... Ne
-me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter,
-de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur,
-j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon
-amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je
-t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui
-l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu....
-A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus
-tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est
-maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si
-mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu
-folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui
-donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!...
-Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé
-par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis
-pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je
-ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de
-belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus
-impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des
-bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux
-plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que
-c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je
-ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi....
-Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble
-qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes
-coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes
-coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma
-mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par
-des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant,
-des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle,
-continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner....
-Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu
-avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin
-que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par
-une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes
-caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je
-comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu
-de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même
-qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?...
-Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu
-inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez
-nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence
-était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme,
-faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà
-ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer
-une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de
-honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de
-repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!...
-As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas
-l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?...
-Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui
-est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour,
-écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur;
-tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement....
-Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli
-d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne
-t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....»
-Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper....
-Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne
-veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se
-referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ...
-autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz
-brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des
-jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très
-pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette,
-vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle
-dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige
-vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une
-plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la
-chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:
-
---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!
-
-Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je
-l'embrassai.
-
-
-
-
-VIII
-
-
---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous
-cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon
-cher Lirat, sauvez-moi!
-
---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?
-
---Je veux me tuer.
-
---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.
-
---Je veux me tuer ... je veux me tuer!
-
-Lirat me regarda, cligna de l'œil et marcha dans la bureau, à grands
-pas.
-
---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change
-..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste,
-je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la
-vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en
-irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste,
-vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que
-les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans
-la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les
-autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles,
-les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous
-rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce
-qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle
-vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que
-vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien
-vous faire?
-
---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat....
-Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!
-
---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales
-dettes?... Vous les paierez!
-
---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré,
-comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent
-à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis
-entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette
-rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de
-quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête
-s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,
-effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne
-prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire
-convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve
-une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset
-délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous
-défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre
-de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la
-mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ...
-et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser
-... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans
-les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue
-... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les
-ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à
-peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge,
-je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir....
-Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri,
-je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et,
-pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des
-mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté
-ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés
-se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ...
-encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et
-tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche
-ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi
-qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement,
-appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame!
-J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau,
-j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!»
-Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans
-savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des
-ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,
-machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les
-volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des
-surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres,
-que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois
-d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur
-son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix
-sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais
-qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et,
-sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,
-des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle
-nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé
-la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais
-rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de
-police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de
-leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées
-les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient,
-faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une
-meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche,
-je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues
-ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient
-sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec
-horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt
-à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc,
-me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...»
-demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le
-sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses,
-Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont
-laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi!
-vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs,
-elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la
-croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle
-pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux
-courses ... plus jolie!...
-
-Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et
-balançait la tête.... Il murmura:
-
---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en
-aller....
-
---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une
-glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne,
-chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!...
-Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour
-me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les
-gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes
-seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les
-rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de
-terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse
-et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!...
-je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus
-ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je
-m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était,
-en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la
-ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me
-suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!...
-Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que,
-plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux,
-entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet
-amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?...
-Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous
-seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans
-le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de
-la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le
-linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils,
-à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut
-que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus
-rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui
-réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans
-l'ardeur des nuits sanglantes.
-
-J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons
-sifflants ... néanmoins, je poursuivis:
-
---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette
-d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de
-la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se
-révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant,
-Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de
-campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves:
-«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente,
-comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et
-délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une
-petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules
-qui pondront des œufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle
-fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et
-elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des
-chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur
-un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce
-serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient,
-et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre
-avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des
-refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous
-nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre
-mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant,
-va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé,
-pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un
-nœud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle
-exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a
-pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle
-me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix
-émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle
-devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une
-chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je
-te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce
-qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi
-parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas,
-ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais
-jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne
-veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je
-serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche
-... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu
-auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là,
-tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette
-fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de
-rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer
-recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin
-de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé,
-dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout,
-Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma
-honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et
-tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au
-Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que
-vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière
-fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les
-fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une
-robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux,
-et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout
-de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai
-pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_,
-d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé
-que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà,
-j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques,
-chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour
-de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent,
-détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré
-moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui
-vont, l'œil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!...
-Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très
-nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les
-désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et
-profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une
-fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une
-poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec
-ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de
-l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup
-de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile,
-complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des
-croupiers et des souteneurs!...»
-
-J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête
-sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi
-... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:
-
---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos
-causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me
-disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des
-désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un
-peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ...
-vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage
-passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me
-faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez:
-«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille
-vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance,
-une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui
-ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des
-mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme
-vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes
-rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous
-les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!...
-J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour....
-J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et
-je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin
-vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat,
-que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...
-
-Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.
-
---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre
-race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous
-tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut
-me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre
-typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il
-n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et
-si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon
-de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même,
-qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je
-vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?...
-Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je
-connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites
-... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les
-accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas
-un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la
-rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus
-de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh
-bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui
-l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....
-
---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je
-l'ai tenté et je n'ai pas pu.
-
---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup,
-s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!
-
-Il reprit:
-
---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle
-Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon.
-C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le
-faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de
-pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous
-soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami,
-vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les
-commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être,
-des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de
-retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours
-pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves
-gens de là-bas.... Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez....
-Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom
-écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à
-rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais
-conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une
-activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair
-brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi
-par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous
-reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux
-armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre....
-Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?...
-Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous....
-Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!
-
---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....
-
---Eh bien, venez!
-
---Je partirai demain, je vous le jure!
-
---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous
-jetterez dans ses bras.... Non, venez!
-
---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme
-ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les
-souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des
-heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà
-tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je
-m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas
-beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!
-
---Non, venez!
-
---Lirat!... mon bon Lirat!...
-
---Non!...
-
---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans
-argent?
-
---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai
-là-bas.... Venez!
-
---Que je fasse une valise au moins!
-
---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut....
-Venez!
-
-Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai
-l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car
-je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce
-pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à
-l'abattoir....
-
---Eh bien, et votre chapeau?
-
-C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que
-j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que
-les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient
-l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....
-
-Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du
-reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir
-en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais
-je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes
-oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant,
-près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant
-de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des
-lignes géographiques et bizarres.
-
---Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....
-
-Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage,
-à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce
-mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que
-la vague remue.
-
---Vous vous rappellerez?
-
-Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:
-
---Oui, oui, je me rappellerai.
-
-Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,
-que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai
-une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!...
-Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment,
-j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable
-conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de
-bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma
-bien-aimée.... Lirat disait:
-
---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les
-petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation
-de martyrs, leurs....
-
-Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup....
-Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura
-averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ...
-elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je
-suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....»
-Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les
-larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais
-les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant
-devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je
-tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:
-
---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah!
-vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses,
-leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....
-
-Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette....
-Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,
-suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une
-mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne
-pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean,
-ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans
-les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux
-murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....
-
---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....
-
-Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.
-
---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!
-
-Il me poussa dans un wagon, referma la portière....
-
---Adieu!...
-
-Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se
-poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire
-... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et,
-distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son
-cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois
-qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine,
-de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de
-crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le
-divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir
-luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on
-vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de
-la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse
-les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en
-souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au
-haut d'un candélabre.
-
-Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et
-je m'enfonce dans le néant.
-
-
-
-
-IX
-
-
-A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les
-mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi,
-immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des
-vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent.
-Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les
-pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine
-canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent
-a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle
-s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue,
-crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,
-avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,
-l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et
-les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté
-le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles
-s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A
-ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au
-Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de
-verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre
-ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel
-le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'œil devine des espaces
-incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises
-d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des
-vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent,
-là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses....
-A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de
-fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe,
-et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de
-gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent
-violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève;
-la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne,
-bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue,
-déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues,
-s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant
-sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des
-bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des
-flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.
-
-C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que
-la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je
-viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent
-et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et
-charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer,
-je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui
-tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je
-vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par
-l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le
-lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le
-sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au
-grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme
-qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui
-apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les
-connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les
-nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs
-se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon,
-au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y
-a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos,
-et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée
-de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un
-jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée.
-Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis
-utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que
-le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est
-allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres
-attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans
-ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage,
-comme si j'étais indigne de disparaître en elle....
-
-Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante
-sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places,
-par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne
-bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les
-reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une
-multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface
-tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des
-hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis
-la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le
-bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que
-le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses
-arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques,
-soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches
-et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre,
-à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume
-nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.
-
-Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans
-les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe,
-toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des
-routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les
-fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond
-des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves
-et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi
-par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi
-des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans;
-j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la
-mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et,
-de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le
-goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre
-profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou....
-Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas
-une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement,
-il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui
-m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge
-le cœur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur
-laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me
-débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient,
-et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je
-me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait
-venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans
-cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines....
-Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit:
-«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La
-nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d'éternelle destruction,
-elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle
-ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma
-poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la
-douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne
-à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil
-se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que
-la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume,
-je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans
-la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte
-errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les
-choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté;
-je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois
-surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent,
-d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la
-veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit;
-des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller,
-et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les
-luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant
-les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela
-était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette!
-Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues
-qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»
-
-Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères,
-noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,
-semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la
-mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense,
-une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau
-s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est
-l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours
-les mêmes charrettes que traînent les bœufs enchemisés de lin gris,
-apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes
-de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et
-sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la
-clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras
-suppliciés....
-
-J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave
-femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait
-vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants
-et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait
-l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât
-un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque,
-le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de
-tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque
-jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de
-serge verte....
-
---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes
-coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux
-une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....
-
---Comme vous voudrez, mère Le Gannec!
-
---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre
-Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes
-... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en
-donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point
-triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!
-
-Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé
-chez elle tout un automne....
-
---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en
-allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait
-trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait
-voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!
-
-Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,
-simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:
-
---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait
-là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.
-
-Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:
-
---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide
-marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun
-qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros
-temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la
-_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il
-avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et
-digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_,
-et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire
-aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions
-deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de
-dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être,
-comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux
-jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si
-bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté
-ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a
-deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne
-pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic,
-aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce
-pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les
-jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin
-et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je
-demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non,
-la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je
-ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut
-bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors,
-j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un
-jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,
-gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer....
-Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes
-deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés
-roulés dans les rochers.
-
-Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que
-fait-elle?... Éternelles questions!
-
-La mère Le Gannec continuait:
-
---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de
-quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup,
-votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre
-Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!
-
-Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait,
-d'une voix grave:
-
---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la
-mer....
-
-Moi, je songeais:
-
---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa
-nuit!
-
-Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de
-la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le
-courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un
-côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres
-cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer
-qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des
-flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de
-distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux
-leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent,
-en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles
-carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des
-clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe
-avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux
-blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans
-un bruit de ferraille et de grelots, mon cœur battait.... «Il y a
-peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et
-le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait
-plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa
-casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un
-libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle
-ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles....
-Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une
-suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une
-longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h,
-et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées,
-les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de
-larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait
-son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat,
-admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cœur gros, sentant
-davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par
-mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à
-ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur
-plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler,
-à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à
-toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son
-image incomplète, effacée par les baisers de tous!
-
---Juliette! Juliette!
-
- * * * * *
-
-Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux
-monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le
-voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts,
-noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent.
-Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette.
-Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la
-taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe,
-je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et
-deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du
-môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de
-la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait,
-je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt,
-avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui,
-jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont
-les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers;
-que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les
-anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes
-d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut....
-Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une
-nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il
-s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand
-voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas
-à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle
-était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle
-s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je
-ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois
-plus triste, je reviendrai.»
-
-Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.
-
---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave
-enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son
-père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean....
-Vous savez, vous y avez été bien des fois....
-
---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?
-
---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la
-demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va
-mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.
-
---Elle n'a plus sa mère?
-
---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.
-
---Ils sont riches?
-
---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement
-vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la
-bonne demoiselle.
-
-Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.
-
-Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces
-jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour
-du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait
-dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc
-défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de
-pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi
-triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le
-dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de
-Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée
-sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges
-primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur....
-Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et,
-peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre
-chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du
-bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses,
-tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix
-grêle des enfants de chœur, tandis que la jeune fille priait, comme
-eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans
-un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune.
-Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et
-sous les arbres qui chantaient.
-
---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai
-demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je
-t'aime!
-
---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne
-faut pas m'aimer!
-
---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon
-épaule, et allons ainsi toujours!...
-
---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que
-la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache
-dans la bourbe des eaux croupies?
-
---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai
-choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de
-toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté....
-Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.
-
---Non! non!... mon cœur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison
-qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne
-t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes
-yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...
-
-La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans
-l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les
-enfants de chœur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours
-agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais
-qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche....
-Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour
-la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable
-satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille
-m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.
-
-Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées,
-dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je
-marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière
-que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des
-conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures
-nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires.
-Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées
-sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous
-reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes,
-les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait
-au déchirement de nos voix.
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus....
-Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie
-violette, les cheveux en coup de vent....
-
--Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient,
-tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents
-d'orage et des roulements de tonnerre.
-
-O cabotinisme de la douleur!
-
-Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient
-plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même
-rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi,
-toutes les deux.
-
---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!
-
-Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
-Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le
-vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous
-les trois!
-
-Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à
-face avec Juliette.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un
-hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame
-sa proie.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de
-folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des
-rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression
-de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le
-Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle
-paire de bas.... Elle me dit:
-
---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai
-préparé une belle écrevisse de mer!
-
---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas
-de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?
-
-Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se
-déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite,
-levait les bras au ciel, geignait:
-
---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!
-
-Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur
-le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et,
-tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée,
-folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une
-lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer,
-de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse,
-lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me
-jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de
-maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de
-vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à
-tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un
-moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de
-souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante,
-toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.
-
---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?...
-Allez-vous-en!
-
---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez
-pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je
-pouvais vous être utile à quelque chose.
-
---Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous
-regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi
-tranquille.
-
-Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait
-dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble,
-craintive, redoublant de soins, soupirant:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre
-pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités....
-Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère
-affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait
-l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi,
-résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de
-temps en temps, elle répétait:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le
-couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la
-fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon,
-ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre,
-et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.
-La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme,
-qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port
-et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare
-s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou....
-Et je me sentais bien malheureux!...
-
-Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma
-lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes
-de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne
-viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des
-dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient,
-la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi
-serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève
-désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre
-son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau,
-mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?...
-Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il
-me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi
-bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma
-colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût
-épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps,
-un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne
-manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible
-que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune
-force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais,
-à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses,
-de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi....
-La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où
-étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi
-manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier
-leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus
-abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur
-des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le
-soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me
-soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses
-réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller
-devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque
-battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...
-
-La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer
-la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le
-roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une
-voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une
-sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin
-passait.... Le postillon l'interpella:
-
---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît?
-
---C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un
-geste de la main et continua sa route.
-
-J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la
-lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.
-
---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est
-Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!
-
-Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.
-
---Juliette! ma Juliette!
-
-Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix
-soupira:
-
---Jean! mon petit Jean!
-
-Et je défaillis dans les bras de Juliette.
-
-Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché
-sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait,
-pleurait:
-
---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc
-encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!
-
-Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être,
-inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un
-grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui
-s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour,
-de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle,
-un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec
-ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement
-enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses
-gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais
-des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure,
-une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en
-vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en
-larmes....
-
---Encore, que je te voie, ma petite Juliette!
-
-Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.
-
---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!
-
-La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne
-s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.
-
---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.
-
---Il faut les faire monter, mère Le Gannec!
-
---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la
-vieille femme.
-
---Tu en as donc beaucoup, ma chérie?
-
---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!
-
---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir....
-Nous verrons demain....
-
-Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à
-chaque instant:
-
---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et
-puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans
-des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne
-bouge pas, Jean, ne bouge pas.
-
-Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre
-son oreille.
-
---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_!
-dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?
-
-Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.
-
---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme
-tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis
-changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?
-
-Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:
-
---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi
-tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui
-bien tout, tout, tout!...
-
-Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur
-la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que
-j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....
-
---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un
-caoutchouc?...
-
---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?
-
---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que
-j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te
-prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera....
-Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!...
-Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et
-je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne
-ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un
-mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu
-m'étourdir.... Je souffrais trop!...
-
-Sa voix prit une intonation brève:
-
---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de
-lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami
-Lirat!... Mais tu verras, tu verras.
-
-Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette
-passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle
-avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être
-davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans
-crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ...
-et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se
-résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que
-je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant
-l'interroger directement, je répondis:
-
---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois,
-quand nous rentrerons à Paris....
-
---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit
-jours.... Ça m'ennuie tant!
-
---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ...
-plus longtemps ... quinze jours!
-
---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon
-chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai
-pas une chose, une belle chose.
-
-Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:
-
---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule
-pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons
-dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura
-plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de
-rente.
-
---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.
-
---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille
-francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois,
-nous les aurons....
-
-Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:
-
---Nous les aurons!...
-
---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le
-mal que tu me fais....
-
-Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:
-
---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...
-
---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela,
-jamais!...
-
---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...
-
-Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes
-étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence
-de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la
-journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare,
-pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant
-pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en
-costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des
-fermes!
-
---Il y a des bateaux ici?
-
---Mais oui.
-
---Beaucoup?
-
---Mais oui.
-
---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les
-nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre
-se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et
-des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris
-me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant
-triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:
-
---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle
-... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu
-savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te
-dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es
-malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir
-de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.
-
-Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits
-sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des
-fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de
-l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort,
-ainsi qu'un chaud soleil.
-
-Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit
-sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors,
-comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette
-désira rentrer.
-
---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter
-ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...
-
-Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à
-en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle
-étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues
-brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je
-souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre,
-m'obsédait.
-
-Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le
-soir même.
-
---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite,
-commande une voiture.... Oh! quel malheur!
-
-Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile,
-sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ,
-sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière....
-Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire,
-refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne
-savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient
-craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles.
-Juliette s'assit sur mes genoux.
-
---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je
-m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt,
-je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je
-reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un
-cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta
-petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne
-m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!
-
- * * * * *
-
-Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle
-alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.
-
---Nostre Mintié! nostre Mintié!
-
-Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en
-elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.
-
---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça
-que je meurs.... De ça!
-
-Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:
-
---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous
-soulagerait!
-
-
-
-
-X
-
-
-Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque
-de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se
-rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui
-restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous
-les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs
-vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la
-catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de
-brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste,
-des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne
-à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je
-n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication
-immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que
-d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette
-prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et
-je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables
-traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et,
-moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par
-des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me
-tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la
-demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures
-infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse
-sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je
-choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des
-églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon
-âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans
-le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair
-immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser
-des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce
-châtiment!
-
-L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de
-palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas
-de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes
-fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation
-infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets
-et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche,
-les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs
-de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par
-des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du
-village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré
-dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau
-inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle
-me retenait.
-
---Laisse-moi! ai-je crié.
-
---Pourquoi t'en vas-tu?
-
---Laisse-moi.
-
---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi....
-Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de
-toi.... Reste!
-
---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...
-
-Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:
-
---Ah! ma Doué! il est fou!
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai
-eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui
-se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle,
-tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques....
-Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses
-nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de
-moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque
-sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me
-talonnent et je crie:
-
---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je
-suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa
-chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans
-l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car
-je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé
-de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée....
-Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment
-stupéfaite.
-
---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites
-ici?... Êtes-vous malade?
-
-J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....
-
-Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive
-avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien
-enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure,
-qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans
-l'éternelle nuit du cabanon!
-
-Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut
-que j'épuise sur elle cette rage maudite!...
-
-Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:
-
---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent....
-Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que
-je parte!...
-
-
-
-
-XI
-
-
-Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près
-de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel
-meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs
-s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière
-ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit;
-mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un
-aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences
-inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait
-tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle
-bourrait de paquets d'iris.
-
---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de
-nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont
-là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis,
-tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne
-sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi,
-que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je
-te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre
-en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si
-ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas....
-Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?
-
-Et jetant un dernier coup d'œil sur la chambre, elle était partie.
-
-Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en
-rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes,
-fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser,
-le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses
-étaient dans le même ordre.
-
---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as
-encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?
-
---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!
-
---Ce soir?
-
-Elle réfléchissait un instant.
-
---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop....
-Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me
-désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!
-
-Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,
-comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,
-tombaient dans l'éternité de l'attente.
-
-A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand
-accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger,
-la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au
-lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que
-traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus
-pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté,
-dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore
-l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me
-jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune
-du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue,
-qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus
-cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos
-joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs
-de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a
-une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort
-en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais
-Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
-et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais
-rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais
-beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cœurs, une fleur, une
-toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne
-la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette.
-Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette
-pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais
-dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée,
-comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle
-s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des
-projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un
-jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son
-âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous
-en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je
-travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des
-romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais
-de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais
-descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des
-quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une
-somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette
-chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus
-tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable....
-Elle battit des mains.
-
---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement,
-tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis
-bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel
-dommage!... C'est impossible!
-
---Pourquoi donc est-ce impossible?
-
---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de
-faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!...
-Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...
-
---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas
-un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur
-atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui
-me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore
-où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu
-voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce
-qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!...
-De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par
-tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...
-
-Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles
-faisaient tinter à ses oreilles.
-
---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des
-tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal....
-Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!
-
-Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.
-
---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les
-déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je
-suis bien malheureuse!...
-
-Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite
-contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais
-horreur et pitié....
-
---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il
-croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon
-Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais
-plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.
-
-Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre
-les regrets gémir:
-
---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de
-l'argent, et tu n'en as pas!
-
---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai
-de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en
-attendant que je conquière une fortune!
-
---Tu as de l'argent?... Fais voir.
-
-J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les
-saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses
-yeux luisaient, étonnés et charmés.
-
---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille
-francs?...Mais tu es riche!... Alors....
-
-Elle se pendit à mon cou, caressante.
-
---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un
-petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me
-l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?
-
-Je reçus au cœur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le
-plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de
-demander:
-
---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?
-
---Deux mille francs, mon chéri.
-
---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.
-
-Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit
-précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché
-sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas
-m'avoir demandés, elle dit:
-
---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu
-retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.
-
-Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre
-elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je
-m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus
-librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les
-jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait
-de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps
-sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes
-membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi
-qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas,
-en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas
-d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les
-cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui
-retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de
-pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la
-fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré
-les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite,
-affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la
-chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie
-me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:
-
---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!
-
-Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence
-nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre
-le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter
-mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir
-si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de
-dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans
-la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des
-piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image
-immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que
-Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais
-impitoyablement, hors de mon soleil.
-
-Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je
-ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais
-rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par
-les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je
-me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi
-longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à
-la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû
-rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes
-inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de
-hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se
-moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait
-terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante;
-elle implorerait son pardon.
-
---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu
-consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul
-instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu
-n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!
-
-Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des
-millions à la figure.
-
---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!
-
-Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:
-
---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce
-que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse
-si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se
-poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!
-
---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les
-filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà
-encore!... Tiens! en voilà toujours!
-
-Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la
-main le geste de jeter des millions à travers l'espace.
-
---Tiens, misérable; tiens!
-
-Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point
-si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude,
-et que je ne sondasse, d'un coup d'œil impatient, l'intérieur des
-voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard,
-mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De
-nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la
-bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce,
-enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait
-suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces
-endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les
-théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant
-que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une
-loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les
-restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les
-yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués,
-et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....»
-Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me
-disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle
-t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison,
-chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec
-d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez
-les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien
-qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.
-Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute
-sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir
-disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers
-de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je
-rentrai....
-
---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.
-
---Personne, monsieur Mintié.
-
---Pas de lettre, non plus?
-
---Non, monsieur Mintié.
-
---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?
-
---La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.
-
-Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»
-
---Portez cela rue de Balzac....
-
-J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à
-reparaître.
-
---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.
-
-Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le
-canapé.
-
---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?
-
-Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par
-les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre,
-projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux
-se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes,
-infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps,
-subitement, avait cessé de marcher.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus
-roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés
-passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le
-trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre,
-que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue....
-Aucun ne s'arrêtait.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette
-serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le
-canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!...
-Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture
-s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le
-couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la
-chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.
-
---Allons, prends ton chapeau, mon chéri.
-
-Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par
-l'attente, souvent, je la traitais durement.
-
---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels
-bouges?
-
---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!...
-Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te
-retrouver?
-
-Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:
-
---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais,
-jamais!
-
-La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Elle descendait l'escalier.
-
---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais
-avec toi.
-
-Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.
-
-Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces
-bijoux, la fureur me reprenait.
-
---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.
-
-Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.
-
---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre
-tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je
-vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma
-poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cœur!... Juliette!... Ah! je ne
-peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de
-moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!
-
-Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....
-
---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant,
-je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte
-de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme
-qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses
-terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais,
-j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai
-tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure,
-la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où
-tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te
-dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu
-changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai
-tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui
-faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves
-d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux
-bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te
-demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma
-Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu
-connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est
-riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a
-aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver
-Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne
-craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...
-
-Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet
-errait sur ses lèvres.... Elle murmura:
-
---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!
-
-M'en allant, je continuais de gémir:
-
---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....
-
-D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la
-trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais
-que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je
-le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui
-m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un
-soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais
-reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais
-dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les
-objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De
-temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:
-
---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?
-
-Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais
-l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de
-mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait
-sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras
-héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.
-
---Viens-tu?... disait Juliette....
-
-Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que
-d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute
-petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.
-
---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des
-choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle
-a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me
-consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras,
-ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?...
-Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un
-chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui
-chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean,
-quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit
-cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras....
-J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu
-verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!...
-Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...
-
-Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux
-du lit lui faisaient comme deux ailes.
-
-La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin,
-des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents
-de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!...
-Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée;
-j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix
-chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et,
-depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le
-canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois
-heures.
-
---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra
-pas!
-
-Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus,
-tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb....
-Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures
-descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat
-courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je
-vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer,
-s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine
-dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient
-moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.
-
---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien
-dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?
-
-Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle
-avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et
-elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais
-suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles
-larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme
-de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles
-encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de
-mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus
-damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de
-proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur
-cœur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent
-l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque
-chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la
-mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un
-répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de
-ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la
-débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste
-et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet
-inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible,
-que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où
-l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur,
-on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et
-raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards.
-Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,
-brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût
-communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y
-goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,
-souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant
-de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés
-de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais,
-avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui
-ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur
-vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se
-dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges
-afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans
-le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit,
-les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et
-de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si
-touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient:
-«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans
-le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de
-bonheur, en l'œil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer
-ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles,
-ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais
-dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits
-employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un
-peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu
-de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais
-aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu
-avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail
-rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas!
-j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je
-n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la
-constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en
-revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le
-soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur
-et du devoir....
-
-Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur,
-annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans
-l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui
-vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de
-gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture
-approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le
-bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement
-familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture
-obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le
-jour!
-
---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra
-pas!
-
-Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes
-battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de
-dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:
-
---Oh! Juliette! Juliette!
-
-Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement
-de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations....
-Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient,
-bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que
-la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait....
-Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette
-s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour
-me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des
-choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:
-
---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.
-
---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!
-
---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il
-meurt!
-
---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!
-
---Il faut l'aimer, être bonne....
-
-Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....
-
---Non! C'est toi que j'aime ... viens!
-
-Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils
-cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.
-
---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant
-à mourir?...
-
-Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour....
-Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants
-glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le
-couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.
-
-Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je
-n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de
-regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère
-Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et
-repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
-je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre....
-Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient
-fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de
-mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes
-d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette
-... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette
-avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!...
-Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des
-tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté
-l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme,
-je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux
-petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes
-malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je
-restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose
-épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un
-sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était
-tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans
-raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la
-maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la
-mère Sochard qui m'ouvrit.
-
---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de
-suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est
-moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!...
-Dites-lui....
-
-La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:
-
---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame
-n'est pas rentrée....
-
---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi,
-hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous,
-les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....
-
-La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....
-
---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que
-Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre,
-vous verrez bien!... puisque je vous le dis!
-
-En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était
-vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas
-à pas, répétant:
-
---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus
-ensemble, à c't'heure!...
-
-Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme
-lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette
-rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau
-à gaz....
-
---Et où est-elle? demandai-je.
-
---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va
-Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui
-a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de
-rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!
-
-En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui
-avais envoyée.
-
---Est-ce que Madame a lu ça?
-
---Probablement que non, allez!...
-
---Et vous ne savez pas où elle est?
-
---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!
-
-Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.
-
---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous
-avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère
-Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu
-... Eh bien! en voilà assez!...
-
-Je brandissais mes poings dans le vide.
-
---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter
-d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais,
-jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!
-
---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille
-femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!...
-Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez,
-monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...
-
-En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant
-le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai
-Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât
-Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger
-à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de
-grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:
-
---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi,
-si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois
-qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis
-une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir,
-elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme
-moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de
-changé!
-
-Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des
-voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise
-action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les
-pattes de derrière.
-
---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...
-
-Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui
-écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
-glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les
-flambeaux, un œil arraché tomba sur le tapis....
-
---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien
-au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je
-ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet œil, cette cervelle, ce
-cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je
-ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...
-
---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon
-Dieu, je....
-
-Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte
-démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du
-chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la
-tache pourprée s'élargissait....
-
-
-
-
-XII
-
-
-Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action
-monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant.
-De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et
-la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément,
-mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de
-mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce
-crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!...
-Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir
-en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la
-guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au
-moment précis où, les yeux charmés, le cœur ému, il s'attendrissait
-à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un
-arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?...
-Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que
-moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes
-et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui,
-l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans
-ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité
-espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit
-tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le
-tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites
-pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un
-assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette
-tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la
-chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...
-
-Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me
-pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de
-moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que
-désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me
-plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa
-conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si
-vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cœur soulevé
-de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je
-guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.
-
---Il n'y a pas de réponse!
-
---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez
-remis la lettre?
-
---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de
-réponse!»
-
-Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur
-d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait
-poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement,
-j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi
-l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là
-... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais
-mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!
-
-Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me
-voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à
-elle, l'implorer servilement.
-
---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et
-je partirai!
-
---Non, non, Monsieur!... je serais grondée....
-
-La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se
-précipiter.
-
---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!
-
---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas
-venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je
-me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que
-je me tue!
-
---Bien, Monsieur!
-
-Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.
-
-L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes
-malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation.
-Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre,
-noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait
-toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et
-fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis
-de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et
-_sirotait_ un verre de chartreuse.
-
---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?
-
-Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux
-premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:
-
---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis
-un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul
-d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a
-chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un
-cran, j'espère?
-
---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un
-consul qui est son amant, aujourd'hui?
-
-Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.
-
---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme
-ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y
-tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle,
-c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain,
-ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer,
-mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours
-amoureux d'elle, pauvre garçon?
-
---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette
-passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et
-je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce
-pas?
-
---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en
-l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme
-tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère,
-je rougirais de faire ce qu'elle fait!
-
-La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en
-vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de
-dire:
-
---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.
-
-Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de
-Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un
-air câlin, m'approchai d'elle.
-
---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.
-
---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les
-deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était
-avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même
-temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi
-que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre:
-«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous
-aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur
-les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien
-vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!
-
---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous
-comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....
-
-Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.
-
-Gabrielle me consolait:
-
---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce
-qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?...
-Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais
-toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris
-... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes
-qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ...
-et qui vous aimeraient bien, allez!...
-
-Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa
-voix était devenue caressante, et son regard luisait:
-
---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ...
-une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...
-
-Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la
-mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir,
-s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent
-horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai
-Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa
-toilette, et me dit:
-
---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon
-petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....
-
-Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma
-tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le
-visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins....
-Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons....
-Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques
-gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse
-beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un
-anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait,
-de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon
-esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme
-ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même,
-vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement
-souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des
-nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux....
-Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les
-mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs
-étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant
-moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une
-course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai
-dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le
-jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud
-qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits
-nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se
-tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil
-mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures
-compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse,
-traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur
-leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs
-flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles,
-que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut
-plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches,
-ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures
-comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges,
-jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus
-l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de
-la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et,
-sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne
-pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue....
-Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du
-trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce
-spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux,
-mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais
-envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:
-
---Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?...
-Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras
-brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances
-quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la
-société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles
-et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des
-échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te
-volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui
-s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les
-chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège,
-les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour
-en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles
-habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on
-te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans
-la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment,
-toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs
-cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges
-pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé
-pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...
-
-Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de
-profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,
-semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux
-saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.
-
---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.
-
-Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai
-dedans.... Juliette avait déjà disparu....
-
---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez
-moi!... Vite, cocher, vite donc!
-
-Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà
-partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.
-
---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux?
-
---Mais non, monsieur Mintié.
-
---Alors, j'ai une lettre?
-
---Rien, monsieur Mintié.
-
-Je pensai:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute
-voix, pour me rassurer:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps
-fuyait.... Personne toujours.
-
---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et
-elle savait que je devais me tuer à six heures!
-
-Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de
-sortir.
-
---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime
-bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que
-je veux la voir.
-
---Mais je ne sais pas où est Madame.
-
---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je
-souffre trop!
-
---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.
-
-J'insistai.
-
---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh!
-dites-le-moi!
-
---Puisque je ne sais pas!
-
-L'impatience me gagnait.
-
---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas
-... parce que....
-
-Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante
-de voyou:
-
---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de
-panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la
-police, vous entendez?...
-
-Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:
-
---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens!
-
-J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine
-et, tout honteux, je redescendis l'escalier.
-
-Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé
-autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les
-glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs
-théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement,
-j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières
-aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et
-triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je
-m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de
-Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en
-habit je disais:
-
---C'est peut-être celui-là, son amant!
-
-Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir,
-partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais
-lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la
-tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué,
-de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je
-l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais
-là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un
-crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais
-à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un
-homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien....
-J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai
-dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.
-
-De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait
-de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre,
-débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac,
-obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la
-maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué
-par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus....
-Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le
-bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me
-sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché
-de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des
-pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude
-levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je
-voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place....
-Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps,
-un froid me monta du cœur au cerveau.... J'eus la sensation que la
-vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je
-m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait
-disparu, en disant:
-
---Allons!... Venez-vous?
-
-L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....
-
-C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la
-tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec
-Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai
-encore.
-
---Lirat!... criai-je, Lirat! ...
-
-Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile,
-la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot
-dire....
-
---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas
-vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas
-Lirat!...
-
-Lirat se taisait....
-
---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que
-vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici,
-avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce
-que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont
-vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez
-mises dans mon cœur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour
-moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes
-un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme
-comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si
-je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas,
-pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat....
-Répondez-moi!...
-
-Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:
-
---Allons, venez-vous?...
-
-Je saisis les mains de Lirat.
-
---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc
-pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris,
-de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ...
-vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir,
-tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela
-qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle
-vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine
-de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du
-mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos
-veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous,
-vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un
-sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.
-
-Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux
-poings crispés:
-
---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!
-
-Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de
-tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les
-maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent....
-Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis
-sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une
-route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait....
-L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au
-soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle
-enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches
-chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs
-niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de
-petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine
-des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre,
-des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient:
-«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes
-les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et
-la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...»
-Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que
-faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse
-pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent
-leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les
-fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues,
-et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit
-la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux
-tourbillonnaient....
-
-Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....
-
---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je
-venais de donner mes vieilles hardes.
-
---Oui, mon ami!
-
---Et où Monsieur s'en va-t-il?
-
---Je ne sais pas....
-
-Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de
-squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements,
-mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec
-d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des
-colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes,
-les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de
-côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort,
-se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide,
-toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes
-charognes....
-
-Noirmoutier, novembre 1886.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-***** This file should be named 44139-0.txt or 44139-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/old/44139-0.zip b/old/44139-0.zip
deleted file mode 100644
index 3168b01..0000000
--- a/old/44139-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/44139-8.txt b/old/44139-8.txt
deleted file mode 100644
index 89f0eb5..0000000
--- a/old/44139-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,8921 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Le Calvaire
-
-Author: Octave Mirbeau
-
-Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-PAR
-
-OCTAVE MIRBEAU
-
-AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR
-
-SEIZIÈME ÉDITION
-
-
-PARIS
-
-PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
-
-28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_
-
-1887
-
-
-
-
-
-A MON PÈRE
-
-_Témoignage de ma piété filiale,_
-
-O. M.
-
-
-
-
-PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION
-
-
-_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne
-plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce
-qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce
-qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre
-un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement
-(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un
-vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur
-verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas
-lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses,
-les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu
-aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus
-impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les
-vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que
-la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu,
-à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout
-humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens
-que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.
-
-De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis
-un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé
-mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce
-qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon
-âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que
-j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire,
-parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui,
-jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en
-passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets
-tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit
-jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement
-hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne
-puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une
-oeuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....
-
-Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre.
-Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends
-rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir
-encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps,
-des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il
-respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement
-pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.
-
-Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le
-patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo;
-tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages
-enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre
-reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy
-et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré
-les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique
-qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre
-sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les
-navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros,
-qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.
-
-Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.
-
-Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes
-ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point,
-par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la
-sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes
-là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics,
-des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le
-patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener
-d'irréparables malheurs.
-
-Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement.
-Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes,
-ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans
-protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux,
-il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à
-découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier
-dans ses oeuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie
-de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas
-aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux,
-démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la
-Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent
-sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire
-casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux
-que les autres.
-
- OCTAVE MIRBEAU.
-
- Paris, 7 décembre 1886.
-
-
-
-
-LE CALVAIRE
-
-
-
-
-I
-
-
-Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg
-du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de
-Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette
-entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua
-beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins
-du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se
-battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si
-malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant
-à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa
-quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté
-ces incidents, avec orgueil et admiration.
-
-Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de
-l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents
-habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la
-campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés.
-Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite
-contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont,
-descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours
-verte, où l'on voit errer les boeufs, par troupeaux. La rivière
-d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement
-dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts
-peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur
-son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la
-vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies
-et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes
-roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des
-verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la
-proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au
-bec jaune.
-
-Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très
-ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait
-le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution
-et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants,
-couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté,
-les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois
-la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande
-cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés
-des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les
-bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque
-visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison,
-avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle
-où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient
-à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui
-ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le
-bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes
-maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins
-qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait
-fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que
-le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence
-de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement
-tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les
-lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de
-pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles
-tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à
-travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces,
-tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées
-entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de
-chambre et de cocher.
-
-Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé;
-tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle
-a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui
-figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve
-rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un
-prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié,
-dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et
-les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les
-êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps
-n'a pu en user l'agate dure.
-
-Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les
-voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés
-par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences,
-dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression
-que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues,
-les leçons inflexibles de la vie.
-
-Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait
-ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait
-révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition
-familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels
-se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération
-en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans
-les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les
-souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois
-campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient
-importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,
-suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre
-de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait
-aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui
-donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent
-homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il
-ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de
-vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il
-faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils
-une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était
-chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc
-et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer
-l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile,
-derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange
-à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau
-sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne
-et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien:
-«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules
-réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.
-
-Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur
-le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait
-plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit,
-par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à
-l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue
-un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si
-héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus
-enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de
-la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait
-à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au
-bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste
-autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant
-toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon
-enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle
-impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les
-douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.
-
-Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi.
-Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette
-de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces,
-mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout
-petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de
-seringas.
-
---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ...
-fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.
-
-Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du
-seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté
-sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait
-l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher
-les poils et se gratter le cou.
-
---Allons, répéta mon père, déguerpis.
-
-Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure
-fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa
-langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais
-voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à
-tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre
-animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères
-que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt
-avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il
-avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées,
-les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol
-d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le coeur me
-battait si fort que je crus que j'allais défaillir.
-
---Papa! papa! criai-je.
-
-En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
-fouet.
-
---Sacré matin! jura mon père.
-
-Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette;
-vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et
-j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si
-douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se
-tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.
-
- * * * * *
-
-D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un coeur tendre, bien qu'il
-semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales
-et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre
-service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en
-toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble
-des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations
-plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie
-du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un
-agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation
-fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes,
-comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités
-d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race,
-d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en
-éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne
-la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud,
-ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y
-avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en
-reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux
-êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté
-de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant
-beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la
-maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses
-manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible,
-très lourde au coeur de ma mère.
-
-Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant
-de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses
-gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses
-yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se
-fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si
-vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de
-cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,
-métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès
-d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien
-douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu
-à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange
-sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague,
-la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections
-physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait
-le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du
-malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable.
-Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées
-de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le
-mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une
-santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité
-excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que
-développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité
-s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes
-alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne
-se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi
-souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la
-courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil,
-comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup,
-lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient
-de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que
-rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût
-pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de
-ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du
-coeur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne
-savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu,
-elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier,
-de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la
-fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas
-pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un
-pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle
-courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse,
-prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce
-qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère
-morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un
-dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle
-revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face
-toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon
-de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait
-d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées.
-Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,
-sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc
-de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré
-le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les
-chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme.
-Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours
-s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces
-choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains
-souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances
-physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille
-qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de
-ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il
-ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui
-apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de
-la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour
-aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses
-tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient
-autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont
-elle sentait le noeud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet
-était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui
-renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se
-dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau
-verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière
-aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de
-limon.
-
-Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas,
-le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette
-vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute
-consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé,
-ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un
-verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se
-plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau,
-il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la
-journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement,
-d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme
-cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du
-cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En
-voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix
-tranquille:--«Des amers, prends des amers.»
-
-Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père
-fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments
-de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne
-pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que,
-parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses
-qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers
-lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement
-gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux
-affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses
-propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice
-des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la
-bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent,
-en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui
-donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son
-besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la
-présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce
-visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une
-parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire
-tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par
-oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint,
-comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à
-l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la
-vît s'approcher de la sainte table.
-
-Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets
-et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle
-passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt
-agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que
-le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de
-savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour,
-venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela?
-Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal,
-plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était
-paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force
-mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau
-brouillé, le coeur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue
-des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions
-de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte
-d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.
-
-Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se
-décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait
-son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à
-ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes
-de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres,
-chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était
-anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était
-atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.
-Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la
-tranquillité d'esprit.
-
-Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée
-par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne
-pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans
-le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé
-d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle
-était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et
-nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se
-souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux
-de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait,
-comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim
-de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et,
-comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle
-s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à
-l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec
-emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne
-lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante
-et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour
-redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures;
-personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce coeur, déjà
-gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le
-trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas
-d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire
-éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés.
-Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui
-devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente
-et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait,
-pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée,
-et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles,
-bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front
-l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle
-entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa
-manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient
-pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis.
-Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la
-condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de
-l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint,
-des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui
-avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la
-situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes
-de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif
-des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas!
-Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions
-idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de
-lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges
-pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et
-pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix
-et sur des tombes, la corde au cou.
-
-Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur
-le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets,
-amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums.
-On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer
-par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas
-et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison
-d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait
-supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la
-terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis,
-l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et
-la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque,
-qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le
-cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille
-brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays
-qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus
-devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme
-si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt
-même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant
-de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui
-traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de
-crucifix.
-
-Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il
-le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux
-heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se
-multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se
-créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil
-général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient
-de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait,
-hochant la tête:
-
---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça
-finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne
-devienne folle....
-
-Et comme on se récriait:
-
---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la
-famille, on n'a pas la tête si solide!
-
-Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours,
-le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne
-comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien
-tenter pour sa guérison.
-
-C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde,
-malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que
-d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé
-d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère
-oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les
-énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux,
-des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge.
-Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée
-sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme,
-palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui
-appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission
-conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des
-hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis
-toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses
-troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait
-maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans
-son être.
-
-Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire
-que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha
-des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand
-elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage
-fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire,
-ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie
-au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet
-et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans
-cesse les mains, le coeur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait,
-et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son
-ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix
-profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans
-saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir
-avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au
-passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser
-tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma
-mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de
-chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des
-mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine
-sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes
-choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et
-légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour,
-et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces,
-étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains
-protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas!
-cette espérance fut de courte durée.
-
-Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux,
-des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge
-d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises
-furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme
-paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au
-moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces
-accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les
-premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se
-continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui
-revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie
-et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile
-inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré
-contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:
-
---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras
-heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!...
-Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...
-
-Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon coeur
-battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles,
-mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance
-était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté
-bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le
-désordre dans l'âme de ma mère.
-
-Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs,
-Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout
-à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un
-cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible,
-je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.
-
---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.
-
---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a
-peur d'un pavé.
-
-Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé
-d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon
-corps frissonna.
-
---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon
-linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?
-
-Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et,
-à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau,
-l'examina.
-
---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais
-quoi?... Il n'y a rien.
-
-Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais
-de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me
-mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras
-en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant
-lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le
-pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout
-pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.
-
---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez
-Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ...
-Prévenez Monsieur aussi....
-
---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante,
-yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il
-est sorcier!
-
-Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le
-plâtre en dessous.
-
---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore,
-et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient
-pas!
-
-Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle
-se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les
-dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans
-ses grosses mains, branlait la tête.
-
---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond
-du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du
-tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!...
-Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit
-dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas
-comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce
-qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.
-
-Ma mère était devenue pâle, hagarde.
-
---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.
-
-Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans
-l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les
-claquements de porte.
-
-Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de
-l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle
-cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé,
-c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface
-humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors,
-à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de
-semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations
-pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le
-fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les
-plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina
-que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les
-germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir,
-les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre
-d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette
-minute même, la dernière espérance mourut en son coeur.
-
-Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.
-
---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit
-Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de
-lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...
-
-Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées,
-essayait de la calmer:
-
---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui,
-promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à
-l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le,
-parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens,
-tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le
-soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le
-sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il
-me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...
-
-Marie me tenait dans ses bras.
-
---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous
-mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le,
-votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit
-Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon....
-Allons, embrassez-le, Madame.
-
---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus
-tard.... Emporte-le....
-
-Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.
-
-Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait
-bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie
-normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se
-séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait,
-elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait,
-poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit
-être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de
-soi-même au coeur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle
-disait:
-
---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....
-
-En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la
-vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons,
-tous les arguments dictés par son esprit pratique et son coeur simple
-de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla
-d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une
-bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.
-
---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre
-avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous
-fassiez le malheur de votre enfant!
-
-Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:
-
---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....
-
- * * * * *
-
-Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère
-que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point,
-vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille
-Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand
-parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une
-nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit,
-l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque
-jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies
-de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans
-les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je
-cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois
-bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans
-savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit
-corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire
-se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient
-quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets,
-aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je
-songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un
-cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les
-pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir,
-gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les
-premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui
-sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs
-me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune
-clarté ne se leva.
-
-J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur
-arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra
-contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes
-plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je
-pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé,
-car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que,
-plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu
-de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse
-embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de
-sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre
-davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je
-compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma
-mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands
-yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un
-battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme
-pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë
-aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais
-éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais
-que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait.
-Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient
-encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses
-lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient
-et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à
-m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante,
-comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui
-n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient.
-Était-il donc possible qu'elle fût morte?
-
-J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle,
-tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte
-Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.»
-Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le
-médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave
-qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie.
-Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré,
-sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas
-de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et
-de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je
-me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse
-journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie,
-j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le
-front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais
-les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons,
-un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les
-hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M.
-Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des
-figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des
-enfants de choeur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires,
-des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait
-une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous,
-s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant
-ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et
-une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et
-d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant
-estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche
-de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout
-à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng!
-dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement,
-le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la
-croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis
-blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd
-et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes
-portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule
-grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans
-laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui
-s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les
-cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng!
-dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons
-blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église
-qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal
-d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.
-
-La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena
-quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées
-derrière le dos.
-
---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand
-malheur!
-
---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!
-
-Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois
-encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras
-qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il
-tamponnait ses yeux rougis de larmes.
-
---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle
-n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que
-j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute
-rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!...
-Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...
-
-Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.
-
---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me
-berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....
-
-Se parlant à lui-même, il disait:
-
---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé,
-plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit,
-regarde-moi bien!...
-
-Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux
-yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il
-m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.
-
---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!
-
-Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il
-s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une
-immense pitié, j'écoutai ce coeur inconnu qui, pour la première fois,
-battait près du mien.
-
- * * * * *
-
-Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait
-pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait
-pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises,
-qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait
-sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits
-de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle,
-même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau
-matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des
-lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur
-l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,
-loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On
-lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et
-tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en
-tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot.
-Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau,
-d'interroger mon coeur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque
-triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes,
-devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de
-savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence
-des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit
-de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris
-et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été
-déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du
-père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous
-avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas
-continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle
-pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que
-mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de
-mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me
-plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais
-avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus,
-de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la
-révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante
-invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand
-républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au
-curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de
-draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son
-cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce
-mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je
-lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en
-tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu
-seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père
-qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond
-du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet,
-les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait
-chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous
-aurons de l'orage, c'est sûr.»
-
- * * * * *
-
-Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée
-par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies
-et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de
-la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé
-d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des
-sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à
-la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant.
-Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et
-tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en
-contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me
-paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature
-humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce
-morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu
-et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens
-et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je
-sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans
-mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me
-semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait
-peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la
-complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent
-à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge,
-tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel,
-récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de
-force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien,
-à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me
-transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte,
-que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter
-jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille
-Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de
-la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de
-la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer!
-Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière,
-ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser
-d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et
-surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant
-contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes,
-contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante,
-comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce
-but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et
-combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai
-plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle,
-plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui
-caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les
-herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les
-palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la
-terre comme un corps de chair.
-
-Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre,
-sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les
-champs, à m'enfoncer en plein coeur de la forêt. Il me semblait que
-là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul
-et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible
-qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher
-sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui
-j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais
-rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa
-dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage
-un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille
-pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en
-saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume
-opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été
-impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il
-m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils
-m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait,
-mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup,
-je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En
-vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je
-n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie,
-que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je
-serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien
-dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente;
-jamais je ne risquai un coup d'oeil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait
-ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans
-un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied,
-quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le
-terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais,
-m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon coeur ni à mon
-père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade,
-pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer.
-Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions»
-et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit.
-Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni
-moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai
-faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.
-
-Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande
-folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents,
-effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et
-monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi
-par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et
-démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je
-marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup
-d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans
-ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu
-de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent
-mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me
-paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer
-bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles
-de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre
-remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais
-que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les
-profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte
-presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître
-me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et
-j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une
-marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire,
-écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens
-en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par
-ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau
-pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du
-tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,
-indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres
-surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je
-ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si
-j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses.
-J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos
-de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un
-pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y
-était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile.
-Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans
-le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,
-comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces
-fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié,
-mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un
-autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le
-lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène:
-la foule lui fit cortège.
-
-Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus
-difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois,
-les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne
-m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de
-ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets
-de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd
-des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant
-dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à
-rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes
-camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans
-les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me
-blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop
-peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur
-tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par
-un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et
-j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la
-sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet
-acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce
-moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était
-plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures,
-il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes.
-Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne,
-plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse
-m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans
-l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps,
-par des cauchemars subits, par des serrées violentes au coeur qui me
-faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux
-fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa
-mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend,
-au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les
-rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je
-sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je
-n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante,
-le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par
-m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur
-moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans
-rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui
-couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi
-des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je
-ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les
-résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie,
-je m'engageai.
-
-
-
-
-II
-
-
-Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche.
-Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de
-corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des
-zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers,
-des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et
-des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un
-vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade
-de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient
-point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair
-française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs
-compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit
-lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si
-peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait
-la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre
-petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir,
-et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de
-se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de
-sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était
-bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des
-suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle,
-entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant
-les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté
-comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de
-la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper,
-à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.
-Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.
-
-Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires
-vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris
-du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi,
-et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme;
-celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée
-d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes
-de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,
-farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade
-de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés,
-et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche,
-un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour
-suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même
-cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre
-exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient
-suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et
-siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite
-d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans
-le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois
-j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient
-au long des routes!
-
---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une
-seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous
-nous battrons.
-
-Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés
-sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison
-d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras
-robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la
-terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés,
-erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,
-attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des
-vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des
-granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs
-déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur
-la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la
-ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands
-sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre
-jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la
-guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât
-les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du
-travail et de l'amour.... Et au fond du coeur de tous ces misérables
-soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures
-amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance
-de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et
-la forteresse allemande.
-
-Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et
-qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre
-les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les
-ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous
-prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes
-aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis
-nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des
-haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au
-dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que
-nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les
-gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans
-enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches
-hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes
-pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit
-fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un
-tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.
-
-Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et,
-vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut
-d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup,
-abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un
-kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus
-d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent
-envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à
-boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait
-nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens
-lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy.
-Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas,
-qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros,
-court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait
-de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa
-monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:
-
---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...
-
-Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes
-dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant
-le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci
-dont la physionomie s'ahurissait.
-
---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me
-l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?
-
-Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la
-terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux,
-l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent
-par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous
-envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée
-de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida
-enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous
-laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La
-nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de
-traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la
-voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les
-magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et
-le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le
-ciel son long cou de girafe effarée.
-
-A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de
-la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la
-faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il
-faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient
-vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons
-de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la
-colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute
-voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se
-promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent
-pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait
-peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les
-minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles
-creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui
-continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient
-de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des
-trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à
-pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et
-le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués,
-envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air,
-impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement
-de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants
-de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels
-des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement
-des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les
-paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je
-lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis
-du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de
-l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir
-s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait
-la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses
-yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à
-la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient
-prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir,
-emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers
-quelles inutiles et sanglantes boucheries?
-
-Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le
-froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient.
-Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner
-la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison,
-un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne
-savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés
-par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne....
-A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient
-doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons
-yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me
-caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées
-de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes,
-était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un
-vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur
-les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un
-chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné
-par des rides profondes.
-
---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent
-
---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la
-troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.
-
-Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.
-
---J'ons ren ... ren ... ren!...
-
-Le sergent haussa les épaules:
-
---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton
-bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des
-Prussiens ... attends!
-
-Le vieillard branla la tête.
-
---Pisque j'ons point d'bouè....
-
-D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la
-maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y
-avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans
-le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et
-partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le
-sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.
-
---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?
-
-Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la
-tête contre le landier de fer de la cheminée.
-
---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.
-
---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des
-chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est
-ton bois, je fais une flambée de tout ça.
-
-Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille
-tête blanche:
-
---J'ons point d'bouè.
-
-Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne
-me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard
-méprisant.
-
---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ...
-qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons,
-demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...
-
-Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet,
-lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna
-dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant
-que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait
-en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses
-derniers meubles, d'un oeil stoïque, et ne cessait de répéter avec
-obstination.
-
---J'ons point d'bouè!
-
-Je regagnai la gare.
-
-Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge,
-plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt
-il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre;
-des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans
-toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce
-contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.
-
---En avant!... arche!...
-
-Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous
-heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous
-la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des
-champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses
-de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très
-loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de
-sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des
-murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus
-lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées,
-apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et
-encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas
-une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd
-piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil
-me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus
-que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres
-de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de
-fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou
-tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je
-tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je
-marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges
-hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de
-lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes
-girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace,
-leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse
-chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits
-délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient
-sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis
-dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins,
-rafraîchies par les jets d'eau.
-
---Halte! commanda le sergent.
-
-Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me
-cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir.
-Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg
-où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La
-tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la
-chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre
-chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis
-profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur
-la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on
-n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait
-toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans
-les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....
-
-Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait
-été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous
-n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin.
-J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus
-me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me
-porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer;
-il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes
-yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles,
-ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux
-épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable.
-Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi.
-Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant
-affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas
-contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux.
-J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient
-et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns,
-secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on
-entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations
-haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte,
-s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à
-le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé,
-il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par
-retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi
-gloutonnement que des chiens affamés.
-
-Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement,
-bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout,
-autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit
-bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où
-roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la
-permission d'aller à la visite.
-
-Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque
-côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une
-magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de
-là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour
-continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux
-routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume,
-sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant
-la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance
-improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente
-de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une
-longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands
-yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées
-et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti
-son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces
-membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de
-ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi,
-trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés
-au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes
-gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi,
-rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature
-nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer
-pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses
-vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être,
-et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le
-sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens
-rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si
-fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous
-ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je
-souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis,
-cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces
-lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en
-ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron....
-D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il
-réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été
-retrouvée parmi les bagages.
-
---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma
-trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!
-
-Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à
-cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait
-pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais
-très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient,
-couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait,
-prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à
-demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait
-à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la
-cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette
-de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse
-brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même
-pas. Il vociféra:
-
---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix
-lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche!
-demi-tour.
-
-Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:
-
---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?
-
---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous
-voulez, vous?
-
---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança,
-très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.
-
---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre
-fils, moi?...
-
-Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute
-craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.
-
---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors,
-j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.
-
---Comment vous appelez-vous?
-
---J'm'appelle la femme Riboulleau.
-
---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas,
-là.
-
-L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.
-
---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....
-
---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée,
-tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon
-p'tit gâs?....
-
-L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un
-geste brutal....
-
---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh
-bien, voilà tout....
-
---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!
-
-Je m'éloignai, le coeur gros, et si découragé que je me demandais s'il
-ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche
-d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis
-que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus
-noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant
-arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son
-couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie
-d'où le sang coulait.
-
-La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de
-ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil,
-rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu
-sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil
-délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les
-sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai
-aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille
-paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré,
-ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et
-le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les
-plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis
-ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le
-tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres,
-son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes
-soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe
-mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une
-loge, me revint, obstinée et douce vision!
-
-Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder
-dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés
-de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait
-devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre
-balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une
-hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son
-mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre
-d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.
-
-Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait
-à sa droite, très raide, l'oeil rond, vint nous passer en revue,
-l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse
-disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de
-cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui
-et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant
-notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et
-je l'entendis qui grommelait:
-
---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!
-
-Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses
-jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la
-culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.
-
-Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges
-de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage;
-d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets,
-ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en
-mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades
-paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était
-embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous
-nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,
-comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient,
-passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées
-de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des
-paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés
-par les récits, colportés de village en village, des incendies, des
-viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands
-affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce
-qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et,
-tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir,
-ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en
-rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des
-berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde
-des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits
-brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes
-et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient
-et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et
-dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit
-l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait
-une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de
-paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient
-une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille,
-liés par les pattes.
-
---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.
-
---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y
-sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont
-fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord
-j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient
-des francs-tireux....
-
---Mais les Prussiens?
-
---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu
-d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure,
-t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière
-eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme
-l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?...
-Enfin, quoiqu'c'est au juste?
-
---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.
-
---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces
-sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même
-ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout....
-Bé dame!
-
-Et le paysan continua son chemin, en se répétant;
-
---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés
-Armands-là?
-
-Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les
-bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement,
-au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut
-pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un
-apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant
-d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de
-vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait
-l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des
-forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si
-proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,
-et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en
-nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp.
-Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un
-tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient
-sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes,
-et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde
-autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse:
-«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron
-des marmites, au cliquetis des gamelles.
-
- * * * * *
-
-Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!»
-à l'appel de son nom:
-
---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant.
-
-Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le
-fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce
-morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé,
-mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous,
-à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque
-sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous
-pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général
-rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte,
-Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer
-dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il
-donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays:
-établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une
-autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant
-du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres
-qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et
-même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par
-Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions;
-enfin, ouvrir l'oeil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive
-la République!
-
-Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond,
-les mains croisées derrière le dos, l'oeil obstinément fixé à la pointe
-de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec
-une sorte d'angoisse au coeur, de savoir que les Prussiens étaient si
-près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui
-peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge,
-debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se
-précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était
-loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique,
-ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude,
-comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en
-avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes
-yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et
-la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu
-formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité.
-Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais
-à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes,
-s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout
-rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies
-se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des
-régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les
-pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.
-
---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant.
-
-Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur
-place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée,
-cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le
-secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette
-immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route,
-plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux
-qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit,
-s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile
-funéraire, puis disparut dans les chênes.
-
---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une
-voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se
-donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.
-
-Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal
-haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage
-grêlé et rempli de boutons.
-
---Oh moi!... fit-il.
-
-Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère,
-bourra sa pipe lentement, l'alluma.
-
---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui
-s'évanouit dans l'air.
-
- * * * * *
-
-Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour,
-afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment
-pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on
-pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été
-réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant
-la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour
-nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.
-
---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah!
-ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!
-
-Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux
-qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple.
-C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute,
-chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un
-grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été
-fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent
-tués par la chute d'un chêne.
-
---Hardi les enfants!
-
-Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs
-écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient
-vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges
-blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.
-
-Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches
-et, d'un oeil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du
-général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.
-
--Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur
-les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le
-comprends.... Mais que vous rasiez le coeur des futaies, cela me semble
-un peu....
-
-Mais le général l'interrompit.
-
---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici,
-vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?
-
---Mais enfin ... balbutia le forestier.
-
---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est
-clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais
-fourrer au bloc.... Hardi les enfants!
-
-Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant
-devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles
-de bois.
-
-De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs
-ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute,
-coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté
-sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une
-tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs
-voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé
-à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se
-lamentaient, les femmes gémissaient, les boeufs meuglaient, les soldats
-riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le
-capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution
-prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les
-paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient
-passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé
-son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la
-barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce
-qu'ils désiraient. On le mit au fait.
-
---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et
-fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi,
-les enfants!...
-
-Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières
-voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et
-brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara
-des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible
-d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et
-tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se
-bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière.
-Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop
-de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de
-sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus,
-et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation,
-poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On
-entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux
-avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des
-pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se
-dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur
-arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.
-
-Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en
-désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des
-récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une
-armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient
-dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les
-fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait
-la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur
-demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits,
-insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart
-d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou
-quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac,
-quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus
-terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé.
-On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui
-levait les bras au ciel, s'exclamait:
-
---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans
-mon église!
-
-Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le
-général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp,
-autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur
-la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste,
-commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et
-les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et
-dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le
-fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme
-espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses
-lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de
-profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre
-des collets aux lapins, dans les haies voisines.
-
-L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le
-désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en
-minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les
-officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la
-tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois
-on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes
-et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels,
-dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient
-des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des
-patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans
-les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée
-en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle
-vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il
-fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.
-
-Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes
-des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe
-lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte,
-surveillait les manoeuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le
-cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le
-moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de
-tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:
-
---Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ...
-Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs
-sacrés moulins, moi?...
-
-Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:
-
---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se
-trouve le moulin de Saussaie?
-
-Personne ne répondit.
-
---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!
-
-Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la
-replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.
-
-On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle,
-tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la
-plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois
-émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers
-de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de
-voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence,
-une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant
-sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans
-l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,
-c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui
-s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards;
-et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient
-de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs
-déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures,
-mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et
-personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le coeur
-serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du
-côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable
-et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis
-longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un
-moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais,
-mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du
-terrain....
-
-Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon
-ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à
-faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai....
-Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais
-seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un
-frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux....
-J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je
-m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses,
-l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le
-ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence
-de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs,
-tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.
-
-Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé
-à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir.
-Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans
-cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie
-humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et
-les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément,
-comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité
-m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du
-petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout
-entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient,
-rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais
-eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je
-comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable,
-homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais
-qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race,
-d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des
-abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont
-les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous
-berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les
-mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie,
-au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,
-qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle,
-qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre
-marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour
-nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux
-hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de
-pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de
-leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le
-sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau
-tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait
-toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où
-viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai
-un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première
-fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui
-avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne
-à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin,
-au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux
-sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé
-les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent
-pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse
-des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans
-les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son
-tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous
-l'oeil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir,
-jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes
-inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne
-m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation
-que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que,
-tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie
-quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître
-la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements
-qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini
-avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de
-magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles
-philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les
-hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au
-petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait
-et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois
-supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en
-sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les
-autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi
-seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout
-près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,
-j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais,
-moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets
-du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet
-acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre
-de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés
-par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de
-moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images
-terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans
-l'horreur des ténèbres?
-
-La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait
-d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une
-vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues
-traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible,
-où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans
-ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis,
-et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres.
-Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur
-le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait
-derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme
-si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et
-j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré
-tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun
-souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans
-yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement
-un bruit de pas, et le coeur me battait très fort.... Mais le bruit
-s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus
-pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le
-visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de
-terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé
-vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée,
-dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes
-menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber
-à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre
-objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée
-animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur
-me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter
-mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et
-lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils
-seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je
-n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer
-aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par
-hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu
-là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin,
-et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon
-trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais
-infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors,
-une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me
-tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant
-et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?...
-Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui
-s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale,
-afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette
-ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs
-d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle
-embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi
-qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur
-les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux
-chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais
-impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres;
-les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais
-tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se
-bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres
-géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages
-connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de
-grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa....
-Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me
-tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être
-d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du
-coeur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me
-disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que
-j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste
-d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant
-les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une
-chanson de pioupiou que nous entonnions en choeur, pour tromper la
-longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la
-semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce
-bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul
-dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu
-de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il
-ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un
-ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir
-errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père!
-Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui
-ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et
-jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de
-colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un
-bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir
-pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait
-dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même
-était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une
-bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se
-représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de
-ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les
-contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais
-données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec
-attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant
-sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je
-comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs
-passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il
-disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non
-pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir....
-Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait,
-son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux
-devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc,
-laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin;
-à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la
-direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne
-s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût
-point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il
-avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans
-Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.
-
---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là,
-dans vot' coin....
-
---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la
-rivière, si tu veux.
-
---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez....
-L'air vous vaut mieux là....
-
---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.
-
-Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:
-
---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des
-pinsons, dans le parc.
-
-Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:
-
---Des pinsons!... Les pauv' bêtes!
-
-Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui
-parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis
-jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le
-lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans
-laquelle je laisserais déborder tout mon coeur.
-
-Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour
-se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la
-nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se
-faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme
-sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et,
-peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante.
-Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et
-brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd
-que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un
-bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un
-tambour.... J'écoutai, le coeur battant.... Un moment, le bruit cessa et
-des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit
-plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était
-sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement,
-je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était
-chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient....
-Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il
-me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements
-clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de
-m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une
-grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue
-équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière,
-énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me
-parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la
-casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle
-la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat?
-Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le
-sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il
-avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de
-puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec
-je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La
-main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et,
-de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait
-dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur....
-Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se
-rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée
-grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur
-la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois,
-immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la
-vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait
-toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus
-en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion....
-Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il
-gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le
-ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs,
-réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles
-de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes,
-doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des
-chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier
-d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de
-briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de
-l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre,
-s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du
-jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à
-l'Amour.
-
---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon,
-puisqu'il s'attendrit.
-
-Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave
-homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles
-reflets de son coeur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au
-contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je
-dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme.
-J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler
-le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage
-s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils
-embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un
-autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir
-tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval
-sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers
-les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de
-toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il
-avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa
-femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?...
-Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails
-les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines
-de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après
-dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que
-celle-ci portait quand il était parti, un noeud bleu au chapeau de sa
-petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un
-coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient,
-et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait,
-d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait
-été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,
-reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais
-pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!...
-Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans
-le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte
-en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait
-sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la
-chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien....
-Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai
-tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais
-non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route,
-comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un
-petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras
-en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué,
-alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un
-papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme,
-un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre,
-un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves
-les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant
-précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....»
-Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats
-l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné!
-En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea
-pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille,
-et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou,
-s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains
-tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba
-inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du coeur: le
-coeur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant
-sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses
-deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans
-un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que
-j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,
-j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi,
-et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de
-longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...
-
-A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de
-la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient
-sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes,
-dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés
-par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en
-l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer
-un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres,
-pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit
-jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le
-lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus,
-de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles
-le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos
-tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en
-montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les
-manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler,
-sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied
-d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois
-surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances,
-tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de
-clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les
-persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et
-Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de
-bas, en dodelinant de la tête.
-
---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?
-
-Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie,
-toute blanche, poussa un cri.
-
---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le coeur serré.... Et mon père?...
-
-La vieille fille me regarda fixement.
-
---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon
-pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!
-
-Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction
-du cimetière.
-
---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une
-voix sourde.
-
-
-
-
-III
-
-
---Toc, toc, toc
-
-Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite
-capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une
-voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps
-mince de jeune femme.
-
---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?
-
-Le peintre Lirat leva la tête.
-
---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en
-secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement....
-Entrez donc!
-
-Il quitta son chevalet, offrit un siège.
-
---Charles va bien? demanda-t-il.
-
---Très bien, je vous remercie.
-
-Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était
-charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu
-rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une
-douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches
-prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de
-silence.
-
-L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg
-Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux
-murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait
-familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait,
-où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues
-tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des
-cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais,
-des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une
-armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin,
-beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un
-divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on
-faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace
-sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très
-vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son
-petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu
-par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la
-pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis
-ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du
-poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il
-endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la
-vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de
-sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de
-leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré
-plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre
-battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il
-souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très
-commode.» Il en revenait fort peu.
-
-La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine
-incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en
-temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste
-lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus
-épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle,
-très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante
-et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se
-dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais
-bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme
-des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher
-aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence
-continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette
-gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:
-
---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de
-vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.
-
-Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix
-très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:
-
---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.
-
-Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et
-bêtes, Lirat, narquois, intervint.
-
---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son
-livre?
-
---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.
-
---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?
-
---Ah! non, par exemple!
-
-Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce,
-ainsi qu'un égosillement d'oiseau.
-
-Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il
-tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si
-délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à
-l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne
-sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand
-artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement
-hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En
-revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité
-me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse
-affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à
-mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de
-parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de
-conversation.
-
-La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier,
-s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux
-ou trois d'un air de dégoût.
-
---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à
-peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?
-
---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.
-
---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?
-
---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.
-
---Monsieur Lirat?
-
---Madame!
-
---Savez-vous pourquoi je suis venue?
-
---Pour me débiter des tendresses, je suppose.
-
---D'abord!... Et puis?
-
---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.
-
---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?
-
---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément,
-cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!
-
---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre
-refus.
-
---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?
-
---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.
-
-En passant devant moi, elle me tendit la main.
-
---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept....
-Je serai charmée de vous voir ... charmée....
-
-Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles
-un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de
-son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de
-son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.
-
-Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je
-feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées,
-passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne
-me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si
-j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée,
-elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève
-apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris
-sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la
-nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce
-quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter,
-je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,
-lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.
-
---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je
-m'efforçai de rendre indifférent.
-
---Quelle femme? dit Lirai.
-
---Mais celle qui sort d'ici, parbleu!
-
---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.
-
---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui
-elle est....
-
-Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:
-
---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle?
-... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à
-des renseignements biographiques, la police des moeurs vous en fournira
-autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle
-Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle
-trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles
-Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et
-dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les
-autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par
-conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où
-vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus
-et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs,
-comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de
-cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi
-une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs
-et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que
-vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa
-bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire
-à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et
-qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve,
-et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le
-malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité
-de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en
-se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse
-d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des
-lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le
-tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre,
-mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!
-
---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini
-sa tirade.
-
-Et bêtement, j'ajoutai:
-
---On dirait que vous en avez beaucoup souffert!
-
-Lirat haussa les épaules et sourit.
-
---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon
-bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et
-cela m'a suffi.... comprenez-vous?
-
-Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses
-yeux. Il reprit:
-
---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met
-le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue,
-dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux,
-sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien
-volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des
-hommes de notre race, des grands coeurs et des grands cerveaux, perdus,
-étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?
-
-Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.
-
---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts
-pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur
-génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal
-hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans
-le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous
-les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables,
-les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se
-traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent
-leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous
-la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser
-d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons;
-c'est fini, je ne peux plus travailler.
-
-Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et
-colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à
-coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang,
-s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par
-saccades, de sa bouche qui se contracta.
-
---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes,
-s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés
-des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits
-féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La
-mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La
-mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes,
-qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans
-dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de
-l'épouse....
-
-Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses
-mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou
-imaginaire, follement, terriblement, il cria:
-
---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes....
-Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.
-
-Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied.
-Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.
-
---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de
-vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous
-n'êtes pas une femme....
-
---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette....
-Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...
-
---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne
-à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant
-qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les
-enfants....
-
---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un
-peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me
-demanda:
-
---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon
-bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.
-
- * * * * *
-
-Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par
-hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement
-expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable
-et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point
-affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le
-résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de
-notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique
-des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané
-du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement
-assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il
-pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent,
-vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de
-votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par
-un désoeuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au
-bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la
-pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre
-existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai
-souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels
-amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet
-endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez
-moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui,
-l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne
-serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où
-j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je
-pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma
-destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans
-mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel
-le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me
-souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je
-me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je
-portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais,
-je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les
-taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber,
-en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent,
-même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant
-le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un
-retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves
-et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous
-avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique,
-avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh
-bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos,
-l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai
-beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications
-physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il
-s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable,
-un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe
-absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la
-raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent
-savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance
-de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et
-faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre
-cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la
-poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?...
-Mais il ne s'agit point de cela.
-
-J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais
-plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était
-le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur
-mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose
-d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte
-de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en
-fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et
-des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer
-des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette
-impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne
-fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante
-d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard,
-un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à
-qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré
-vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi
-aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune
-tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment
-pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire,
-écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la
-mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat
-m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels
-qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise,
-dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le
-monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je
-jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le
-fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais,
-vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante
-inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels
-sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine,
-qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des
-allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours
-hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si
-Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un
-compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire
-se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais
-bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette
-affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en
-rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque
-douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au
-meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide
-orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais
-à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,
-affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis,
-j'étais le seul dont il recherchait la société.
-
-Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se
-rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les
-formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me
-trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art,
-libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes
-les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science
-prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les
-amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des
-ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand
-art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de
-l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au
-corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures,
-qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses
-griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux
-monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel
-accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement
-si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de
-terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en
-va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa
-guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de
-fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur
-l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,
-lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses
-personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur
-eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans
-des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages
-roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil,
-des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait
-de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La
-première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans
-une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique,
-poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il
-y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se
-contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion
-moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très
-vite la menace des poings tendus. Alors, devant les oeuvres superbes
-de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les
-gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres,
-comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car
-c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur
-monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers,
-dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de
-terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de
-désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que
-les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant
-ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les
-vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis,
-de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque
-dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres
-bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé!
-Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité
-charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse
-aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs
-qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux
-joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et
-le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat.
-A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho
-du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris,
-d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:
-
---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu,
-la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?...
-On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour
-d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire,
-Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le
-reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.
-
-Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu,
-avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi
-acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et
-son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en
-demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu
-qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers
-lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si
-humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût
-pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice,
-il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait
-cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit
-aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui,
-dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article
-était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait
-que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et
-qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.
-
---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces
-critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez
-qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce
-qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça
-le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des
-chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!
-
-Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et,
-plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec
-un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du
-public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît
-une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété,
-cette résignation apparente masquaient de sourdes rancoeurs. Au fond de
-cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines
-formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le
-monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère
-y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de
-sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des
-énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,
-c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.
-Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est
-une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette
-loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie
-d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent,
-mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité,
-d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger
-des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui
-attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient
-épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque
-jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines»
-qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés
-admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par
-les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à
-les répandre.
-
---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue,
-cette fois.
-
-Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut
-qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé
-d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.
-
-Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui,
-j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer
-Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans
-lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que
-fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir
-en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il
-devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps
-se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés,
-striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous
-profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai
-regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet
-atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le
-guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...
-
-La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les
-portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les
-ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée.
-Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la
-parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.
-
---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins
-effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!
-
-Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse
-sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la
-toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.
-
---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied....
-Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on
-dirait que je concours pour la médaille d'honneur.
-
-Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:
-
---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire....
-Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme
-de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner,
-comprenez-vous?... Allons-nous-en.
-
-Comme nous nous trouvions au bas de la cité:
-
---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.
-
---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.
-
-Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative
-d'un député qui vient de discuter le budget.
-
-Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser.
-Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la
-chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à
-ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis.
-Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où
-j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier
-de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant,
-cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces
-plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés,
-lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au
-Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...
-
-Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,
-et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la
-hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible
-angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais
-laissé déborder tout mon coeur, et cette lettre qui lui eût apporté
-une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!...
-Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure
-avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles,
-il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons
-passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:
-
---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?
-
---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....
-
---Mais non, père Ribot.... Il est en retard....
-
---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.
-
-Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait
-pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que
-celui-ci s'approchait, le coeur de mon père battait à se rompre.
-
---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!
-
---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon
-garçon.... Cherche ... cherche bien....
-
-Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les
-paquets, à les retourner....
-
---Rien!... mais c'est incompréhensible!
-
-Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en
-poussant un soupir.
-
---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;
-songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!
-
-Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à
-la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.
-
---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.
-
---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?
-
---Moi non plus.
-
---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?...
-Voyez-vous ça?...
-
-Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à
-demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage,
-cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus
-extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des
-informations données par le journal; on consultait les anciens soldats,
-qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et
-prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus
-tranquille.
-
---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour
-sûr colonel.
-
---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en
-demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...
-
-Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel
-se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut
-de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir
-de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il
-s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix,
-attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles
-de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez,
-allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles
-de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement,
-s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de
-Marie qui sanglotaient!...
-
-Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je
-m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison
-à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement;
-ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des
-discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique
-société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat,
-et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me
-chapitrait ainsi:
-
---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins,
-toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de
-ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux
-même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans
-quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je
-t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens
-qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du
-conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette
-canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien
-pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes....
-Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu
-me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est
-malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille,
-pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?...
-Ne voilà-t-il pas une belle affaire?
-
-Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise,
-agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait
-plus redoutable que les cornes du démon.
-
-Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées,
-mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité
-intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre,
-en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi,
-et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage.
-Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait
-fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais
-tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue,
-brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et
-de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...
-
-Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du
-curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations
-confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais
-quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis
-plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein
-de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup
-d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître
-trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure
-condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède
-aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller.
-Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui
-n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si
-charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines
-qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que
-j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme
-n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui
-s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans
-le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers
-artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on
-célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement
-cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une
-vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi,
-devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame,
-cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes....
-Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs boeufs, les porchers et
-leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant
-la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui
-passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et,
-de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un
-chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je
-ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes
-les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui
-qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours,
-des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches,
-impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable
-du coeur de l'homme, le trompe-l'oeil des tendresses, le mensonge de
-l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule
-d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations,
-fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai
-publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._
-Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis
-paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris
-des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me
-tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace
-avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon
-front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie.
-Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation
-de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé,
-la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie
-absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis
-par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du
-Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du
-Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du
-volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les
-caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la
-pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée
-ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr,
-dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,
-l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc
-triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais
-hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car
-l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette
-oeuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition
-bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne
-laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels,
-de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je
-n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce
-livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de
-ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit;
-elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et
-des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du
-violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est
-beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais
-ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai
-cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement
-de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me
-vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais
-pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes
-luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me
-perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,
-toujours!...
-
-Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme
-une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de
-petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la
-rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus
-les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux
-heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi
-étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand
-accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à
-cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de
-m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que
-j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me
-réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai
-de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes
-du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes
-yeux, à une danse fantastique.
-
---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de
-mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi
-donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis
-au coeur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant
-eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la
-nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre
-lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils
-ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!
-
-Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel,
-la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent,
-et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient,
-s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres
-de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai
-les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait;
-toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la
-contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et
-ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses
-ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le
-chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses,
-ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que
-j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais
-enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle
-germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait
-jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur
-de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,
-d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres,
-toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour
-qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.
-
---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore,
-comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour,
-puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus
-aimer.
-
-Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en
-faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les
-meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait
-maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des
-yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre,
-sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de
-mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un
-parfum violent.
-
---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de
-cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!
-
---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en
-prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!
-
---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe
-lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues,
-son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des
-mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.
-
---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!
-
-Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements
-de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un
-rire clair, sonore, précipité:
-
---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq
-à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.
-
---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.
-
-Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine
-sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe
-continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le
-tapis, les pages en l'air.
-
- * * * * *
-
-Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans
-mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant
-cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant
-quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus
-déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et
-telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat,
-avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai
-même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret
-qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées
-et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais
-penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes
-de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à
-qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était
-entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse
-des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire,
-d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans
-hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa
-robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime,
-faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement
-verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux
-tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant
-de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge,
-ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va
-bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!...
-Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec
-de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant
-autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique,
-protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup,
-tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle,
-et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y
-rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien,
-une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres
-ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,
-aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait,
-après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait,
-m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la
-destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût
-ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était
-ni ma soeur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi
-par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme
-un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en
-vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon
-de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se
-trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses
-exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et
-son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le
-racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien,
-ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve
-amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et
-Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée;
-il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme,
-librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait,
-ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée:
-«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans
-l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces
-mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire
-à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation
-fausse, la calomniait odieusement, j'eus le coeur serré, une grande
-pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...»
-Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il
-avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis,
-après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle
-eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au
-diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée
-d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en
-aurais-je eu, je vous le demande?...
-
-Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré
-le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de
-brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes
-passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre,
-quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à
-celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et
-par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à
-les suivre de l'oeil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au
-coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande,
-mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main
-à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas
-le coup violent au coeur, qui arrête la respiration, vous casse les
-veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque
-chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les
-yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette....
-J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant
-très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi
-bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait
-menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des
-histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait....
-Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle,
-et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres,
-les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses
-lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai
-vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer
-Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais.
-De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais
-qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette
-foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et
-je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir,
-ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois.
-Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une
-assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs
-sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,
-disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où,
-un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts
-d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières....
-Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience
-m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la
-même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait,
-s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me
-décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où
-elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond
-d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.
-
---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.
-
-Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une
-femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je
-voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace
-baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me
-disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter,
-descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la
-moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été
-une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste
-et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le
-suivre.
-
---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!
-
-Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques
-secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors
-une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau
-très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres,
-fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut
-dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'oeil méprisant,
-elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même,
-tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était
-pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très
-désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!
-
-Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus
-longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et,
-pour la première fois, le noeud de ma cravate me parut une chose grave;
-je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation
-soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai
-que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une
-façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait
-une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais
-assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire
-de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était
-bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se
-mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations
-me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez
-moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop
-silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de
-bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient
-des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient,
-jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les
-fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où
-des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures
-et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout,
-j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de
-leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets
-lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si
-délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert
-rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose
-tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement
-entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune
-homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire
-prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le
-marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire,
-je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul
-charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme
-peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je
-retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une
-souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me
-reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être
-cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne
-pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si
-faciles à prendre et si douces à savourer.
-
---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.
-
-Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant
-s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il
-m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte
-s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je
-dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en
-effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais....
-Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?
-
-J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,
-une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais
-je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la
-littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris
-souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile,
-mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme
-de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même
-romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de
-la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me
-faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est
-au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire,
-un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond.
-Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur
-dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un
-discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas
-égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous
-rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé
-en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il
-s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à
-force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D...
-fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait
-là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la
-même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles
-oeuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses
-plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui,
-en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?
-
-Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner,
-ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui
-donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières,
-je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait
-une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid
-du dehors, le coeur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je
-jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait
-de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des
-investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un
-entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après
-avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des
-baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse,
-déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué
-le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas
-ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la
-physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût
-noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est
-Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa;
-je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient
-l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté
-canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde,
-une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je
-m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme
-que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un
-ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à
-lui.
-
---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.
-
---Oui, elle n'est pas mal.
-
---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'oeuvre, mon cher, un
-chef-d'oeuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second
-acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation
-d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les
-toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!
-
-Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.
-
---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!
-
-Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes,
-des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:
-
---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une
-certaine Juliette Roux?
-
---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?...
-Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.
-
-Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la
-Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les
-plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient,
-sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de
-riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine
-de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait
-je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin,
-brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même
-main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait
-l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une
-chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées,
-suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta
-du coeur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures
-ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la
-douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou
-perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette
-voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais,
-je vous connais beaucoup.» Je me levai....
-
---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me
-mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une
-femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au
-restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.
-
-
-
-
-IV
-
-
---Madame Juliette Roux, je vous prie?
-
---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....
-
-Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser
-une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce,
-où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand
-abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique
-remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.
-
---Je vais prévenir madame, fit-elle.
-
-Et elle disparut, me laissant seul.
-
-Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite
-me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais
-voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive,
-que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois,
-j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien
-arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage
-m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la
-porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé
-du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise,
-évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans
-doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?...
-Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon
-intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre
-mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si
-j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai
-la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était
-un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression
-que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec
-ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le
-plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée,
-les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids,
-posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination,
-des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût
-vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre
-deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la
-poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur,
-du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour
-du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à
-l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental.
-Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le
-disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces
-appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre
-de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là
-amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie
-une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie
-d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur
-un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et
-Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut....
-Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me
-reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me
-tendit la main:
-
---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne
-m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet
-original de Lirat?
-
---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous
-rencontrer chez lui....
-
---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...
-
---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai
-travaillé tous ces jours-ci.
-
-Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique,
-j'ajoutai, en matière de défi:
-
---Quel grand artiste, n'est-ce pas?
-
-Juliette laissa passer cette exclamation:
-
---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a
-dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous
-aperçoit nulle part, monsieur Mintié.
-
-La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit
-presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu
-scandalisée.
-
---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un
-artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!...
-Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois,
-figurez-vous....
-
-On entendit un faible jappement derrière la porte.
-
---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation....
-Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous
-présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?
-
-Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.
-
---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy?
-Venez, pauvre Spy!...
-
-Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles,
-qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes
-d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait
-comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge,
-soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de
-collier.
-
---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!
-
-Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête,
-et aboya hargneusement.
-
---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien
-donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?
-
-Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy
-finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le
-caressa, l'embrassa.
-
---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!
-
-Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant,
-frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant
-dans l'oreille des choses douces et berceuses.
-
---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à
-votre petite mère!...
-
-Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui
-s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.
-
---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien
-gentil!
-
-Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la
-malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:
-
---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?
-
---Beaucoup, Madame, répondis-je.
-
-Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de
-Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il
-était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.
-
---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous
-saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne....
-Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute
-noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet,
-monsieur Spy?
-
-Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après
-avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant
-presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.
-
---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...
-
-Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette
-à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que
-je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il
-était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air,
-alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se
-penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long
-de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus
-virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit,
-volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux,
-mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante
-douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la
-dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,
-nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce
-qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et
-adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même
-indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile
-de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un
-mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté
-et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment,
-j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des
-Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette.
-Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait,
-en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta,
-bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent,
-immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main
-plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du
-corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre
-dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite
-du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour
-chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit
-aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.
-
---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en
-me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre,
-aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.
-
-A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour
-Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus
-d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue
-Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je
-fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais
-plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie
-désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette
-était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait
-des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne
-définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat,
-en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts
-honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon coeur s'était ému.
-Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible
-sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux
-secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de
-devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série
-de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un
-affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres,
-sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son
-rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!...
-ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des
-tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais
-des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais,
-parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!...
-Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais
-aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât
-pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais,
-d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une
-page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une
-allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni
-l'occasion de cette ... politesse.
-
---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de
-Lirat....
-
-Lirat me reçut les bras ouverts.
-
---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner
-avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la
-soupe aux choux.
-
-Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me
-débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans
-la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:
-
---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir....
-Viendrez-vous demain à l'atelier?
-
---Certainement.
-
---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la
-peinture, comprenez-vous?...
-
---Vous entrez dans le commerce?
-
---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!
-
-Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.
-
---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi,
-Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?...
-Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est
-de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et
-les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui
-éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur,
-le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la
-nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?
-
-Lirat haussa les épaules.
-
---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales
-mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux
-doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle
-blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le
-dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe
-pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent
-pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs
-salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!...
-La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans
-les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié,
-sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à
-l'atelier?...
-
---Certainement.
-
-Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de
-bruit et de paroles....
-
---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme
-toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les
-ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis
-gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui
-déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai
-... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?...
-avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée
-de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate
-blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle,
-haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes
-les faces de la luxure, toutes!...
-
-Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:
-
---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?...
-J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...
-
---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.
-
---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit
-Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.
-
-Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli
-d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance,
-sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs
-jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que
-j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai
-cas.
-
---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous
-quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de
-son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il
-n'y a encore que ça, allez!...
-
-Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris
-l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner.
-L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était
-effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien
-accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux
-bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami,
-que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait
-qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non
-seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus,
-elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette
-conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela
-m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de
-la naïveté et des qualités aimantes de son coeur. Je finis par parler,
-moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je
-m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates
-qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où
-ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup,
-auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais
-je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et
-elle disparaissait aussitôt.
-
-Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté,
-jusque-là.
-
---Non, non! disait-elle.
-
-Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux
-tristes.
-
---A quoi bon, mon ami?
-
-J'insistai, suppliai.
-
---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de
-la connaître.
-
-Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas
-de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle
-consentit.... Ah! quelle tristesse!
-
-Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui
-menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle,
-Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les soeurs.... Le père
-buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes
-terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que
-les soeurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la
-fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable
-existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et
-quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard,
-le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer
-cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...)
-elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur
-et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant
-vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.
-
-Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je
-lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,
-aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père
-infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je
-sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes
-vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce
-fut une heure exquise.
-
-Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois
-femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier,
-grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.
-
---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me
-sauve.
-
-Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par
-gestes brusques.
-
---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert....
-Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en
-pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère
-me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère!
-que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma
-part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la
-même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il
-pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a
-pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?
-
---Merci.
-
---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur,
-bonjour, petite....
-
-Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.
-
---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.
-
---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.
-
-Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient
-toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne
-tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette
-prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je
-l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse.
-Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux,
-était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant
-son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander
-à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait
-fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne
-les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il
-n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que
-cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un
-jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que
-les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi,
-volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien,
-je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et
-n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»
-
-Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature
-douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de
-déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon
-chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.
-
-Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge,
-sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de
-longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait
-la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les
-dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes,
-sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient
-sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique.
-Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de
-délicieux engourdissement.
-
---Ah! Juliette! Juliette!
-
---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!
-
-C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....
-
-A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer
-la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse,
-agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle
-répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il
-était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais
-demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le
-dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre.
-Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un
-éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout
-à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle.
-Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée
-frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je
-m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant
-à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte
-furieuse.
-
-Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:
-
---Viens demain! dit-elle.
-
-
-
-
-V
-
-
-Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter
-là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de
-hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté
-me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts....
-Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir,
-jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y
-reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent
-sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je
-ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et
-par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont
-besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie,
-elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les coeurs
-nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis
-aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un
-jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant
-de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut
-de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère,
-quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de
-paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel,
-le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts,
-j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.
-
-Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais
-convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature,
-une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile;
-la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus
-qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le
-travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman,
-deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je
-vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que
-X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient
-fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman,
-de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais
-d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes
-les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention
-universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais
-Juliette et les chefs-d'oeuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les
-royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de
-Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit
-des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus
-tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta
-que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.
-
---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se
-tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur,
-moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!
-
-Et il ajouta:
-
---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son
-ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce
-que je ne comprends que les duels à mort.
-
-Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence,
-indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche;
-il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure.
-Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un
-souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me
-poser ces points d'interrogation.
-
-Une vie nouvelle commença.
-
-Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans
-sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout,
-l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer.
-Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je
-n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que
-j'en dis, elle exulta.
-
---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et
-puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi
-ta petite femme a songé?
-
-Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:
-
---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé
-que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un
-joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à
-nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant
-ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie
-et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles
-idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,
-si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est
-moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur
-nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon
-Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges....
-Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous
-coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera
-bon!
-
-Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:
-
---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher,
-juste!
-
-Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper
-de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous
-courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures,
-discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce
-qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués,
-aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement
-de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la
-retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle
-répondait aussitôt:
-
---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça
-sait bien mieux.
-
-Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe,
-effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres
-fausses, et qui était immense.
-
---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez
-nous, lui disais-je.
-
---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?
-
-Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une
-conversation, pour me demander:
-
---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?
-
-Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me
-tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.
-
---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,
-toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes
-que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!...
-Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te
-rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne
-savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge,
-la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de
-trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi
-... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier
-jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas
-qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?...
-Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...
-
-J'avais le coeur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi,
-que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne
-pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer,
-pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli
-de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je
-craignis de l'avoir froissée.
-
---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme
-ça?... T'ai-je fait de la peine?
-
-Et Juliette, désolée navrée, gémissait:
-
---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons
-oubliée!
-
-Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les
-tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la
-tapisserie. C'était adorable.
-
-Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages
-disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne
-sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la
-transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se
-montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la
-noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre
-vibrait comme pour des maternités redoutables.
-
-Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose
-extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir
-d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt
-toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre
-la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été,
-durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?...
-une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il
-réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus
-persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les
-lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur
-les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre
-première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu
-aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage
-qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux,
-d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent,
-ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près
-de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première
-fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la
-première fois, je puis, le coeur attendri et reconnaissant, la chair
-encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à
-moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est
-quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très
-grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique,
-semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le
-même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est
-dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de
-Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième
-fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi
-entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que
-je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la
-cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum
-mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire,
-elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me
-penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que
-l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle
-en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si
-odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du
-corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le
-drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un
-coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que
-Juliette ne soit morte!
-
---Juliette!
-
-Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et,
-tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit
-je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent
-des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je
-crie, je crie:
-
---Juliette! Juliette!
-
-Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:
-
---Jean!... mon Jean!
-
-Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je
-l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:
-
---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne
-dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi,
-parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien
-fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.
-
-Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se
-rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus
-puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute
-le coeur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne
-s'évanouit qu'au jour.
-
-Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai
-ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine
-extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur
-des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les
-paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me
-disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante:
-«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par
-moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras
-l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette
-chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va!
-va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale
-de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui
-la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car
-l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais
-une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image
-m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des
-détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation,
-je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette
-aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me
-dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs
-de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me
-donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à
-lui.
-
-Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en
-finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent
-des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes
-avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de
-toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures
-de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour,
-nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il
-était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre
-continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils,
-cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge
-croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de
-ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce
-piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés,
-et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage
-de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des
-mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette
-tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je
-n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes,
-je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien
-au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me
-prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je
-me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un
-entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle
-et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir
-qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en
-commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,
-moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation
-qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat
-de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous
-allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de
-pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille,
-aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses
-aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et
-charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait
-en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si
-naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées
-moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont
-les nocturnes hiboux.
-
-Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue
-Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque
-pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et
-les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et
-moelleux.
-
---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....
-
-Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les
-cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait
-le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris
-d'admiration, des extases!
-
-Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes,
-afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant
-jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre,
-notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce
-furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin
-méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste
-consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets
-pour moi....
-
---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.
-
-De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que
-l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée
-du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles
-études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon
-bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.
-
---Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un
-appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh!
-cache-les....
-
---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en
-terre cuite?
-
---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça
-a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite....
-Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!...
-D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de
-Lirat, ça me donne mal à l'estomac!
-
-J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les
-défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec
-Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux
-tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.
-
-Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque
-chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les
-tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux
-larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy
-dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien,
-pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en
-un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait
-de me dire:
-
---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!
-
-Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue
-sincèrement, elle murmura:
-
---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu
-entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli
-nid!...
-
-Le lendemain, Juliette me dit:
-
---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne
-voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.
-
-C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais,
-ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me
-retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous
-assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!»
-mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais
-pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de
-fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai
-chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution....
-Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!»
-Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois
-s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant
-de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire
-gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment
-supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!...
-Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement
-déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?...
-Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main,
-lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes
-les générosités de son coeur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et
-puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien!
-chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin
-l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question
-de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce
-seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:
-
---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!
-
---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais,
-tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins
-sur nous!
-
-Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues,
-le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue
-pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg
-Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je
-dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés,
-j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette
-visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que
-Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte
-et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette
-idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la
-porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins,
-je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat,
-répondit:
-
---Entrez!
-
-Mon coeur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus
-m'enfuir.
-
---Entrez! répéta la voix.
-
-Je tournai le bouton:
-
---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....
-
-Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.
-
---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à
-vous.
-
-Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi
-le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos,
-pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.
-
---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!
-
---Mais oui, mon cher Mintié.
-
---J'ai déménagé....
-
---Ah!
-
---J'habite rue de Balzac.
-
---Beau quartier!...
-
-J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces
-... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une
-tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.
-
---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!...
-qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette....
-Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...
-
---Mes compliments!...
-
-«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une
-voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement,
-pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme
-il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et
-son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut,
-sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il
-continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis
-longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait,
-et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se
-leva, et se frottant les mains:
-
---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.
-
-Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux
-yeux.
-
---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi
-... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande
-pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me
-faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce
-que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela
-qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?
-
---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas
-du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous
-faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....
-
-Je m'exaltais:
-
---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon
-seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!...
-Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce
-donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas
-la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est
-bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des
-naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez
-point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes
-les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour
-moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que
-je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir
-vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!...
-Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en
-supplie!
-
-Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me
-regardant tristement:
-
---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me
-dites-vous tout cela?
-
---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous
-aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes
-toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme
-autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!
-
---Non! fit-il.
-
-Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de
-pistolet.
-
-Lirat ajouta:
-
---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ...
-vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça
-le connaît....
-
-Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et
-de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts
-que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours,
-de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout
-mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là,
-hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette
-porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose
-venait de mourir.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle
-s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées,
-ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle
-s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune
-distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi
-occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle
-se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues
-heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa
-glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un
-instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des noeuds compliqués avec
-les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu
-emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin,
-que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être.
-Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance
-que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait
-peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme
-voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une
-cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents
-en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette
-de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée,
-vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient
-beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui
-prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses
-malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille
-qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table
-très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du
-monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très
-prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes,
-une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine.
-Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont
-celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons
-où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait
-comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes
-places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où
-Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur
-une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne....
-De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet
-dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les
-plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix
-esquintée:
-
---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles,
-ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de
-toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...
-
-Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.
-
---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de
-suite.
-
-Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.
-
---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais
-si gentille pour elle!
-
-Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui
-recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.
-
---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse!
-Ah! la salope.
-
-Un jour, Juliette me dit:
-
---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un
-ver, la pauvre!
-
-Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste,
-la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui
-qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes,
-des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait
-vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts
-passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les
-satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans
-les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la
-façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose
-vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les
-plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces
-fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me
-laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la
-voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes
-autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de
-grâce!
-
-Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous
-des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes
-succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les
-chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient,
-s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.
-
---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes
-regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça,
-c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne
-crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait
-faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un
-corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que
-cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ...
-cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.
-
-Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura
-cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je
-sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur
-Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient,
-de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme
-qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et
-jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le coeur mordu
-par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât
-dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre
-et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de
-la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour.
-Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me
-trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»
-
-A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps,
-longtemps, je la tins pressée sur mon coeur, répétant sans cesse:
-«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le coeur de Juliette ne
-m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des
-larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et,
-un peu fâchée, me dit:
-
---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es
-pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce
-qu'il te faut, alors?
-
-Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette.
-Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par
-Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je
-les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me
-convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je
-le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.
-
---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les
-autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec
-un grand respect.
-
---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît,
-il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons
-pour ne point désirer voir cet imbécile....
-
-Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un
-homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui
-entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je
-venais de proférer un abominable blasphème.
-
---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si
-sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas
-qu'il est de la Société de Géographie?
-
---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?
-
-Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses
-yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait
-davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit
-simplement:
-
---Gabrielle est mon amie.
-
---C'est bien cela que je lui reproche!
-
-Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil,
-tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un
-sourire ironique erra sur ses lèvres.
-
---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux,
-n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons
-jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...
-
---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je
-leur dirai de venir....
-
---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des
-littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils
-vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...
-
-Je fus blessé, et répondis vivement:
-
---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du
-talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...
-
---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien!
-Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre
-avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer
-vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....
-
-Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au
-contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce
-serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.
-
---Juliette! suppliai-je.
-
---Eh bien, quoi?
-
---Tu es fâchée?
-
---Moi? au contraire, je suis très contente....
-
---Juliette!
-
---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.
-
-Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la
-parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler,
-d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et
-colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers
-et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme
-offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je
-tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants
-et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait
-toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle
-prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où
-mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée
-qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et
-je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait,
-ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus
-douce, plus suppliante.
-
-
---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!...
-Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me
-repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.
-
-On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets
-de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait
-horriblement.
-
---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je
-t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!...
-Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne
-t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux
-pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les
-soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi,
-bats-moi.... Mais parle, parle donc!...
-
-Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots
-s'étranglaient dans ma gorge:
-
---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est
-mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir
-éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!...
-Voyons, Juliette, puisque je me repens!...
-
-Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque
-surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais
-maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une
-bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la
-main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.
-
---Juliette! criai-je.
-
-Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient,
-malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la
-déchirer.
-
---Juliette!
-
-Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans
-terreur.
-
---Que veux-tu? me dit-elle.
-
---Ce que je veux?... Ce que je veux?...
-
-J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des
-draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je
-me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et
-baisant cette belle nuque parfumée:
-
---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu
-reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!...
-N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah!
-je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!...
-Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi
-n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...
-
---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le
-reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu
-détestes.... Des sales filles, et des crétins!...
-
---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au
-contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux....
-Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.
-
---Non!
-
---Je t'en conjure I
-
-Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.
-
---Eh bien! nous verrons demain.
-
-Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin,
-Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.
-
-Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné,
-mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je
-m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées,
-n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du
-présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était
-Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie
-pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais
-mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!...
-Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur
-les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence
-avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le
-cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de
-ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles
-et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle
-très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son
-esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;
-ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme
-moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir,
-à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie
-profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par
-heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où
-j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement
-était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais
-réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à
-mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps,
-en anneaux visqueux....
-
-Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que
-décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un
-treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre
-jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur
-moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée
-qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis.
-Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,
-et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur
-la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des
-angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de
-barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les
-troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur
-lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur
-l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux
-ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le
-jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue,
-colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme
-se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation,
-puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa
-robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je
-restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames
-terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue,
-broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je
-me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un
-artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il
-marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait
-vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette
-femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette
-parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un
-air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je
-le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses
-lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement
-dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....
-
-Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes
-propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu
-à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et
-c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette
-robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette
-qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....
-
-Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure
-toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des
-soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent,
-près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les
-combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur
-le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus
-instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait
-ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus
-brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait,
-cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces
-polies.
-
---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde
-les jolis _nonongles_ à ta maîtresse.
-
-Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement
-du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy,
-suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de
-rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires,
-et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ...
-Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait
-devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un
-étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce
-point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore
-goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que
-j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de
-mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une
-âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement,
-avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point
-comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la
-réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre
-Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient,
-ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec
-attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu
-déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce coeur et en mesurer
-le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette
-femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que
-dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré
-son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au
-lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable
-Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la
-négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais,
-jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui,
-déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon coeur comme un
-remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir,
-de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,»
-et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus
-écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les
-choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je
-l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui
-était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait
-ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de
-ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant
-amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu....
-Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré,
-accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres
-sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les
-guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas
-été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de
-le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de
-couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette
-ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une
-pitié maternelle, d'une pitié infinie!...
-
---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si
-gentil de faire un tour de Bois.
-
-Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une
-ligne:
-
---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi
-qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que
-tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...
-
-Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne
-résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux
-réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision
-symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans
-la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de
-plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les
-révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au
-fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans
-l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser
-jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais
-gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais
-d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,
-me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue
-profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette
-idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans
-l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une
-route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à
-l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de
-faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais
-exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?...
-Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter,
-parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que....
-N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je
-ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où
-j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu
-de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à
-lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte
-de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent
-les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais,
-jamais!» Et je m'y suis précipité....
-
- * * * * *
-
-Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café
-est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les
-cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin»
-de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs;
-des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées,
-malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche
-sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs
-cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les
-jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées
-de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,
-sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils
-ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes,
-des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à
-la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et
-des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer.
-Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise
-s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers
-dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe,
-comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de
-cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires
-de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs
-de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment
-croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale,
-tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des
-chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils
-découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer
-les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice
-précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter
-des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs
-oeillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A
-l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place
-vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote
-une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux
-entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude,
-ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à
-faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes,
-s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la
-main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre
-la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont,
-l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus
-riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désoeuvrement vivra
-pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur
-tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la
-main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes
-et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines
-des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires,
-tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe,
-à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion
-est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de
-passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,
-de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants.
-Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les
-débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les
-dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations
-fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes,
-toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent
-et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.
-
-C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de
-parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la
-journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la
-nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où
-ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître;
-nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont
-on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie,
-l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre
-appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette.
-Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli
-de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait
-par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de
-destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs
-ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs
-étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles,
-des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des
-serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues
-aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,
-effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait
-aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait
-des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites
-pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette
-avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations
-vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme
-de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce
-n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des
-regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression
-de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces
-milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret,
-avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où,
-présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes,
-toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous
-traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»
-
---Que faites-vous ce soir?
-
---Je vais avec la bande Mintié.
-
-Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit;
-il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,
-d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails
-honteux ou tragiques qu'il nous révélait.
-
-«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait
-été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se
-fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier
-de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut.
-Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des
-parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change,
-des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de
-l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont
-il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à
-ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait
-pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on
-citait son nom, dévotieusement.
-
-«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est
-éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à
-peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au
-Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi,
-dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils,
-voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes
-aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille
-folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.
-
-«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah!
-le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme
-un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper,
-s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a
-peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses
-quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon,
-en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et
-les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les
-bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme
-charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces
-services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.
-
-«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la
-pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci
-fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui
-est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et
-un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés
-bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a
-cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son
-éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait
-tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien,
-car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en
-coupe réglée.
-
-«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince,
-cet oeil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres
-avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord,
-on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!...
-D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques
-gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient
-folles....
-
-«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ...
-Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres,
-il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec
-fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison
-paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle
-était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait
-la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait
-Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»
-
-«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des
-Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le
-diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre
-scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui
-s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline!
-Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»
-
-Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et
-par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver
-des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa
-tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et
-abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...
-
-Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue
-gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret,
-las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les
-attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre
-de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?...
-Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande....
-Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon
-tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous
-rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.
-
-Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la
-ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux
-de bêtes géantes, tapies dans la nuit.
-
- * * * * *
-
-Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la
-ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes
-s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies
-de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or
-coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement
-continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis,
-pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir,
-peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité
-est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je
-redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus
-que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de
-lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son
-air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion
-robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible
-d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui
-n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je
-m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons,
-qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une
-paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait
-point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête
-aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne
-voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin,
-au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma
-tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec
-d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise,
-plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me
-dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,
-malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie
-de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais
-en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes
-formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans
-des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le
-vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps
-dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des
-châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles;
-l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la
-hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait
-brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais
-des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de
-dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux
-hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces,
-sanglotant.
-
---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me
-quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en
-deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me
-tuerais!
-
---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon
-chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?...
-Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!
-
---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...
-
---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...
-
---Parce que....
-
-J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:
-
---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes
-... parce que je ne veux pas!...
-
-Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette
-avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier
-de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions
-dans le quartier:
-
---Viens voir le beau bijou, me dit-elle.
-
-Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla
-le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son
-triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la
-peau.
-
---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ...
-cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.
-
-Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon
-bras, elle me retint. Et elle soupira:
-
---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!
-
-Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:
-
---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux....
-Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le
-donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!
-
-Je balbutiai:
-
---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...
-
-Le visage de Juliette s'assombrit.
-
---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de
-suite!
-
---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....
-
---Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça
-passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?
-
---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.
-
---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour
-le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix
-mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!
-
---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!
-
---Ah! fit Juliette simplement.
-
-Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en
-ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout
-un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées,
-m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un
-implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je
-me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et
-la prison?» Je n'hésitai pas.
-
---Entrons, dis-je.
-
-Elle emporta le collier.
-
-Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse,
-et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer
-de sa douce voix.
-
---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours
-été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle
-quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme
-bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau
-roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très
-riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau
-collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de
-l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....
-
-Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures
-s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix
-maudite des damnés.
-
-Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets,
-souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à
-peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire
-à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances
-à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits
-cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié,
-contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout
-de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de
-tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais
-des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque
-dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage
-inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles
-demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait
-cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément,
-effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de
-souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur
-tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans
-parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son
-amitié!... Et je me disposais à partir.
-
---Eh bien, au revoir, Lirat.
-
---Au revoir, mon ami.
-
---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs?
-Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.
-
-Et rapidement, j'ajoutai:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
-Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce
-regard.... En vérité, il était douloureux.
-
---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les
-prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?
-
-J'insistai, répétant:
-
---Je vous les rendrai demain ... demain matin.
-
---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents
-francs.... Si cela peut vous être utile?
-
-Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de
-tout un mois. Je répondis, le coeur déchiré:
-
---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ...
-demain matin.
-
---C'est bon, c'est bon!...
-
-J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander
-pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme
-un voleur, je l'emportai.
-
-Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure,
-couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que
-je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais
-retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de
-lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit
-pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs
-qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné,
-calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie
-l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais
-fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans
-la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!...
-Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté;
-il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais
-pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en
-rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle
-forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu....
-Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée
-par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies,
-ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les
-grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées
-droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient
-comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et
-radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent
-vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les
-jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux;
-ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc
-est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines
-ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos
-racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les
-bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit
-parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées
-des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud,
-la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop
-froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un
-rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette,
-peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus,
-comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes
-blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de
-moi, honteux de moi!...
-
-Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus
-mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la
-guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs
-haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes
-peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent,
-dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes
-fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés
-et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des
-verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant....
-Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela.
-Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces
-braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me
-semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient
-détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas,
-relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait
-Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était
-devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles
-ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée....
-Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles
-de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des soeurs ... l'église
-... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse
-noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le coeur me manqua.... Je
-dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine....
-A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait,
-colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....
-
-Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée;
-Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....
-
---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!
-
-Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:
-
---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une
-soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.
-
---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.
-
-J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras,
-pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix
-était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton
-de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:
-
---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur
-Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...
-
-Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter
-les nouvelles du pays.
-
---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau
-ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle....
-Baptiste a été tué par un arbre....
-
-Je l'interrompis:
-
---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....
-
-Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:
-
---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?
-
---Comme vous voudrez!
-
-Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps,
-longtemps, je sanglotai.
-
-Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé;
-il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse
-sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille,
-les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers
-vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit
-chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs,
-l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs
-de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix
-binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!
-
-Il me montra une épine blanche, et me dit:
-
---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le
-merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?
-
---Oui, oui, Félix.
-
---Et pis la grive, itou, dame!
-
---Oui, oui, Félix ...
-
-Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui
-pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait
-où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la
-famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais
-le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?
-
-Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise
-avec une agitation inaccoutumée.
-
---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie
-le coeur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...
-
---Oui, Marie.
-
-La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux
-mains sur la table, elle répéta:
-
---Vous vendez le Prieuré?
-
---Oui, Marie.
-
---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre
-père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!
-
---Oui, Marie.
-
-Elle se recula comme effrayée:
-
---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?
-
-Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa
-plus la parole.
-
-Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je
-repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à
-peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes
-ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin,
-toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus
-seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon
-père et de ma mère.
-
-Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.
-
---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!...
-Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je
-veux aller avec toi....
-
-Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me
-donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le coeur
-me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer.
-Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.
-
---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis
-perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que
-quatre mille francs!...
-
---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule,
-pauvre mignon!
-
-J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:
-
---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!
-
---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je
-pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te
-désole pas....
-
-Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant
-plus douce:
-
---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre
-mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons,
-en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais
-ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros
-secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta
-petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh
-bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons
-d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte,
-Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute
-école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois
-qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!
-
-Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y
-accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves
-incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un
-instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs,
-vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je
-conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur
-la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement
-impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire,
-qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron
-des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me
-venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés....
-J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des
-théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon
-nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé
-par l'émotion, je m'endormis....
-
- * * * * *
-
-Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au
-moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une
-préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il
-donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations,
-est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre
-séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...
-
---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.
-
---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?
-
---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade....
-Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas
-longtemps.... Une heure à peine....
-
-Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je
-pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis
-mordu au coeur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:
-
---Ne pourrais-tu attendre demain?
-
---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!
-
---Je t'en prie!... demain....
-
---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!
-
---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je
-t'attendrai!
-
-Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en
-vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec
-douceur:
-
---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!
-
-Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe,
-derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de
-toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où
-danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans
-ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses,
-louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des
-ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette
-m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la
-brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse
-une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de
-Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce
-n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile,
-je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de
-tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je
-pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?...
-Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre
-sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette
-est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre
-... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de
-sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit,
-disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique,
-toujours!...
-
---Embrasse-moi bien, mon chéri.
-
---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.
-
---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est
-triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue
-l'humidité d'une larme.
-
---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de
-moi!
-
---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...
-
-Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est
-partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le
-bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...
-
-Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,
-
---114, rue de Sèze!
-
-Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le
-temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais
-pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance
-lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et
-vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas....
-Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à
-coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère
-encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau
-«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...
-
-Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte
-étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade
-sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière....
-C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!...
-Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le
-feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire
-hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à
-l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire,
-les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi
-ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de
-son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu
-aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne
-pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une
-flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face
-hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!...
-La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux
-ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges,
-de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres
-affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé
-par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir,
-comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures....
-Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain,
-dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à
-peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!»
-Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste
-pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au
-coeur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent,
-le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi
-et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter,
-le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps
-d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des
-morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et
-à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des
-granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles
-pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu
-le chapeau, la voilette, la robe.
-
---Juliette!
-
-En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses
-yeux me bravent:
-
---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!
-
-Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:
-
---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse
-sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.
-
---Laisse-moi!
-
-Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles,
-furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.
-
---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!...
-Sois bon!... Tu me tues....
-
-Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons....
-Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je
-faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne
-me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne
-de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs
-lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée....
-Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards
-fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans
-des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi,
-pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....
-
-
-
-
-VII
-
-
-Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée....
-Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche
-haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice....
-Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte
-et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai....
-J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux,
-je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les
-angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge
-de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de
-chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain,
-ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma
-mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir
-peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle
-me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas
-deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je
-n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire,
-quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me
-quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je
-lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une
-enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la
-voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher
-que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et
-fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée
-d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont
-tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur
-mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?...
-Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se
-découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la
-prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient
-pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans
-les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les
-protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle,
-sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui
-commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux
-que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne
-plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au
-néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas,
-parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle
-souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille
-vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle
-laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront,
-épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières
-ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs,
-à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!
-
-Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan,
-mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes
-s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme
-Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire
-«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va
-t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe?
-Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je
-te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?...
-Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah!
-Juliette!... Malheureuse Juliette!...
-
-Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!...
-Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui
-dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus
-nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle
-était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ...
-puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur
-elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors
-pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort,
-plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse,
-une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi;
-chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois
-ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose
-d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton coeur.... Ne
-me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter,
-de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur,
-j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon
-amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je
-t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui
-l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu....
-A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus
-tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est
-maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si
-mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu
-folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui
-donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!...
-Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé
-par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis
-pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je
-ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de
-belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus
-impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des
-bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux
-plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que
-c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je
-ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi....
-Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble
-qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes
-coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes
-coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma
-mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par
-des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant,
-des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle,
-continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner....
-Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu
-avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin
-que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par
-une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes
-caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je
-comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu
-de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même
-qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?...
-Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu
-inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez
-nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence
-était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme,
-faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà
-ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer
-une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de
-honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de
-repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!...
-As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas
-l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?...
-Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui
-est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour,
-écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur;
-tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement....
-Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli
-d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne
-t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....»
-Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper....
-Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne
-veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se
-referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ...
-autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz
-brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des
-jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très
-pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette,
-vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle
-dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige
-vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une
-plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la
-chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:
-
---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!
-
-Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je
-l'embrassai.
-
-
-
-
-VIII
-
-
---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous
-cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon
-cher Lirat, sauvez-moi!
-
---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?
-
---Je veux me tuer.
-
---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.
-
---Je veux me tuer ... je veux me tuer!
-
-Lirat me regarda, cligna de l'oeil et marcha dans la bureau, à grands
-pas.
-
---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change
-..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste,
-je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la
-vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en
-irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste,
-vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que
-les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans
-la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les
-autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles,
-les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous
-rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce
-qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle
-vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que
-vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien
-vous faire?
-
---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat....
-Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!
-
---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales
-dettes?... Vous les paierez!
-
---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré,
-comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent
-à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis
-entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette
-rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de
-quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête
-s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,
-effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne
-prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire
-convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve
-une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset
-délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous
-défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre
-de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la
-mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ...
-et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser
-... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans
-les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue
-... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les
-ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à
-peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge,
-je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir....
-Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri,
-je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et,
-pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des
-mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté
-ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés
-se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ...
-encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et
-tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche
-ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi
-qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement,
-appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame!
-J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau,
-j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!»
-Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans
-savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des
-ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,
-machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les
-volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des
-surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres,
-que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois
-d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur
-son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix
-sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais
-qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et,
-sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,
-des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle
-nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé
-la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais
-rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de
-police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de
-leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées
-les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient,
-faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une
-meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche,
-je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues
-ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient
-sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec
-horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt
-à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc,
-me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...»
-demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le
-sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses,
-Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont
-laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi!
-vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs,
-elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la
-croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle
-pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux
-courses ... plus jolie!...
-
-Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et
-balançait la tête.... Il murmura:
-
---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en
-aller....
-
---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une
-glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne,
-chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!...
-Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour
-me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les
-gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes
-seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les
-rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de
-terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse
-et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!...
-je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus
-ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je
-m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était,
-en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la
-ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me
-suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!...
-Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que,
-plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux,
-entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet
-amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?...
-Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous
-seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans
-le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de
-la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le
-linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils,
-à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut
-que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un coeur, plus
-rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui
-réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans
-l'ardeur des nuits sanglantes.
-
-J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons
-sifflants ... néanmoins, je poursuivis:
-
---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette
-d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de
-la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se
-révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant,
-Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de
-campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves:
-«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente,
-comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et
-délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une
-petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules
-qui pondront des oeufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle
-fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et
-elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des
-chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur
-un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce
-serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient,
-et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre
-avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des
-refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous
-nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre
-mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant,
-va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé,
-pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un
-noeud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle
-exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a
-pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle
-me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix
-émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle
-devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une
-chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je
-te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce
-qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi
-parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas,
-ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais
-jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne
-veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je
-serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche
-... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu
-auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là,
-tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette
-fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de
-rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer
-recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin
-de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé,
-dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout,
-Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma
-honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et
-tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au
-Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que
-vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière
-fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les
-fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une
-robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux,
-et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout
-de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai
-pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_,
-d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé
-que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà,
-j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques,
-chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour
-de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent,
-détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré
-moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui
-vont, l'oeil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!...
-Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très
-nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les
-désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et
-profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une
-fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une
-poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec
-ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de
-l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup
-de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile,
-complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des
-croupiers et des souteneurs!...»
-
-J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête
-sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi
-... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:
-
---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos
-causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me
-disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des
-désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un
-peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ...
-vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage
-passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me
-faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez:
-«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille
-vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance,
-une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui
-ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des
-mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme
-vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes
-rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous
-les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!...
-J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour....
-J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et
-je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin
-vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat,
-que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...
-
-Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.
-
---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre
-race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous
-tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut
-me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre
-typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il
-n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et
-si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon
-de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même,
-qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je
-vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?...
-Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je
-connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites
-... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les
-accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas
-un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la
-rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus
-de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh
-bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui
-l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....
-
---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je
-l'ai tenté et je n'ai pas pu.
-
---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup,
-s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!
-
-Il reprit:
-
---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle
-Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon.
-C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le
-faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de
-pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous
-soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami,
-vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les
-commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être,
-des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de
-retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours
-pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves
-gens de là-bas.... Et, si vous avez le coeur gros, pleurez, pleurez....
-Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom
-écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à
-rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais
-conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une
-activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair
-brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi
-par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous
-reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux
-armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre....
-Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?...
-Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous....
-Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!
-
---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....
-
---Eh bien, venez!
-
---Je partirai demain, je vous le jure!
-
---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous
-jetterez dans ses bras.... Non, venez!
-
---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme
-ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les
-souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des
-heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà
-tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je
-m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas
-beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!
-
---Non, venez!
-
---Lirat!... mon bon Lirat!...
-
---Non!...
-
---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans
-argent?
-
---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai
-là-bas.... Venez!
-
---Que je fasse une valise au moins!
-
---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut....
-Venez!
-
-Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai
-l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car
-je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce
-pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à
-l'abattoir....
-
---Eh bien, et votre chapeau?
-
-C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que
-j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que
-les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient
-l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....
-
-Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du
-reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir
-en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais
-je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes
-oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant,
-près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant
-de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des
-lignes géographiques et bizarres.
-
---Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....
-
-Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage,
-à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce
-mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que
-la vague remue.
-
---Vous vous rappellerez?
-
-Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:
-
---Oui, oui, je me rappellerai.
-
-Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,
-que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai
-une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!...
-Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment,
-j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable
-conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de
-bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma
-bien-aimée.... Lirat disait:
-
---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les
-petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation
-de martyrs, leurs....
-
-Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup....
-Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura
-averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ...
-elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je
-suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....»
-Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les
-larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais
-les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant
-devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je
-tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:
-
---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah!
-vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses,
-leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....
-
-Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette....
-Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,
-suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une
-mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne
-pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean,
-ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans
-les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux
-murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....
-
---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....
-
-Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.
-
---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!
-
-Il me poussa dans un wagon, referma la portière....
-
---Adieu!...
-
-Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se
-poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire
-... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et,
-distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son
-cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois
-qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine,
-de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de
-crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le
-divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir
-luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on
-vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de
-la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse
-les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en
-souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au
-haut d'un candélabre.
-
-Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et
-je m'enfonce dans le néant.
-
-
-
-
-IX
-
-
-A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les
-mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi,
-immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des
-vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent.
-Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les
-pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine
-canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent
-a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle
-s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue,
-crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,
-avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,
-l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et
-les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté
-le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles
-s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A
-ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au
-Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de
-verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre
-ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel
-le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'oeil devine des espaces
-incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises
-d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des
-vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent,
-là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses....
-A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de
-fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe,
-et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de
-gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent
-violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève;
-la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne,
-bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue,
-déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues,
-s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant
-sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des
-bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des
-flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.
-
-C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que
-la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je
-viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent
-et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et
-charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer,
-je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui
-tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je
-vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par
-l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le
-lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le
-sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au
-grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme
-qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui
-apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les
-connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les
-nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs
-se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon,
-au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y
-a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos,
-et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée
-de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un
-jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée.
-Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis
-utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que
-le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est
-allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres
-attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans
-ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage,
-comme si j'étais indigne de disparaître en elle....
-
-Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante
-sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places,
-par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne
-bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les
-reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une
-multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface
-tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des
-hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis
-la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le
-bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que
-le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses
-arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques,
-soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches
-et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre,
-à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume
-nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.
-
-Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans
-les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe,
-toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des
-routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les
-fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond
-des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves
-et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi
-par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi
-des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans;
-j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la
-mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et,
-de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le
-goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre
-profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou....
-Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas
-une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement,
-il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui
-m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge
-le coeur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur
-laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me
-débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient,
-et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je
-me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait
-venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans
-cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines....
-Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit:
-«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La
-nature est sans âme. Tout entière à son oeuvre d'éternelle destruction,
-elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle
-ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma
-poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la
-douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne
-à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil
-se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que
-la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume,
-je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans
-la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte
-errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les
-choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté;
-je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois
-surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent,
-d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la
-veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit;
-des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller,
-et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les
-luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant
-les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela
-était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette!
-Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues
-qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»
-
-Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères,
-noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,
-semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la
-mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense,
-une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau
-s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est
-l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours
-les mêmes charrettes que traînent les boeufs enchemisés de lin gris,
-apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes
-de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et
-sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la
-clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras
-suppliciés....
-
-J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave
-femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait
-vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants
-et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait
-l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât
-un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque,
-le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de
-tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque
-jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de
-serge verte....
-
---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes
-coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux
-une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....
-
---Comme vous voudrez, mère Le Gannec!
-
---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre
-Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes
-... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en
-donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point
-triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!
-
-Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé
-chez elle tout un automne....
-
---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en
-allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait
-trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait
-voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!
-
-Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,
-simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:
-
---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait
-là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.
-
-Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:
-
---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide
-marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun
-qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros
-temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la
-_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il
-avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et
-digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_,
-et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire
-aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions
-deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de
-dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être,
-comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux
-jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si
-bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté
-ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a
-deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne
-pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic,
-aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce
-pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les
-jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin
-et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je
-demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non,
-la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je
-ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut
-bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors,
-j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un
-jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,
-gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer....
-Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes
-deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés
-roulés dans les rochers.
-
-Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que
-fait-elle?... Éternelles questions!
-
-La mère Le Gannec continuait:
-
---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de
-quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup,
-votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre
-Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!
-
-Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait,
-d'une voix grave:
-
---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la
-mer....
-
-Moi, je songeais:
-
---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa
-nuit!
-
-Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de
-la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le
-courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un
-côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres
-cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer
-qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des
-flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de
-distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux
-leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent,
-en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles
-carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des
-clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe
-avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux
-blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans
-un bruit de ferraille et de grelots, mon coeur battait.... «Il y a
-peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et
-le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait
-plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa
-casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un
-libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle
-ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles....
-Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une
-suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une
-longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h,
-et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées,
-les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de
-larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait
-son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat,
-admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le coeur gros, sentant
-davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par
-mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à
-ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur
-plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler,
-à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à
-toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son
-image incomplète, effacée par les baisers de tous!
-
---Juliette! Juliette!
-
- * * * * *
-
-Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux
-monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le
-voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts,
-noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent.
-Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette.
-Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la
-taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe,
-je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et
-deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du
-môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de
-la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait,
-je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt,
-avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui,
-jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont
-les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers;
-que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les
-anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes
-d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut....
-Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une
-nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il
-s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand
-voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas
-à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle
-était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle
-s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je
-ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois
-plus triste, je reviendrai.»
-
-Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.
-
---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave
-enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son
-père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean....
-Vous savez, vous y avez été bien des fois....
-
---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?
-
---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la
-demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va
-mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.
-
---Elle n'a plus sa mère?
-
---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.
-
---Ils sont riches?
-
---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement
-vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la
-bonne demoiselle.
-
-Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.
-
-Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces
-jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour
-du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait
-dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc
-défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de
-pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi
-triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le
-dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de
-Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée
-sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges
-primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur....
-Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et,
-peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre
-chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du
-bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses,
-tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix
-grêle des enfants de choeur, tandis que la jeune fille priait, comme
-eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans
-un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune.
-Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et
-sous les arbres qui chantaient.
-
---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai
-demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je
-t'aime!
-
---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne
-faut pas m'aimer!
-
---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon
-épaule, et allons ainsi toujours!...
-
---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que
-la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache
-dans la bourbe des eaux croupies?
-
---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai
-choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de
-toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté....
-Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.
-
---Non! non!... mon coeur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison
-qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne
-t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes
-yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...
-
-La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans
-l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les
-enfants de choeur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours
-agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais
-qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche....
-Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour
-la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable
-satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille
-m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.
-
-Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées,
-dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je
-marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière
-que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des
-conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures
-nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires.
-Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées
-sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous
-reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes,
-les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait
-au déchirement de nos voix.
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus....
-Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie
-violette, les cheveux en coup de vent....
-
--Je t'aime! je t'aime!
-
---Non! non! il ne faut pas m'aimer!
-
-Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient,
-tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents
-d'orage et des roulements de tonnerre.
-
-O cabotinisme de la douleur!
-
-Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient
-plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même
-rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi,
-toutes les deux.
-
---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!
-
-Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:
-
---Je t'aime! je t'aime!
-
-Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le
-vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous
-les trois!
-
-Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à
-face avec Juliette.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un
-hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame
-sa proie.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de
-folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des
-rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression
-de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le
-Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle
-paire de bas.... Elle me dit:
-
---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai
-préparé une belle écrevisse de mer!
-
---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas
-de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?
-
-Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se
-déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite,
-levait les bras au ciel, geignait:
-
---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!
-
-Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur
-le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et,
-tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée,
-folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une
-lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer,
-de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse,
-lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me
-jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de
-maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de
-vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à
-tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un
-moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de
-souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante,
-toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.
-
---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?...
-Allez-vous-en!
-
---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez
-pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je
-pouvais vous être utile à quelque chose.
-
---Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous
-regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi
-tranquille.
-
-Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait
-dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble,
-craintive, redoublant de soins, soupirant:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre
-pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités....
-Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère
-affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait
-l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi,
-résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de
-temps en temps, elle répétait:
-
---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!
-
-Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le
-couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la
-fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon,
-ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre,
-et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.
-La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme,
-qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port
-et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare
-s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou....
-Et je me sentais bien malheureux!...
-
-Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma
-lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes
-de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne
-viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des
-dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient,
-la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi
-serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève
-désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre
-son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau,
-mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?...
-Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il
-me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi
-bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma
-colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût
-épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps,
-un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne
-manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible
-que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune
-force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais,
-à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses,
-de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi....
-La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où
-étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi
-manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier
-leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus
-abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur
-des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le
-soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me
-soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses
-réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller
-devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque
-battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...
-
-La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer
-la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le
-roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une
-voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une
-sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin
-passait.... Le postillon l'interpella:
-
---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît?
-
---C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un
-geste de la main et continua sa route.
-
-J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la
-lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.
-
---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est
-Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!
-
-Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.
-
---Juliette! ma Juliette!
-
-Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix
-soupira:
-
---Jean! mon petit Jean!
-
-Et je défaillis dans les bras de Juliette.
-
-Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché
-sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait,
-pleurait:
-
---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc
-encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!
-
-Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être,
-inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un
-grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui
-s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour,
-de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle,
-un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec
-ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement
-enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses
-gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais
-des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure,
-une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en
-vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en
-larmes....
-
---Encore, que je te voie, ma petite Juliette!
-
-Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.
-
---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!
-
-La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne
-s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.
-
---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.
-
---Il faut les faire monter, mère Le Gannec!
-
---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la
-vieille femme.
-
---Tu en as donc beaucoup, ma chérie?
-
---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!
-
---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir....
-Nous verrons demain....
-
-Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à
-chaque instant:
-
---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et
-puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans
-des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne
-bouge pas, Jean, ne bouge pas.
-
-Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre
-son oreille.
-
---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_!
-dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?
-
-Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.
-
---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme
-tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis
-changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?
-
-Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:
-
---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi
-tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui
-bien tout, tout, tout!...
-
-Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur
-la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que
-j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....
-
---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un
-caoutchouc?...
-
---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?
-
---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que
-j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te
-prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera....
-Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!...
-Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et
-je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne
-ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un
-mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu
-m'étourdir.... Je souffrais trop!...
-
-Sa voix prit une intonation brève:
-
---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de
-lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami
-Lirat!... Mais tu verras, tu verras.
-
-Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette
-passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle
-avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être
-davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans
-crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ...
-et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se
-résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que
-je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant
-l'interroger directement, je répondis:
-
---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois,
-quand nous rentrerons à Paris....
-
---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit
-jours.... Ça m'ennuie tant!
-
---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ...
-plus longtemps ... quinze jours!
-
---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon
-chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai
-pas une chose, une belle chose.
-
-Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:
-
---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule
-pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons
-dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura
-plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de
-rente.
-
---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.
-
---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille
-francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois,
-nous les aurons....
-
-Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:
-
---Nous les aurons!...
-
---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le
-mal que tu me fais....
-
-Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:
-
---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...
-
---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela,
-jamais!...
-
---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...
-
-Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes
-étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence
-de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la
-journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare,
-pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant
-pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en
-costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des
-fermes!
-
---Il y a des bateaux ici?
-
---Mais oui.
-
---Beaucoup?
-
---Mais oui.
-
---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les
-nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre
-se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et
-des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris
-me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant
-triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:
-
---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle
-... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu
-savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te
-dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es
-malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir
-de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.
-
-Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits
-sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des
-fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de
-l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort,
-ainsi qu'un chaud soleil.
-
-Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit
-sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors,
-comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette
-désira rentrer.
-
---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter
-ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...
-
-Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à
-en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle
-étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues
-brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je
-souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre,
-m'obsédait.
-
-Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le
-soir même.
-
---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite,
-commande une voiture.... Oh! quel malheur!
-
-Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile,
-sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ,
-sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière....
-Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire,
-refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne
-savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient
-craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles.
-Juliette s'assit sur mes genoux.
-
---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je
-m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt,
-je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je
-reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un
-cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta
-petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne
-m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!
-
- * * * * *
-
-Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle
-alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.
-
---Nostre Mintié! nostre Mintié!
-
-Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en
-elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.
-
---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça
-que je meurs.... De ça!
-
-Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:
-
---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous
-soulagerait!
-
-
-
-
-X
-
-
-Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque
-de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se
-rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui
-restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous
-les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs
-vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la
-catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de
-brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste,
-des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne
-à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je
-n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication
-immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que
-d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette
-prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et
-je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables
-traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et,
-moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par
-des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me
-tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la
-demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures
-infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse
-sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je
-choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des
-églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon
-âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans
-le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair
-immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser
-des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce
-châtiment!
-
-L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de
-palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas
-de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes
-fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation
-infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets
-et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche,
-les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs
-de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par
-des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du
-village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré
-dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau
-inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle
-me retenait.
-
---Laisse-moi! ai-je crié.
-
---Pourquoi t'en vas-tu?
-
---Laisse-moi.
-
---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi....
-Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de
-toi.... Reste!
-
---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...
-
-Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:
-
---Ah! ma Doué! il est fou!
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai
-eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui
-se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle,
-tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques....
-Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses
-nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....
-
-Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de
-moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque
-sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me
-talonnent et je crie:
-
---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je
-suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa
-chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans
-l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car
-je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé
-de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée....
-Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment
-stupéfaite.
-
---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites
-ici?... Êtes-vous malade?
-
-J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....
-
-Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive
-avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien
-enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure,
-qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans
-l'éternelle nuit du cabanon!
-
-Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut
-que j'épuise sur elle cette rage maudite!...
-
-Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:
-
---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent....
-Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que
-je parte!...
-
-
-
-
-XI
-
-
-Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près
-de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel
-meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs
-s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière
-ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit;
-mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un
-aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences
-inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait
-tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle
-bourrait de paquets d'iris.
-
---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de
-nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont
-là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis,
-tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne
-sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi,
-que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je
-te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre
-en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si
-ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas....
-Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?
-
-Et jetant un dernier coup d'oeil sur la chambre, elle était partie.
-
-Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en
-rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes,
-fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser,
-le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses
-étaient dans le même ordre.
-
---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as
-encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?
-
---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!
-
---Ce soir?
-
-Elle réfléchissait un instant.
-
---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop....
-Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me
-désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!
-
-Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,
-comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,
-tombaient dans l'éternité de l'attente.
-
-A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand
-accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger,
-la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au
-lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que
-traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus
-pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté,
-dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore
-l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me
-jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune
-du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue,
-qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus
-cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos
-joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs
-de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a
-une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort
-en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais
-Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
-et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais
-rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais
-beau chercher, sur la vase remuée de nos deux coeurs, une fleur, une
-toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne
-la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette.
-Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette
-pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais
-dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée,
-comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle
-s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des
-projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un
-jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son
-âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous
-en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je
-travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des
-romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais
-de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais
-descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des
-quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une
-somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette
-chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus
-tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable....
-Elle battit des mains.
-
---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement,
-tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis
-bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel
-dommage!... C'est impossible!
-
---Pourquoi donc est-ce impossible?
-
---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de
-faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!...
-Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...
-
---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas
-un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur
-atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui
-me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore
-où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu
-voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce
-qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!...
-De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par
-tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...
-
-Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles
-faisaient tinter à ses oreilles.
-
---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des
-tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal....
-Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!
-
-Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.
-
---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les
-déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je
-suis bien malheureuse!...
-
-Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite
-contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais
-horreur et pitié....
-
---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il
-croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon
-Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais
-plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.
-
-Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre
-les regrets gémir:
-
---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de
-l'argent, et tu n'en as pas!
-
---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai
-de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en
-attendant que je conquière une fortune!
-
---Tu as de l'argent?... Fais voir.
-
-J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les
-saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses
-yeux luisaient, étonnés et charmés.
-
---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille
-francs?...Mais tu es riche!... Alors....
-
-Elle se pendit à mon cou, caressante.
-
---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un
-petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me
-l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?
-
-Je reçus au coeur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le
-plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de
-demander:
-
---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?
-
---Deux mille francs, mon chéri.
-
---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.
-
-Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit
-précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché
-sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas
-m'avoir demandés, elle dit:
-
---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu
-retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.
-
-Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre
-elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je
-m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus
-librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les
-jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait
-de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps
-sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes
-membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi
-qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas,
-en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas
-d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les
-cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui
-retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de
-pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la
-fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré
-les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite,
-affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la
-chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie
-me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:
-
---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!
-
-Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence
-nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre
-le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter
-mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir
-si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de
-dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans
-la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des
-piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image
-immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que
-Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais
-impitoyablement, hors de mon soleil.
-
-Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je
-ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais
-rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par
-les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je
-me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi
-longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à
-la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû
-rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes
-inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de
-hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se
-moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait
-terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante;
-elle implorerait son pardon.
-
---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu
-consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul
-instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu
-n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!
-
-Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des
-millions à la figure.
-
---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!
-
-Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:
-
---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce
-que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse
-si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se
-poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!
-
---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les
-filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà
-encore!... Tiens! en voilà toujours!
-
-Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la
-main le geste de jeter des millions à travers l'espace.
-
---Tiens, misérable; tiens!
-
-Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point
-si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude,
-et que je ne sondasse, d'un coup d'oeil impatient, l'intérieur des
-voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard,
-mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De
-nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la
-bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce,
-enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait
-suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces
-endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les
-théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant
-que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une
-loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les
-restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les
-yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués,
-et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....»
-Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me
-disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle
-t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison,
-chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec
-d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez
-les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien
-qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.
-Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute
-sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir
-disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers
-de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je
-rentrai....
-
---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.
-
---Personne, monsieur Mintié.
-
---Pas de lettre, non plus?
-
---Non, monsieur Mintié.
-
---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?
-
---La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.
-
-Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»
-
---Portez cela rue de Balzac....
-
-J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à
-reparaître.
-
---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.
-
-Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le
-canapé.
-
---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?
-
-Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par
-les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre,
-projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux
-se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes,
-infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps,
-subitement, avait cessé de marcher.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus
-roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés
-passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le
-trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre,
-que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue....
-Aucun ne s'arrêtait.
-
---Elle ne viendra pas!
-
-Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette
-serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le
-canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!...
-Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture
-s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le
-couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la
-chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.
-
---Allons, prends ton chapeau, mon chéri.
-
-Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par
-l'attente, souvent, je la traitais durement.
-
---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels
-bouges?
-
---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!...
-Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te
-retrouver?
-
-Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:
-
---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais,
-jamais!
-
-La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.
-
---Juliette! Juliette!
-
-Elle descendait l'escalier.
-
---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais
-avec toi.
-
-Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.
-
-Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces
-bijoux, la fureur me reprenait.
-
---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.
-
-Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.
-
---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre
-tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je
-vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma
-poitrine et voir ce qu'il y a dans mon coeur!... Juliette!... Ah! je ne
-peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de
-moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!
-
-Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....
-
---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant,
-je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte
-de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme
-qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses
-terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais,
-j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai
-tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure,
-la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où
-tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te
-dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu
-changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai
-tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui
-faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves
-d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux
-bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te
-demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma
-Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu
-connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est
-riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a
-aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver
-Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne
-craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...
-
-Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet
-errait sur ses lèvres.... Elle murmura:
-
---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!
-
-M'en allant, je continuais de gémir:
-
---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....
-
-D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la
-trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais
-que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je
-le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui
-m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un
-soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais
-reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais
-dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les
-objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De
-temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:
-
---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?
-
-Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais
-l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de
-mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait
-sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras
-héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.
-
---Viens-tu?... disait Juliette....
-
-Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que
-d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute
-petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.
-
---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des
-choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle
-a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me
-consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras,
-ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?...
-Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un
-chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui
-chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean,
-quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit
-cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras....
-J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu
-verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!...
-Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...
-
-Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux
-du lit lui faisaient comme deux ailes.
-
-La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin,
-des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents
-de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!...
-Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée;
-j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix
-chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et,
-depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le
-canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois
-heures.
-
---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra
-pas!
-
-Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus,
-tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb....
-Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures
-descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat
-courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je
-vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer,
-s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine
-dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient
-moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.
-
---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien
-dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?
-
-Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle
-avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et
-elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais
-suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles
-larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme
-de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles
-encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de
-mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus
-damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de
-proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur
-coeur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent
-l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque
-chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la
-mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un
-répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de
-ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la
-débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste
-et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet
-inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible,
-que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où
-l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur,
-on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et
-raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards.
-Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,
-brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût
-communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y
-goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,
-souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant
-de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés
-de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais,
-avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui
-ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur
-vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se
-dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges
-afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans
-le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit,
-les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et
-de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si
-touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient:
-«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans
-le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de
-bonheur, en l'oeil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer
-ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles,
-ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais
-dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits
-employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un
-peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu
-de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais
-aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu
-avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail
-rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas!
-j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je
-n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la
-constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en
-revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le
-soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur
-et du devoir....
-
-Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur,
-annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans
-l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui
-vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de
-gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture
-approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le
-bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement
-familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture
-obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le
-jour!
-
---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra
-pas!
-
-Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes
-battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de
-dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:
-
---Oh! Juliette! Juliette!
-
-Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement
-de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations....
-Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient,
-bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que
-la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait....
-Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette
-s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour
-me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des
-choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:
-
---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.
-
---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!
-
---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il
-meurt!
-
---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!
-
---Il faut l'aimer, être bonne....
-
-Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....
-
---Non! C'est toi que j'aime ... viens!
-
-Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils
-cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.
-
---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant
-à mourir?...
-
-Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour....
-Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants
-glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le
-couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.
-
-Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je
-n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de
-regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère
-Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et
-repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
-je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre....
-Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient
-fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de
-mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes
-d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette
-... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette
-avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!...
-Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des
-tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté
-l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme,
-je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux
-petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes
-malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je
-restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose
-épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un
-sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était
-tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans
-raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la
-maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la
-mère Sochard qui m'ouvrit.
-
---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de
-suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est
-moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!...
-Dites-lui....
-
-La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:
-
---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame
-n'est pas rentrée....
-
---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi,
-hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous,
-les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....
-
-La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....
-
---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que
-Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre,
-vous verrez bien!... puisque je vous le dis!
-
-En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était
-vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas
-à pas, répétant:
-
---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus
-ensemble, à c't'heure!...
-
-Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme
-lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette
-rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau
-à gaz....
-
---Et où est-elle? demandai-je.
-
---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va
-Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui
-a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de
-rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!
-
-En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui
-avais envoyée.
-
---Est-ce que Madame a lu ça?
-
---Probablement que non, allez!...
-
---Et vous ne savez pas où elle est?
-
---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!
-
-Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.
-
---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous
-avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère
-Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu
-... Eh bien! en voilà assez!...
-
-Je brandissais mes poings dans le vide.
-
---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter
-d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais,
-jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!
-
---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille
-femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!...
-Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez,
-monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...
-
-En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant
-le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai
-Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât
-Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger
-à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de
-grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:
-
---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi,
-si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois
-qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis
-une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir,
-elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme
-moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de
-changé!
-
-Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des
-voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise
-action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les
-pattes de derrière.
-
---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...
-
-Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui
-écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
-glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les
-flambeaux, un oeil arraché tomba sur le tapis....
-
---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien
-au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je
-ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet oeil, cette cervelle, ce
-cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je
-ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...
-
---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon
-Dieu, je....
-
-Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte
-démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du
-chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la
-tache pourprée s'élargissait....
-
-
-
-
-XII
-
-
-Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action
-monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant.
-De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et
-la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément,
-mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de
-mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce
-crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!...
-Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir
-en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la
-guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au
-moment précis où, les yeux charmés, le coeur ému, il s'attendrissait
-à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un
-arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?...
-Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que
-moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes
-et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui,
-l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans
-ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité
-espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit
-tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le
-tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites
-pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un
-assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette
-tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la
-chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...
-
-Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me
-pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de
-moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que
-désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me
-plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa
-conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si
-vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le coeur soulevé
-de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je
-guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.
-
---Il n'y a pas de réponse!
-
---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez
-remis la lettre?
-
---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de
-réponse!»
-
-Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur
-d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait
-poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement,
-j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi
-l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...
-
---Madame n'y est pas!
-
---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là
-... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais
-mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!
-
-Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me
-voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à
-elle, l'implorer servilement.
-
---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et
-je partirai!
-
---Non, non, Monsieur!... je serais grondée....
-
-La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se
-précipiter.
-
---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!
-
---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas
-venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je
-me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que
-je me tue!
-
---Bien, Monsieur!
-
-Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.
-
-L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes
-malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation.
-Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre,
-noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait
-toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et
-fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis
-de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et
-_sirotait_ un verre de chartreuse.
-
---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?
-
-Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux
-premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:
-
---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis
-un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul
-d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a
-chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un
-cran, j'espère?
-
---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un
-consul qui est son amant, aujourd'hui?
-
-Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.
-
---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme
-ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y
-tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle,
-c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain,
-ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer,
-mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours
-amoureux d'elle, pauvre garçon?
-
---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette
-passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et
-je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce
-pas?
-
---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en
-l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme
-tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère,
-je rougirais de faire ce qu'elle fait!
-
-La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en
-vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de
-dire:
-
---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.
-
-Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de
-Gabrielle me frappât au coeur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un
-air câlin, m'approchai d'elle.
-
---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.
-
---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les
-deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était
-avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même
-temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi
-que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre:
-«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous
-aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur
-les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien
-vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!
-
---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous
-comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....
-
-Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.
-
-Gabrielle me consolait:
-
---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce
-qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?...
-Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais
-toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris
-... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes
-qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ...
-et qui vous aimeraient bien, allez!...
-
-Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa
-voix était devenue caressante, et son regard luisait:
-
---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ...
-une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...
-
-Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la
-mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir,
-s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent
-horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai
-Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa
-toilette, et me dit:
-
---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon
-petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....
-
-Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma
-tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le
-visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins....
-Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons....
-Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques
-gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse
-beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un
-anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait,
-de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon
-esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme
-ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même,
-vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement
-souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des
-nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux....
-Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les
-mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs
-étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant
-moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une
-course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai
-dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le
-jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud
-qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits
-nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se
-tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil
-mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures
-compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse,
-traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur
-leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs
-flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles,
-que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut
-plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches,
-ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures
-comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges,
-jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus
-l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de
-la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et,
-sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne
-pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue....
-Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du
-trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce
-spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux,
-mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais
-envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:
-
---Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?...
-Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras
-brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances
-quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la
-société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles
-et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des
-échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te
-volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui
-s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les
-chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège,
-les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour
-en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles
-habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on
-te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans
-la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment,
-toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs
-cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges
-pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé
-pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...
-
-Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de
-profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,
-semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux
-saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.
-
---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.
-
-Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai
-dedans.... Juliette avait déjà disparu....
-
---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez
-moi!... Vite, cocher, vite donc!
-
-Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà
-partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.
-
---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux?
-
---Mais non, monsieur Mintié.
-
---Alors, j'ai une lettre?
-
---Rien, monsieur Mintié.
-
-Je pensai:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute
-voix, pour me rassurer:
-
---Tout à l'heure elle sera là!
-
-J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps
-fuyait.... Personne toujours.
-
---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et
-elle savait que je devais me tuer à six heures!
-
-Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de
-sortir.
-
---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime
-bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que
-je veux la voir.
-
---Mais je ne sais pas où est Madame.
-
---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je
-souffre trop!
-
---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.
-
-J'insistai.
-
---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh!
-dites-le-moi!
-
---Puisque je ne sais pas!
-
-L'impatience me gagnait.
-
---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas
-... parce que....
-
-Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante
-de voyou:
-
---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de
-panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la
-police, vous entendez?...
-
-Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:
-
---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens!
-
-J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine
-et, tout honteux, je redescendis l'escalier.
-
-Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé
-autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les
-glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs
-théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement,
-j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières
-aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et
-triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je
-m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de
-Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en
-habit je disais:
-
---C'est peut-être celui-là, son amant!
-
-Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir,
-partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais
-lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la
-tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué,
-de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je
-l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais
-là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un
-crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais
-à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un
-homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien....
-J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai
-dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.
-
-De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait
-de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre,
-débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac,
-obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la
-maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué
-par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus....
-Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le
-bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me
-sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché
-de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des
-pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude
-levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je
-voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place....
-Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps,
-un froid me monta du coeur au cerveau.... J'eus la sensation que la
-vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je
-m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait
-disparu, en disant:
-
---Allons!... Venez-vous?
-
-L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....
-
-C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la
-tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec
-Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai
-encore.
-
---Lirat!... criai-je, Lirat! ...
-
-Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile,
-la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot
-dire....
-
---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas
-vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas
-Lirat!...
-
-Lirat se taisait....
-
---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que
-vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici,
-avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce
-que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont
-vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez
-mises dans mon coeur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour
-moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes
-un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme
-comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si
-je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas,
-pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat....
-Répondez-moi!...
-
-Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:
-
---Allons, venez-vous?...
-
-Je saisis les mains de Lirat.
-
---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc
-pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris,
-de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ...
-vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir,
-tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela
-qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle
-vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine
-de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du
-mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos
-veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous,
-vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un
-sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.
-
-Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux
-poings crispés:
-
---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!
-
-Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de
-tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les
-maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent....
-Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis
-sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une
-route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait....
-L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au
-soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle
-enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches
-chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs
-niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de
-petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine
-des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre,
-des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient:
-«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes
-les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et
-la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...»
-Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que
-faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse
-pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent
-leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les
-fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues,
-et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit
-la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux
-tourbillonnaient....
-
-Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....
-
---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je
-venais de donner mes vieilles hardes.
-
---Oui, mon ami!
-
---Et où Monsieur s'en va-t-il?
-
---Je ne sais pas....
-
-Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de
-squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements,
-mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec
-d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des
-colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes,
-les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de
-côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort,
-se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide,
-toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes
-charognes....
-
-Noirmoutier, novembre 1886.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-***** This file should be named 44139-8.txt or 44139-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/old/44139-8.zip b/old/44139-8.zip
deleted file mode 100644
index a9df465..0000000
--- a/old/44139-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/44139-h.zip b/old/44139-h.zip
deleted file mode 100644
index 0028a6e..0000000
--- a/old/44139-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/44139-h/44139-h.htm b/old/44139-h/44139-h.htm
deleted file mode 100644
index 06153d1..0000000
--- a/old/44139-h/44139-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,9001 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
- <head>
- <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
- <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
- <title>
- The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau.
- </title>
- <style type="text/css">
-
-body {
- margin-left: 10%;
- margin-right: 10%;
-}
-
- h1,h2,h3,h4,h5,h6 {
- text-align: center; /* all headings centered */
- clear: both;
-}
-
-p {
- margin-top: .51em;
- text-align: justify;
- margin-bottom: .49em;
-}
-
-.p2 {margin-top: 2em;}
-.p4 {margin-top: 4em;}
-.p6 {margin-top: 6em;}
-
-hr {
- width: 33%;
- margin-top: 2em;
- margin-bottom: 2em;
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
- clear: both;
-}
-
-hr.tb {width: 45%;}
-hr.chap {width: 65%}
-hr.full {width: 95%;}
-
-hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
-hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;}
-
-
-.center {text-align: center;}
-
-.right {text-align: right;}
-
- </style>
- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Le Calvaire
-
-Author: Octave Mirbeau
-
-Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<h1>LE CALVAIRE</h1>
-
-<h3>PAR</h3>
-
-<h2>OCTAVE MIRBEAU</h2>
-
-<h4>AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR</h4>
-
-<h5>SEIZIÈME ÉDITION</h5>
-
-
-<h5>PARIS</h5>
-
-<h5>PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR</h5>
-
-<h5>28 <i>bis</i>, RUE DE RICHELIEU, 28 <i>bis</i></h5>
-
-<h5>1887</h5>
-
-
-
-
-<hr class="full" />
-<h4>A MON PÈRE</h4>
-
-<h5><i>Témoignage de ma piété filiale,</i></h5>
-
-<p style="margin-left: 55%;">O. M.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h4>PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION</h4>
-
-
-<p class="p2"><i>Le Calvaire</i> a été fort malmené par les patriotes&mdash;ces gens-là ne
-plaisantent point&mdash;aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande&mdash;ce
-qui serait pour blesser mon amour-propre&mdash;ou qu'un opéra de Wagner&mdash;ce
-qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre
-un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement
-(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un
-vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur
-verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas
-lu que <i>le Calvaire</i> est un roman militaire. Les épithètes vengeresses,
-les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu
-aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus
-impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les
-vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que
-la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu,
-à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout
-humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens
-que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.</p>
-
-<p>De tout ce qui a été écrit sur <i>le Calvaire</i>, il résulte que je suis
-un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé
-mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce
-qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon
-âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que
-j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire,
-parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui,
-jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en
-passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets
-tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit
-jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement
-hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne
-puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une
-œuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....</p>
-
-<p>Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre.
-Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends
-rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir
-encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps,
-des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il
-respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement
-pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.</p>
-
-<p>Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le
-patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo;
-tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages
-enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre
-reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy
-et lui ait reproché l'<i>Invasion</i>, un livre sombre et terrible, malgré
-les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique
-qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre
-sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les
-navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros,
-qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.</p>
-
-<p>Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.</p>
-
-<p>Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes
-ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point,
-par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la
-sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes
-là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics,
-des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le
-patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener
-d'irréparables malheurs.</p>
-
-<p>Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement.
-Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes,
-ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans
-protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux,
-il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à
-découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier
-dans ses œuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie
-de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas
-aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux,
-démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la
-Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent
-sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire
-casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux
-que les autres.</p>
-
-
-<p style="margin-left: 70%; font-size: 0.8em;">OCTAVE MIRBEAU.</p>
-
-<p style="margin-left: 5%;">Paris, 7 décembre 1886.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>LE CALVAIRE</h3>
-<hr class="tb" />
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p class="p2">Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg
-du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de
-Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette
-entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua
-beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins
-du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se
-battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si
-malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant
-à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa
-quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté
-ces incidents, avec orgueil et admiration.</p>
-
-<p>Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de
-l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents
-habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la
-campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés.
-Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite
-contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont,
-descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours
-verte, où l'on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière
-d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement
-dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts
-peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur
-son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la
-vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies
-et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes
-roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des
-verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la
-proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au
-bec jaune.</p>
-
-<p>Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très
-ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait
-le Prieuré,&mdash;dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution
-et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants,
-couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté,
-les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois
-la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande
-cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés
-des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les
-bras de quatre hommes&mdash;disait orgueilleusement mon père, à chaque
-visiteur,&mdash;n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison,
-avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle
-où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient
-à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui
-ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le
-bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes
-maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins
-qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait
-fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que
-le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence
-de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement
-tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les
-lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de
-pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles
-tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à
-travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces,
-tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées
-entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de
-chambre et de cocher.</p>
-
-<p>Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé;
-tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle
-a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui
-figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve
-rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un
-prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié,
-dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et
-les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les
-êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps
-n'a pu en user l'agate dure.</p>
-
-<p>Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les
-voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés
-par le souvenir, <i>humanisés</i> par les révélations et les confidences,
-dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression
-que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues,
-les leçons inflexibles de la vie.</p>
-
-<p>Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait
-ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait
-révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition
-familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels
-se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération
-en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans
-les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les
-souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois
-campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient
-importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,
-suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre
-de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait
-aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui
-donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent
-homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il
-ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de
-vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il
-faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils
-une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était
-chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc
-et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer
-l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile,
-derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange
-à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau
-sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne
-et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien:
-«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules
-réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.</p>
-
-<p>Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur
-le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait
-plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit,
-par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à
-l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue
-un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si
-héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus
-enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de
-la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait
-à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au
-bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste
-autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant
-toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon
-enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle
-impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les
-douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.</p>
-
-<p>Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi.
-Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette
-de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces,
-mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout
-petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de
-seringas.</p>
-
-<p>&mdash;Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ...
-fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.</p>
-
-<p>Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du
-seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté
-sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait
-l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher
-les poils et se gratter le cou.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, répéta mon père, déguerpis.</p>
-
-<p>Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure
-fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa
-langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais
-voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à
-tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre
-animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères
-que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt
-avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il
-avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées,
-les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol
-d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cœur me
-battait si fort que je crus que j'allais défaillir.</p>
-
-<p>&mdash;Papa! papa! criai-je.</p>
-
-<p>En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de
-fouet.</p>
-
-<p>&mdash;Sacré matin! jura mon père.</p>
-
-<p>Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette;
-vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et
-j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,&mdash;ah! si
-douloureux!&mdash;on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se
-tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cœur tendre, bien qu'il
-semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales
-et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre
-service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en
-toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble
-des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations
-plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie
-du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un
-agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation
-fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes,
-comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités
-d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race,
-d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en
-éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne
-la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud,
-ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y
-avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en
-reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux
-êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté
-de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant
-beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la
-maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses
-manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible,
-très lourde au cœur de ma mère.</p>
-
-<p>Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant
-de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses
-gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses
-yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se
-fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si
-vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de
-cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,
-métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès
-d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien
-douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu
-à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange
-sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague,
-la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections
-physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait
-le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du
-malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable.
-Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées
-de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le
-mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une
-santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité
-excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que
-développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité
-s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes
-alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne
-se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi
-souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la
-courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil,
-comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup,
-lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient
-de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que
-rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût
-pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de
-ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du
-cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne
-savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu,
-elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier,
-de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la
-fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas
-pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un
-pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle
-courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse,
-prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce
-qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère
-morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un
-dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle
-revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face
-toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon
-de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait
-d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées.
-Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,
-sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc
-de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré
-le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les
-chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme.
-Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours
-s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces
-choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains
-souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances
-physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille
-qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de
-ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il
-ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui
-apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de
-la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour
-aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses
-tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient
-autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont
-elle sentait le nœud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet
-était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui
-renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se
-dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau
-verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière
-aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de
-limon.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas,
-le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette
-vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute
-consolation, il disait doucement:&mdash;«Eh bien, ma chérie, cette santé,
-ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un
-verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se
-plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau,
-il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la
-journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement,
-d'un air de dédain:&mdash;«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme
-cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du
-cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En
-voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix
-tranquille:&mdash;«Des amers, prends des amers.»</p>
-
-<p>Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père
-fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments
-de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne
-pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que,
-parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses
-qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers
-lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement
-gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux
-affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses
-propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice
-des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la
-bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent,
-en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui
-donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son
-besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la
-présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce
-visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une
-parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire
-tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par
-oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint,
-comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à
-l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la
-vît s'approcher de la sainte table.</p>
-
-<p>Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets
-et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle
-passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt
-agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que
-le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de
-savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour,
-venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela?
-Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal,
-plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était
-paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force
-mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau
-brouillé, le cœur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue
-des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions
-de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte
-d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.</p>
-
-<p>Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se
-décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait
-son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à
-ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes
-de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres,
-chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était
-anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était
-atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.
-Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la
-tranquillité d'esprit.</p>
-
-<p>Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée
-par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne
-pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans
-le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé
-d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle
-était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et
-nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se
-souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux
-de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait,
-comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim
-de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et,
-comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle
-s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à
-l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec
-emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne
-lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante
-et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour
-redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures;
-personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà
-gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le
-trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas
-d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire
-éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés.
-Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui
-devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente
-et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait,
-pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée,
-et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles,
-bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front
-l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle
-entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa
-manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient
-pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis.
-Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la
-condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de
-l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint,
-des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui
-avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la
-situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes
-de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif
-des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas!
-Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions
-idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de
-lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges
-pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et
-pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix
-et sur des tombes, la corde au cou.</p>
-
-<p>Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur
-le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets,
-amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums.
-On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer
-par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas
-et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison
-d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait
-supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la
-terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis,
-l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et
-la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque,
-qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le
-cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille
-brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays
-qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus
-devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme
-si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt
-même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant
-de son ouvrage, il avait vu M<sup>me</sup> Mintié, toute blanche,
-échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en se frappant la
-poitrine à coups de crucifix.</p>
-
-<p>Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il
-le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux
-heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se
-multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se
-créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil
-général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient
-de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait,
-hochant la tête:</p>
-
-<p>&mdash;Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça
-finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne
-devienne folle....</p>
-
-<p>Et comme on se récriait:</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la
-famille, on n'a pas la tête si solide!</p>
-
-<p>Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours,
-le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne
-comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien
-tenter pour sa guérison.</p>
-
-<p>C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde,
-malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que
-d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé
-d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère
-oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les
-énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux,
-des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge.
-Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée
-sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme,
-palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui
-appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission
-conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des
-hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis
-toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses
-troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait
-maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans
-son être.</p>
-
-<p>Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire
-que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha
-des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand
-elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage
-fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire,
-ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie
-au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet
-et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans
-cesse les mains, le cœur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait,
-et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son
-ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix
-profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans
-saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir
-avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au
-passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser
-tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma
-mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de
-chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des
-mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine
-sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes
-choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et
-légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour,
-et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces,
-étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains
-protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas!
-cette espérance fut de courte durée.</p>
-
-<p>Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux,
-des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge
-d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises
-furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme
-paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au
-moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces
-accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les
-premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se
-continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui
-revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie
-et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile
-inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré
-contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras
-heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!...
-Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...</p>
-
-<p>Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cœur
-battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles,
-mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance
-était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté
-bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le
-désordre dans l'âme de ma mère.</p>
-
-<p>Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs,
-Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout
-à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un
-cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible,
-je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a
-peur d'un pavé.</p>
-
-<p>Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé
-d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon
-corps frissonna.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon
-linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?</p>
-
-<p>Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et,
-à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau,
-l'examina.</p>
-
-<p>&mdash;C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais
-quoi?... Il n'y a rien.</p>
-
-<p>Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais
-de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me
-mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras
-en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant
-lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le
-pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout
-pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez
-Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ...
-Prévenez Monsieur aussi....</p>
-
-<p>&mdash;C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante,
-yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il
-est sorcier!</p>
-
-<p>Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le
-plâtre en dessous.</p>
-
-<p>&mdash;Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore,
-et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient
-pas!</p>
-
-<p>Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle
-se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les
-dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans
-ses grosses mains, branlait la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond
-du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du
-tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!...
-Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit
-dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas
-comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce
-qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.</p>
-
-<p>Ma mère était devenue pâle, hagarde.</p>
-
-<p>&mdash;Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.</p>
-
-<p>Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans
-l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les
-claquements de porte.</p>
-
-<p>Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de
-l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle
-cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé,
-c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface
-humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors,
-à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de
-semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations
-pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le
-fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les
-plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina
-que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les
-germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir,
-les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre
-d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette
-minute même, la dernière espérance mourut en son cœur.</p>
-
-<p>Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit
-Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de
-lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...</p>
-
-<p>Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées,
-essayait de la calmer:</p>
-
-<p>&mdash;Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui,
-promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à
-l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le,
-parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens,
-tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le
-soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le
-sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il
-me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...</p>
-
-<p>Marie me tenait dans ses bras.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous
-mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le,
-votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit
-Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon....
-Allons, embrassez-le, Madame.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus
-tard.... Emporte-le....</p>
-
-<p>Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.</p>
-
-<p>Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait
-bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie
-normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se
-séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait,
-elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait,
-poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit
-être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de
-soi-même au cœur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle
-disait:</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....</p>
-
-<p>En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la
-vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons,
-tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cœur simple
-de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla
-d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une
-bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre
-avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous
-fassiez le malheur de votre enfant!</p>
-
-<p>Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère
-que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point,
-vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille
-Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand
-parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une
-nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit,
-l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque
-jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies
-de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans
-les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je
-cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois
-bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans
-savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit
-corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire
-se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient
-quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets,
-aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je
-songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un
-cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les
-pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir,
-gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les
-premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui
-sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs
-me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune
-clarté ne se leva.</p>
-
-<p>J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur
-arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra
-contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes
-plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je
-pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé,
-car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que,
-plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu
-de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse
-embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de
-sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre
-davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je
-compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère&mdash;ma
-mère douloureuse&mdash;ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands
-yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un
-battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme
-pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë
-aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais
-éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais
-que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait.
-Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient
-encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses
-lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient
-et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à
-m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante,
-comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui
-n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient.
-Était-il donc possible qu'elle fût morte?</p>
-
-<p>J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle,
-tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte
-Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.»
-Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le
-médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave
-qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie.
-Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré,
-sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas
-de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et
-de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je
-me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse
-journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie,
-j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le
-front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais
-les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons,
-un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les
-hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M.
-Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des
-figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des
-enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires,
-des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait
-une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous,
-s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant
-ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et
-une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et
-d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant
-estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche
-de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout
-à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng!
-dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement,
-le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la
-croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis
-blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd
-et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes
-portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule
-grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans
-laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui
-s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les
-cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng!
-dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons
-blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église
-qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal
-d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.</p>
-
-<p>La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena
-quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées
-derrière le dos.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand
-malheur!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!</p>
-
-<p>Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois
-encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras
-qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il
-tamponnait ses yeux rougis de larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle
-n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que
-j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute
-rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!...
-Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...</p>
-
-<p>Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.</p>
-
-<p>&mdash;Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me
-berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....</p>
-
-<p>Se parlant à lui-même, il disait:</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé,
-plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit,
-regarde-moi bien!...</p>
-
-<p>Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux
-yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il
-m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!</p>
-
-<p>Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il
-s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une
-immense pitié, j'écoutai ce cœur inconnu qui, pour la première fois,
-battait près du mien.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait
-pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait
-pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises,
-qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait
-sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits
-de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle,
-même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau
-matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des
-lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur
-l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,
-loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On
-lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et
-tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en
-tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot.
-Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau,
-d'interroger mon cœur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque
-triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes,
-devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de
-savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence
-des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit
-de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris
-et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été
-déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du
-père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous
-avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas
-continuer l'œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle
-pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que
-mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de
-mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me
-plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais
-avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus,
-de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la
-révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante
-invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand
-républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au
-curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de
-draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son
-cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce
-mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je
-lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en
-tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu
-seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père
-qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond
-du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet,
-les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait
-chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous
-aurons de l'orage, c'est sûr.»</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée
-par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies
-et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de
-la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé
-d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des
-sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à
-la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant.
-Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et
-tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en
-contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me
-paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature
-humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce
-morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu
-et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens
-et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je
-sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans
-mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me
-semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait
-peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la
-complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent
-à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge,
-tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel,
-récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de
-force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien,
-à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me
-transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte,
-que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter
-jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille
-Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de
-la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de
-la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer!
-Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière,
-ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser
-d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et
-surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant
-contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes,
-contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante,
-comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce
-but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et
-combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai
-plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle,
-plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui
-caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les
-herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les
-palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la
-terre comme un corps de chair.</p>
-
-<p>Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre,
-sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les
-champs, à m'enfoncer en plein cœur de la forêt. Il me semblait que
-là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul
-et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible
-qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher
-sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui
-j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais
-rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa
-dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage
-un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille
-pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en
-saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume
-opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été
-impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il
-m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils
-m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait,
-mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup,
-je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En
-vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je
-n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie,
-que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je
-serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien
-dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente;
-jamais je ne risquai un coup d'œil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait
-ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans
-un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied,
-quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le
-terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais,
-m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon
-père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade,
-pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer.
-Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions»
-et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit.
-Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni
-moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai
-faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.</p>
-
-<p>Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande
-folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents,
-effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et
-monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi
-par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et
-démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je
-marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup
-d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans
-ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu
-de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent
-mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me
-paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer
-bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles
-de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre
-remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais
-que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les
-profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte
-presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître
-me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et
-j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une
-marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire,
-écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens
-en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par
-ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau
-pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du
-tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,
-indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres
-surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je
-ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si
-j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses.
-J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos
-de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un
-pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y
-était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile.
-Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans
-le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,
-comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces
-fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié,
-mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un
-autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le
-lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène:
-la foule lui fit cortège.</p>
-
-<p>Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus
-difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois,
-les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne
-m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de
-ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets
-de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd
-des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant
-dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à
-rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens&mdash;mes
-camarades d'école,&mdash;que je rencontrais au cours, au restaurant, dans
-les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me
-blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop
-peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur
-tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par
-un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et
-j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la
-sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet
-acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce
-moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était
-plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures,
-il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes.
-Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne,
-plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse
-m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans
-l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps,
-par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me
-faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux
-fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa
-mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend,
-au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les
-rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je
-sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je
-n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante,
-le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par
-m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur
-moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans
-rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui
-couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi
-des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je
-ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les
-résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie,
-je m'engageai.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>II</h3>
-
-
-<p class="p2">Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche.
-Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de
-corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des
-zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers,
-des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et
-des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un
-vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade
-de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient
-point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair
-française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs
-compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit
-lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si
-peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait
-la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre
-petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir,
-et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de
-se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de
-sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était
-bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des
-suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle,
-entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant
-les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté
-comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de
-la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper,
-à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes.
-Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.</p>
-
-<p>Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires
-vagabonds, mal équipés, mal nourris&mdash;et le plus souvent, pas nourris
-du tout,&mdash;sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi,
-et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme;
-celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée
-d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes
-de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés,
-farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade
-de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés,
-et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche,
-un jour <i>fournissant</i> des étapes de quarante kilomètres, le jour
-suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même
-cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre
-exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient
-suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et
-siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite
-d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans
-le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois
-j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient
-au long des routes!</p>
-
-<p>&mdash;A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une
-seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous
-nous battrons.</p>
-
-<p>Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés
-sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison
-d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras
-robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la
-terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés,
-erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois,
-attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des
-vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des
-granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs
-déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur
-la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la
-ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands
-sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre
-jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la
-guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât
-les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du
-travail et de l'amour.... Et au fond du cœur de tous ces misérables
-soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures
-amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance
-de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et
-la forteresse allemande.</p>
-
-<p>Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et
-qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre
-les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les
-ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous
-prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes
-aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis
-nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des
-haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au
-dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que
-nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les
-gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans
-enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches
-hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes
-pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit
-fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un
-tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.</p>
-
-<p>Le 1<sup>er</sup> novembre, nous avions marché toute la journée et,
-vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut
-d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup,
-abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un
-kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus
-d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent
-envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à
-boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait
-nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens
-lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy.
-Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas,
-qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros,
-court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait
-de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa
-monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...</p>
-
-<p>Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes
-dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant
-le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci
-dont la physionomie s'ahurissait.</p>
-
-<p>&mdash;Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me
-l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?</p>
-
-<p>Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la
-terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux,
-l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent
-par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous
-envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée
-de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida
-enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous
-laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La
-nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de
-traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la
-voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les
-magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et
-le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le
-ciel son long cou de girafe effarée.</p>
-
-<p>A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de
-la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la
-faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il
-faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient
-vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons
-de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la
-colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute
-voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se
-promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent
-pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait
-peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les
-minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles
-creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui
-continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient
-de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des
-trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à
-pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et
-le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués,
-envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air,
-impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement
-de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants
-de <i>Marseillaise</i>, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels
-des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement
-des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les
-paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je
-lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis
-du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de
-l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir
-s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait
-la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses
-yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à
-la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient
-prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir,
-emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers
-quelles inutiles et sanglantes boucheries?</p>
-
-<p>Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le
-froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient.
-Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner
-la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison,
-un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne
-savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés
-par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne....
-A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient
-doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons
-yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me
-caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées
-de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes,
-était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un
-vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur
-les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un
-chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné
-par des rides profondes.</p>
-
-<p>&mdash;Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent</p>
-
-<p>&mdash;J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la
-troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.</p>
-
-<p>Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.</p>
-
-<p>&mdash;J'ons ren ... ren ... ren!...</p>
-
-<p>Le sergent haussa les épaules:</p>
-
-<p>&mdash;Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton
-bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des
-Prussiens ... attends!</p>
-
-<p>Le vieillard branla la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Pisque j'ons point d'bouè....</p>
-
-<p>D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la
-maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y
-avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans
-le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et
-partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le
-sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?</p>
-
-<p>Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la
-tête contre le landier de fer de la cheminée.</p>
-
-<p>&mdash;J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des
-chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est
-ton bois, je fais une flambée de tout ça.</p>
-
-<p>Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille
-tête blanche:</p>
-
-<p>&mdash;J'ons point d'bouè.</p>
-
-<p>Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne
-me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard
-méprisant.</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ...
-qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons,
-demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...</p>
-
-<p>Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet,
-lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna
-dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant
-que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait
-en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses
-derniers meubles, d'un œil stoïque, et ne cessait de répéter avec
-obstination.</p>
-
-<p>&mdash;J'ons point d'bouè!</p>
-
-<p>Je regagnai la gare.</p>
-
-<p>Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge,
-plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt
-il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre;
-des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans
-toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce
-contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.</p>
-
-<p>&mdash;En avant!... arche!...</p>
-
-<p>Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous
-heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous
-la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des
-champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses
-de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très
-loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de
-sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des
-murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus
-lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées,
-apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et
-encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas
-une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd
-piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil
-me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus
-que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres
-de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de
-fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou
-tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je
-tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je
-marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges
-hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de
-lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes
-girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace,
-leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse
-chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits
-délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient
-sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis
-dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins,
-rafraîchies par les jets d'eau.</p>
-
-<p>&mdash;Halte! commanda le sergent.</p>
-
-<p>Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me
-cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir.
-Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg
-où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La
-tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la
-chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre
-chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis
-profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur
-la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on
-n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait
-toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans
-les fossés et mouraient là: d'autres désertaient....</p>
-
-<p>Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait
-été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous
-n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin.
-J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus
-me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me
-porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer;
-il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes
-yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles,
-ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux
-épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable.
-Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi.
-Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant
-affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas
-contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux.
-J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient
-et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns,
-secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on
-entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations
-haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte,
-s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à
-le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé,
-il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par
-retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi
-gloutonnement que des chiens affamés.</p>
-
-<p>Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement,
-bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout,
-autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit
-bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où
-roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la
-permission d'aller à la visite.</p>
-
-<p>Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque
-côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une
-magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de
-là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour
-continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux
-routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume,
-sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant
-la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance
-improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente
-de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une
-longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands
-yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées
-et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti
-son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces
-membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de
-ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi,
-trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés
-au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes
-gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi,
-rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature
-nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer
-pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses
-vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être,
-et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le
-sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens
-rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si
-fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous
-ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je
-souhaitai&mdash;ah! avec quelle ferveur je souhaitai!&mdash;d'avoir, comme Isis,
-cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces
-lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en
-ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron....
-D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il
-réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été
-retrouvée parmi les bagages.</p>
-
-<p>&mdash;Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma
-trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!</p>
-
-<p>Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à
-cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait
-pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais
-très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient,
-couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait,
-prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à
-demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait
-à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la
-cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette
-de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse
-brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même
-pas. Il vociféra:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix
-lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche!
-demi-tour.</p>
-
-<p>Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:</p>
-
-<p>&mdash;C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?</p>
-
-<p>&mdash;Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous
-voulez, vous?</p>
-
-<p>&mdash;Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança,
-très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.</p>
-
-<p>&mdash;Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre
-fils, moi?...</p>
-
-<p>Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute
-craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors,
-j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.</p>
-
-<p>&mdash;Comment vous appelez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;J'm'appelle la femme Riboulleau.</p>
-
-<p>&mdash;Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas,
-là.</p>
-
-<p>L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....</p>
-
-<p>&mdash;Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée,
-tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon
-p'tit gâs?....</p>
-
-<p>L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un
-geste brutal....</p>
-
-<p>&mdash;Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh
-bien, voilà tout....</p>
-
-<p>&mdash;Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!</p>
-
-<p>Je m'éloignai, le cœur gros, et si découragé que je me demandais s'il
-ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche
-d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis
-que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus
-noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant
-arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son
-couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie
-d'où le sang coulait.</p>
-
-<p>La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de
-ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil,
-rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu
-sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil
-délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp&mdash;les
-sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin&mdash;je songeai
-aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille
-paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré,
-ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et
-le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les
-plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis
-ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le
-tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres,
-son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes
-soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe
-mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une
-loge, me revint, obstinée et douce vision!</p>
-
-<p>Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder
-dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés
-de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait
-devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre
-balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une
-hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son
-mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre
-d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.</p>
-
-<p>Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait
-à sa droite, très raide, l'œil rond, vint nous passer en revue,
-l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse
-disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de
-cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui
-et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant
-notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et
-je l'entendis qui grommelait:</p>
-
-<p>&mdash;Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!</p>
-
-<p>Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses
-jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la
-culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.</p>
-
-<p>Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges
-de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage;
-d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets,
-ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en
-mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades
-paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était
-embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous
-nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants,
-comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient,
-passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées
-de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des
-paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés
-par les récits, colportés de village en village, des incendies, des
-viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands
-affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce
-qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et,
-tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir,
-ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en
-rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des
-berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde
-des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits
-brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes
-et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient
-et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et
-dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit
-l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait
-une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de
-paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient
-une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille,
-liés par les pattes.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y
-sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont
-fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord
-j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient
-des francs-tireux....</p>
-
-<p>&mdash;Mais les Prussiens?</p>
-
-<p>&mdash;Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu
-d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure,
-t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière
-eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme
-l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?...
-Enfin, quoiqu'c'est au juste?</p>
-
-<p>&mdash;Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.</p>
-
-<p>&mdash;Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces
-sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même
-ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout....
-Bé dame!</p>
-
-<p>Et le paysan continua son chemin, en se répétant;</p>
-
-<p>&mdash;Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés
-Armands-là?</p>
-
-<p>Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les
-bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement,
-au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut
-pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un
-apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant
-d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de
-vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait
-l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des
-forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si
-proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres,
-et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en
-nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp.
-Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un
-tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient
-sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes,
-et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde
-autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse:
-«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron
-des marmites, au cliquetis des gamelles.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!»
-à l'appel de son nom:</p>
-
-<p>&mdash;Formez le cercle, marche! commanda le petit lieutenant.</p>
-
-<p>Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le
-fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce
-morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé,
-mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous,
-à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque
-sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous
-pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général
-rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte,
-Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer
-dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il
-donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays:
-établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une
-autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant
-du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres
-qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et
-même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par
-Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions;
-enfin, ouvrir l'œil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive
-la République!</p>
-
-<p>Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond,
-les mains croisées derrière le dos, l'œil obstinément fixé à la pointe
-de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec
-une sorte d'angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si
-près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui
-peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge,
-debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se
-précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était
-loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique,
-ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude,
-comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en
-avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes
-yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et
-la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu
-formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité.
-Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais
-à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes,
-s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout
-rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies
-se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des
-régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les
-pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.</p>
-
-<p>&mdash;Rompez le cercle ... marche! cria le lieutenant.</p>
-
-<p>Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur
-place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée,
-cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le
-secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette
-immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route,
-plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux
-qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit,
-s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile
-funéraire, puis disparut dans les chênes.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une
-voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se
-donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.</p>
-
-<p>Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal
-haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage
-grêlé et rempli de boutons.</p>
-
-<p>&mdash;Oh moi!... fit-il.</p>
-
-<p>Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère,
-bourra sa pipe lentement, l'alluma.</p>
-
-<p>&mdash;Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui
-s'évanouit dans l'air.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour,
-afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment
-pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on
-pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été
-réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant
-la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour
-nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.</p>
-
-<p>&mdash;Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah!
-ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!</p>
-
-<p>Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux
-qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple.
-C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute,
-chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un
-grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été
-fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent
-tués par la chute d'un chêne.</p>
-
-<p>&mdash;Hardi les enfants!</p>
-
-<p>Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs
-écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient
-vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges
-blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.</p>
-
-<p>Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches
-et, d'un œil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du
-général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.</p>
-
-<p>-Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur
-les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le
-comprends.... Mais que vous rasiez le cœur des futaies, cela me semble
-un peu....</p>
-
-<p>Mais le général l'interrompit.</p>
-
-<p>&mdash;Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici,
-vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?</p>
-
-<p>&mdash;Mais enfin ... balbutia le forestier.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est
-clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais
-fourrer au bloc.... Hardi les enfants!</p>
-
-<p>Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant
-devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles
-de bois.</p>
-
-<p>De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs
-ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute,
-coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté
-sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une
-tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs
-voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé
-à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se
-lamentaient, les femmes gémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats
-riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le
-capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution
-prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les
-paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient
-passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé
-son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la
-barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce
-qu'ils désiraient. On le mit au fait.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et
-fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi,
-les enfants!...</p>
-
-<p>Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières
-voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et
-brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara
-des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible
-d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et
-tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se
-bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière.
-Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop
-de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de
-sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus,
-et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation,
-poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On
-entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux
-avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des
-pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se
-dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur
-arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.</p>
-
-<p>Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en
-désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des
-récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une
-armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient
-dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les
-fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait
-la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur
-demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits,
-insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart
-d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou
-quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac,
-quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus
-terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé.
-On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui
-levait les bras au ciel, s'exclamait:</p>
-
-<p>&mdash;Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans
-mon église!</p>
-
-<p>Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le
-général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp,
-autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur
-la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste,
-commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et
-les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et
-dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le
-fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme
-espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses
-lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de
-profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre
-des collets aux lapins, dans les haies voisines.</p>
-
-<p>L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le
-désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en
-minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les
-officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la
-tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois
-on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes
-et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels,
-dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient
-des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des
-patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans
-les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée
-en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle
-vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il
-fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.</p>
-
-<p>Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes
-des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe
-lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte,
-surveillait les manœuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le
-cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le
-moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de
-tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:</p>
-
-<p>&mdash;Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ...
-Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs
-sacrés moulins, moi?...</p>
-
-<p>Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se
-trouve le moulin de Saussaie?</p>
-
-<p>Personne ne répondit.</p>
-
-<p>&mdash;Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!</p>
-
-<p>Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la
-replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.</p>
-
-<p>On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle,
-tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la
-plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois
-émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers
-de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de
-voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence,
-une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant
-sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans
-l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel,
-c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui
-s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards;
-et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient
-de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs
-déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures,
-mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et
-personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cœur
-serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du
-côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable
-et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis
-longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un
-moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais,
-mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du
-terrain....</p>
-
-<p>Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon
-ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à
-faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai....
-Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais
-seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un
-frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux....
-J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je
-m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses,
-l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le
-ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence
-de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs,
-tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.</p>
-
-<p>Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé
-à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir.
-Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans
-cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie
-humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et
-les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément,
-comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité
-m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du
-petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout
-entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient,
-rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais
-eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je
-comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable,
-homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais
-qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race,
-d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des
-abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont
-les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous
-berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les
-mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie,
-au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits,
-qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle,
-qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre
-marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour
-nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux
-hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de
-pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de
-leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le
-sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau
-tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait
-toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où
-viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai
-un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première
-fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui
-avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne
-à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin,
-au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux
-sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé
-les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent
-pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse
-des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans
-les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son
-tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous
-l'œil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir,
-jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes
-inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne
-m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation
-que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que,
-tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie
-quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître
-la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements
-qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini
-avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de
-magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles
-philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les
-hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au
-petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait
-et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois
-supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en
-sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les
-autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi
-seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout
-près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin,
-j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais,
-moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets
-du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet
-acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre
-de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés
-par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de
-moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images
-terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans
-l'horreur des ténèbres?</p>
-
-<p>La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait
-d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une
-vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues
-traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible,
-où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans
-ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis,
-et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres.
-Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur
-le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait
-derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme
-si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et
-j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré
-tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun
-souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans
-yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement
-un bruit de pas, et le cœur me battait très fort.... Mais le bruit
-s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus
-pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le
-visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de
-terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé
-vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée,
-dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes
-menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber
-à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre
-objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée
-animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur
-me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter
-mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et
-lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils
-seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je
-n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer
-aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par
-hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu
-là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin,
-et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon
-trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais
-infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors,
-une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me
-tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant
-et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?...
-Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui
-s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale,
-afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette
-ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs
-d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle
-embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi
-qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur
-les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux
-chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais
-impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres;
-les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais
-tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se
-bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres
-géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages
-connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de
-grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa....
-Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me
-tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être
-d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du
-cœur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me
-disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que
-j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste
-d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant
-les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une
-chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la
-longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la
-semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce
-bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul
-dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu
-de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il
-ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un
-ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir
-errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père!
-Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui
-ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et
-jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de
-colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un
-bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir
-pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait
-dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même
-était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une
-bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se
-représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de
-ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les
-contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais
-données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec
-attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant
-sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je
-comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs
-passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il
-disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non
-pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir....
-Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait,
-son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux
-devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc,
-laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin;
-à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la
-direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne
-s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût
-point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,&mdash;qu'il
-avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,&mdash;sans
-Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout <i>ubi</i>, là,
-dans vot' coin....</p>
-
-<p>&mdash;Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la
-rivière, si tu veux.</p>
-
-<p>&mdash;Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez....
-L'air vous vaut mieux là....</p>
-
-<p>&mdash;Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.</p>
-
-<p>Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des
-pinsons, dans le parc.</p>
-
-<p>Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:</p>
-
-<p>&mdash;Des pinsons!... Les pauv' bêtes!</p>
-
-<p>Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui
-parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis
-jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le
-lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans
-laquelle je laisserais déborder tout mon cœur.</p>
-
-<p>Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour
-se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la
-nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se
-faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme
-sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et,
-peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante.
-Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et
-brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd
-que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un
-bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un
-tambour.... J'écoutai, le cœur battant.... Un moment, le bruit cessa et
-des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit
-plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était
-sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement,
-je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était
-chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient....
-Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il
-me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements
-clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de
-m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une
-grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue
-équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière,
-énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me
-parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la
-casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle
-la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat?
-Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le
-sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il
-avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de
-puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec
-je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La
-main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et,
-de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait
-dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur....
-Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se
-rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée
-grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur
-la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois,
-immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la
-vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait
-toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus
-en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion....
-Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il
-gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le
-ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs,
-réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles
-de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes,
-doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des
-chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier
-d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de
-briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de
-l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre,
-s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du
-jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à
-l'Amour.</p>
-
-<p>&mdash;C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon,
-puisqu'il s'attendrit.</p>
-
-<p>Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave
-homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles
-reflets de son cœur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au
-contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je
-dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme.
-J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler
-le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage
-s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils
-embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un
-autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir
-tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval
-sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers
-les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de
-toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il
-avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa
-femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?...
-Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails
-les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines
-de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après
-dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que
-celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa
-petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un
-coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient,
-et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait,
-d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait
-été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine,
-reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais
-pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!...
-Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans
-le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte
-en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait
-sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la
-chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien....
-Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai
-tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais
-non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route,
-comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un
-petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras
-en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué,
-alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un
-papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme,
-un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre,
-un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves
-les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant
-précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....»
-Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats
-l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné!
-En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea
-pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille,
-et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou,
-s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains
-tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba
-inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur: le
-cœur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant
-sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses
-deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans
-un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que
-j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort,
-j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi,
-et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de
-longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...</p>
-
-<p>A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de
-la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient
-sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes,
-dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés
-par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en
-l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer
-un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres,
-pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit
-jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le
-lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus,
-de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles
-le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos
-tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en
-montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les
-manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler,
-sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied
-d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois
-surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances,
-tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de
-clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les
-persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et
-Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de
-bas, en dodelinant de la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?</p>
-
-<p>Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie,
-toute blanche, poussa un cri.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cœur serré.... Et mon père?...</p>
-
-<p>La vieille fille me regarda fixement.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon
-pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!</p>
-
-<p>Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction
-du cimetière.</p>
-
-<p>&mdash;Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une
-voix sourde.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>III</h3>
-
-
-<p class="p2">&mdash;Toc, toc, toc</p>
-
-<p>Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite
-capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une
-voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps
-mince de jeune femme.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?</p>
-
-<p>Le peintre Lirat leva la tête.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en
-secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement....
-Entrez donc!</p>
-
-<p>Il quitta son chevalet, offrit un siège.</p>
-
-<p>&mdash;Charles va bien? demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash;Très bien, je vous remercie.</p>
-
-<p>Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était
-charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu
-rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une
-douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches
-prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de
-silence.</p>
-
-<p>L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg
-Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux
-murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait
-familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait,
-où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues
-tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des
-cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais,
-des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une
-armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin,
-beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un
-divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on
-faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace
-sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très
-vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son
-petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu
-par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la
-pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis
-ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du
-poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il
-endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la
-vanité&mdash;une vanité enfantine&mdash;de cet atelier pauvre, et il séparait de
-sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de
-leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré
-plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre
-battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il
-souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très
-commode.» Il en revenait fort peu.</p>
-
-<p>La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine
-incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en
-temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste
-lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus
-épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle,
-très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante
-et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se
-dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais
-bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme
-des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher
-aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence
-continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette
-gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de
-vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.</p>
-
-<p>Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix
-très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.</p>
-
-<p>Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et
-bêtes, Lirat, narquois, intervint.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son
-livre?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! non, par exemple!</p>
-
-<p>Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce,
-ainsi qu'un égosillement d'oiseau.</p>
-
-<p>Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il
-tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si
-délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à
-l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne
-sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand
-artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement
-hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En
-revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité
-me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse
-affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à
-mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de
-parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de
-conversation.</p>
-
-<p>La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier,
-s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux
-ou trois d'un air de dégoût.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à
-peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?</p>
-
-<p>&mdash;Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?</p>
-
-<p>&mdash;Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Lirat?</p>
-
-<p>&mdash;Madame!</p>
-
-<p>&mdash;Savez-vous pourquoi je suis venue?</p>
-
-<p>&mdash;Pour me débiter des tendresses, je suppose.</p>
-
-<p>&mdash;D'abord!... Et puis?</p>
-
-<p>&mdash;Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.</p>
-
-<p>&mdash;Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément,
-cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!</p>
-
-<p>&mdash;Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre
-refus.</p>
-
-<p>&mdash;Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.</p>
-
-<p>En passant devant moi, elle me tendit la main.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept....
-Je serai charmée de vous voir ... charmée....</p>
-
-<p>Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles
-un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de
-son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de
-son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.</p>
-
-<p>Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je
-feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées,
-passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne
-me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si
-j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée,
-elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève
-apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris
-sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la
-nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce
-quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter,
-je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre,
-lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je
-m'efforçai de rendre indifférent.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle femme? dit Lirai.</p>
-
-<p>&mdash;Mais celle qui sort d'ici, parbleu!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.</p>
-
-<p>&mdash;Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui
-elle est....</p>
-
-<p>Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:</p>
-
-<p>&mdash;Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle?
-... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à
-des renseignements biographiques, la police des mœurs vous en fournira
-autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que M<sup>lle</sup>
-Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle
-trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles
-Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et
-dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les
-autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par
-conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où
-vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus
-et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs,
-comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de
-cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi
-une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs
-et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que
-vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa
-bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire
-à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et
-qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve,
-et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le
-malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité
-de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en
-se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse
-d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des
-lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le
-tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre,
-mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini
-sa tirade.</p>
-
-<p>Et bêtement, j'ajoutai:</p>
-
-<p>&mdash;On dirait que vous en avez beaucoup souffert!</p>
-
-<p>Lirat haussa les épaules et sourit.</p>
-
-<p>&mdash;Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon
-bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et
-cela m'a suffi.... comprenez-vous?</p>
-
-<p>Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses
-yeux. Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met
-le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue,
-dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux,
-sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien
-volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des
-hommes de notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus,
-étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?</p>
-
-<p>Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.</p>
-
-<p>&mdash;J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts
-pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur
-génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal
-hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans
-le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous
-les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables,
-les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se
-traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent
-leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous
-la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser
-d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons;
-c'est fini, je ne peux plus travailler.</p>
-
-<p>Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et
-colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à
-coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang,
-s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par
-saccades, de sa bouche qui se contracta.</p>
-
-<p>&mdash;Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes,
-s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés
-des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits
-féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La
-mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La
-mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes,
-qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans
-dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de
-l'épouse....</p>
-
-<p>Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses
-mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou
-imaginaire, follement, terriblement, il cria:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes....
-Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.</p>
-
-<p>Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied.
-Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de
-vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous
-n'êtes pas une femme....</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette....
-Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...</p>
-
-<p>&mdash;N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne
-à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant
-qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les
-enfants....</p>
-
-<p>&mdash;En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un
-peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me
-demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon
-bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par
-hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement
-expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable
-et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point
-affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le
-résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de
-notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique
-des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané
-du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement
-assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il
-pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent,
-vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de
-votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par
-un désœuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au
-bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la
-pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre
-existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai
-souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels
-amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet
-endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez
-moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui,
-l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne
-serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où
-j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je
-pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma
-destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans
-mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel
-le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me
-souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je
-me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je
-portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais,
-je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les
-taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber,
-en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent,
-même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant
-le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un
-retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves
-et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous
-avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique,
-avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh
-bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos,
-l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai
-beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications
-physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il
-s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable,
-un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe
-absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la
-raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent
-savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance
-de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et
-faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre
-cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la
-poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?...
-Mais il ne s'agit point de cela.</p>
-
-<p>J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais
-plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était
-le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur
-mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose
-d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte
-de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en
-fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et
-des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer
-des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette
-impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne
-fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante
-d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard,
-un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à
-qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré
-vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi
-aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune
-tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment
-pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire,
-écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la
-mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat
-m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels
-qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise,
-dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le
-monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je
-jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le
-fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais,
-vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante
-inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels
-sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine,
-qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des
-allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours
-hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si
-Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un
-compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire
-se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais
-bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette
-affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en
-rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque
-douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au
-meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide
-orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais
-à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi,
-affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis,
-j'étais le seul dont il recherchait la société.</p>
-
-<p>Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se
-rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les
-formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,&mdash;je me
-trompe,&mdash;très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art,
-libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes
-les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science
-prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les
-amateurs du <i>joli</i>, de la grâce quand même, de la correction glacée des
-ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand
-art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de
-l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au
-corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures,
-qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses
-griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux
-monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel
-accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement
-si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de
-terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en
-va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa
-guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de
-fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur
-l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines,
-lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses
-personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur
-eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans
-des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages
-roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil,
-des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait
-de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La
-première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans
-une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique,
-poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu&mdash;car il
-y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,&mdash;et l'on se
-contenta de rire. Bientôt, la <i>blague</i>, qui exprime toujours l'opinion
-moyenne, dans un jet d'immonde salive, la <i>blague</i> vint remplacer très
-vite la menace des poings tendus. Alors, devant les œuvres superbes
-de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les
-gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres,
-comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport&mdash;car
-c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur
-monde&mdash;fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers,
-dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de
-terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de
-désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que
-les femmes&mdash;les filles aussi&mdash;ne pussent prononcer qu'en rougissant
-ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les
-vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis,
-de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque
-dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres
-bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé!
-Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité
-charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse
-aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs
-qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux
-joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et
-le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat.
-A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho
-du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris,
-d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu,
-la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?...
-On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour
-d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire,
-Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le
-reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.</p>
-
-<p>Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu,
-avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi
-acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et
-son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en
-demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu
-qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers
-lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si
-humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût
-pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice,
-il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait
-cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit
-aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui,
-dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article
-était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait
-que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et
-qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces
-critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez
-qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce
-qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça
-le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des
-chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!</p>
-
-<p>Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et,
-plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec
-un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du
-public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît
-une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété,
-cette résignation apparente masquaient de sourdes rancœurs. Au fond de
-cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines
-formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le
-monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère
-y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de
-sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des
-énormités de <i>débinage</i>, qui risquaient de le rendre odieux; parfois,
-c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule.
-Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est
-une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette
-loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie
-d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent,
-mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité,
-d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger
-des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui
-attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient
-épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque
-jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines»
-qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés
-admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par
-les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à
-les répandre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue,
-cette fois.</p>
-
-<p>Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut
-qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé
-d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.</p>
-
-<p>Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui,
-j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer
-Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans
-lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que
-fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir
-en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il
-devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps
-se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés,
-striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous
-profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai
-regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet
-atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le
-guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...</p>
-
-<p>La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les
-portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les
-ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée.
-Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la
-parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.</p>
-
-<p>&mdash;La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins
-effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!</p>
-
-<p>Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse
-sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la
-toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.</p>
-
-<p>&mdash;Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied....
-Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on
-dirait que je concours pour la médaille d'honneur.</p>
-
-<p>Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:</p>
-
-<p>&mdash;Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire....
-Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme
-de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner,
-comprenez-vous?... Allons-nous-en.</p>
-
-<p>Comme nous nous trouvions au bas de la cité:</p>
-
-<p>&mdash;Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.</p>
-
-<p>&mdash;Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.</p>
-
-<p>Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative
-d'un député qui vient de discuter le budget.</p>
-
-<p>Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser.
-Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la
-chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à
-ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis.
-Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où
-j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier
-de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant,
-cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces
-plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés,
-lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au
-Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...</p>
-
-<p>Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles,
-et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la
-hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible
-angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais
-laissé déborder tout mon cœur, et cette lettre qui lui eût apporté
-une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!...
-Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure
-avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles,
-il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons
-passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:</p>
-
-<p>&mdash;Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?</p>
-
-<p>&mdash;Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, père Ribot.... Il est en retard....</p>
-
-<p>&mdash;Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.</p>
-
-<p>Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait
-pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que
-celui-ci s'approchait, le cœur de mon père battait à se rompre.</p>
-
-<p>&mdash;Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!</p>
-
-<p>&mdash;Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon
-garçon.... Cherche ... cherche bien....</p>
-
-<p>Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les
-paquets, à les retourner....</p>
-
-<p>&mdash;Rien!... mais c'est incompréhensible!</p>
-
-<p>Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en
-poussant un soupir.</p>
-
-<p>&mdash;Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait;
-songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!</p>
-
-<p>Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à
-la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?</p>
-
-<p>&mdash;Moi non plus.</p>
-
-<p>&mdash;C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?...
-Voyez-vous ça?...</p>
-
-<p>Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à
-demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage,
-cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus
-extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des
-informations données par le journal; on consultait les anciens soldats,
-qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et
-prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus
-tranquille.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour
-sûr colonel.</p>
-
-<p>&mdash;Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en
-demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...</p>
-
-<p>Un jour,&mdash;on ne sut jamais comment cela était arrivé,&mdash;Saint-Michel
-se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut
-de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir
-de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il
-s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix,
-attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles
-de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez,
-allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles
-de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement,
-s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de
-Marie qui sanglotaient!...</p>
-
-<p>Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je
-m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison
-à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement;
-ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des
-discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique
-société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat,
-et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me
-chapitrait ainsi:</p>
-
-<p>&mdash;Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins,
-toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de
-ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux
-même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans
-quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je
-t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens
-qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du
-conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette
-canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien
-pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes....
-Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu
-me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est
-malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille,
-pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?...
-Ne voilà-t-il pas une belle affaire?</p>
-
-<p>Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise,
-agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait
-plus redoutable que les cornes du démon.</p>
-
-<p>Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées,
-mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité
-intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre,
-en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi,
-et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage.
-Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait
-fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais
-tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue,
-brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et
-de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...</p>
-
-<p>Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du
-curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations
-confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais
-quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis
-plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein
-de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup
-d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître
-trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure
-condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède
-aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller.
-Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui
-n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si
-charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines
-qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que
-j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme
-n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui
-s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans
-le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers
-artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on
-célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement
-cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une
-vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi,
-devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame,
-cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes....
-Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bœufs, les porchers et
-leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant
-la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui
-passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et,
-de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un
-chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je
-ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes
-les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui
-qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours,
-des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches,
-impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable
-du cœur de l'homme, le trompe-l'œil des tendresses, le mensonge de
-l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule
-d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations,
-fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai
-publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui <i>s'est bien vendu.</i>
-Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis
-paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris
-des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me
-tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace
-avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon
-front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie.
-Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation
-de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé,
-la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie
-absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis
-par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du
-Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du
-Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du
-volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les
-caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la
-pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée
-ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr,
-dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité,
-l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc
-triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais
-hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car
-l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette
-œuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition
-bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne
-laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels,
-de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je
-n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce
-livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de
-ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit;
-elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et
-des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du
-violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est
-beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais
-ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai
-cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement
-de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me
-vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais
-pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes
-luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me
-perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin,
-toujours!...</p>
-
-<p>Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme
-une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de
-petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la
-rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus
-les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux
-heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi
-étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand
-accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à
-cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de
-m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que
-j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me
-réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai
-de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes
-du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes
-yeux, à une danse fantastique.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de
-mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi
-donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis
-au cœur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant
-eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la
-nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre
-lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils
-ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!</p>
-
-<p>Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel,
-la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent,
-et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient,
-s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres
-de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai
-les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait;
-toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la
-contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et
-ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses
-ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le
-chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses,
-ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que
-j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais
-enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle
-germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait
-jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur
-de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que,
-d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres,
-toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour
-qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.</p>
-
-<p>&mdash;Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore,
-comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour,
-puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus
-aimer.</p>
-
-<p>Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en
-faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les
-meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait
-maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des
-yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre,
-sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de
-mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un
-parfum violent.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de
-cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!</p>
-
-<p>&mdash;Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en
-prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!</p>
-
-<p>&mdash;Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe
-lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues,
-son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des
-mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!</p>
-
-<p>Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements
-de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un
-rire clair, sonore, précipité:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq
-à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.</p>
-
-<p>&mdash;Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.</p>
-
-<p>Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine
-sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe
-continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le
-tapis, les pages en l'air.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans
-mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant
-cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant
-quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus
-déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et
-telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat,
-avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai
-même de la tristesse,&mdash;non pas de la tristesse, un regret, le regret
-qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées
-et dont les pétales joncheraient la terre boueuse&mdash;car je ne pouvais
-penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes
-de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à
-qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était
-entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse
-des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire,
-d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans
-hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa
-robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime,
-faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement
-verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux
-tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant
-de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge,
-ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va
-bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!...
-Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec
-de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant
-autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique,
-protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup,
-tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle,
-et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y
-rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien,
-une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres
-ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court,
-aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait,
-après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait,
-m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la
-destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût
-ce qu'elle voudrait, M<sup>lle</sup> Juliette Roux!... Elle n'était
-ni ma sœur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi
-par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme
-un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en
-vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon
-de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se
-trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses
-exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et
-son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le
-racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien,
-ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve
-amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et
-Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée;
-il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme,
-librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait,
-ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée:
-«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans
-l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces
-mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire
-à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation
-fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cœur serré, une grande
-pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...»
-Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il
-avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis,
-après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle
-eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au
-diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée
-d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en
-aurais-je eu, je vous le demande?...</p>
-
-<p>Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré
-le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de
-brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes
-passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre,
-quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à
-celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et
-par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à
-les suivre de l'œil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au
-coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande,
-mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main
-à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,&mdash;oh! ce n'était pas
-le coup violent au cœur, qui arrête la respiration, vous casse les
-veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque
-chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les
-yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette....
-J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant
-très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi
-bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait
-menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des
-histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait....
-Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle,
-et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres,
-les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses
-lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai
-vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer
-Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais.
-De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais
-qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette
-foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et
-je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir,
-ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois.
-Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une
-assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs
-sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait,
-disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où,
-un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts
-d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières....
-Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience
-m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la
-même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait,
-s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me
-décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où
-elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond
-d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.</p>
-
-<p>&mdash;Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.</p>
-
-<p>Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une
-femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je
-voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace
-baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me
-disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter,
-descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la
-moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été
-une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste
-et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le
-suivre.</p>
-
-<p>&mdash;Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!</p>
-
-<p>Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques
-secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors
-une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau
-très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres,
-fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut
-dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'œil méprisant,
-elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même,
-tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était
-pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très
-désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!</p>
-
-<p>Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus
-longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et,
-pour la première fois, le nœud de ma cravate me parut une chose grave;
-je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation
-soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai
-que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une
-façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait
-une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais
-assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire
-de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était
-bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on <i>se
-mettait bien</i>, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations
-me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez
-moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop
-silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de
-bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient
-des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient,
-jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les
-fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où
-des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures
-et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout,
-j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de
-leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets
-lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si
-délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert
-rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose
-tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement
-entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune
-homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire
-prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le
-marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire,
-je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul
-charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme
-peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je
-retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une
-souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me
-reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être
-cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne
-pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si
-faciles à prendre et si douces à savourer.</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.</p>
-
-<p>Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant
-s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il
-m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte
-s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je
-dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en
-effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais....
-Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?</p>
-
-<p>J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion,
-une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais
-je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la
-littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris
-souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile,
-mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme
-de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même
-romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de
-la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me
-faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est
-au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire,
-un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond.
-Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur
-dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un
-discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas
-égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous
-rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé
-en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il
-s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à
-force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D...
-fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait
-là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la
-même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles
-œuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses
-plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui,
-en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là?</p>
-
-<p>Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner,
-ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui
-donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières,
-je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait
-une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid
-du dehors, le cœur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je
-jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait
-de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des
-investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un
-entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après
-avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des
-baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse,
-déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué
-le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas
-ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la
-physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût
-noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est
-Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa;
-je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient
-l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté
-canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde,
-une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je
-m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme
-que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un
-ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à
-lui.</p>
-
-<p>&mdash;Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, elle n'est pas mal.</p>
-
-<p>&mdash;Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'œuvre, mon cher, un
-chef-d'œuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second
-acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation
-d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les
-toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!</p>
-
-<p>Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.</p>
-
-<p>&mdash;Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!</p>
-
-<p>Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes,
-des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:</p>
-
-<p>&mdash;Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une
-certaine Juliette Roux?</p>
-
-<p>&mdash;Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?...
-Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.</p>
-
-<p>Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la
-Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les
-plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient,
-sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de
-riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine
-de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait
-je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin,
-brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même
-main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait
-l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une
-chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées,
-suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta
-du cœur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures
-ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la
-douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou
-perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette
-voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais,
-je vous connais beaucoup.» Je me levai....</p>
-
-<p>&mdash;Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me
-mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une
-femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au
-restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p class="p2">&mdash;Madame Juliette Roux, je vous prie?</p>
-
-<p>&mdash;Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....</p>
-
-<p>Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser
-une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce,
-où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand
-abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique
-remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais prévenir madame, fit-elle.</p>
-
-<p>Et elle disparut, me laissant seul.</p>
-
-<p>Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite
-me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais
-voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive,
-que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois,
-j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien
-arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage
-m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la
-porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé
-du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise,
-évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans
-doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?...
-Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon
-intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre
-mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si
-j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai
-la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était
-un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression
-que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec
-ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le
-plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée,
-les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids,
-posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination,
-des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût
-vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre
-deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la
-poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur,
-du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour
-du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à
-l'attendrissement <i>bébête.</i> C'était à la fois navrant et sentimental.
-Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le
-disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces
-appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre
-de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là
-amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie
-une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie
-d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur
-un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et
-Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut....
-Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me
-reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me
-tendit la main:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne
-m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet
-original de Lirat?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous
-rencontrer chez lui....</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...</p>
-
-<p>&mdash;Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai
-travaillé tous ces jours-ci.</p>
-
-<p>Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique,
-j'ajoutai, en matière de défi:</p>
-
-<p>&mdash;Quel grand artiste, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Juliette laissa passer cette exclamation:</p>
-
-<p>&mdash;Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a
-dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous
-aperçoit nulle part, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit
-presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu
-scandalisée.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un
-artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!...
-Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois,
-figurez-vous....</p>
-
-<p>On entendit un faible jappement derrière la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation....
-Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous
-présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?</p>
-
-<p>Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy?
-Venez, pauvre Spy!...</p>
-
-<p>Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles,
-qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes
-d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait
-comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge,
-soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de
-collier.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!</p>
-
-<p>Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête,
-et aboya hargneusement.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien
-donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?</p>
-
-<p>Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy
-finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le
-caressa, l'embrassa.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!</p>
-
-<p>Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant,
-frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant
-dans l'oreille des choses douces et berceuses.</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à
-votre petite mère!...</p>
-
-<p>Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui
-s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien
-gentil!</p>
-
-<p>Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la
-malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup, Madame, répondis-je.</p>
-
-<p>Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de
-Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il
-était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous
-saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne....
-Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute
-noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet,
-monsieur Spy?</p>
-
-<p>Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après
-avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant
-presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.</p>
-
-<p>&mdash;C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...</p>
-
-<p>Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette
-à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que
-je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il
-était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air,
-alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se
-penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long
-de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus
-virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit,
-volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux,
-mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante
-douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la
-dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple,
-nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce
-qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et
-adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même
-indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile
-de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un
-mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté
-et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment,
-j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des
-Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette.
-Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait,
-en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta,
-bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent,
-immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main
-plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du
-corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre
-dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite
-du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour
-chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit
-aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.</p>
-
-<p>&mdash;Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en
-me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre,
-aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.</p>
-
-<p>A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour
-Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus
-d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue
-Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je
-fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais
-plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie
-désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette
-était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait
-des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne
-définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat,
-en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts
-honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cœur s'était ému.
-Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible
-sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux
-secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de
-devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série
-de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un
-affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres,
-sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son
-rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!...
-ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des
-tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais
-des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais,
-parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!...
-Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais
-aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât
-pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais,
-d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une
-page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une
-allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni
-l'occasion de cette ... politesse.</p>
-
-<p>&mdash;Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de
-Lirat....</p>
-
-<p>Lirat me reçut les bras ouverts.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner
-avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la
-soupe aux choux.</p>
-
-<p>Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me
-débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans
-la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir....
-Viendrez-vous demain à l'atelier?</p>
-
-<p>&mdash;Certainement.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la
-peinture, comprenez-vous?...</p>
-
-<p>&mdash;Vous entrez dans le commerce?</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!</p>
-
-<p>Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.</p>
-
-<p>&mdash;Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi,
-Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?...
-Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est
-de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et
-les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui
-éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur,
-le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la
-nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?</p>
-
-<p>Lirat haussa les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales
-mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux
-doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle
-blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le
-dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe
-pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent
-pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs
-salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!...
-La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans
-les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié,
-sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à
-l'atelier?...</p>
-
-<p>&mdash;Certainement.</p>
-
-<p>Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de
-bruit et de paroles....</p>
-
-<p>&mdash;Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme
-toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les
-ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis
-gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui
-déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai
-... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?...
-avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée
-de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate
-blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle,
-haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes
-les faces de la luxure, toutes!...</p>
-
-<p>Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:</p>
-
-<p>&mdash;Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?...
-J'appelle ça l'<i>Amour</i>, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...</p>
-
-<p>&mdash;Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit
-Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.</p>
-
-<p>Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli
-d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance,
-sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs
-jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que
-j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai
-cas.</p>
-
-<p>&mdash;Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous
-quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de
-son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il
-n'y a encore que ça, allez!...</p>
-
-<p>Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris
-l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner.
-L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était
-effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien
-accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux
-bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami,
-que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait
-qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non
-seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus,
-elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette
-conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela
-m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de
-la naïveté et des qualités aimantes de son cœur. Je finis par parler,
-moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je
-m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates
-qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où
-ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup,
-auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais
-je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et
-elle disparaissait aussitôt.</p>
-
-<p>Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté,
-jusque-là.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non! disait-elle.</p>
-
-<p>Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux
-tristes.</p>
-
-<p>&mdash;A quoi bon, mon ami?</p>
-
-<p>J'insistai, suppliai.</p>
-
-<p>&mdash;C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de
-la connaître.</p>
-
-<p>Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas
-de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle
-consentit.... Ah! quelle tristesse!</p>
-
-<p>Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui
-menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle,
-Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sœurs.... Le père
-buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes
-terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que
-les sœurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la
-fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable
-existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et
-quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard,
-le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer
-cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...)
-elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur
-et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant
-vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.</p>
-
-<p>Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je
-lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion,
-aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père
-infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je
-sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes
-vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce
-fut une heure exquise.</p>
-
-<p>Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois
-femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier,
-grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me
-sauve.</p>
-
-<p>Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par
-gestes brusques.</p>
-
-<p>&mdash;Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert....
-Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en
-pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère
-me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»&mdash;«Ta mère!
-que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma
-part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la
-même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il
-pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a
-pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Merci.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur,
-bonjour, petite....</p>
-
-<p>Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.</p>
-
-<p>&mdash;Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.</p>
-
-<p>Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient
-toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne
-tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette
-prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je
-l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse.
-Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux,
-était le boute-en-train de la <i>bande</i> et tous s'inclinaient devant
-son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander
-à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait
-fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne
-les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il
-n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que
-cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un
-jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que
-les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi,
-volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien,
-je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et
-n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»</p>
-
-<p>Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature
-douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de
-déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon
-chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.</p>
-
-<p>Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge,
-sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de
-longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait
-la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les
-dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes,
-sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient
-sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique.
-Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de
-délicieux engourdissement.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!</p>
-
-<p>C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....</p>
-
-<p>A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer
-la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse,
-agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle
-répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il
-était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais
-demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le
-dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre.
-Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un
-éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout
-à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle.
-Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée
-frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je
-m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant
-à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte
-furieuse.</p>
-
-<p>Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:</p>
-
-<p>&mdash;Viens demain! dit-elle.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>V</h3>
-
-
-<p class="p2">Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter
-là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de
-hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté
-me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts....
-Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir,
-jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y
-reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent
-sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je
-ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et
-par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont
-besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie,
-elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cœurs
-nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis
-aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un
-jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant
-de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut
-de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère,
-quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de
-paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel,
-le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts,
-j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.</p>
-
-<p>Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais
-convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature,
-une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile;
-la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus
-qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le
-travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman,
-deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je
-vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que
-X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient
-fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman,
-de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais
-d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes
-les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention
-universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais
-Juliette et les chefs-d'œuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les
-royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de
-Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit
-des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus
-tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta
-que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.</p>
-
-<p>&mdash;Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se
-tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur,
-moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai!</p>
-
-<p>Et il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son
-ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce
-que je ne comprends que les duels à mort.</p>
-
-<p>Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence,
-indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche;
-il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure.
-Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un
-souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me
-poser ces points d'interrogation.</p>
-
-<p>Une vie nouvelle commença.</p>
-
-<p>Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans
-sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout,
-l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer.
-Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je
-n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que
-j'en dis, elle exulta.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et
-puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi
-ta petite femme a songé?</p>
-
-<p>Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé
-que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un
-joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à
-nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant
-ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie
-et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles
-idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage,
-si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est
-moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur
-nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon
-Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges....
-Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous
-coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera
-bon!</p>
-
-<p>Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:</p>
-
-<p>&mdash;Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher,
-juste!</p>
-
-<p>Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper
-de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous
-courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures,
-discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce
-qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués,
-aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement
-de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la
-retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle
-répondait aussitôt:</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça
-sait bien mieux.</p>
-
-<p>Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe,
-effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres
-fausses, et qui était immense.</p>
-
-<p>&mdash;Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez
-nous, lui disais-je.</p>
-
-<p>&mdash;Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?</p>
-
-<p>Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une
-conversation, pour me demander:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?</p>
-
-<p>Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me
-tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder,
-toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes
-que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!...
-Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te
-rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne
-savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge,
-la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de
-trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi
-... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier
-jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas
-qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?...
-Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...</p>
-
-<p>J'avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi,
-que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne
-pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer,
-pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli
-de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je
-craignis de l'avoir froissée.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme
-ça?... T'ai-je fait de la peine?</p>
-
-<p>Et Juliette, désolée navrée, gémissait:</p>
-
-<p>&mdash;L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons
-oubliée!</p>
-
-<p>Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les
-tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la
-tapisserie. C'était adorable.</p>
-
-<p>Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages
-disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne
-sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la
-transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se
-montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la
-noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre
-vibrait comme pour des maternités redoutables.</p>
-
-<p>Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose
-extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir
-d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt
-toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre
-la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été,
-durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?...
-une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il
-réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus
-persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les
-lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur
-les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,&mdash;au matin de notre
-première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu
-aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage
-qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux,
-d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent,
-ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près
-de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première
-fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la
-première fois, je puis, le cœur attendri et reconnaissant, la chair
-encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à
-moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est
-quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très
-grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique,
-semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le
-même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est
-dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de
-Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième
-fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi
-entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que
-je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la
-cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum
-mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire,
-elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me
-penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que
-l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle
-en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si
-odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du
-corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le
-drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un
-coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que
-Juliette ne soit morte!</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et,
-tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit
-je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent
-des <i>de profundis</i>. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je
-crie, je crie:</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:</p>
-
-<p>&mdash;Jean!... mon Jean!</p>
-
-<p>Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je
-l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne
-dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi,
-parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien
-fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.</p>
-
-<p>Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se
-rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus
-puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute
-le cœur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne
-s'évanouit qu'au jour.</p>
-
-<p>Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai
-ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine
-extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur
-des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les
-paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me
-disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante:
-«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par
-moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras
-l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette
-chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va!
-va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale
-de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui
-la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car
-l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais
-une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image
-m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des
-détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation,
-je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette
-aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me
-dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs
-de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me
-donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à
-lui.</p>
-
-<p>Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en
-finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent
-des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes
-avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de
-toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures
-de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour,
-nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il
-était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre
-continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils,
-cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge
-croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de
-ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce
-piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés,
-et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage
-de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des
-mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette
-tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je
-n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes,
-je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien
-au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me
-prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je
-me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un
-entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle
-et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir
-qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en
-commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle,
-moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation
-qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat
-de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous
-allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de
-pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille,
-aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses
-aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et
-charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait
-en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si
-naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées
-moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont
-les nocturnes hiboux.</p>
-
-<p>Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue
-Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque
-pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et
-les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et
-moelleux.</p>
-
-<p>&mdash;Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....</p>
-
-<p>Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les
-cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait
-le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris
-d'admiration, des extases!</p>
-
-<p>Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes,
-afin de se rendre compte de l'effet, <i>aux lumières</i>, ne se lassant
-jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre,
-notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce
-furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin
-méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste
-consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets
-pour moi....</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.</p>
-
-<p>De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que
-l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée
-du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles
-études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon
-bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.</p>
-
-<p>&mdash;Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un
-appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh!
-cache-les....</p>
-
-<p>&mdash;Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en
-terre cuite?</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça
-a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite....
-Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!...
-D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de
-Lirat, ça me donne mal à l'estomac!</p>
-
-<p>J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les
-défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec
-Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux
-tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.</p>
-
-<p>Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque
-chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les
-tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux
-larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy
-dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien,
-pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en
-un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait
-de me dire:</p>
-
-<p>&mdash;Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!</p>
-
-<p>Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue
-sincèrement, elle murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu
-entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli
-nid!...</p>
-
-<p>Le lendemain, Juliette me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne
-voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.</p>
-
-<p>C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais,
-ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me
-retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous
-assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!»
-mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais
-pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de
-fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai
-chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution....
-Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!»
-Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois
-s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant
-de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire
-gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment
-supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!...
-Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement
-déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?...
-Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main,
-lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes
-les générosités de son cœur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et
-puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien!
-chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin
-l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question
-de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce
-seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:</p>
-
-<p>&mdash;Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!</p>
-
-<p>&mdash;Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais,
-tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins
-sur nous!</p>
-
-<p>Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues,
-le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue
-pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg
-Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je
-dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés,
-j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette
-visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que
-Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte
-et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette
-idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la
-porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins,
-je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat,
-répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Entrez!</p>
-
-<p>Mon cœur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus
-m'enfuir.</p>
-
-<p>&mdash;Entrez! répéta la voix.</p>
-
-<p>Je tournai le bouton:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....</p>
-
-<p>Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.</p>
-
-<p>&mdash;Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à
-vous.</p>
-
-<p>Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi
-le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos,
-pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.</p>
-
-<p>&mdash;Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, mon cher Mintié.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai déménagé....</p>
-
-<p>&mdash;Ah!</p>
-
-<p>&mdash;J'habite rue de Balzac.</p>
-
-<p>&mdash;Beau quartier!...</p>
-
-<p>J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces
-... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une
-tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!...
-qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette....
-Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...</p>
-
-<p>&mdash;Mes compliments!...</p>
-
-<p>«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une
-voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement,
-pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme
-il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et
-son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut,
-sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il
-continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis
-longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait,
-et&mdash;dois-je l'avouer?&mdash;froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se
-leva, et se frottant les mains:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.</p>
-
-<p>Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux
-yeux.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi
-... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande
-pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me
-faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce
-que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela
-qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas
-du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous
-faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....</p>
-
-<p>Je m'exaltais:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon
-seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!...
-Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce
-donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas
-la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est
-bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des
-naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez
-point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes
-les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour
-moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que
-je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir
-vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!...
-Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en
-supplie!</p>
-
-<p>Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me
-regardant tristement:</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me
-dites-vous tout cela?</p>
-
-<p>&mdash;Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous
-aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes
-toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme
-autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!</p>
-
-<p>&mdash;Non! fit-il.</p>
-
-<p>Et ce <i>non</i> était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de
-pistolet.</p>
-
-<p>Lirat ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ...
-vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça
-le connaît....</p>
-
-<p>Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et
-de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts
-que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours,
-de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout
-mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là,
-hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette
-porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose
-venait de mourir.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p class="p2">Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle
-s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées,
-ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle
-s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune
-distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi
-occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle
-se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues
-heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa
-glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un
-instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nœuds compliqués avec
-les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu
-emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin,
-que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être.
-Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance
-que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait
-peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme
-voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une
-cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents
-en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette
-de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée,
-vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient
-beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard,
-qui prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier
-ses malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait,
-sa fille qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme,
-notre table très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard,
-nous avions du monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très
-chers et très prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités
-inconvenantes, une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette
-et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait
-des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités
-malpropres des maisons où elle avait passé, donnait des conseils....
-Chez M<sup>me</sup>K... on faisait comme ci; chez M<sup>me</sup> V...
-comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes places», on peut le dire.
-Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où Célestine cousait, et
-elle restait là, des heures entières, assise sur une pile de draps, à
-écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... De temps en temps,
-des discussions s'élevaient à propos d'un objet dérobé, d'un manquement
-au service. Célestine s'emportait, lançait les plus grossières injures,
-tapait les meubles, glapissait de sa voix esquintée:</p>
-
-<p>&mdash;Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles,
-ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de
-toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!...</p>
-
-<p>Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de
-suite.</p>
-
-<p>Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais
-si gentille pour elle!</p>
-
-<p>Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui
-recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.</p>
-
-<p>&mdash;Bien sûr que c'était une rude salope que M<sup>me</sup> la comtesse!
-Ah! la salope.</p>
-
-<p>Un jour, Juliette me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un
-ver, la pauvre!</p>
-
-<p>Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste,
-la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui
-qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes,
-des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait
-vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts
-passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les
-satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans
-les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la
-façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose
-vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les
-plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces
-fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me
-laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la
-voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes
-autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de
-grâce!</p>
-
-<p>Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous
-des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes
-succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les
-chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient,
-s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.</p>
-
-<p>&mdash;Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes
-regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça,
-c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne
-crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait
-faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un
-corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que
-cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ...
-cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.</p>
-
-<p>Elle étrenna, au théâtre, une robe qui <i>fit sensation.</i> Tant que dura
-cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je
-sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur
-Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient,
-de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme
-qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et
-jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cœur mordu
-par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât
-dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre
-et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de
-la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour.
-Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me
-trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»</p>
-
-<p>A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps,
-longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse:
-«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cœur de Juliette ne
-m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des
-larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et,
-un peu fâchée, me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es
-pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce
-qu'il te faut, alors?</p>
-
-<p>Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette.
-Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par
-Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je
-les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me
-convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je
-le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les
-autres par leur petit nom.... Mais elle disait <i>Monsieur</i> Jesselin avec
-un grand respect.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît,
-il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons
-pour ne point désirer voir cet imbécile....</p>
-
-<p>Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un
-homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui
-entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je
-venais de proférer un abominable blasphème.</p>
-
-<p>&mdash;Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si
-sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas
-qu'il est de la Société de Géographie?</p>
-
-<p>&mdash;Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?</p>
-
-<p>Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses
-yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait
-davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit
-simplement:</p>
-
-<p>&mdash;Gabrielle est mon amie.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien cela que je lui reproche!</p>
-
-<p>Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil,
-tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un
-sourire ironique erra sur ses lèvres.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux,
-n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons
-jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!...</p>
-
-<p>&mdash;Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je
-leur dirai de venir....</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des
-littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils
-vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...</p>
-
-<p>Je fus blessé, et répondis vivement:</p>
-
-<p>&mdash;Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du
-talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...</p>
-
-<p>&mdash;Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien!
-Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre
-avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer
-vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....</p>
-
-<p>Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au
-contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce
-serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! suppliai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, quoi?</p>
-
-<p>&mdash;Tu es fâchée?</p>
-
-<p>&mdash;Moi? au contraire, je suis très contente....</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>&mdash;Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.</p>
-
-<p>Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la
-parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler,
-d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et
-colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers
-et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme
-offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je
-tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants
-et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait
-toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle
-prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où
-mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée
-qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et
-je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait,
-ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus
-douce, plus suppliante.</p>
-
-
-<p>&mdash;Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!...
-Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me
-repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.</p>
-
-<p>On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets
-de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait
-horriblement.</p>
-
-<p>&mdash;Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je
-t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!...
-Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne
-t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux
-pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les
-soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi,
-bats-moi.... Mais parle, parle donc!...</p>
-
-<p>Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots
-s'étranglaient dans ma gorge:</p>
-
-<p>&mdash;C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est
-mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir
-éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!...
-Voyons, Juliette, puisque je me repens!...</p>
-
-<p>Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque
-surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais
-maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une
-bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la
-main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! criai-je.</p>
-
-<p>Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient,
-malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la
-déchirer.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans
-terreur.</p>
-
-<p>&mdash;Que veux-tu? me dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je veux?... Ce que je veux?...</p>
-
-<p>J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des
-draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je
-me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et
-baisant cette belle nuque parfumée:</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu
-reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!...
-N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah!
-je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!...
-Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi
-n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...</p>
-
-<p>&mdash;Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le
-reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu
-détestes.... Des sales filles, et des crétins!...</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au
-contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux....
-Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.</p>
-
-<p>&mdash;Non!</p>
-
-<p>&mdash;Je t'en conjure I</p>
-
-<p>Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! nous verrons demain.</p>
-
-<p>Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin,
-Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.</p>
-
-<p>Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné,
-mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je
-m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées,
-n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du
-présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était
-Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie
-pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais
-mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!...
-Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur
-les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence
-avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le
-cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de
-ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles
-et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle
-très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son
-esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés;
-ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme
-moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir,
-à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie
-profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par
-heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où
-j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement
-était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais
-réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à
-mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps,
-en anneaux visqueux....</p>
-
-<p>Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que
-décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un
-treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre
-jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur
-moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée
-qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis.
-Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux,
-et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur
-la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des
-angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de
-barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les
-troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur
-lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur
-l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux
-ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le
-jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue,
-colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme
-se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation,
-puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa
-robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je
-restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames
-terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue,
-broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je
-me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un
-artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il
-marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait
-vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette
-femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette
-parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un
-air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je
-le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses
-lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement
-dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....</p>
-
-<p>Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes
-propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu
-à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et
-c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette
-robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette
-qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....</p>
-
-<p>Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure
-toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des
-soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent,
-près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les
-combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur
-le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus
-instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait
-ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus
-brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait,
-cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces
-polies.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde
-les jolis <i>nonongles</i> à ta maîtresse.</p>
-
-<p>Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement
-du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy,
-suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de
-rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires,
-et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ...
-Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait
-devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un
-étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce
-point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore
-goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que
-j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de
-mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une
-âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement,
-avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point
-comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la
-réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre
-Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient,
-ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec
-attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu
-déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer
-le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette
-femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que
-dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré
-son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au
-lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable
-Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la
-négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais,
-jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui,
-déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un
-remords, sur tout <i>moi</i> comme un crime?...» J'avais des envies de fuir,
-de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,»
-et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus
-écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les
-choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je
-l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui
-était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait
-ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de
-ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant
-amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu....
-Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré,
-accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres
-sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les
-guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas
-été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de
-le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de
-couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette
-ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une
-pitié maternelle, d'une pitié infinie!...</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si
-gentil de faire un tour de Bois.</p>
-
-<p>Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une
-ligne:</p>
-
-<p>&mdash;C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi
-qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que
-tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...</p>
-
-<p>Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne
-résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux
-réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision
-symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans
-la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de
-plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les
-révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au
-fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans
-l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser
-jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais
-gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais
-d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas,
-me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue
-profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette
-idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans
-l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une
-route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à
-l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de
-faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais
-exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?...
-Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter,
-parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que....
-N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je
-ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où
-j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu
-de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à
-lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte
-de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent
-les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais,
-jamais!» Et je m'y suis précipité....</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café
-est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les
-cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin»
-de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs;
-des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées,
-malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche
-sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs
-cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les
-jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées
-de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière,
-sifflotent un air à la mode,&mdash;le refrain que, tout à l'heure, ils
-ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes,
-des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à
-la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et
-des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer.
-Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise
-s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers
-dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe,
-comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de
-cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires
-de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs
-de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment
-croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale,
-tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des
-chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils
-découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer
-les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice
-précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter
-des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs
-œillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A
-l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place
-vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote
-une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux
-entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude,
-ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à
-faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes,
-s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la
-main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre
-la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont,
-l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus
-riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désœuvrement vivra
-pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur
-tête veule&mdash;que vergettent de petites hachures roses&mdash;appuyée sur la
-main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes
-et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines
-des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires,
-tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe,
-à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion
-est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de
-passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies,
-de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants.
-Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les
-débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les
-dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations
-fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes,
-toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent
-et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.</p>
-
-<p>C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de
-parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la
-journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la
-nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où
-ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître;
-nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont
-on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie,
-l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre
-appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette.
-Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli
-de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait
-par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de
-destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs
-ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs
-étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles,
-des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des
-serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues
-aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile,
-effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait
-aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait
-des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites
-pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette
-avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations
-vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme
-de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce
-n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des
-regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression
-de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces
-milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret,
-avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où,
-présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes,
-toute une <i>chiennerie</i> internationale et boulevardière que nous
-traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»</p>
-
-<p>&mdash;Que faites-vous ce soir?</p>
-
-<p>&mdash;Je vais avec la bande Mintié.</p>
-
-<p>Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit;
-il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait,
-d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails
-honteux ou tragiques qu'il nous révélait.</p>
-
-<p>«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait
-été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se
-fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier
-de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut.
-Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des
-parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change,
-des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de
-l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont
-il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à
-ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait
-pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on
-citait son nom, dévotieusement.</p>
-
-<p>«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est
-éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à
-peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au
-Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi,
-dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils,
-voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes
-aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille
-folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.</p>
-
-<p>«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah!
-le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme
-un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper,
-s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a
-peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses
-quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon,
-en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et
-les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les
-bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme
-charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces
-services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.</p>
-
-<p>«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la
-pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci
-fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui
-est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et
-un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés
-bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a
-cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son
-éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait
-tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien,
-car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en
-coupe réglée.</p>
-
-<p>«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince,
-cet œil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres
-avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord,
-on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!...
-D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques
-gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient
-folles....</p>
-
-<p>«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ...
-Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres,
-il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec
-fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison
-paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle
-était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait
-la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait
-Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»</p>
-
-<p>«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des
-Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le
-diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre
-scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui
-s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline!
-Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!»</p>
-
-<p>Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et
-par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver
-des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa
-tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et
-abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...</p>
-
-<p>Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue
-gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret,
-las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les
-attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre
-de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?...
-Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande....
-Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon
-tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous
-rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.</p>
-
-<p>Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la
-ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux
-de bêtes géantes, tapies dans la nuit.</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la
-ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes
-s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies
-de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or
-coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement
-continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis,
-pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir,
-peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité
-est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je
-redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus
-que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de
-lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son
-air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion
-robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible
-d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui
-n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je
-m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons,
-qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une
-paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait
-point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête
-aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne
-voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin,
-au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma
-tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec
-d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise,
-plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me
-dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel,
-malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie
-de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais
-en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes
-formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans
-des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le
-vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps
-dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des
-châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles;
-l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la
-hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait
-brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais
-des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de
-dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux
-hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces,
-sanglotant.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me
-quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en
-deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me
-tuerais!</p>
-
-<p>&mdash;Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon
-chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?...
-Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...</p>
-
-<p>&mdash;Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...</p>
-
-<p>&mdash;Parce que....</p>
-
-<p>J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes
-... parce que je ne veux pas!...</p>
-
-<p>Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette
-avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier
-de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions
-dans le quartier:</p>
-
-<p>&mdash;Viens voir le beau bijou, me dit-elle.</p>
-
-<p>Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla
-le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son
-triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la
-peau.</p>
-
-<p>&mdash;Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ...
-cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.</p>
-
-<p>Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon
-bras, elle me retint. Et elle soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!</p>
-
-<p>Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:</p>
-
-<p>&mdash;C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux....
-Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le
-donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà!</p>
-
-<p>Je balbutiai:</p>
-
-<p>&mdash;Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...</p>
-
-<p>Le visage de Juliette s'assombrit.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de
-suite!</p>
-
-<p>&mdash;C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....</p>
-
-<p>&mdash;Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça
-passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?</p>
-
-<p>&mdash;Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour
-le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix
-mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! fit Juliette simplement.</p>
-
-<p>Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en
-ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout
-un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées,
-m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un
-implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je
-me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et
-la prison?» Je n'hésitai pas.</p>
-
-<p>&mdash;Entrons, dis-je.</p>
-
-<p>Elle emporta le collier.</p>
-
-<p>Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse,
-et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer
-de sa douce voix.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours
-été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle
-quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme
-bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau
-roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très
-riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau
-collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de
-l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....</p>
-
-<p>Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures
-s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix
-maudite des damnés.</p>
-
-<p>Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets,
-souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à
-peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire
-à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances
-à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits
-cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié,
-contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout
-de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de
-tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais
-des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque
-dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage
-inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles
-demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait
-cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément,
-effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de
-souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur
-tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans
-parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son
-amitié!... Et je me disposais à partir.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, au revoir, Lirat.</p>
-
-<p>&mdash;Au revoir, mon ami.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs?
-Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.</p>
-
-<p>Et rapidement, j'ajoutai:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous les rendrai demain ... demain matin.</p>
-
-<p>Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce
-regard.... En vérité, il était douloureux.</p>
-
-<p>&mdash;Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les
-prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?</p>
-
-<p>J'insistai, répétant:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous les rendrai demain ... demain matin.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents
-francs.... Si cela peut vous être utile?</p>
-
-<p>Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de
-tout un mois. Je répondis, le cœur déchiré:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ...
-demain matin.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bon, c'est bon!...</p>
-
-<p>J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander
-pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme
-un voleur, je l'emportai.</p>
-
-<p>Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure,
-couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que
-je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais
-retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de
-lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit
-pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs
-qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné,
-calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie
-l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais
-fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans
-la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!...
-Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté;
-il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais
-pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en
-rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle
-forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu....
-Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée
-par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies,
-ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les
-grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées
-droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient
-comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et
-radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent
-vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les
-jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux;
-ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc
-est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines
-ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos
-racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les
-bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit
-parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées
-des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud,
-la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop
-froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un
-rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette,
-peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus,
-comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes
-blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de
-moi, honteux de moi!...</p>
-
-<p>Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus
-mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la
-guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs
-haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes
-peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent,
-dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes
-fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés
-et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des
-verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant....
-Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela.
-Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces
-braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me
-semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient
-détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas,
-relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait
-M<sup>me</sup> Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était
-devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles
-ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée....
-Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles
-de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sœurs ... l'église
-... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse
-noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cœur me manqua.... Je
-dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine....
-A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait,
-colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....</p>
-
-<p>Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée;
-Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!</p>
-
-<p>Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:</p>
-
-<p>&mdash;Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une
-soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.</p>
-
-<p>&mdash;Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.</p>
-
-<p>J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras,
-pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix
-était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton
-de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur
-Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...</p>
-
-<p>Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter
-les nouvelles du pays.</p>
-
-<p>&mdash;Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau
-ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle....
-Baptiste a été tué par un arbre....</p>
-
-<p>Je l'interrompis:</p>
-
-<p>&mdash;Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....</p>
-
-<p>Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous voudrez!</p>
-
-<p>Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps,
-longtemps, je sanglotai.</p>
-
-<p>Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé;
-il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse
-sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille,
-les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers
-vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit
-chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs,
-l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs
-de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix
-binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!</p>
-
-<p>Il me montra une épine blanche, et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le
-merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, Félix.</p>
-
-<p>&mdash;Et pis la grive, itou, dame!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, Félix ...</p>
-
-<p>Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui
-pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait
-où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la
-famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais
-le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?</p>
-
-<p>Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise
-avec une agitation inaccoutumée.</p>
-
-<p>&mdash;Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie
-le cœur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Marie.</p>
-
-<p>La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux
-mains sur la table, elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Vous vendez le Prieuré?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Marie.</p>
-
-<p>&mdash;Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre
-père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Marie.</p>
-
-<p>Elle se recula comme effrayée:</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?</p>
-
-<p>Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa
-plus la parole.</p>
-
-<p>Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je
-repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à
-peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes
-ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin,
-toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus
-seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon
-père et de ma mère.</p>
-
-<p>Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!...
-Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je
-veux aller avec toi....</p>
-
-<p>Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me
-donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cœur
-me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer.
-Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.</p>
-
-<p>&mdash;Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis
-perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que
-quatre mille francs!...</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule,
-pauvre mignon!</p>
-
-<p>J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:</p>
-
-<p>&mdash;Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!</p>
-
-<p>&mdash;Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je
-pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te
-désole pas....</p>
-
-<p>Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant
-plus douce:</p>
-
-<p>&mdash;D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre
-mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons,
-en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais
-ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros
-secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta
-petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh
-bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons
-d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte,
-Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute
-école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois
-qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!</p>
-
-<p>Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y
-accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves
-incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un
-instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs,
-vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je
-conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur
-la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement
-impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire,
-qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron
-des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me
-venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés....
-J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des
-théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon
-nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé
-par l'émotion, je m'endormis....</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au
-moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une
-préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il
-donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations,
-est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre
-séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...</p>
-
-<p>&mdash;Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade....
-Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas
-longtemps.... Une heure à peine....</p>
-
-<p>Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je
-pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis
-mordu au cœur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:</p>
-
-<p>&mdash;Ne pourrais-tu attendre demain?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!</p>
-
-<p>&mdash;Je t'en prie!... demain....</p>
-
-<p>&mdash;C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je
-t'attendrai!</p>
-
-<p>Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en
-vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec
-douceur:</p>
-
-<p>&mdash;Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!</p>
-
-<p>Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe,
-derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de
-toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où
-danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans
-ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses,
-louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des
-ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette
-m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la
-brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse
-une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de
-Sèze.... «Qui ça, M<sup>me</sup> Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce
-n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile,
-je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de
-tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je
-pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?...
-Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre
-sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette
-est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre
-... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de
-sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit,
-disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique,
-toujours!...</p>
-
-<p>&mdash;Embrasse-moi bien, mon chéri.</p>
-
-<p>&mdash;Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.</p>
-
-<p>&mdash;Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est
-triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue
-l'humidité d'une larme.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de
-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...</p>
-
-<p>Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est
-partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le
-bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...</p>
-
-<p>Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,</p>
-
-<p>&mdash;114, rue de Sèze!</p>
-
-<p>Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le
-temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais
-pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance
-lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et
-vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas....
-Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à
-coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère
-encore que mes pressentiments m'ont trompé, que M<sup>me</sup> Rabineau
-«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...</p>
-
-<p>Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte
-étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade
-sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière....
-C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!...
-Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le
-feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire
-hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à
-l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire,
-les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi
-ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de
-son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu
-aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne
-pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une
-flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face
-hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!...
-La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux
-ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges,
-de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres
-affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé
-par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir,
-comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures....
-Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain,
-dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à
-peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!»
-Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste
-pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au
-cœur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent,
-le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi
-et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter,
-le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps
-d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des
-morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et
-à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des
-granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles
-pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu
-le chapeau, la voilette, la robe.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!</p>
-
-<p>En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses
-yeux me bravent:</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi!</p>
-
-<p>Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:</p>
-
-<p>&mdash;Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse
-sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi!</p>
-
-<p>Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles,
-furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.</p>
-
-<p>&mdash;Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!...
-Sois bon!... Tu me tues....</p>
-
-<p>Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons....
-Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je
-faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne
-me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne
-de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs
-lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée....
-Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards
-fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans
-des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi,
-pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p class="p2">Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée....
-Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche
-haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice....
-Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte
-et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai....
-J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux,
-je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les
-angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge
-de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de
-chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain,
-ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma
-mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir
-peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle
-me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas
-deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je
-n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire,
-quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me
-quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je
-lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une
-enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la
-voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher
-que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et
-fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée
-d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont
-tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur
-mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?...
-Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se
-découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la
-prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient
-pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans
-les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les
-protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle,
-sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui
-commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux
-que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne
-plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au
-néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas,
-parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle
-souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille
-vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle
-laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront,
-épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières
-ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs,
-à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!</p>
-
-<p>Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan,
-mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes
-s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme
-Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire
-«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va
-t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe?
-Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je
-te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?...
-Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah!
-Juliette!... Malheureuse Juliette!...</p>
-
-<p>Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!...
-Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui
-dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus
-nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle
-était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ...
-puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur
-elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors
-pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort,
-plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse,
-une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi;
-chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois
-ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose
-d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cœur.... Ne
-me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter,
-de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur,
-j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon
-amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je
-t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui
-l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu....
-A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus
-tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est
-maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si
-mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu
-folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui
-donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!...
-Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé
-par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis
-pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je
-ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de
-belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus
-impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des
-bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux
-plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que
-c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je
-ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi....
-Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble
-qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes
-coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes
-coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma
-mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par
-des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant,
-des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle,
-continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner....
-Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu
-avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin
-que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par
-une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes
-caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je
-comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu
-de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même
-qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?...
-Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu
-inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez
-nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence
-était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme,
-faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà
-ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer
-une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de
-honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de
-repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!...
-As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas
-l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?...
-Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui
-est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour,
-écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur;
-tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement....
-Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli
-d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne
-t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....»
-Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper....
-Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne
-veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se
-referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ...
-autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz
-brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des
-jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très
-pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette,
-vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle
-dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige
-vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une
-plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la
-chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!</p>
-
-<p>Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je
-l'embrassai.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>VIII</h3>
-
-
-<p class="p2">&mdash;Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous
-cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon
-cher Lirat, sauvez-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?</p>
-
-<p>&mdash;Je veux me tuer.</p>
-
-<p>&mdash;Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.</p>
-
-<p>&mdash;Je veux me tuer ... je veux me tuer!</p>
-
-<p>Lirat me regarda, cligna de l'œil et marcha dans la bureau, à grands
-pas.</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change
-..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste,
-je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la
-vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en
-irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste,
-vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que
-les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans
-la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les
-autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles,
-les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous
-rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce
-qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle
-vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que
-vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien
-vous faire?</p>
-
-<p>&mdash;Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat....
-Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!</p>
-
-<p>&mdash;Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales
-dettes?... Vous les paierez!</p>
-
-<p>&mdash;Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré,
-comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent
-à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis
-entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette
-rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de
-quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête
-s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser,
-effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne
-prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire
-convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve
-une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset
-délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous
-défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre
-de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la
-mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ...
-et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser
-... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans
-les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue
-... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les
-ai épuisées,&mdash;oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à
-peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge,
-je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir....
-Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri,
-je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et,
-pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des
-mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté
-ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés
-se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ...
-encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et
-tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche
-ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi
-qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement,
-appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame!
-J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau,
-j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!»
-Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans
-savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des
-ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours,
-machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les
-volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des
-surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres,
-que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois
-d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur
-son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix
-sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais
-qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et,
-sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,
-des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle
-nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé
-la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais
-rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de
-police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de
-leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées
-les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient,
-faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une
-meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche,
-je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues
-ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient
-sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec
-horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt
-à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc,
-me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!&mdash;Vous savez déjà?...»
-demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le
-sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses,
-Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont
-laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi!
-vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs,
-elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la
-croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle
-pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux
-courses ... plus jolie!...</p>
-
-<p>Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et
-balançait la tête.... Il murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en
-aller....</p>
-
-<p>&mdash;M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une
-glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne,
-chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!...
-Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour
-me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les
-gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes
-seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les
-rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de
-terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse
-et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!...
-je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus
-ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je
-m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était,
-en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la
-ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me
-suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!...
-Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que,
-plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux,
-entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet
-amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?...
-Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous
-seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans
-le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de
-la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le
-linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils,
-à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut
-que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus
-rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui
-réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans
-l'ardeur des nuits sanglantes.</p>
-
-<p>J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons
-sifflants ... néanmoins, je poursuivis:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette
-d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de
-la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se
-révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant,
-Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de
-campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves:
-«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente,
-comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et
-délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une
-petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules
-qui pondront des œufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle
-fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et
-elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des
-chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur
-un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce
-serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient,
-et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre
-avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des
-refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous
-nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre
-mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant,
-va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé,
-pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un
-nœud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle
-exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a
-pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle
-me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix
-émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle
-devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une
-chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.&mdash;Je
-te le jure.&mdash;Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce
-qu'on a les pieds appuyés contre la planche?&mdash;Quelle idée!... Pourquoi
-parler de cela?&mdash;Dis, dis, dis, je t'en prie!&mdash;Mais je ne sais pas,
-ma petite Juliette.&mdash;Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais
-jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne
-veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je
-serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche
-... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu
-auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là,
-tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette
-fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de
-rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer
-recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin
-de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé,
-dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout,
-Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma
-honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et
-tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au
-Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que
-vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière
-fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les
-fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une
-robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux,
-et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout
-de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai
-pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de <i>carottages</i>,
-d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé
-que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà,
-j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques,
-chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour
-de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent,
-détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré
-moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui
-vont, l'œil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!...
-Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très
-nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les
-désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et
-profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une
-fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une
-poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec
-ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de
-l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup
-de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile,
-complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des
-croupiers et des souteneurs!...»</p>
-
-<p>J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête
-sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi
-... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:</p>
-
-<p>&mdash;Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos
-causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me
-disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des
-désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un
-peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ...
-vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage
-passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me
-faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez:
-«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille
-vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance,
-une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui
-ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des
-mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme
-vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes
-rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous
-les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!...
-J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour....
-J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et
-je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin
-vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat,
-que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...</p>
-
-<p>Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre
-race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous
-tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut
-me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre
-typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il
-n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et
-si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon
-de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même,
-qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je
-vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?...
-Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je
-connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites
-... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les
-accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas
-un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la
-rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus
-de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh
-bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui
-l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....</p>
-
-<p>&mdash;Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je
-l'ai tenté et je n'ai pas pu.</p>
-
-<p>&mdash;Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup,
-s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!</p>
-
-<p>Il reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle
-Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon.
-C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le
-faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de
-pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous
-soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami,
-vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les
-commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être,
-des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de
-retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours
-pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves
-gens de là-bas.... Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez....
-Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom
-écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à
-rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais
-conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une
-activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair
-brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi
-par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous
-reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux
-armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre....
-Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?...
-Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous....
-Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, venez!</p>
-
-<p>&mdash;Je partirai demain, je vous le jure!</p>
-
-<p>&mdash;Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous
-jetterez dans ses bras.... Non, venez!</p>
-
-<p>&mdash;Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme
-ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les
-souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des
-heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà
-tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je
-m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas
-beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!</p>
-
-<p>&mdash;Non, venez!</p>
-
-<p>&mdash;Lirat!... mon bon Lirat!...</p>
-
-<p>&mdash;Non!...</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans
-argent?</p>
-
-<p>&mdash;Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai
-là-bas.... Venez!</p>
-
-<p>&mdash;Que je fasse une valise au moins!</p>
-
-<p>&mdash;J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut....
-Venez!</p>
-
-<p>Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai
-l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car
-je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce
-pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à
-l'abattoir....</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, et votre chapeau?</p>
-
-<p>C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que
-j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que
-les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient
-l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....</p>
-
-<p>Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du
-reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir
-en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais
-je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes
-oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant,
-près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant
-de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des
-lignes géographiques et bizarres.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et....</p>
-
-<p>Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage,
-à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce
-mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que
-la vague remue.</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous rappellerez?</p>
-
-<p>Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, oui, je me rappellerai.</p>
-
-<p>Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,
-que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai
-une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!...
-Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment,
-j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable
-conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de
-bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma
-bien-aimée.... Lirat disait:</p>
-
-<p>&mdash;Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les
-petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation
-de martyrs, leurs....</p>
-
-<p>Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup....
-Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura
-averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ...
-elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je
-suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....»
-Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les
-larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais
-les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant
-devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je
-tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:</p>
-
-<p>&mdash;Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah!
-vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses,
-leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....</p>
-
-<p>Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette....
-Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,
-suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une
-mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne
-pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean,
-ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans
-les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux
-murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....</p>
-
-<p>&mdash;Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....</p>
-
-<p>Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.</p>
-
-<p>&mdash;Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!</p>
-
-<p>Il me poussa dans un wagon, referma la portière....</p>
-
-<p>&mdash;Adieu!...</p>
-
-<p>Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se
-poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire
-... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et,
-distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son
-cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois
-qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine,
-de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de
-crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le
-divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir
-luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on
-vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de
-la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse
-les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en
-souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au
-haut d'un candélabre.</p>
-
-<p>Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et
-je m'enfonce dans le néant.</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>IX</h3>
-
-
-<p class="p2">A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les
-mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi,
-immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des
-vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent.
-Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les
-pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine
-canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent
-a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle
-s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue,
-crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets,
-avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille,
-l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et
-les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté
-le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles
-s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A
-ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au
-Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de
-verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre
-ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel
-le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'œil devine des espaces
-incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises
-d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des
-vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent,
-là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses....
-A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de
-fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe,
-et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de
-gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent
-violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève;
-la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne,
-bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue,
-déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues,
-s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant
-sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des
-bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des
-flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.</p>
-
-<p>C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que
-la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je
-viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent
-et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et
-charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer,
-je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui
-tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je
-vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par
-l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le
-lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le
-sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au
-grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme
-qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui
-apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les
-connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les
-nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs
-se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon,
-au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y
-a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos,
-et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée
-de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un
-jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée.
-Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis
-utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que
-le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est
-allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres
-attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans
-ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage,
-comme si j'étais indigne de disparaître en elle....</p>
-
-<p>Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante
-sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places,
-par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne
-bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les
-reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une
-multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface
-tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des
-hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis
-la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le
-bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que
-le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses
-arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques,
-soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches
-et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre,
-à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume
-nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.</p>
-
-<p>Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans
-les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe,
-toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des
-routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les
-fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond
-des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves
-et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi
-par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi
-des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans;
-j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la
-mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et,
-de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le
-goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre
-profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou....
-Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas
-une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement,
-il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui
-m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge
-le cœur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur
-laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me
-débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient,
-et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je
-me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait
-venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans
-cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines....
-Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit:
-«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La
-nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d'éternelle destruction,
-elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle
-ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma
-poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la
-douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne
-à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil
-se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que
-la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume,
-je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans
-la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte
-errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les
-choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté;
-je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois
-surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent,
-d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la
-veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit;
-des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller,
-et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les
-luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant
-les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela
-était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette!
-Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues
-qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»</p>
-
-<p>Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères,
-noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,
-semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la
-mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense,
-une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau
-s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est
-l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours
-les mêmes charrettes que traînent les bœufs enchemisés de lin gris,
-apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes
-de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et
-sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la
-clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras
-suppliciés....</p>
-
-<p>J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave
-femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait
-vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants
-et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait
-l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât
-un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque,
-le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de
-tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque
-jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de
-serge verte....</p>
-
-<p>&mdash;Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes
-coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux
-une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous voudrez, mère Le Gannec!</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre
-Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes
-... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en
-donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point
-triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!</p>
-
-<p>Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé
-chez elle tout un automne....</p>
-
-<p>&mdash;Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en
-allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait
-trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait
-voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!</p>
-
-<p>Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs,
-simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:</p>
-
-<p>&mdash;Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait
-là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.</p>
-
-<p>Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:</p>
-
-<p>&mdash;Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide
-marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun
-qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros
-temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la
-<i>Marie-Joseph</i>. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il
-avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et
-digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les <i>soûlauds</i>,
-et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire
-aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions
-deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de
-dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être,
-comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux
-jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si
-bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté
-ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a
-deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne
-pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic,
-aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce
-pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les
-jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin
-et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je
-demandais aux marins: «T'as point vu la <i>Marie-Joseph</i>, donc?&mdash;Non,
-la patronne.&mdash;Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?&mdash;Je
-ne sais pas.&mdash;N'y serait-il point arrivé un malheur?&mdash;Dame, ça se peut
-bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors,
-j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un
-jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs,
-gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer....
-Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes
-deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés
-roulés dans les rochers.</p>
-
-<p>Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que
-fait-elle?... Éternelles questions!</p>
-
-<p>La mère Le Gannec continuait:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de
-quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup,
-votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre
-Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!</p>
-
-<p>Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait,
-d'une voix grave:</p>
-
-<p>&mdash;Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la
-mer....</p>
-
-<p>Moi, je songeais:</p>
-
-<p>&mdash;Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa
-nuit!</p>
-
-<p>Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de
-la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le
-courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un
-côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres
-cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer
-qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des
-flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de
-distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux
-leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent,
-en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles
-carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des
-clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe
-avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux
-blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans
-un bruit de ferraille et de grelots, mon cœur battait.... «Il y a
-peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et
-le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait
-plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa
-casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un
-libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle
-ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles....
-Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une
-suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une
-longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h,
-et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées,
-les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de
-larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait
-son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat,
-admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cœur gros, sentant
-davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par
-mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à
-ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur
-plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler,
-à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à
-toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son
-image incomplète, effacée par les baisers de tous!</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux
-monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le
-voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts,
-noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent.
-Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette.
-Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la
-taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe,
-je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et
-deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du
-môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de
-la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait,
-je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt,
-avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui,
-jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont
-les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers;
-que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les
-anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes
-d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut....
-Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une
-nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il
-s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand
-voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas
-à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle
-était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle
-s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je
-ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois
-plus triste, je reviendrai.»</p>
-
-<p>Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.</p>
-
-<p>&mdash;C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave
-enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son
-père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean....
-Vous savez, vous y avez été bien des fois....</p>
-
-<p>&mdash;Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la
-demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va
-mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.</p>
-
-<p>&mdash;Elle n'a plus sa mère?</p>
-
-<p>&mdash;Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.</p>
-
-<p>&mdash;Ils sont riches?</p>
-
-<p>&mdash;Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement
-vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la
-bonne demoiselle.</p>
-
-<p>Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.</p>
-
-<p>Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces
-jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour
-du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait
-dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc
-défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de
-pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi
-triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le
-dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de
-Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée
-sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges
-primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur....
-Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et,
-peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre
-chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du
-bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses,
-tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix
-grêle des enfants de chœur, tandis que la jeune fille priait, comme
-eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans
-un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune.
-Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et
-sous les arbres qui chantaient.</p>
-
-<p>&mdash;Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai
-demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je
-t'aime!</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne
-faut pas m'aimer!</p>
-
-<p>&mdash;Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon
-épaule, et allons ainsi toujours!...</p>
-
-<p>&mdash;Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que
-la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache
-dans la bourbe des eaux croupies?</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai
-choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de
-toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté....
-Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.</p>
-
-<p>&mdash;Non! non!... mon cœur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison
-qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne
-t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes
-yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...</p>
-
-<p>La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans
-l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les
-enfants de chœur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours
-agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais
-qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche....
-Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour
-la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable
-satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille
-m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.</p>
-
-<p>Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées,
-dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je
-marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière
-que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des
-conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures
-nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires.
-Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées
-sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous
-reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes,
-les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait
-au déchirement de nos voix.</p>
-
-<p>&mdash;Je t'aime! je t'aime!</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! il ne faut pas m'aimer!</p>
-
-<p>Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus....
-Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie
-violette, les cheveux en coup de vent....</p>
-
-<p>-Je t'aime! je t'aime!</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! il ne faut pas m'aimer!</p>
-
-<p>Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient,
-tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents
-d'orage et des roulements de tonnerre.</p>
-
-<p>O cabotinisme de la douleur!</p>
-
-<p>Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient
-plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même
-rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi,
-toutes les deux.</p>
-
-<p>&mdash;Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!</p>
-
-<p>Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:</p>
-
-<p>&mdash;Je t'aime! je t'aime!</p>
-
-<p>Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le
-vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous
-les trois!</p>
-
-<p>Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à
-face avec Juliette.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un
-hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame
-sa proie.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de
-folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des
-rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression
-de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le
-Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle
-paire de bas.... Elle me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai
-préparé une belle écrevisse de mer!</p>
-
-<p>&mdash;Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas
-de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?</p>
-
-<p>Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se
-déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite,
-levait les bras au ciel, geignait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!</p>
-
-<p>Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur
-le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et,
-tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée,
-folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une
-lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer,
-de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse,
-lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me
-jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de
-maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de
-vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à
-tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un
-moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de
-souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante,
-toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.</p>
-
-<p>&mdash;Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?...
-Allez-vous-en!</p>
-
-<p>&mdash;Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez
-pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je
-pouvais vous être utile à quelque chose.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous
-regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi
-tranquille.</p>
-
-<p>Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait
-dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble,
-craintive, redoublant de soins, soupirant:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!</p>
-
-<p>Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre
-pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités....
-Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère
-affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait
-l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi,
-résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de
-temps en temps, elle répétait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!</p>
-
-<p>Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le
-couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la
-fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon,
-ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre,
-et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.
-La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme,
-qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port
-et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare
-s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou....
-Et je me sentais bien malheureux!...</p>
-
-<p>Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma
-lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes
-de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne
-viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des
-dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient,
-la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi
-serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève
-désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre
-son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau,
-mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?...
-Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il
-me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi
-bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma
-colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût
-épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps,
-un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne
-manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible
-que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune
-force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais,
-à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses,
-de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi....
-La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où
-étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi
-manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier
-leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus
-abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur
-des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le
-soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me
-soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses
-réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller
-devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque
-battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...</p>
-
-<p>La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer
-la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le
-roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une
-voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une
-sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin
-passait.... Le postillon l'interpella:</p>
-
-<p>&mdash;Hé! la maison de M<sup>me</sup> Le Gannec, s'il vous plaît?</p>
-
-<p>&mdash;C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un
-geste de la main et continua sa route.</p>
-
-<p>J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la
-lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est
-Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!</p>
-
-<p>Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! ma Juliette!</p>
-
-<p>Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix
-soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Jean! mon petit Jean!</p>
-
-<p>Et je défaillis dans les bras de Juliette.</p>
-
-<p>Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché
-sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait,
-pleurait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc
-encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!</p>
-
-<p>Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être,
-inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un
-grand bonheur,&mdash;je ne savais,&mdash;refoulait dans mon regard la vie qui
-s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour,
-de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle,
-un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec
-ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement
-enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses
-gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais
-des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure,
-une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en
-vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en
-larmes....</p>
-
-<p>&mdash;Encore, que je te voie, ma petite Juliette!</p>
-
-<p>Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.</p>
-
-<p>&mdash;Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!</p>
-
-<p>La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne
-s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut les faire monter, mère Le Gannec!</p>
-
-<p>&mdash;On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la
-vieille femme.</p>
-
-<p>&mdash;Tu en as donc beaucoup, ma chérie?</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir....
-Nous verrons demain....</p>
-
-<p>Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à
-chaque instant:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et
-puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans
-des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne
-bouge pas, Jean, ne bouge pas.</p>
-
-<p>Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre
-son oreille.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: <i>chuuu</i>!
-dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?</p>
-
-<p>Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme
-tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis
-changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?</p>
-
-<p>Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:</p>
-
-<p>&mdash;Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi
-tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui
-bien tout, tout, tout!...</p>
-
-<p>Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur
-la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que
-j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un
-caoutchouc?...</p>
-
-<p>&mdash;Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que
-j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te
-prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera....
-Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!...
-Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et
-je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne
-ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un
-mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu
-m'étourdir.... Je souffrais trop!...</p>
-
-<p>Sa voix prit une intonation brève:</p>
-
-<p>&mdash;Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de
-lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami
-Lirat!... Mais tu verras, tu verras.</p>
-
-<p>Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette
-passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle
-avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être
-davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans
-crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ...
-et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se
-résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que
-je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant
-l'interroger directement, je répondis:</p>
-
-<p>&mdash;Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois,
-quand nous rentrerons à Paris....</p>
-
-<p>&mdash;Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit
-jours.... Ça m'ennuie tant!</p>
-
-<p>&mdash;Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ...
-plus longtemps ... quinze jours!</p>
-
-<p>&mdash;C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon
-chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai
-pas une chose, une belle chose.</p>
-
-<p>Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:</p>
-
-<p>&mdash;Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule
-pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons
-dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura
-plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de
-rente.</p>
-
-<p>&mdash;Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.</p>
-
-<p>&mdash;Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille
-francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois,
-nous les aurons....</p>
-
-<p>Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:</p>
-
-<p>&mdash;Nous les aurons!...</p>
-
-<p>&mdash;Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le
-mal que tu me fais....</p>
-
-<p>Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:</p>
-
-<p>&mdash;Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela,
-jamais!...</p>
-
-<p>&mdash;Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...</p>
-
-<p>Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes
-étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence
-de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la
-journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare,
-pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant
-pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en
-costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des
-fermes!</p>
-
-<p>&mdash;Il y a des bateaux ici?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>&mdash;Beaucoup?</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les
-nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre
-se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et
-des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris
-me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant
-triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle
-... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu
-savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te
-dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es
-malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir
-de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.</p>
-
-<p>Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits
-sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des
-fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de
-l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort,
-ainsi qu'un chaud soleil.</p>
-
-<p>Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit
-sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors,
-comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette
-désira rentrer.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter
-ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...</p>
-
-<p>Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à
-en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle
-étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues
-brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je
-souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre,
-m'obsédait.</p>
-
-<p>Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le
-soir même.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite,
-commande une voiture.... Oh! quel malheur!</p>
-
-<p>Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile,
-sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ,
-sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière....
-Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire,
-refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne
-savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient
-craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles.
-Juliette s'assit sur mes genoux.</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je
-m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt,
-je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je
-reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un
-cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta
-petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne
-m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!</p>
-
-<hr class="tb" />
-
-<p>Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle
-alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.</p>
-
-<p>&mdash;Nostre Mintié! nostre Mintié!</p>
-
-<p>Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en
-elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça
-que je meurs.... De ça!</p>
-
-<p>Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous
-soulagerait!</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>X</h3>
-
-
-<p class="p2">Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque
-de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se
-rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui
-restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous
-les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs
-vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la
-catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de
-brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste,
-des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne
-à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je
-n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication
-immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que
-d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette
-prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et
-je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables
-traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et,
-moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par
-des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me
-tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la
-demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures
-infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse
-sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je
-choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des
-églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon
-âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans
-le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair
-immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser
-des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce
-châtiment!</p>
-
-<p>L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de
-palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas
-de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes
-fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation
-infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets
-et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche,
-les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs
-de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par
-des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du
-village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré
-dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau
-inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle
-me retenait.</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi! ai-je crié.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi t'en vas-tu?</p>
-
-<p>&mdash;Laisse-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi....
-Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de
-toi.... Reste!</p>
-
-<p>&mdash;Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...</p>
-
-<p>Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ma Doué! il est fou!</p>
-
-<p>Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai
-eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui
-se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle,
-tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques....
-Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses
-nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....</p>
-
-<p>Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de
-moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque
-sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me
-talonnent et je crie:</p>
-
-<p>&mdash;Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je
-suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa
-chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans
-l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car
-je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé
-de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée....
-Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment
-stupéfaite.</p>
-
-<p>&mdash;Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites
-ici?... Êtes-vous malade?</p>
-
-<p>J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....</p>
-
-<p>Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive
-avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien
-enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure,
-qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans
-l'éternelle nuit du cabanon!</p>
-
-<p>Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut
-que j'épuise sur elle cette rage maudite!...</p>
-
-<p>Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:</p>
-
-<p>&mdash;Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent....
-Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que
-je parte!...</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>XI</h3>
-
-
-<p class="p2">Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près
-de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel
-meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs
-s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière
-ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit;
-mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un
-aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences
-inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait
-tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle
-bourrait de paquets d'iris.</p>
-
-<p>&mdash;Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de
-nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont
-là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis,
-tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne
-sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi,
-que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je
-te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre
-en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si
-ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas....
-Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?</p>
-
-<p>Et jetant un dernier coup d'œil sur la chambre, elle était partie.</p>
-
-<p>Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en
-rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes,
-fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser,
-le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses
-étaient dans le même ordre.</p>
-
-<p>&mdash;Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as
-encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!</p>
-
-<p>&mdash;Ce soir?</p>
-
-<p>Elle réfléchissait un instant.</p>
-
-<p>&mdash;Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop....
-Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me
-désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!</p>
-
-<p>Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,
-comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,
-tombaient dans l'éternité de l'attente.</p>
-
-<p>A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand
-accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger,
-la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au
-lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que
-traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus
-pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté,
-dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore
-l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me
-jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune
-du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue,
-qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus
-cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos
-joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs
-de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a
-une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort
-en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais
-Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute,
-et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais
-rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais
-beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cœurs, une fleur, une
-toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne
-la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette.
-Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette
-pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais
-dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée,
-comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle
-s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des
-projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un
-jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son
-âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous
-en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je
-travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des
-romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais
-de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais
-descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des
-quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une
-somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette
-chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus
-tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable....
-Elle battit des mains.</p>
-
-<p>&mdash;Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement,
-tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis
-bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel
-dommage!... C'est impossible!</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi donc est-ce impossible?</p>
-
-<p>&mdash;Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de
-faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!...
-Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...</p>
-
-<p>&mdash;Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas
-un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur
-atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui
-me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore
-où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu
-voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce
-qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!...
-De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par
-tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...</p>
-
-<p>Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles
-faisaient tinter à ses oreilles.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des
-tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal....
-Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!</p>
-
-<p>Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.</p>
-
-<p>&mdash;Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les
-déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je
-suis bien malheureuse!...</p>
-
-<p>Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite
-contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais
-horreur et pitié....</p>
-
-<p>&mdash;Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il
-croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon
-Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais
-plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.</p>
-
-<p>Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre
-les regrets gémir:</p>
-
-<p>&mdash;D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de
-l'argent, et tu n'en as pas!</p>
-
-<p>&mdash;Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai
-de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en
-attendant que je conquière une fortune!</p>
-
-<p>&mdash;Tu as de l'argent?... Fais voir.</p>
-
-<p>J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les
-saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses
-yeux luisaient, étonnés et charmés.</p>
-
-<p>&mdash;Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille
-francs?...Mais tu es riche!... Alors....</p>
-
-<p>Elle se pendit à mon cou, caressante.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un
-petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me
-l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?</p>
-
-<p>Je reçus au cœur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le
-plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de
-demander:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?</p>
-
-<p>&mdash;Deux mille francs, mon chéri.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.</p>
-
-<p>Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit
-précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché
-sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas
-m'avoir demandés, elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu
-retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.</p>
-
-<p>Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre
-elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je
-m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus
-librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les
-jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait
-de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps
-sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes
-membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi
-qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas,
-en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas
-d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les
-cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui
-retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de
-pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la
-fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré
-les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite,
-affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la
-chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie
-me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!</p>
-
-<p>Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence
-nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre
-le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter
-mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir
-si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de
-dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans
-la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des
-piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image
-immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que
-Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais
-impitoyablement, hors de mon soleil.</p>
-
-<p>Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je
-ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais
-rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par
-les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je
-me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi
-longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à
-la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû
-rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes
-inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de
-hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se
-moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait
-terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante;
-elle implorerait son pardon.</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu
-consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul
-instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu
-n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!</p>
-
-<p>Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des
-millions à la figure.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!</p>
-
-<p>Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:</p>
-
-<p>&mdash;Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce
-que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse
-si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se
-poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!</p>
-
-<p>&mdash;As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les
-filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà
-encore!... Tiens! en voilà toujours!</p>
-
-<p>Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la
-main le geste de jeter des millions à travers l'espace.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, misérable; tiens!</p>
-
-<p>Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point
-si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude,
-et que je ne sondasse, d'un coup d'œil impatient, l'intérieur des
-voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard,
-mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De
-nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la
-bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce,
-enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait
-suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces
-endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les
-théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant
-que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une
-loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les
-restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les
-yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués,
-et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....»
-Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me
-disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle
-t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison,
-chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec
-d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez
-les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien
-qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.
-Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute
-sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir
-disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers
-de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je
-rentrai....</p>
-
-<p>&mdash;Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.</p>
-
-<p>&mdash;Personne, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>&mdash;Pas de lettre, non plus?</p>
-
-<p>&mdash;Non, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?</p>
-
-<p>&mdash;La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»</p>
-
-<p>&mdash;Portez cela rue de Balzac....</p>
-
-<p>J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à
-reparaître.</p>
-
-<p>&mdash;La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.</p>
-
-<p>Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le
-canapé.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?</p>
-
-<p>Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par
-les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre,
-projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux
-se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes,
-infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps,
-subitement, avait cessé de marcher.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas!</p>
-
-<p>De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus
-roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés
-passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le
-trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre,
-que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue....
-Aucun ne s'arrêtait.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas!</p>
-
-<p>Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette
-serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le
-canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!...
-Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture
-s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le
-couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la
-chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, prends ton chapeau, mon chéri.</p>
-
-<p>Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par
-l'attente, souvent, je la traitais durement.</p>
-
-<p>&mdash;Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels
-bouges?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!...
-Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te
-retrouver?</p>
-
-<p>Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais,
-jamais!</p>
-
-<p>La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>Elle descendait l'escalier.</p>
-
-<p>&mdash;Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais
-avec toi.</p>
-
-<p>Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.</p>
-
-<p>Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces
-bijoux, la fureur me reprenait.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.</p>
-
-<p>Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre
-tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je
-vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma
-poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cœur!... Juliette!... Ah! je ne
-peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de
-moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!</p>
-
-<p>Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....</p>
-
-<p>&mdash;Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant,
-je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte
-de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme
-qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses
-terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais,
-j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai
-tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure,
-la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où
-tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te
-dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu
-changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai
-tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui
-faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves
-d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux
-bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te
-demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma
-Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu
-connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est
-riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a
-aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver
-Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne
-craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...</p>
-
-<p>Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet
-errait sur ses lèvres.... Elle murmura:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!</p>
-
-<p>M'en allant, je continuais de gémir:</p>
-
-<p>&mdash;Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....</p>
-
-<p>D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la
-trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais
-que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je
-le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui
-m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un
-soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais
-reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais
-dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les
-objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De
-temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:</p>
-
-<p>&mdash;Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?</p>
-
-<p>Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais
-l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de
-mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait
-sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras
-héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.</p>
-
-<p>&mdash;Viens-tu?... disait Juliette....</p>
-
-<p>Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que
-d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute
-petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des
-choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle
-a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me
-consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras,
-ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?...
-Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un
-chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui
-chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean,
-quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit
-cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras....
-J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu
-verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!...
-Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...</p>
-
-<p>Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux
-du lit lui faisaient comme deux ailes.</p>
-
-<p>La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin,
-des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents
-de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!...
-Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée;
-j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix
-chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et,
-depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le
-canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois
-heures.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra
-pas!</p>
-
-<p>Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus,
-tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb....
-Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures
-descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat
-courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je
-vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer,
-s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine
-dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient
-moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien
-dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?</p>
-
-<p>Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle
-avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et
-elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais
-suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles
-larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme
-de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles
-encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de
-mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus
-damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de
-proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur
-cœur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent
-l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque
-chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la
-mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un
-répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de
-ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la
-débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste
-et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet
-inassouvissement farouche, cet <i>alcoolisme</i> de l'amour inextinguible,
-que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où
-l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur,
-on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et
-raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards.
-Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie,
-brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût
-communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y
-goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais,
-souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant
-de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés
-de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais,
-avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui
-ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur
-vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se
-dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges
-afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans
-le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit,
-les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et
-de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si
-touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient:
-«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans
-le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de
-bonheur, en l'œil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer
-ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles,
-ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais
-dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits
-employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un
-peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu
-de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais
-aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu
-avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail
-rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas!
-j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je
-n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la
-constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en
-revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le
-soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur
-et du devoir....</p>
-
-<p>Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur,
-annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans
-l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui
-vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de
-gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture
-approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le
-bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement
-familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture
-obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le
-jour!</p>
-
-<p>&mdash;Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra
-pas!</p>
-
-<p>Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes
-battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de
-dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Juliette! Juliette!</p>
-
-<p>Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement
-de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations....
-Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient,
-bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que
-la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait....
-Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette
-s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour
-me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des
-choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:</p>
-
-<p>&mdash;Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!</p>
-
-<p>&mdash;C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il
-meurt!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!</p>
-
-<p>&mdash;Il faut l'aimer, être bonne....</p>
-
-<p>Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....</p>
-
-<p>&mdash;Non! C'est toi que j'aime ... viens!</p>
-
-<p>Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils
-cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.</p>
-
-<p>&mdash;Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant
-à mourir?...</p>
-
-<p>Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour....
-Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants
-glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le
-couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.</p>
-
-<p>Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je
-n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de
-regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère
-Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et
-repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et
-je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre....
-Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient
-fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de
-mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes
-d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette
-... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette
-avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!...
-Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des
-tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté
-l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme,
-je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux
-petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes
-malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je
-restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose
-épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un
-sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était
-tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans
-raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la
-maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la
-mère Sochard qui m'ouvrit.</p>
-
-<p>&mdash;Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de
-suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est
-moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!...
-Dites-lui....</p>
-
-<p>La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:</p>
-
-<p>&mdash;Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame
-n'est pas rentrée....</p>
-
-<p>&mdash;Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi,
-hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous,
-les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....</p>
-
-<p>La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....</p>
-
-<p>&mdash;En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que
-Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre,
-vous verrez bien!... puisque je vous le dis!</p>
-
-<p>En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était
-vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas
-à pas, répétant:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus
-ensemble, à c't'heure!...</p>
-
-<p>Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme
-lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette
-rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau
-à gaz....</p>
-
-<p>&mdash;Et où est-elle? demandai-je.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va
-Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui
-a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de
-rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!</p>
-
-<p>En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui
-avais envoyée.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce que Madame a lu ça?</p>
-
-<p>&mdash;Probablement que non, allez!...</p>
-
-<p>&mdash;Et vous ne savez pas où elle est?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!</p>
-
-<p>Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous
-avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère
-Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu
-... Eh bien! en voilà assez!...</p>
-
-<p>Je brandissais mes poings dans le vide.</p>
-
-<p>&mdash;Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter
-d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais,
-jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!</p>
-
-<p>&mdash;Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille
-femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!...
-Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez,
-monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...</p>
-
-<p>En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant
-le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai
-Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât
-Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger
-à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de
-grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:</p>
-
-<p>&mdash;Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi,
-si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois
-qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis
-une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir,
-elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme
-moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de
-changé!</p>
-
-<p>Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des
-voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise
-action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les
-pattes de derrière.</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...</p>
-
-<p>Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui
-écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la
-glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les
-flambeaux, un œil arraché tomba sur le tapis....</p>
-
-<p>&mdash;Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien
-au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je
-ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet œil, cette cervelle, ce
-cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je
-ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...</p>
-
-<p>&mdash;Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon
-Dieu, je....</p>
-
-<p>Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte
-démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du
-chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la
-tache pourprée s'élargissait....</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-<h3>XII</h3>
-
-
-<p class="p2">Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action
-monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant.
-De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et
-la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément,
-mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de
-mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce
-crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!...
-Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir
-en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la
-guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au
-moment précis où, les yeux charmés, le cœur ému, il s'attendrissait
-à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un
-arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?...
-Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que
-moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes
-et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui,
-l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans
-ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité
-espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit
-tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le
-tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites
-pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un
-assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette
-tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la
-chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...</p>
-
-<p>Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me
-pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de
-moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que
-désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me
-plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa
-conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si
-vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cœur soulevé
-de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je
-guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas de réponse!</p>
-
-<p>&mdash;Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez
-remis la lettre?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de
-réponse!»</p>
-
-<p>Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur
-d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait
-poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement,
-j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.</p>
-
-<p>&mdash;Madame n'y est pas!</p>
-
-<p>&mdash;Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!</p>
-
-<p>&mdash;Madame n'y est pas!</p>
-
-<p>&mdash;Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi
-l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...</p>
-
-<p>&mdash;Madame n'y est pas!</p>
-
-<p>&mdash;Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là
-... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais
-mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!</p>
-
-<p>Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me
-voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à
-elle, l'implorer servilement.</p>
-
-<p>&mdash;Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et
-je partirai!</p>
-
-<p>&mdash;Non, non, Monsieur!... je serais grondée....</p>
-
-<p>La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se
-précipiter.</p>
-
-<p>&mdash;Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas
-venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je
-me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que
-je me tue!</p>
-
-<p>&mdash;Bien, Monsieur!</p>
-
-<p>Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.</p>
-
-<p>L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes
-malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation.
-Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre,
-noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait
-toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et
-fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis
-de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et
-<i>sirotait</i> un verre de chartreuse.</p>
-
-<p>&mdash;Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?</p>
-
-<p>Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux
-premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:</p>
-
-<p>&mdash;Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis
-un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul
-d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a
-chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un
-cran, j'espère?</p>
-
-<p>&mdash;Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un
-consul qui est son amant, aujourd'hui?</p>
-
-<p>Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme
-ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y
-tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle,
-c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain,
-ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer,
-mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours
-amoureux d'elle, pauvre garçon?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette
-passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et
-je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce
-pas?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en
-l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme
-tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère,
-je rougirais de faire ce qu'elle fait!</p>
-
-<p>La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en
-vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de
-dire:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.</p>
-
-<p>Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de
-Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un
-air câlin, m'approchai d'elle.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les
-deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était
-avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même
-temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi
-que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre:
-«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous
-aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur
-les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien
-vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!</p>
-
-<p>&mdash;Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous
-comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....</p>
-
-<p>Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.</p>
-
-<p>Gabrielle me consolait:</p>
-
-<p>&mdash;Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce
-qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?...
-Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais
-toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris
-... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes
-qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ...
-et qui vous aimeraient bien, allez!...</p>
-
-<p>Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa
-voix était devenue caressante, et son regard luisait:</p>
-
-<p>&mdash;Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ...
-une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...</p>
-
-<p>Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la
-mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir,
-s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent
-horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai
-Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa
-toilette, et me dit:</p>
-
-<p>&mdash;Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon
-petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....</p>
-
-<p>Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma
-tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le
-visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins....
-Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons....
-Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques
-gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse
-beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un
-anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait,
-de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon
-esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme
-ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même,
-vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement
-souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des
-nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux....
-Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les
-mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs
-étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant
-moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une
-course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai
-dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le
-jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud
-qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits
-nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se
-tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil
-mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures
-compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse,
-traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur
-leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs
-flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles,
-que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut
-plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches,
-ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures
-comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges,
-jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus
-l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de
-la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et,
-sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne
-pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue....
-Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du
-trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce
-spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux,
-mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais
-envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:</p>
-
-<p>&mdash;Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?...
-Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras
-brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances
-quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la
-société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles
-et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des
-échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te
-volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui
-s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les
-chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège,
-les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour
-en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles
-habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on
-te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans
-la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment,
-toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs
-cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges
-pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé
-pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...</p>
-
-<p>Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de
-profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante,
-semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux
-saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.</p>
-
-<p>&mdash;Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.</p>
-
-<p>Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai
-dedans.... Juliette avait déjà disparu....</p>
-
-<p>&mdash;Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez
-moi!... Vite, cocher, vite donc!</p>
-
-<p>Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà
-partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.</p>
-
-<p>&mdash;On est venu me demander à l'instant? Une dame?... M<sup>me</sup>
-Juliette Roux?</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>&mdash;Alors, j'ai une lettre?</p>
-
-<p>&mdash;Rien, monsieur Mintié.</p>
-
-<p>Je pensai:</p>
-
-<p>&mdash;Tout à l'heure elle sera là!</p>
-
-<p>Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute
-voix, pour me rassurer:</p>
-
-<p>&mdash;Tout à l'heure elle sera là!</p>
-
-<p>J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps
-fuyait.... Personne toujours.</p>
-
-<p>&mdash;La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et
-elle savait que je devais me tuer à six heures!</p>
-
-<p>Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de
-sortir.</p>
-
-<p>&mdash;Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime
-bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que
-je veux la voir.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je ne sais pas où est Madame.</p>
-
-<p>&mdash;Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je
-souffre trop!</p>
-
-<p>&mdash;Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.</p>
-
-<p>J'insistai.</p>
-
-<p>&mdash;Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh!
-dites-le-moi!</p>
-
-<p>&mdash;Puisque je ne sais pas!</p>
-
-<p>L'impatience me gagnait.</p>
-
-<p>&mdash;Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas
-... parce que....</p>
-
-<p>Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante
-de voyou:</p>
-
-<p>&mdash;Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de
-panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la
-police, vous entendez?...</p>
-
-<p>Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens!</p>
-
-<p>J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine
-et, tout honteux, je redescendis l'escalier.</p>
-
-<p>Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé
-autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les
-glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs
-théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement,
-j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières
-aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et
-triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je
-m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de
-Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en
-habit je disais:</p>
-
-<p>&mdash;C'est peut-être celui-là, son amant!</p>
-
-<p>Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir,
-partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais
-lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la
-tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué,
-de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je
-l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais
-là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un
-crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais
-à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un
-homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien....
-J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai
-dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.</p>
-
-<p>De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait
-de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre,
-débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac,
-obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la
-maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué
-par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus....
-Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le
-bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me
-sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché
-de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des
-pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude
-levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je
-voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place....
-Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps,
-un froid me monta du cœur au cerveau.... J'eus la sensation que la
-vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je
-m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait
-disparu, en disant:</p>
-
-<p>&mdash;Allons!... Venez-vous?</p>
-
-<p>L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....</p>
-
-<p>C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la
-tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec
-Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai
-encore.</p>
-
-<p>&mdash;Lirat!... criai-je, Lirat! ...</p>
-
-<p>Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile,
-la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot
-dire....</p>
-
-<p>&mdash;Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas
-vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas
-Lirat!...</p>
-
-<p>Lirat se taisait....</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que
-vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici,
-avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce
-que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont
-vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez
-mises dans mon cœur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour
-moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes
-un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme
-comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si
-je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas,
-pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat....
-Répondez-moi!...</p>
-
-<p>Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:</p>
-
-<p>&mdash;Allons, venez-vous?...</p>
-
-<p>Je saisis les mains de Lirat.</p>
-
-<p>&mdash;Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc
-pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris,
-de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ...
-vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir,
-tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela
-qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle
-vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine
-de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du
-mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos
-veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous,
-vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un
-sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.</p>
-
-<p>Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux
-poings crispés:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!</p>
-
-<p>Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de
-tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les
-maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent....
-Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis
-sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une
-route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait....
-L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au
-soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle
-enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches
-chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs
-niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de
-petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine
-des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre,
-des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient:
-«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes
-les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et
-la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...»
-Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que
-faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse
-pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent
-leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les
-fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues,
-et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit
-la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux
-tourbillonnaient....</p>
-
-<p>Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....</p>
-
-<p>&mdash;Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je
-venais de donner mes vieilles hardes.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon ami!</p>
-
-<p>&mdash;Et où Monsieur s'en va-t-il?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne sais pas....</p>
-
-<p>Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de
-squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements,
-mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec
-d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des
-colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes,
-les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de
-côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort,
-se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide,
-toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes
-charognes....</p>
-
-<p style="margin-left: 5%;">Noirmoutier, novembre 1886.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE ***
-
-***** This file should be named 44139-h.htm or 44139-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/
-
-Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at
-http://www.freeliterature.org (From images generously made
-available by the Internet Archive)
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>