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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Calvaire - -Author: Octave Mirbeau - -Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - - - - -LE CALVAIRE - -PAR - -OCTAVE MIRBEAU - -AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR - -SEIZIÈME ÉDITION - - -PARIS - -PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR - -28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ - -1887 - - - - - -A MON PÈRE - -_Témoignage de ma piété filiale,_ - -O. M. - - - - -PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION - - -_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne -plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce -qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce -qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre -un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement -(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un -vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur -verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas -lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, -les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu -aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus -impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les -vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que -la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu, -à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout -humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens -que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant. - -De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis -un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé -mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce -qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon -âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que -j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire, -parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, -jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en -passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets -tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit -jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement -hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne -puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une -oeuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente.... - -Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre. -Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends -rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir -encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps, -des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il -respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement -pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire. - -Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le -patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo; -tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages -enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre -reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy -et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré -les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique -qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre -sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les -navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, -qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout. - -Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon. - -Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes -ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, -par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la -sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes -là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, -des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le -patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener -d'irréparables malheurs. - -Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. -Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, -ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans -protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, -il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à -découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier -dans ses oeuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie -de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas -aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, -démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la -Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent -sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire -casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux -que les autres. - - OCTAVE MIRBEAU. - - Paris, 7 décembre 1886. - - - - -LE CALVAIRE - - - - -I - - -Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg -du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de -Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette -entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua -beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins -du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se -battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si -malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant -à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa -quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté -ces incidents, avec orgueil et admiration. - -Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de -l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents -habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la -campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. -Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite -contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, -descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours -verte, où l'on voit errer les boeufs, par troupeaux. La rivière -d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement -dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts -peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur -son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la -vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies -et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes -roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des -verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la -proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au -bec jaune. - -Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très -ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait -le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution -et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, -couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté, -les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois -la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande -cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés -des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les -bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque -visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison, -avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle -où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient -à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui -ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le -bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes -maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins -qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait -fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que -le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence -de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement -tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les -lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de -pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles -tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à -travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, -tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées -entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de -chambre et de cocher. - -Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé; -tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle -a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui -figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve -rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un -prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, -dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et -les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les -êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps -n'a pu en user l'agate dure. - -Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les -voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés -par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences, -dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression -que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, -les leçons inflexibles de la vie. - -Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait -ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait -révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition -familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels -se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération -en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans -les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les -souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois -campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient -importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, -suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre -de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait -aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui -donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent -homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il -ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de -vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il -faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils -une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était -chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc -et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer -l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile, -derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange -à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau -sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne -et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien: -«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules -réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux. - -Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur -le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait -plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, -par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à -l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue -un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si -héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus -enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de -la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait -à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au -bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste -autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant -toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon -enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle -impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les -douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement. - -Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. -Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette -de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, -mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout -petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de -seringas. - ---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ... -fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie. - -Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du -seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté -sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait -l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher -les poils et se gratter le cou. - ---Allons, répéta mon père, déguerpis. - -Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure -fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa -langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais -voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à -tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre -animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères -que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt -avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il -avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, -les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol -d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le coeur me -battait si fort que je crus que j'allais défaillir. - ---Papa! papa! criai-je. - -En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de -fouet. - ---Sacré matin! jura mon père. - -Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette; -vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et -j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si -douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se -tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus. - - * * * * * - -D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un coeur tendre, bien qu'il -semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales -et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre -service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en -toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble -des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations -plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie -du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un -agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation -fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes, -comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités -d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, -d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en -éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne -la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, -ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y -avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en -reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux -êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté -de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant -beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la -maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses -manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible, -très lourde au coeur de ma mère. - -Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant -de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses -gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses -yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se -fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si -vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de -cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, -métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès -d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien -douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu -à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange -sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, -la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections -physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait -le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du -malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable. -Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées -de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le -mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une -santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité -excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que -développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité -s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes -alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne -se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi -souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la -courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, -comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, -lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient -de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que -rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût -pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de -ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du -coeur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne -savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu, -elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, -de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la -fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas -pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un -pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle -courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse, -prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce -qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère -morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un -dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle -revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face -toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon -de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait -d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. -Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, -sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc -de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré -le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les -chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. -Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours -s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces -choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains -souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances -physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille -qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de -ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il -ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui -apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de -la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour -aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses -tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient -autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont -elle sentait le noeud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet -était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui -renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se -dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau -verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière -aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de -limon. - -Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, -le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette -vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute -consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé, -ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un -verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se -plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau, -il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la -journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, -d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme -cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du -cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En -voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix -tranquille:--«Des amers, prends des amers.» - -Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père -fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments -de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne -pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, -parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses -qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers -lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement -gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux -affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses -propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice -des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la -bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent, -en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui -donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son -besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la -présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce -visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une -parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire -tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par -oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, -comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à -l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la -vît s'approcher de la sainte table. - -Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets -et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle -passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt -agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que -le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de -savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour, -venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela? -Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal, -plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était -paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force -mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau -brouillé, le coeur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue -des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions -de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte -d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement. - -Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se -décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait -son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à -ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes -de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, -chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était -anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était -atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. -Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la -tranquillité d'esprit. - -Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée -par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne -pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans -le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé -d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle -était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et -nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se -souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux -de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait, -comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim -de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et, -comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle -s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à -l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec -emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne -lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante -et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour -redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures; -personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce coeur, déjà -gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le -trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas -d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire -éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. -Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui -devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente -et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, -pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, -et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, -bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front -l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle -entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa -manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient -pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. -Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la -condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de -l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, -des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui -avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la -situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes -de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif -des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas! -Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions -idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de -lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges -pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et -pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix -et sur des tombes, la corde au cou. - -Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur -le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, -amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. -On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer -par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas -et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison -d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait -supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la -terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, -l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et -la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, -qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le -cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille -brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays -qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus -devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme -si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt -même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant -de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui -traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de -crucifix. - -Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il -le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux -heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se -multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se -créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil -général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient -de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait, -hochant la tête: - ---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça -finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne -devienne folle.... - -Et comme on se récriait: - ---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la -famille, on n'a pas la tête si solide! - -Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours, -le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne -comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien -tenter pour sa guérison. - -C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde, -malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que -d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé -d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère -oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les -énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, -des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. -Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée -sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, -palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui -appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission -conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des -hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis -toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses -troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait -maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans -son être. - -Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire -que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha -des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand -elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage -fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire, -ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie -au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet -et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans -cesse les mains, le coeur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait, -et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son -ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix -profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans -saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir -avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au -passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser -tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma -mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de -chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des -mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine -sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes -choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et -légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour, -et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces, -étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains -protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas! -cette espérance fut de courte durée. - -Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux, -des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge -d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises -furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme -paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au -moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces -accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les -premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se -continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui -revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie -et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile -inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré -contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant: - ---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras -heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!... -Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!... - -Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon coeur -battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, -mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance -était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté -bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le -désordre dans l'âme de ma mère. - -Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, -Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout -à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un -cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible, -je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne. - ---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère. - ---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a -peur d'un pavé. - -Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé -d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon -corps frissonna. - ---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon -linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu? - -Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et, -à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau, -l'examina. - ---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais -quoi?... Il n'y a rien. - -Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais -de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me -mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras -en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant -lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le -pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout -pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère. - ---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez -Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ... -Prévenez Monsieur aussi.... - ---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, -yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il -est sorcier! - -Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le -plâtre en dessous. - ---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore, -et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient -pas! - -Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle -se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les -dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans -ses grosses mains, branlait la tête. - ---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond -du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du -tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!... -Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit -dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas -comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce -qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins. - -Ma mère était devenue pâle, hagarde. - ---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous. - -Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans -l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les -claquements de porte. - -Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de -l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle -cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé, -c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface -humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors, -à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de -semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations -pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le -fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les -plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina -que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les -germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir, -les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre -d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette -minute même, la dernière espérance mourut en son coeur. - -Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit. - ---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit -Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de -lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!... - -Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées, -essayait de la calmer: - ---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui, -promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à -l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le, -parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens, -tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le -soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le -sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il -me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!... - -Marie me tenait dans ses bras. - ---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous -mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le, -votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit -Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon.... -Allons, embrassez-le, Madame. - ---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus -tard.... Emporte-le.... - -Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota. - -Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait -bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie -normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se -séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, -elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait, -poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit -être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de -soi-même au coeur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle -disait: - ---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le.... - -En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la -vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, -tous les arguments dictés par son esprit pratique et son coeur simple -de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla -d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une -bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle. - ---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre -avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous -fassiez le malheur de votre enfant! - -Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter: - ---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le.... - - * * * * * - -Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère -que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point, -vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille -Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand -parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une -nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit, -l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque -jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies -de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans -les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je -cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois -bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans -savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit -corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire -se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient -quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets, -aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je -songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un -cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les -pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, -gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les -premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui -sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs -me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune -clarté ne se leva. - -J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur -arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra -contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes -plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je -pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé, -car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que, -plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu -de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse -embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de -sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre -davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je -compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma -mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands -yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un -battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme -pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë -aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais -éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais -que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait. -Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient -encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses -lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient -et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à -m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante, -comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui -n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient. -Était-il donc possible qu'elle fût morte? - -J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle, -tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte -Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.» -Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le -médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave -qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie. -Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré, -sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas -de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et -de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je -me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse -journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie, -j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le -front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais -les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons, -un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les -hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M. -Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des -figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des -enfants de choeur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, -des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait -une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, -s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant -ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et -une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et -d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant -estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche -de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout -à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng! -dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement, -le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la -croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis -blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd -et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes -portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule -grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans -laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui -s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les -cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng! -dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons -blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église -qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal -d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses. - -La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena -quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées -derrière le dos. - ---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand -malheur! - ---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur! - -Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois -encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras -qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il -tamponnait ses yeux rougis de larmes. - ---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle -n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que -j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute -rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!... -Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!... - -Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux. - ---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me -berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi.... - -Se parlant à lui-même, il disait: - ---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé, -plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit, -regarde-moi bien!... - -Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux -yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il -m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes. - ---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean! - -Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il -s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une -immense pitié, j'écoutai ce coeur inconnu qui, pour la première fois, -battait près du mien. - - * * * * * - -Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait -pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait -pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises, -qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait -sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits -de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, -même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau -matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des -lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur -l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, -loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On -lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et -tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en -tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot. -Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, -d'interroger mon coeur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque -triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes, -devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de -savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence -des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit -de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris -et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été -déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du -père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous -avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas -continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle -pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que -mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de -mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me -plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais -avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, -de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la -révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante -invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand -républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au -curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de -draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son -cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce -mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je -lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en -tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu -seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père -qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond -du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, -les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait -chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous -aurons de l'orage, c'est sûr.» - - * * * * * - -Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée -par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies -et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de -la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé -d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des -sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à -la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant. -Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et -tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en -contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me -paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature -humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce -morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu -et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens -et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je -sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans -mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me -semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait -peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la -complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent -à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, -tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel, -récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de -force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien, -à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me -transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, -que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter -jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille -Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de -la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de -la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer! -Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, -ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser -d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et -surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant -contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, -contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante, -comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce -but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et -combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai -plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle, -plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui -caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les -herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les -palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la -terre comme un corps de chair. - -Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre, -sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les -champs, à m'enfoncer en plein coeur de la forêt. Il me semblait que -là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul -et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible -qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher -sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui -j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais -rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa -dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage -un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille -pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en -saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume -opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été -impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il -m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils -m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait, -mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup, -je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En -vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je -n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie, -que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je -serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien -dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente; -jamais je ne risquai un coup d'oeil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait -ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans -un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, -quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le -terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais, -m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon coeur ni à mon -père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade, -pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer. -Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions» -et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit. -Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni -moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai -faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père. - -Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande -folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, -effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et -monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi -par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et -démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je -marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup -d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans -ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu -de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent -mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me -paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer -bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles -de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre -remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais -que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les -profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte -presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître -me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et -j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une -marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, -écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens -en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par -ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau -pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du -tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, -indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres -surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je -ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si -j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses. -J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos -de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un -pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y -était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile. -Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans -le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, -comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces -fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié, -mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un -autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le -lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène: -la foule lui fit cortège. - -Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus -difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois, -les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne -m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de -ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets -de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd -des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant -dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à -rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes -camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans -les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me -blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop -peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur -tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par -un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et -j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la -sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet -acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce -moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était -plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures, -il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes. -Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne, -plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse -m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans -l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, -par des cauchemars subits, par des serrées violentes au coeur qui me -faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux -fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa -mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, -au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les -rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je -sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je -n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, -le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par -m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur -moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans -rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui -couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi -des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je -ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les -résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, -je m'engageai. - - - - -II - - -Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. -Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de -corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des -zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, -des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et -des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un -vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade -de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient -point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair -française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs -compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit -lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si -peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait -la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre -petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, -et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de -se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de -sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était -bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des -suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, -entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant -les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté -comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de -la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, -à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. -Enfin, le 3 octobre, nous partîmes. - -Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires -vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris -du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, -et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; -celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée -d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes -de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, -farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade -de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, -et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, -un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour -suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même -cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre -exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient -suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et -siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite -d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans -le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois -j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient -au long des routes! - ---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une -seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous -nous battrons. - -Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés -sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison -d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras -robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la -terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, -erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, -attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des -vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des -granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs -déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur -la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la -ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands -sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre -jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la -guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât -les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du -travail et de l'amour.... Et au fond du coeur de tous ces misérables -soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures -amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance -de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et -la forteresse allemande. - -Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et -qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre -les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les -ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous -prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes -aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis -nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des -haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au -dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que -nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les -gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans -enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches -hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes -pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit -fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un -tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé. - -Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et, -vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut -d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, -abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un -kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus -d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent -envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à -boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait -nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens -lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. -Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, -qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, -court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait -de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa -monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse: - ---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!... - -Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes -dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant -le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci -dont la physionomie s'ahurissait. - ---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me -l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici? - -Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la -terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, -l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent -par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous -envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée -de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida -enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous -laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La -nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de -traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la -voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les -magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et -le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le -ciel son long cou de girafe effarée. - -A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de -la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la -faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il -faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient -vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons -de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la -colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute -voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se -promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent -pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait -peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les -minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles -creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui -continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient -de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des -trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à -pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et -le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués, -envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, -impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement -de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants -de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels -des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement -des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les -paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je -lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis -du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de -l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir -s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait -la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses -yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à -la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient -prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir, -emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers -quelles inutiles et sanglantes boucheries? - -Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le -froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient. -Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner -la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison, -un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne -savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés -par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne.... -A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient -doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons -yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me -caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées -de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes, -était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un -vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur -les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un -chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné -par des rides profondes. - ---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent - ---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la -troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris. - -Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura. - ---J'ons ren ... ren ... ren!... - -Le sergent haussa les épaules: - ---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton -bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des -Prussiens ... attends! - -Le vieillard branla la tête. - ---Pisque j'ons point d'bouè.... - -D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la -maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y -avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans -le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et -partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le -sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil. - ---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois? - -Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la -tête contre le landier de fer de la cheminée. - ---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme. - ---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des -chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est -ton bois, je fais une flambée de tout ça. - -Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille -tête blanche: - ---J'ons point d'bouè. - -Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne -me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard -méprisant. - ---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ... -qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons, -demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!... - -Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, -lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna -dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant -que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait -en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses -derniers meubles, d'un oeil stoïque, et ne cessait de répéter avec -obstination. - ---J'ons point d'bouè! - -Je regagnai la gare. - -Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, -plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt -il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre; -des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans -toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce -contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule. - ---En avant!... arche!... - -Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous -heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous -la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des -champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses -de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très -loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de -sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des -murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus -lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, -apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et -encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas -une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd -piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil -me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus -que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres -de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de -fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou -tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je -tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je -marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges -hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de -lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes -girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace, -leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse -chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits -délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient -sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis -dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, -rafraîchies par les jets d'eau. - ---Halte! commanda le sergent. - -Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me -cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir. -Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg -où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La -tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la -chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre -chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis -profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur -la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on -n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait -toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans -les fossés et mouraient là: d'autres désertaient.... - -Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait -été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous -n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. -J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus -me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me -porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer; -il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes -yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, -ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux -épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. -Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi. -Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant -affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas -contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux. -J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient -et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, -secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on -entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations -haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, -s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à -le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé, -il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par -retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi -gloutonnement que des chiens affamés. - -Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement, -bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, -autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit -bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où -roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la -permission d'aller à la visite. - -Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque -côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une -magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de -là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour -continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux -routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume, -sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant -la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance -improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente -de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une -longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands -yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées -et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti -son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces -membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de -ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi, -trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés -au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes -gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, -rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature -nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer -pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses -vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être, -et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le -sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens -rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si -fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous -ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je -souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis, -cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces -lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en -ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron.... -D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il -réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été -retrouvée parmi les bagages. - ---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma -trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu! - -Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à -cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait -pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais -très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, -couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, -prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à -demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait -à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la -cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette -de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse -brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même -pas. Il vociféra: - ---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix -lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche! -demi-tour. - -Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda: - ---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien? - ---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous -voulez, vous? - ---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança, -très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat. - ---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre -fils, moi?... - -Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute -craintive, elle examina la pièce, autour d'elle. - ---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors, -j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien. - ---Comment vous appelez-vous? - ---J'm'appelle la femme Riboulleau. - ---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas, -là. - -L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête. - ---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours.... - ---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée, -tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon -p'tit gâs?.... - -L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un -geste brutal.... - ---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh -bien, voilà tout.... - ---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme! - -Je m'éloignai, le coeur gros, et si découragé que je me demandais s'il -ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche -d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis -que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus -noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant -arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son -couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie -d'où le sang coulait. - -La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de -ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, -rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu -sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil -délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les -sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai -aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille -paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré, -ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et -le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les -plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis -ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le -tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, -son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes -soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe -mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une -loge, me revint, obstinée et douce vision! - -Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder -dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés -de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait -devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre -balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une -hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son -mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre -d'avoir été volés: on les hua et on les chassa. - -Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait -à sa droite, très raide, l'oeil rond, vint nous passer en revue, -l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse -disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de -cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui -et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant -notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et -je l'entendis qui grommelait: - ---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre! - -Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses -jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la -culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe. - -Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges -de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage; -d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets, -ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en -mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades -paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était -embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous -nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, -comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, -passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées -de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des -paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés -par les récits, colportés de village en village, des incendies, des -viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands -affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce -qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, -tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, -ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en -rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des -berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde -des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits -brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes -et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient -et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et -dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit -l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait -une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de -paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient -une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, -liés par les pattes. - ---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je. - ---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y -sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont -fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord -j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient -des francs-tireux.... - ---Mais les Prussiens? - ---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu -d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure, -t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière -eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme -l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?... -Enfin, quoiqu'c'est au juste? - ---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français. - ---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces -sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même -ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout.... -Bé dame! - -Et le paysan continua son chemin, en se répétant; - ---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés -Armands-là? - -Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les -bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, -au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut -pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un -apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant -d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de -vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait -l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des -forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si -proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, -et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en -nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. -Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un -tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient -sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, -et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde -autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse: -«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron -des marmites, au cliquetis des gamelles. - - * * * * * - -Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!» -à l'appel de son nom: - ---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant. - -Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le -fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce -morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé, -mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous, -à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque -sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous -pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général -rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte, -Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer -dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il -donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays: -établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une -autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant -du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres -qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et -même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par -Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions; -enfin, ouvrir l'oeil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive -la République! - -Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, -les mains croisées derrière le dos, l'oeil obstinément fixé à la pointe -de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec -une sorte d'angoisse au coeur, de savoir que les Prussiens étaient si -près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui -peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, -debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se -précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était -loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique, -ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, -comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en -avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes -yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et -la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu -formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité. -Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais -à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, -s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout -rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies -se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des -régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les -pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute. - ---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant. - -Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur -place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, -cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le -secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette -immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, -plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux -qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, -s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile -funéraire, puis disparut dans les chênes. - ---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une -voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se -donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille. - -Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal -haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage -grêlé et rempli de boutons. - ---Oh moi!... fit-il. - -Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère, -bourra sa pipe lentement, l'alluma. - ---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui -s'évanouit dans l'air. - - * * * * * - -Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, -afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment -pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on -pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été -réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant -la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour -nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre. - ---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah! -ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça! - -Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux -qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. -C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, -chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un -grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été -fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent -tués par la chute d'un chêne. - ---Hardi les enfants! - -Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs -écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient -vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges -blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait. - -Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches -et, d'un oeil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du -général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main. - --Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur -les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le -comprends.... Mais que vous rasiez le coeur des futaies, cela me semble -un peu.... - -Mais le général l'interrompit. - ---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici, -vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi? - ---Mais enfin ... balbutia le forestier. - ---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est -clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais -fourrer au bloc.... Hardi les enfants! - -Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant -devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles -de bois. - -De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs -ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute, -coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté -sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une -tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs -voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé -à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se -lamentaient, les femmes gémissaient, les boeufs meuglaient, les soldats -riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le -capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution -prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les -paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient -passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé -son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la -barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce -qu'ils désiraient. On le mit au fait. - ---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et -fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi, -les enfants!... - -Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières -voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et -brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara -des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible -d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et -tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se -bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. -Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop -de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de -sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus, -et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation, -poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On -entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux -avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des -pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se -dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur -arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin. - -Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en -désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des -récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une -armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient -dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les -fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait -la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur -demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, -insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart -d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou -quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac, -quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus -terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé. -On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui -levait les bras au ciel, s'exclamait: - ---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans -mon église! - -Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le -général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp, -autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur -la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, -commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et -les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et -dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le -fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme -espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses -lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de -profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre -des collets aux lapins, dans les haies voisines. - -L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le -désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en -minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les -officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la -tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois -on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes -et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, -dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient -des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des -patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans -les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée -en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle -vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il -fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée. - -Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes -des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe -lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, -surveillait les manoeuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le -cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le -moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de -tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait: - ---Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ... -Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs -sacrés moulins, moi?... - -Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda: - ---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se -trouve le moulin de Saussaie? - -Personne ne répondit. - ---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte! - -Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la -replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin. - -On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, -tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la -plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois -émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers -de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de -voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, -une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant -sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans -l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel, -c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui -s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards; -et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient -de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs -déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, -mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et -personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le coeur -serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du -côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable -et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis -longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un -moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais, -mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du -terrain.... - -Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon -ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à -faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai.... -Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais -seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un -frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux.... -J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je -m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, -l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le -ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence -de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, -tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre. - -Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé -à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir. -Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans -cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie -humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et -les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément, -comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité -m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du -petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout -entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, -rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais -eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je -comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable, -homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais -qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race, -d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des -abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont -les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous -berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les -mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie, -au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, -qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, -qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre -marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour -nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux -hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de -pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de -leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le -sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau -tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait -toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où -viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai -un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première -fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui -avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne -à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, -au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux -sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé -les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent -pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse -des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans -les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son -tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous -l'oeil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir, -jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes -inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne -m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation -que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que, -tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie -quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître -la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements -qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini -avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de -magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles -philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les -hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au -petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait -et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois -supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en -sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les -autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi -seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout -près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, -j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais, -moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets -du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet -acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre -de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés -par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de -moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images -terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans -l'horreur des ténèbres? - -La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait -d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une -vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues -traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, -où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans -ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis, -et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. -Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur -le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait -derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme -si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et -j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré -tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun -souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans -yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement -un bruit de pas, et le coeur me battait très fort.... Mais le bruit -s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus -pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le -visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de -terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé -vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée, -dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes -menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber -à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre -objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée -animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur -me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter -mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et -lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils -seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je -n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer -aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par -hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu -là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin, -et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon -trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais -infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors, -une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me -tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant -et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?... -Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui -s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, -afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette -ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs -d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle -embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi -qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur -les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux -chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais -impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres; -les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais -tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se -bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres -géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages -connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de -grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa.... -Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me -tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être -d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du -coeur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me -disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que -j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste -d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant -les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une -chanson de pioupiou que nous entonnions en choeur, pour tromper la -longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la -semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce -bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul -dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu -de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il -ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un -ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir -errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père! -Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui -ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et -jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de -colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un -bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir -pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait -dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même -était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une -bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se -représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de -ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les -contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais -données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec -attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant -sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je -comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs -passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il -disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non -pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir.... -Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait, -son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux -devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, -laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin; -à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la -direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne -s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût -point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il -avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans -Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau. - ---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là, -dans vot' coin.... - ---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la -rivière, si tu veux. - ---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez.... -L'air vous vaut mieux là.... - ---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt. - -Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule: - ---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des -pinsons, dans le parc. - -Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait: - ---Des pinsons!... Les pauv' bêtes! - -Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui -parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis -jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le -lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans -laquelle je laisserais déborder tout mon coeur. - -Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour -se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la -nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se -faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme -sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, -peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante. -Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et -brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd -que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un -bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un -tambour.... J'écoutai, le coeur battant.... Un moment, le bruit cessa et -des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit -plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était -sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement, -je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était -chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient.... -Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il -me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements -clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de -m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une -grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue -équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière, -énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me -parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la -casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle -la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat? -Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le -sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il -avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de -puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec -je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La -main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, -de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait -dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur.... -Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se -rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée -grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur -la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois, -immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la -vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait -toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus -en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion.... -Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il -gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le -ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs, -réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles -de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, -doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des -chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier -d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de -briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de -l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, -s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du -jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à -l'Amour. - ---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon, -puisqu'il s'attendrit. - -Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave -homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles -reflets de son coeur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au -contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je -dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. -J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler -le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage -s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils -embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un -autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir -tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval -sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers -les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de -toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il -avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa -femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?... -Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails -les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines -de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après -dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que -celle-ci portait quand il était parti, un noeud bleu au chapeau de sa -petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un -coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, -et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait, -d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait -été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, -reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais -pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!... -Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans -le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte -en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait -sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la -chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien.... -Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai -tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais -non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, -comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un -petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras -en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, -alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un -papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme, -un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, -un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves -les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant -précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....» -Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats -l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné! -En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea -pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille, -et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou, -s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains -tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba -inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du coeur: le -coeur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant -sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses -deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans -un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que -j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, -j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, -et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de -longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!... - -A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de -la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient -sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, -dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés -par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en -l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer -un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres, -pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit -jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le -lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, -de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles -le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos -tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en -montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les -manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, -sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied -d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois -surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, -tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de -clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les -persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et -Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de -bas, en dodelinant de la tête. - ---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit? - -Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie, -toute blanche, poussa un cri. - ---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le coeur serré.... Et mon père?... - -La vieille fille me regarda fixement. - ---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon -pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean! - -Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction -du cimetière. - ---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une -voix sourde. - - - - -III - - ---Toc, toc, toc - -Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite -capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une -voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps -mince de jeune femme. - ---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer? - -Le peintre Lirat leva la tête. - ---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en -secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement.... -Entrez donc! - -Il quitta son chevalet, offrit un siège. - ---Charles va bien? demanda-t-il. - ---Très bien, je vous remercie. - -Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était -charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu -rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une -douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches -prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de -silence. - -L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg -Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux -murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait -familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait, -où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues -tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des -cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais, -des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une -armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin, -beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un -divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on -faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace -sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très -vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son -petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu -par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la -pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis -ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du -poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il -endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la -vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de -sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de -leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré -plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre -battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il -souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très -commode.» Il en revenait fort peu. - -La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine -incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en -temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste -lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus -épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle, -très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante -et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se -dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais -bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme -des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher -aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence -continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette -gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria: - ---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de -vous présenter M. Jean Mintié, mon ami. - -Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix -très douce, qui me remua délicieusement, elle dit: - ---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup. - -Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et -bêtes, Lirat, narquois, intervint. - ---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son -livre? - ---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien. - ---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas? - ---Ah! non, par exemple! - -Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce, -ainsi qu'un égosillement d'oiseau. - -Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il -tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si -délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à -l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne -sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand -artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement -hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En -revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité -me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse -affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à -mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de -parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de -conversation. - -La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier, -s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux -ou trois d'un air de dégoût. - ---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à -peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties? - ---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas. - ---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait? - ---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe. - ---Monsieur Lirat? - ---Madame! - ---Savez-vous pourquoi je suis venue? - ---Pour me débiter des tendresses, je suppose. - ---D'abord!... Et puis? - ---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat. - ---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous? - ---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément, -cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut! - ---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre -refus. - ---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas? - ---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous. - -En passant devant moi, elle me tendit la main. - ---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept.... -Je serai charmée de vous voir ... charmée.... - -Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles -un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de -son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de -son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir. - -Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je -feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées, -passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne -me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si -j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée, -elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève -apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris -sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la -nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce -quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter, -je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre, -lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour. - ---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je -m'efforçai de rendre indifférent. - ---Quelle femme? dit Lirai. - ---Mais celle qui sort d'ici, parbleu! - ---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres. - ---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui -elle est.... - -Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment: - ---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle? -... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à -des renseignements biographiques, la police des moeurs vous en fournira -autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle -Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle -trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles -Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et -dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les -autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par -conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où -vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus -et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs, -comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de -cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi -une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs -et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que -vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa -bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire -à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et -qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, -et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le -malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité -de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en -se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse -d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des -lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le -tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre, -mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié! - ---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini -sa tirade. - -Et bêtement, j'ajoutai: - ---On dirait que vous en avez beaucoup souffert! - -Lirat haussa les épaules et sourit. - ---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon -bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et -cela m'a suffi.... comprenez-vous? - -Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses -yeux. Il reprit: - ---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met -le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, -dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux, -sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien -volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des -hommes de notre race, des grands coeurs et des grands cerveaux, perdus, -étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous? - -Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile. - ---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts -pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur -génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal -hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans -le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous -les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables, -les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se -traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent -leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous -la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser -d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons; -c'est fini, je ne peux plus travailler. - -Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et -colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à -coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang, -s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par -saccades, de sa bouche qui se contracta. - ---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes, -s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés -des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits -féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La -mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La -mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes, -qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans -dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de -l'épouse.... - -Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses -mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou -imaginaire, follement, terriblement, il cria: - ---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes.... -Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes. - -Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied. -Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé. - ---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de -vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous -n'êtes pas une femme.... - ---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette.... -Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?... - ---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne -à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant -qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les -enfants.... - ---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un -peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me -demanda: - ---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon -bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement. - - * * * * * - -Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par -hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement -expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable -et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point -affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le -résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de -notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique -des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané -du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement -assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il -pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent, -vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de -votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par -un désoeuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au -bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la -pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre -existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai -souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels -amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet -endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez -moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui, -l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne -serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où -j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je -pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma -destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans -mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel -le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me -souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je -me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je -portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais, -je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les -taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber, -en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent, -même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant -le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un -retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves -et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous -avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, -avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh -bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos, -l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai -beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications -physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il -s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, -un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe -absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la -raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent -savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance -de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et -faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre -cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la -poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?... -Mais il ne s'agit point de cela. - -J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais -plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était -le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur -mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose -d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte -de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en -fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et -des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer -des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette -impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne -fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante -d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, -un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à -qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré -vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi -aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune -tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment -pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, -écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la -mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat -m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels -qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, -dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le -monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je -jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le -fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais, -vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante -inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels -sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine, -qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des -allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours -hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si -Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un -compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire -se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais -bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette -affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en -rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque -douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au -meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide -orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais -à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi, -affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis, -j'étais le seul dont il recherchait la société. - -Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se -rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les -formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me -trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art, -libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes -les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science -prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les -amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des -ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand -art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de -l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au -corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, -qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses -griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux -monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel -accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement -si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de -terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en -va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa -guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de -fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur -l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, -lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses -personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur -eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans -des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages -roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil, -des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait -de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La -première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans -une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique, -poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il -y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se -contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion -moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très -vite la menace des poings tendus. Alors, devant les oeuvres superbes -de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les -gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, -comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car -c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur -monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers, -dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de -terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de -désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que -les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant -ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les -vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, -de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque -dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres -bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé! -Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité -charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse -aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs -qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux -joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et -le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. -A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho -du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris, -d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant: - ---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu, -la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?... -On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour -d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire, -Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le -reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau. - -Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, -avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi -acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et -son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en -demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu -qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers -lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si -humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût -pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice, -il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait -cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit -aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, -dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article -était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait -que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et -qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste. - ---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces -critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez -qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce -qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça -le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des -chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça! - -Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et, -plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec -un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du -public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît -une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété, -cette résignation apparente masquaient de sourdes rancoeurs. Au fond de -cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines -formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le -monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère -y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de -sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des -énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois, -c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule. -Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est -une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette -loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie -d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent, -mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité, -d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger -des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui -attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient -épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque -jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines» -qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés -admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par -les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à -les répandre. - ---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue, -cette fois. - -Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut -qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé -d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant. - -Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui, -j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer -Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans -lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que -fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir -en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il -devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps -se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, -striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous -profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai -regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet -atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le -guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!... - -La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les -portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les -ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. -Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la -parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré. - ---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins -effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié! - -Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse -sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la -toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère. - ---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied.... -Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on -dirait que je concours pour la médaille d'honneur. - -Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela: - ---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire.... -Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme -de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner, -comprenez-vous?... Allons-nous-en. - -Comme nous nous trouvions au bas de la cité: - ---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je. - ---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main. - -Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative -d'un député qui vient de discuter le budget. - -Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. -Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la -chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à -ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. -Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où -j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier -de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant, -cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces -plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, -lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au -Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!... - -Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, -et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la -hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible -angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais -laissé déborder tout mon coeur, et cette lettre qui lui eût apporté -une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!... -Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure -avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, -il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons -passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait: - ---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard? - ---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite.... - ---Mais non, père Ribot.... Il est en retard.... - ---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben. - -Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait -pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que -celui-ci s'approchait, le coeur de mon père battait à se rompre. - ---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié! - ---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon -garçon.... Cherche ... cherche bien.... - -Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les -paquets, à les retourner.... - ---Rien!... mais c'est incompréhensible! - -Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en -poussant un soupir. - ---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait; -songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu! - -Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à -la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes. - ---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars. - ---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean? - ---Moi non plus. - ---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?... -Voyez-vous ça?... - -Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à -demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage, -cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus -extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des -informations données par le journal; on consultait les anciens soldats, -qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et -prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus -tranquille. - ---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour -sûr colonel. - ---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en -demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!... - -Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel -se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut -de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir -de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il -s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix, -attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles -de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez, -allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles -de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement, -s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de -Marie qui sanglotaient!... - -Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je -m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison -à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement; -ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des -discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique -société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, -et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me -chapitrait ainsi: - ---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins, -toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de -ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux -même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans -quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je -t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens -qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du -conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette -canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien -pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes.... -Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu -me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est -malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille, -pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?... -Ne voilà-t-il pas une belle affaire? - -Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise, -agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait -plus redoutable que les cornes du démon. - -Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées, -mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité -intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre, -en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, -et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. -Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait -fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais -tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue, -brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et -de Marie.... Et me voici de retour à Paris!... - -Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du -curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations -confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais -quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis -plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein -de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup -d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître -trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure -condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède -aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller. -Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui -n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si -charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines -qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que -j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme -n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui -s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans -le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers -artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on -célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement -cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une -vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi, -devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, -cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes.... -Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs boeufs, les porchers et -leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant -la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui -passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et, -de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un -chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je -ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes -les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui -qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours, -des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, -impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable -du coeur de l'homme, le trompe-l'oeil des tendresses, le mensonge de -l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule -d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations, -fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai -publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._ -Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis -paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris -des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me -tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace -avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon -front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. -Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation -de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé, -la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie -absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis -par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du -Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du -Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du -volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les -caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la -pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée -ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, -dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité, -l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc -triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais -hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car -l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette -oeuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition -bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne -laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels, -de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je -n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce -livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de -ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit; -elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et -des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du -violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est -beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais -ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai -cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement -de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me -vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais -pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes -luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me -perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, -toujours!... - -Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme -une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de -petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la -rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus -les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux -heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi -étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand -accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à -cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de -m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que -j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me -réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai -de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes -du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes -yeux, à une danse fantastique. - ---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de -mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi -donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis -au coeur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant -eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la -nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre -lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils -ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer! - -Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel, -la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent, -et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient, -s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres -de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai -les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait; -toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la -contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et -ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses -ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le -chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses, -ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que -j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais -enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle -germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait -jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur -de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que, -d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres, -toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour -qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant. - ---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore, -comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour, -puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus -aimer. - -Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en -faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les -meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait -maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des -yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre, -sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de -mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un -parfum violent. - ---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de -cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée! - ---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en -prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle! - ---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe -lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues, -son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des -mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules. - ---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc! - -Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements -de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un -rire clair, sonore, précipité: - ---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq -à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles. - ---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure. - -Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine -sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe -continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le -tapis, les pages en l'air. - - * * * * * - -Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans -mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant -cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant -quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus -déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et -telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat, -avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai -même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret -qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées -et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais -penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes -de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à -qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était -entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse -des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, -d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans -hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa -robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime, -faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement -verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux -tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant -de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, -ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va -bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!... -Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec -de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant -autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique, -protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup, -tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, -et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y -rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien, -une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres -ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, -aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait, -après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait, -m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la -destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût -ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était -ni ma soeur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi -par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme -un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en -vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon -de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se -trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses -exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et -son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le -racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien, -ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve -amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et -Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée; -il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme, -librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait, -ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée: -«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans -l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces -mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire -à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation -fausse, la calomniait odieusement, j'eus le coeur serré, une grande -pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...» -Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il -avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis, -après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle -eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au -diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée -d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en -aurais-je eu, je vous le demande?... - -Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré -le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de -brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes -passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, -quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à -celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et -par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à -les suivre de l'oeil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au -coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, -mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main -à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas -le coup violent au coeur, qui arrête la respiration, vous casse les -veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque -chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les -yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette.... -J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant -très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi -bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait -menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des -histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait.... -Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle, -et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres, -les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses -lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai -vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer -Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais. -De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais -qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette -foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et -je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir, -ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois. -Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une -assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs -sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, -disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, -un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts -d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières.... -Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience -m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la -même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait, -s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me -décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où -elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond -d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre. - ---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé. - -Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une -femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je -voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace -baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me -disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter, -descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la -moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été -une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste -et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le -suivre. - ---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez! - -Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques -secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors -une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau -très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, -fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut -dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'oeil méprisant, -elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même, -tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était -pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très -désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade! - -Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus -longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et, -pour la première fois, le noeud de ma cravate me parut une chose grave; -je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation -soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai -que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une -façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait -une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais -assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire -de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était -bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se -mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations -me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez -moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop -silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de -bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient -des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient, -jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les -fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où -des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures -et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout, -j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de -leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets -lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si -délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert -rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose -tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement -entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune -homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire -prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le -marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire, -je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul -charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme -peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je -retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une -souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me -reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être -cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne -pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si -faciles à prendre et si douces à savourer. - ---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon. - -Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant -s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il -m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte -s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je -dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en -effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais.... -Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu? - -J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion, -une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais -je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la -littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris -souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile, -mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme -de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même -romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de -la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me -faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est -au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire, -un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond. -Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur -dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un -discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas -égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous -rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé -en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il -s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à -force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D... -fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait -là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la -même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles -oeuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses -plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui, -en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là? - -Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner, -ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui -donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières, -je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait -une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid -du dehors, le coeur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je -jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait -de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des -investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un -entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après -avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des -baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse, -déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué -le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas -ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la -physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût -noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est -Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa; -je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient -l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté -canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde, -une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je -m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme -que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un -ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à -lui. - ---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher. - ---Oui, elle n'est pas mal. - ---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'oeuvre, mon cher, un -chef-d'oeuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second -acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation -d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les -toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic! - -Il se frappa la cuisse et claqua de la langue. - ---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant! - -Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes, -des divers acteurs.... Au moment de nous séparer: - ---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une -certaine Juliette Roux? - ---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?... -Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas. - -Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la -Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les -plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient, -sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de -riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine -de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait -je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin, -brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même -main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait -l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une -chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, -suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta -du coeur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures -ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la -douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou -perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette -voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais, -je vous connais beaucoup.» Je me levai.... - ---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me -mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une -femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au -restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne. - - - - -IV - - ---Madame Juliette Roux, je vous prie? - ---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique.... - -Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser -une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce, -où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand -abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique -remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan. - ---Je vais prévenir madame, fit-elle. - -Et elle disparut, me laissant seul. - -Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite -me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais -voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive, -que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois, -j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien -arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage -m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la -porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé -du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise, -évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans -doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?... -Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon -intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre -mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si -j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai -la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était -un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression -que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec -ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le -plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée, -les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids, -posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination, -des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût -vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre -deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la -poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, -du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour -du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à -l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental. -Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le -disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces -appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre -de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là -amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie -une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie -d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur -un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et -Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut.... -Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me -reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me -tendit la main: - ---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne -m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet -original de Lirat? - ---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous -rencontrer chez lui.... - ---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!... - ---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai -travaillé tous ces jours-ci. - -Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique, -j'ajoutai, en matière de défi: - ---Quel grand artiste, n'est-ce pas? - -Juliette laissa passer cette exclamation: - ---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a -dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous -aperçoit nulle part, monsieur Mintié. - -La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit -presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu -scandalisée. - ---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un -artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!... -Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois, -figurez-vous.... - -On entendit un faible jappement derrière la porte. - ---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation.... -Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous -présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy? - -Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes. - ---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy? -Venez, pauvre Spy!... - -Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, -qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes -d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait -comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, -soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de -collier. - ---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié! - -Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête, -et aboya hargneusement. - ---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien -donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...? - -Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy -finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le -caressa, l'embrassa. - ---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri! - -Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant, -frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant -dans l'oreille des choses douces et berceuses. - ---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à -votre petite mère!... - -Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui -s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses. - ---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien -gentil! - -Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la -malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda: - ---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié? - ---Beaucoup, Madame, répondis-je. - -Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de -Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il -était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir. - ---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous -saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne.... -Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute -noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet, -monsieur Spy? - -Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après -avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant -presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe. - ---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!... - -Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette -à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que -je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il -était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air, -alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se -penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long -de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus -virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit, -volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, -mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante -douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la -dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple, -nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce -qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et -adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même -indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile -de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un -mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté -et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment, -j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des -Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette. -Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait, -en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta, -bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent, -immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main -plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du -corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre -dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite -du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour -chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit -aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide. - ---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en -me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre, -aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée. - -A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour -Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus -d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue -Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je -fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais -plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie -désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette -était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait -des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne -définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat, -en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts -honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon coeur s'était ému. -Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible -sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux -secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de -devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série -de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un -affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, -sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son -rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!... -ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des -tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais -des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, -parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... -Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais -aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât -pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais, -d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une -page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une -allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni -l'occasion de cette ... politesse. - ---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de -Lirat.... - -Lirat me reçut les bras ouverts. - ---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner -avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la -soupe aux choux. - -Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me -débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans -la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta: - ---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir.... -Viendrez-vous demain à l'atelier? - ---Certainement. - ---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la -peinture, comprenez-vous?... - ---Vous entrez dans le commerce? - ---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié! - -Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras. - ---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, -Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... -Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est -de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et -les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui -éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, -le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la -nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte? - -Lirat haussa les épaules. - ---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales -mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux -doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle -blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le -dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe -pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent -pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs -salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!... -La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans -les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, -sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à -l'atelier?... - ---Certainement. - -Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de -bruit et de paroles.... - ---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme -toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les -ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis -gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui -déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai -... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?... -avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée -de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate -blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle, -haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes -les faces de la luxure, toutes!... - -Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit: - ---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?... -J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?... - ---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je. - ---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit -Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner. - -Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli -d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance, -sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs -jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que -j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai -cas. - ---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous -quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de -son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il -n'y a encore que ça, allez!... - -Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris -l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner. -L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était -effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien -accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux -bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, -que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait -qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non -seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus, -elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette -conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela -m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de -la naïveté et des qualités aimantes de son coeur. Je finis par parler, -moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je -m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates -qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où -ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup, -auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais -je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et -elle disparaissait aussitôt. - -Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, -jusque-là. - ---Non, non! disait-elle. - -Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux -tristes. - ---A quoi bon, mon ami? - -J'insistai, suppliai. - ---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de -la connaître. - -Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas -de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle -consentit.... Ah! quelle tristesse! - -Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui -menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle, -Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les soeurs.... Le père -buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes -terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que -les soeurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la -fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable -existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et -quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard, -le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer -cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...) -elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur -et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant -vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles. - -Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je -lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion, -aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père -infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je -sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes -vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce -fut une heure exquise. - -Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois -femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier, -grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon. - ---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me -sauve. - -Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par -gestes brusques. - ---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert.... -Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en -pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère -me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère! -que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma -part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la -même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il -pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a -pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous? - ---Merci. - ---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur, -bonjour, petite.... - -Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup. - ---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette. - ---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse. - -Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient -toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne -tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette -prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je -l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse. -Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux, -était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant -son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander -à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait -fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne -les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il -n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que -cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un -jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que -les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi, -volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien, -je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et -n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!» - -Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature -douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de -déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon -chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main. - -Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge, -sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de -longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait -la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les -dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes, -sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient -sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique. -Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de -délicieux engourdissement. - ---Ah! Juliette! Juliette! - ---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage! - -C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent.... - -A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer -la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse, -agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle -répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il -était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais -demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le -dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre. -Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un -éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout -à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle. -Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée -frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je -m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant -à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte -furieuse. - -Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée: - ---Viens demain! dit-elle. - - - - -V - - -Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter -là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de -hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté -me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts.... -Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir, -jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y -reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent -sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je -ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et -par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont -besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie, -elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les coeurs -nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis -aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un -jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant -de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut -de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère, -quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de -paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel, -le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts, -j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens. - -Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais -convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature, -une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile; -la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus -qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le -travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman, -deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je -vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que -X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient -fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman, -de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais -d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes -les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention -universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais -Juliette et les chefs-d'oeuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les -royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de -Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit -des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus -tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta -que Malterre, bien triste, voyageait en Italie. - ---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se -tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur, -moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai! - -Et il ajouta: - ---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son -ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce -que je ne comprends que les duels à mort. - -Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence, -indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche; -il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure. -Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un -souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me -poser ces points d'interrogation. - -Une vie nouvelle commença. - -Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans -sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout, -l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer. -Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je -n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que -j'en dis, elle exulta. - ---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et -puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi -ta petite femme a songé? - -Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante: - ---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé -que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un -joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à -nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant -ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie -et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles -idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage, -si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est -moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur -nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon -Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges.... -Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous -coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera -bon! - -Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave: - ---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher, -juste! - -Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper -de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous -courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures, -discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce -qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués, -aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement -de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la -retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle -répondait aussitôt: - ---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça -sait bien mieux. - -Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe, -effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres -fausses, et qui était immense. - ---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez -nous, lui disais-je. - ---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri? - -Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une -conversation, pour me demander: - ---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut? - -Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me -tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante. - ---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder, -toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes -que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!... -Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te -rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne -savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge, -la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de -trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi -... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier -jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas -qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?... -Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!... - -J'avais le coeur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, -que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne -pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, -pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli -de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je -craignis de l'avoir froissée. - ---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme -ça?... T'ai-je fait de la peine? - -Et Juliette, désolée navrée, gémissait: - ---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons -oubliée! - -Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les -tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la -tapisserie. C'était adorable. - -Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages -disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne -sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la -transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se -montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la -noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre -vibrait comme pour des maternités redoutables. - -Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose -extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir -d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt -toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre -la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été, -durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?... -une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il -réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus -persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les -lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur -les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre -première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu -aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage -qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, -d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent, -ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près -de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première -fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la -première fois, je puis, le coeur attendri et reconnaissant, la chair -encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à -moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est -quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très -grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique, -semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le -même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est -dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de -Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième -fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi -entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que -je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la -cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum -mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire, -elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me -penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que -l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle -en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si -odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du -corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le -drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un -coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que -Juliette ne soit morte! - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et, -tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit -je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent -des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je -crie, je crie: - ---Juliette! Juliette! - -Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve: - ---Jean!... mon Jean! - -Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je -l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie: - ---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne -dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi, -parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien -fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure. - -Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se -rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus -puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute -le coeur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne -s'évanouit qu'au jour. - -Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai -ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine -extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur -des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les -paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me -disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante: -«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par -moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras -l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette -chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va! -va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale -de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui -la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car -l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais -une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image -m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des -détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation, -je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette -aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me -dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs -de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me -donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à -lui. - -Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en -finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent -des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes -avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de -toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures -de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour, -nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il -était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre -continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, -cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge -croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de -ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce -piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, -et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage -de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des -mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette -tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je -n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes, -je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien -au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me -prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je -me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un -entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle -et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir -qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en -commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle, -moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation -qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat -de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous -allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de -pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille, -aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses -aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et -charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait -en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si -naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées -moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont -les nocturnes hiboux. - -Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue -Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque -pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et -les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et -moelleux. - ---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri.... - -Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les -cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait -le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris -d'admiration, des extases! - -Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes, -afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant -jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre, -notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce -furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin -méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste -consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets -pour moi.... - ---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume. - -De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que -l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée -du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles -études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon -bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée. - ---Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un -appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh! -cache-les.... - ---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en -terre cuite? - ---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça -a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite.... -Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!... -D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de -Lirat, ça me donne mal à l'estomac! - -J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les -défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec -Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux -tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets. - -Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque -chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les -tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux -larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy -dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien, -pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en -un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait -de me dire: - ---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé! - -Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue -sincèrement, elle murmura: - ---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu -entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli -nid!... - -Le lendemain, Juliette me dit: - ---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne -voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir. - -C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais, -ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me -retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous -assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!» -mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais -pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de -fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai -chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution.... -Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!» -Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois -s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant -de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire -gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment -supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!... -Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement -déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?... -Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main, -lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes -les générosités de son coeur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et -puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien! -chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin -l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question -de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce -seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette: - ---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense! - ---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais, -tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins -sur nous! - -Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, -le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue -pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg -Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je -dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés, -j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette -visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que -Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte -et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette -idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la -porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, -je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat, -répondit: - ---Entrez! - -Mon coeur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus -m'enfuir. - ---Entrez! répéta la voix. - -Je tournai le bouton: - ---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc.... - -Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre. - ---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à -vous. - -Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi -le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos, -pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme. - ---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat! - ---Mais oui, mon cher Mintié. - ---J'ai déménagé.... - ---Ah! - ---J'habite rue de Balzac. - ---Beau quartier!... - -J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces -... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une -tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai. - ---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!... -qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette.... -Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!... - ---Mes compliments!... - -«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une -voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement, -pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme -il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et -son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, -sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il -continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis -longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait, -et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se -leva, et se frottant les mains: - ---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il. - -Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux -yeux. - ---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi -... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande -pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me -faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce -que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela -qui m'en a empêché ... Comprenez-vous? - ---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas -du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous -faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien.... - -Je m'exaltais: - ---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon -seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!... -Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce -donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas -la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est -bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des -naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez -point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes -les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour -moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que -je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir -vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!... -Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en -supplie! - -Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me -regardant tristement: - ---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me -dites-vous tout cela? - ---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous -aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes -toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme -autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez! - ---Non! fit-il. - -Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de -pistolet. - -Lirat ajouta: - ---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ... -vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça -le connaît.... - -Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et -de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts -que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, -de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout -mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là, -hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette -porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose -venait de mourir. - - - - -VI - - -Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle -s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, -ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle -s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune -distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi -occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle -se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues -heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa -glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un -instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des noeuds compliqués avec -les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu -emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin, -que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être. -Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance -que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait -peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme -voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une -cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents -en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette -de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée, -vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient -beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui -prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses -malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille -qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table -très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du -monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très -prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes, -une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine. -Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont -celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons -où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait -comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes -places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où -Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur -une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... -De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet -dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les -plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix -esquintée: - ---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles, -ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de -toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!... - -Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours. - ---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de -suite. - -Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle. - ---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais -si gentille pour elle! - -Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui -recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait. - ---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse! -Ah! la salope. - -Un jour, Juliette me dit: - ---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un -ver, la pauvre! - -Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, -la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui -qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes, -des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait -vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts -passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les -satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans -les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la -façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose -vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les -plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces -fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me -laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la -voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes -autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de -grâce! - -Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous -des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes -succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les -chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient, -s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires. - ---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes -regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça, -c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne -crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait -faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un -corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que -cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ... -cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien. - -Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura -cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je -sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur -Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, -de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme -qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et -jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le coeur mordu -par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât -dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre -et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de -la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour. -Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me -trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.» - -A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps, -longtemps, je la tins pressée sur mon coeur, répétant sans cesse: -«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le coeur de Juliette ne -m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des -larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, -un peu fâchée, me dit: - ---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es -pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce -qu'il te faut, alors? - -Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. -Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par -Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je -les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me -convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je -le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée. - ---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les -autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec -un grand respect. - ---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît, -il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons -pour ne point désirer voir cet imbécile.... - -Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un -homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui -entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je -venais de proférer un abominable blasphème. - ---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si -sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas -qu'il est de la Société de Géographie? - ---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie? - -Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses -yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait -davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit -simplement: - ---Gabrielle est mon amie. - ---C'est bien cela que je lui reproche! - -Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, -tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un -sourire ironique erra sur ses lèvres. - ---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux, -n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons -jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!... - ---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je -leur dirai de venir.... - ---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des -littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils -vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!... - -Je fus blessé, et répondis vivement: - ---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du -talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!... - ---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien! -Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre -avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer -vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire.... - -Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au -contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce -serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main. - ---Juliette! suppliai-je. - ---Eh bien, quoi? - ---Tu es fâchée? - ---Moi? au contraire, je suis très contente.... - ---Juliette! - ---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal. - -Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la -parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler, -d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et -colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers -et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme -offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je -tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants -et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait -toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle -prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où -mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée -qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et -je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait, -ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus -douce, plus suppliante. - - ---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!... -Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me -repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi. - -On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets -de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait -horriblement. - ---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je -t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!... -Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne -t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux -pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les -soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi, -bats-moi.... Mais parle, parle donc!... - -Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots -s'étranglaient dans ma gorge: - ---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est -mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir -éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!... -Voyons, Juliette, puisque je me repens!... - -Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque -surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais -maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une -bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la -main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang. - ---Juliette! criai-je. - -Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient, -malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la -déchirer. - ---Juliette! - -Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans -terreur. - ---Que veux-tu? me dit-elle. - ---Ce que je veux?... Ce que je veux?... - -J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des -draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je -me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et -baisant cette belle nuque parfumée: - ---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu -reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!... -N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah! -je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!... -Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi -n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?... - ---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le -reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu -détestes.... Des sales filles, et des crétins!... - ---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au -contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux.... -Et j'irai prendre une loge au Vaudeville. - ---Non! - ---Je t'en conjure I - -Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre. - ---Eh bien! nous verrons demain. - -Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin, -Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre. - -Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné, -mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je -m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, -n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du -présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était -Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie -pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais -mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!... -Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur -les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence -avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le -cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de -ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles -et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle -très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son -esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés; -ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme -moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir, -à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie -profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par -heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où -j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement -était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais -réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à -mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps, -en anneaux visqueux.... - -Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que -décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un -treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre -jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur -moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée -qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. -Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, -et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur -la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des -angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de -barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les -troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur -lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur -l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux -ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le -jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue, -colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme -se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation, -puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa -robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je -restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames -terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, -broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je -me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un -artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il -marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait -vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette -femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette -parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un -air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je -le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses -lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement -dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique.... - -Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes -propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu -à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et -c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette -robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette -qui se posait sur mon épaule, comme un hibou.... - -Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure -toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des -soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent, -près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les -combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur -le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus -instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait -ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus -brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, -cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces -polies. - ---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde -les jolis _nonongles_ à ta maîtresse. - -Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement -du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, -suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de -rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, -et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ... -Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait -devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un -étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce -point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore -goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que -j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de -mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une -âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement, -avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point -comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la -réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre -Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient, -ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec -attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu -déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce coeur et en mesurer -le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette -femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que -dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré -son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au -lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable -Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la -négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, -jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, -déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon coeur comme un -remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir, -de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,» -et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus -écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les -choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je -l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui -était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait -ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de -ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant -amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu.... -Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré, -accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres -sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les -guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas -été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de -le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de -couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette -ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une -pitié maternelle, d'une pitié infinie!... - ---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si -gentil de faire un tour de Bois. - -Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une -ligne: - ---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi -qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que -tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!... - -Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne -résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux -réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision -symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans -la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de -plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les -révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au -fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans -l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser -jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais -gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais -d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, -me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue -profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette -idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans -l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une -route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à -l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de -faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais -exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?... -Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter, -parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que.... -N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je -ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où -j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu -de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à -lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte -de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent -les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais, -jamais!» Et je m'y suis précipité.... - - * * * * * - -Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café -est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les -cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin» -de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; -des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, -malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche -sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs -cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les -jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées -de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, -sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils -ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, -des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à -la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et -des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer. -Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise -s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers -dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe, -comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de -cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires -de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs -de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment -croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale, -tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des -chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils -découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer -les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice -précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter -des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs -oeillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A -l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place -vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote -une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux -entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude, -ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à -faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, -s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la -main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre -la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont, -l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus -riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désoeuvrement vivra -pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur -tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la -main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes -et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines -des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, -tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, -à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion -est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de -passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, -de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. -Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les -débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les -dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations -fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, -toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent -et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien. - -C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de -parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la -journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la -nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où -ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître; -nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont -on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie, -l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre -appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. -Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli -de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait -par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de -destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs -ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs -étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, -des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des -serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues -aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, -effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait -aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait -des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites -pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette -avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations -vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme -de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce -n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des -regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression -de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces -milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, -avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, -présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, -toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous -traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.» - ---Que faites-vous ce soir? - ---Je vais avec la bande Mintié. - -Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit; -il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait, -d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails -honteux ou tragiques qu'il nous révélait. - -«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait -été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se -fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier -de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. -Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des -parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, -des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de -l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont -il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à -ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait -pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on -citait son nom, dévotieusement. - -«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est -éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à -peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au -Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi, -dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils, -voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes -aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille -folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin. - -«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah! -le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme -un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, -s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a -peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses -quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, -en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et -les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les -bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme -charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces -services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre. - -«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la -pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci -fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui -est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et -un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés -bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a -cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son -éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait -tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, -car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en -coupe réglée. - -«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, -cet oeil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres -avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord, -on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!... -D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques -gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient -folles.... - -«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ... -Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, -il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec -fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison -paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle -était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait -la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait -Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!» - -«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des -Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le -diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre -scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui -s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline! -Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!» - -Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et -par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver -des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa -tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et -abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!... - -Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue -gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret, -las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les -attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre -de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?... -Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande.... -Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon -tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous -rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes. - -Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la -ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux -de bêtes géantes, tapies dans la nuit. - - * * * * * - -Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la -ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes -s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies -de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or -coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement -continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, -pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir, -peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité -est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je -redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus -que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de -lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son -air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion -robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible -d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui -n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je -m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons, -qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une -paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait -point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête -aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne -voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin, -au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma -tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec -d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise, -plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me -dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, -malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie -de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais -en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes -formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans -des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le -vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps -dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des -châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles; -l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la -hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait -brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais -des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de -dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux -hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces, -sanglotant. - ---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me -quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en -deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me -tuerais! - ---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon -chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?... -Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant! - ---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!... - ---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?... - ---Parce que.... - -J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris: - ---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes -... parce que je ne veux pas!... - -Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette -avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier -de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions -dans le quartier: - ---Viens voir le beau bijou, me dit-elle. - -Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla -le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son -triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la -peau. - ---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ... -cinquante mille francs.... C'est une occasion unique. - -Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon -bras, elle me retint. Et elle soupira: - ---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme! - -Elle ajouta, avec un air de désolation profonde: - ---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux.... -Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le -donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà! - -Je balbutiai: - ---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!... - -Le visage de Juliette s'assombrit. - ---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de -suite! - ---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné.... - ---Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça -passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou? - ---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément. - ---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour -le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix -mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État! - ---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens! - ---Ah! fit Juliette simplement. - -Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en -ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout -un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, -m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un -implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je -me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et -la prison?» Je n'hésitai pas. - ---Entrons, dis-je. - -Elle emporta le collier. - -Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse, -et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer -de sa douce voix. - ---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours -été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle -quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme -bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau -roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très -riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau -collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de -l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort.... - -Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures -s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix -maudite des damnés. - -Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, -souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à -peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire -à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances -à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits -cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, -contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout -de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de -tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais -des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque -dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage -inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles -demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait -cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément, -effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de -souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur -tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans -parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son -amitié!... Et je me disposais à partir. - ---Eh bien, au revoir, Lirat. - ---Au revoir, mon ami. - ---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs? -Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard. - -Et rapidement, j'ajoutai: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - -Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce -regard.... En vérité, il était douloureux. - ---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les -prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs? - -J'insistai, répétant: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - ---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents -francs.... Si cela peut vous être utile? - -Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de -tout un mois. Je répondis, le coeur déchiré: - ---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ... -demain matin. - ---C'est bon, c'est bon!... - -J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander -pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme -un voleur, je l'emportai. - -Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, -couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que -je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais -retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de -lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit -pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs -qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, -calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie -l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais -fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans -la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!... -Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté; -il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais -pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en -rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle -forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu.... -Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée -par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, -ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les -grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées -droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient -comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et -radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent -vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les -jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux; -ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc -est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines -ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos -racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les -bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit -parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées -des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud, -la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop -froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un -rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette, -peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, -comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes -blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de -moi, honteux de moi!... - -Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus -mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la -guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs -haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes -peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, -dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes -fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés -et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des -verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant.... -Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela. -Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces -braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me -semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient -détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas, -relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait -Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était -devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles -ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée.... -Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles -de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des soeurs ... l'église -... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse -noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le coeur me manqua.... Je -dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine.... -A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait, -colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants.... - -Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée; -Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage.... - ---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean! - -Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise: - ---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une -soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche. - ---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas. - -J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, -pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix -était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton -de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter: - ---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur -Jean!... Comme vous êtes beau garçon!... - -Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter -les nouvelles du pays. - ---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau -ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle.... -Baptiste a été tué par un arbre.... - -Je l'interrompis: - ---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain.... - -Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda: - ---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean? - ---Comme vous voudrez! - -Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps, -longtemps, je sanglotai. - -Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé; -il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse -sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, -les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers -vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit -chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, -l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs -de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix -binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme! - -Il me montra une épine blanche, et me dit: - ---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le -merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean? - ---Oui, oui, Félix. - ---Et pis la grive, itou, dame! - ---Oui, oui, Félix ... - -Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui -pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait -où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la -famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais -le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela? - -Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise -avec une agitation inaccoutumée. - ---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie -le coeur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?... - ---Oui, Marie. - -La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux -mains sur la table, elle répéta: - ---Vous vendez le Prieuré? - ---Oui, Marie. - ---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre -père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus! - ---Oui, Marie. - -Elle se recula comme effrayée: - ---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean? - -Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa -plus la parole. - -Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je -repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à -peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes -ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin, -toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus -seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon -père et de ma mère. - -Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion. - ---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!... -Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je -veux aller avec toi.... - -Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me -donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le coeur -me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer. -Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux. - ---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis -perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que -quatre mille francs!... - ---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, -pauvre mignon! - -J'éclatai en sanglots, et je m'écriai: - ---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai! - ---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je -pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te -désole pas.... - -Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant -plus douce: - ---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre -mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons, -en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais -ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros -secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta -petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh -bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons -d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte, -Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute -école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois -qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon! - -Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y -accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves -incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un -instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, -vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je -conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur -la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement -impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, -qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron -des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me -venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés.... -J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des -théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon -nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé -par l'émotion, je m'endormis.... - - * * * * * - -Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au -moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une -préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il -donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations, -est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre -séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?... - ---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte. - ---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant? - ---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade.... -Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas -longtemps.... Une heure à peine.... - -Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je -pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis -mordu au coeur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis: - ---Ne pourrais-tu attendre demain? - ---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis! - ---Je t'en prie!... demain.... - ---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle! - ---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je -t'attendrai! - -Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en -vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec -douceur: - ---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi! - -Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, -derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de -toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où -danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans -ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, -louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des -ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette -m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la -brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse -une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de -Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce -n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile, -je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de -tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je -pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?... -Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre -sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette -est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre -... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de -sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit, -disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique, -toujours!... - ---Embrasse-moi bien, mon chéri. - ---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure. - ---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est -triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue -l'humidité d'une larme. - ---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de -moi! - ---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!... - -Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est -partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le -bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!... - -Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe, - ---114, rue de Sèze! - -Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le -temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais -pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance -lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et -vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas.... -Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à -coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère -encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau -«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!... - -Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte -étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade -sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière.... -C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!... -Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le -feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire -hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à -l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, -les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi -ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de -son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu -aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne -pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une -flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face -hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!... -La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux -ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges, -de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres -affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé -par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir, -comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures.... -Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, -dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à -peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!» -Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste -pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au -coeur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, -le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi -et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter, -le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps -d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des -morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et -à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des -granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles -pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu -le chapeau, la voilette, la robe. - ---Juliette! - -En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses -yeux me bravent: - ---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi! - -Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle: - ---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse -sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers. - ---Laisse-moi! - -Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, -furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit. - ---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!... -Sois bon!... Tu me tues.... - -Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons.... -Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je -faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne -me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne -de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs -lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée.... -Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards -fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans -des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi, -pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore.... - - - - -VII - - -Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée.... -Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche -haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice.... -Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte -et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai.... -J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, -je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les -angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge -de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de -chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, -ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma -mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir -peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle -me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas -deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je -n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire, -quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me -quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je -lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une -enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la -voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher -que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et -fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée -d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont -tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur -mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?... -Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se -découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la -prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient -pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans -les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les -protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle, -sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui -commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux -que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne -plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au -néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas, -parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle -souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille -vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle -laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront, -épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières -ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs, -à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout! - -Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan, -mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes -s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme -Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire -«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va -t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe? -Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je -te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?... -Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah! -Juliette!... Malheureuse Juliette!... - -Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!... -Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui -dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus -nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle -était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ... -puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur -elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors -pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort, -plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, -une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi; -chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois -ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose -d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton coeur.... Ne -me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter, -de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur, -j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon -amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je -t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui -l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu.... -A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus -tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est -maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si -mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu -folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui -donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!... -Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé -par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis -pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je -ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de -belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus -impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des -bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux -plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que -c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je -ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi.... -Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble -qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes -coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes -coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma -mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par -des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, -des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle, -continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner.... -Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu -avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin -que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par -une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes -caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je -comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu -de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même -qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?... -Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu -inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez -nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence -était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme, -faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà -ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer -une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de -honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de -repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!... -As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas -l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?... -Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui -est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour, -écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur; -tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement.... -Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli -d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne -t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....» -Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper.... -Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne -veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se -referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ... -autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz -brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des -jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très -pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette, -vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle -dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige -vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une -plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la -chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette: - ---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean! - -Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je -l'embrassai. - - - - -VIII - - ---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous -cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon -cher Lirat, sauvez-moi! - ---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il? - ---Je veux me tuer. - ---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux. - ---Je veux me tuer ... je veux me tuer! - -Lirat me regarda, cligna de l'oeil et marcha dans la bureau, à grands -pas. - ---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change -..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste, -je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la -vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en -irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste, -vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que -les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans -la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les -autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles, -les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous -rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce -qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle -vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que -vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien -vous faire? - ---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat.... -Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré! - ---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales -dettes?... Vous les paierez! - ---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré, -comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent -à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis -entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette -rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de -quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête -s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, -effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne -prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire -convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve -une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset -délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous -défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre -de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la -mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ... -et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser -... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans -les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue -... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les -ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à -peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge, -je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir.... -Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri, -je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, -pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des -mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté -ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés -se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ... -encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et -tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche -ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi -qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement, -appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame! -J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau, -j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!» -Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans -savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des -ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, -machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les -volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des -surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres, -que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois -d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur -son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix -sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais -qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et, -sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, -des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle -nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé -la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais -rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de -police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de -leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées -les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient, -faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une -meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche, -je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues -ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient -sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec -horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt -à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc, -me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...» -demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le -sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses, -Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont -laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi! -vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs, -elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la -croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle -pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux -courses ... plus jolie!... - -Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et -balançait la tête.... Il murmura: - ---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en -aller.... - ---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une -glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne, -chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!... -Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour -me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les -gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes -seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les -rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de -terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse -et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!... -je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus -ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je -m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, -en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la -ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me -suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!... -Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que, -plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux, -entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet -amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?... -Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous -seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans -le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de -la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le -linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, -à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut -que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un coeur, plus -rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui -réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans -l'ardeur des nuits sanglantes. - -J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons -sifflants ... néanmoins, je poursuivis: - ---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette -d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de -la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se -révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant, -Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de -campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves: -«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, -comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et -délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une -petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules -qui pondront des oeufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle -fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et -elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des -chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur -un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce -serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient, -et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre -avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des -refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous -nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre -mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant, -va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé, -pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un -noeud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle -exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a -pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle -me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix -émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle -devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une -chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je -te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce -qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi -parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas, -ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais -jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne -veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je -serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche -... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu -auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là, -tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette -fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de -rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer -recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin -de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, -dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout, -Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma -honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et -tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au -Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que -vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière -fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les -fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une -robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux, -et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout -de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai -pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_, -d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé -que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà, -j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, -chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour -de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent, -détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré -moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui -vont, l'oeil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!... -Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très -nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les -désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et -profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une -fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une -poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec -ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de -l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup -de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, -complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des -croupiers et des souteneurs!...» - -J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête -sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi -... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence: - ---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos -causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me -disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des -désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un -peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ... -vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage -passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me -faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez: -«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille -vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance, -une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui -ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des -mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme -vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes -rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous -les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!... -J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour.... -J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et -je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin -vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat, -que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!... - -Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules. - ---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre -race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous -tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut -me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre -typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il -n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et -si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon -de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, -qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je -vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?... -Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je -connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites -... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les -accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas -un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la -rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus -de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh -bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui -l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris.... - ---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je -l'ai tenté et je n'ai pas pu. - ---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, -s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille! - -Il reprit: - ---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle -Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon. -C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le -faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de -pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous -soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami, -vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les -commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, -des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de -retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours -pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves -gens de là-bas.... Et, si vous avez le coeur gros, pleurez, pleurez.... -Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom -écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à -rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais -conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une -activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair -brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi -par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous -reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux -armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre.... -Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?... -Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous.... -Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez! - ---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte.... - ---Eh bien, venez! - ---Je partirai demain, je vous le jure! - ---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous -jetterez dans ses bras.... Non, venez! - ---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme -ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les -souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des -heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà -tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je -m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas -beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour! - ---Non, venez! - ---Lirat!... mon bon Lirat!... - ---Non!... - ---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans -argent? - ---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai -là-bas.... Venez! - ---Que je fasse une valise au moins! - ---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut.... -Venez! - -Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai -l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car -je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce -pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à -l'abattoir.... - ---Eh bien, et votre chapeau? - -C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que -j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que -les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient -l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles.... - -Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du -reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir -en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais -je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes -oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant, -près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant -de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des -lignes géographiques et bizarres. - ---Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et.... - -Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, -à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce -mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que -la vague remue. - ---Vous vous rappellerez? - -Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais: - ---Oui, oui, je me rappellerai. - -Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, -que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai -une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!... -Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment, -j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable -conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de -bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma -bien-aimée.... Lirat disait: - ---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les -petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation -de martyrs, leurs.... - -Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup.... -Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura -averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ... -elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je -suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....» -Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les -larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais -les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant -devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je -tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait: - ---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah! -vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, -leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer.... - -Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette.... -Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite, -suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une -mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne -pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean, -ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans -les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux -murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte.... - ---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi.... - -Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait. - ---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu! - -Il me poussa dans un wagon, referma la portière.... - ---Adieu!... - -Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se -poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire -... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et, -distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son -cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois -qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine, -de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de -crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le -divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir -luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on -vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de -la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse -les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en -souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au -haut d'un candélabre. - -Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et -je m'enfonce dans le néant. - - - - -IX - - -A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les -mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi, -immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des -vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent. -Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les -pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine -canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent -a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle -s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue, -crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, -avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, -l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et -les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté -le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles -s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A -ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au -Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de -verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre -ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel -le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'oeil devine des espaces -incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises -d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des -vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, -là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses.... -A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de -fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe, -et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de -gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent -violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève; -la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne, -bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue, -déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues, -s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant -sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des -bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des -flots, la plainte des avrilleaux et des courlis. - -C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que -la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je -viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent -et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et -charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer, -je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui -tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je -vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par -l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le -lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le -sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au -grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme -qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui -apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les -connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les -nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs -se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon, -au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y -a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos, -et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée -de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un -jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée. -Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis -utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que -le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est -allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres -attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans -ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage, -comme si j'étais indigne de disparaître en elle.... - -Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante -sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places, -par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne -bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les -reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une -multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface -tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des -hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis -la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le -bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que -le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses -arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, -soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches -et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre, -à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume -nacrée.... On dirait que la mer s'apaise. - -Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans -les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe, -toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des -routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les -fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond -des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves -et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi -par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi -des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans; -j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la -mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et, -de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le -goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre -profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou.... -Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas -une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement, -il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui -m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge -le coeur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur -laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me -débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, -et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je -me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait -venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans -cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines.... -Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit: -«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La -nature est sans âme. Tout entière à son oeuvre d'éternelle destruction, -elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle -ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma -poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la -douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne -à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil -se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que -la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, -je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans -la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte -errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les -choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté; -je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois -surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, -d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la -veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; -des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller, -et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les -luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant -les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela -était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette! -Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues -qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!» - -Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères, -noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire, -semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la -mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense, -une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau -s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est -l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours -les mêmes charrettes que traînent les boeufs enchemisés de lin gris, -apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes -de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et -sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la -clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras -suppliciés.... - -J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave -femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait -vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants -et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait -l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât -un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, -le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de -tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque -jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de -serge verte.... - ---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes -coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux -une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre.... - ---Comme vous voudrez, mère Le Gannec! - ---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre -Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes -... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en -donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point -triste comme vous êtes!... Ah! dame, non! - -Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé -chez elle tout un automne.... - ---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en -allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait -trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait -voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin! - -Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs, -simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation: - ---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait -là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires. - -Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait: - ---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide -marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun -qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros -temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la -_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il -avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et -digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_, -et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire -aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions -deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de -dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être, -comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux -jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si -bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté -ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a -deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne -pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic, -aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce -pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les -jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin -et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je -demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non, -la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je -ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut -bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors, -j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un -jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs, -gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer.... -Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes -deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés -roulés dans les rochers. - -Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que -fait-elle?... Éternelles questions! - -La mère Le Gannec continuait: - ---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de -quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup, -votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre -Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez! - -Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait, -d'une voix grave: - ---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la -mer.... - -Moi, je songeais: - ---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa -nuit! - -Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de -la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le -courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un -côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres -cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer -qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des -flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de -distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux -leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent, -en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles -carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des -clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe -avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux -blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans -un bruit de ferraille et de grelots, mon coeur battait.... «Il y a -peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et -le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait -plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa -casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un -libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle -ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles.... -Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une -suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une -longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h, -et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, -les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de -larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait -son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat, -admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le coeur gros, sentant -davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par -mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à -ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur -plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler, -à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à -toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son -image incomplète, effacée par les baisers de tous! - ---Juliette! Juliette! - - * * * * * - -Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux -monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le -voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts, -noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent. -Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette. -Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la -taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe, -je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et -deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du -môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de -la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait, -je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt, -avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui, -jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont -les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers; -que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les -anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes -d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut.... -Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une -nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il -s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand -voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas -à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle -était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle -s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je -ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois -plus triste, je reviendrai.» - -Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec. - ---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave -enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son -père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean.... -Vous savez, vous y avez été bien des fois.... - ---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus? - ---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la -demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va -mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu. - ---Elle n'a plus sa mère? - ---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte. - ---Ils sont riches? - ---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement -vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la -bonne demoiselle. - -Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec. - -Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces -jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour -du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait -dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc -défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de -pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi -triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le -dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de -Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée -sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges -primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur.... -Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et, -peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre -chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du -bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses, -tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix -grêle des enfants de choeur, tandis que la jeune fille priait, comme -eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans -un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune. -Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et -sous les arbres qui chantaient. - ---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai -demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je -t'aime! - ---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne -faut pas m'aimer! - ---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon -épaule, et allons ainsi toujours!... - ---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que -la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache -dans la bourbe des eaux croupies? - ---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai -choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de -toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté.... -Viens avec moi et je te donnerai le bonheur. - ---Non! non!... mon coeur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison -qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne -t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes -yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!... - -La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans -l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les -enfants de choeur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours -agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais -qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche.... -Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour -la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable -satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille -m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir. - -Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées, -dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je -marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière -que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des -conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures -nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires. -Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées -sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous -reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes, -les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait -au déchirement de nos voix. - ---Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus.... -Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie -violette, les cheveux en coup de vent.... - --Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient, -tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents -d'orage et des roulements de tonnerre. - -O cabotinisme de la douleur! - -Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient -plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même -rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, -toutes les deux. - ---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi! - -Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient: - ---Je t'aime! je t'aime! - -Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le -vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous -les trois! - -Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à -face avec Juliette. - ---Juliette! Juliette! - -Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un -hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame -sa proie. - ---Juliette! Juliette! - -Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de -folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des -rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression -de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le -Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle -paire de bas.... Elle me dit: - ---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai -préparé une belle écrevisse de mer! - ---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas -de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous? - -Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se -déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite, -levait les bras au ciel, geignait: - ---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus! - -Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur -le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et, -tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée, -folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une -lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer, -de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse, -lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me -jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de -maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de -vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à -tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un -moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de -souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante, -toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés. - ---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?... -Allez-vous-en! - ---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez -pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je -pouvais vous être utile à quelque chose. - ---Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous -regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi -tranquille. - -Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait -dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble, -craintive, redoublant de soins, soupirant: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre -pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités.... -Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère -affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait -l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi, -résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de -temps en temps, elle répétait: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le -couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la -fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon, -ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre, -et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. -La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme, -qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port -et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare -s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou.... -Et je me sentais bien malheureux!... - -Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma -lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes -de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne -viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des -dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient, -la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi -serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève -désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre -son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau, -mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?... -Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il -me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi -bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma -colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût -épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps, -un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne -manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible -que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune -force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais, -à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, -de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi.... -La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où -étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi -manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier -leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus -abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur -des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le -soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me -soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses -réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller -devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque -battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... - -La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer -la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le -roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une -voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une -sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin -passait.... Le postillon l'interpella: - ---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît? - ---C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un -geste de la main et continua sa route. - -J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la -lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière. - ---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est -Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette! - -Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue. - ---Juliette! ma Juliette! - -Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix -soupira: - ---Jean! mon petit Jean! - -Et je défaillis dans les bras de Juliette. - -Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché -sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait, -pleurait: - ---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc -encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean! - -Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être, -inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un -grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui -s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour, -de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle, -un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec -ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement -enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses -gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais -des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure, -une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en -vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en -larmes.... - ---Encore, que je te voie, ma petite Juliette! - -Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé. - ---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré! - -La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne -s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder. - ---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle. - ---Il faut les faire monter, mère Le Gannec! - ---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la -vieille femme. - ---Tu en as donc beaucoup, ma chérie? - ---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides! - ---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir.... -Nous verrons demain.... - -Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à -chaque instant: - ---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et -puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans -des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne -bouge pas, Jean, ne bouge pas. - -Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre -son oreille. - ---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_! -dans tes coquillages!... Pourquoi, dis? - -Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers. - ---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme -tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis -changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant? - -Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule: - ---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi -tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui -bien tout, tout, tout!... - -Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur -la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que -j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête.... - ---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un -caoutchouc?... - ---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement? - ---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que -j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te -prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera.... -Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!... -Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et -je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne -ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un -mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu -m'étourdir.... Je souffrais trop!... - -Sa voix prit une intonation brève: - ---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de -lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami -Lirat!... Mais tu verras, tu verras. - -Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette -passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle -avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être -davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans -crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ... -et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se -résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que -je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant -l'interroger directement, je répondis: - ---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois, -quand nous rentrerons à Paris.... - ---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit -jours.... Ça m'ennuie tant! - ---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ... -plus longtemps ... quinze jours! - ---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon -chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai -pas une chose, une belle chose. - -Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit: - ---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule -pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons -dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura -plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de -rente. - ---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé. - ---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille -francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois, -nous les aurons.... - -Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta: - ---Nous les aurons!... - ---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le -mal que tu me fais.... - -Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur: - ---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?... - ---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela, -jamais!... - ---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!... - -Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes -étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence -de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la -journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare, -pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant -pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en -costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des -fermes! - ---Il y a des bateaux ici? - ---Mais oui. - ---Beaucoup? - ---Mais oui. - ---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les -nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre -se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et -des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris -me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant -triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés: - ---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle -... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu -savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te -dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es -malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir -de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais. - -Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits -sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des -fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de -l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort, -ainsi qu'un chaud soleil. - -Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit -sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors, -comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette -désira rentrer. - ---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter -ça.... Il me décoiffe et me rend malade!... - -Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à -en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle -étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues -brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je -souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre, -m'obsédait. - -Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le -soir même. - ---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite, -commande une voiture.... Oh! quel malheur! - -Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile, -sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ, -sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière.... -Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire, -refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne -savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient -craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles. -Juliette s'assit sur mes genoux. - ---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je -m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt, -je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je -reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un -cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta -petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne -m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu! - - * * * * * - -Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle -alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi. - ---Nostre Mintié! nostre Mintié! - -Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en -elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras. - ---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça -que je meurs.... De ça! - -Et tendrement, la mère Le Gannec murmura: - ---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous -soulagerait! - - - - -X - - -Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque -de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se -rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui -restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous -les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs -vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la -catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de -brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, -des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne -à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je -n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication -immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que -d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette -prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et -je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables -traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, -moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par -des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me -tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la -demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures -infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse -sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je -choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des -églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon -âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans -le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair -immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser -des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce -châtiment! - -L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de -palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas -de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes -fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation -infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets -et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche, -les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs -de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par -des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du -village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré -dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau -inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle -me retenait. - ---Laisse-moi! ai-je crié. - ---Pourquoi t'en vas-tu? - ---Laisse-moi. - ---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi.... -Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de -toi.... Reste! - ---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!... - -Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait: - ---Ah! ma Doué! il est fou! - -Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai -eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui -se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle, -tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques.... -Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses -nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide.... - -Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de -moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque -sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me -talonnent et je crie: - ---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je -suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa -chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans -l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car -je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé -de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée.... -Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment -stupéfaite. - ---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites -ici?... Êtes-vous malade? - -J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté.... - -Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive -avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien -enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure, -qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans -l'éternelle nuit du cabanon! - -Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut -que j'épuise sur elle cette rage maudite!... - -Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec: - ---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent.... -Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que -je parte!... - - - - -XI - - -Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près -de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel -meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs -s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière -ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit; -mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un -aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences -inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait -tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle -bourrait de paquets d'iris. - ---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de -nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont -là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis, -tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne -sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi, -que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je -te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre -en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si -ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas.... -Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets? - -Et jetant un dernier coup d'oeil sur la chambre, elle était partie. - -Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en -rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes, -fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser, -le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses -étaient dans le même ordre. - ---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as -encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine? - ---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir! - ---Ce soir? - -Elle réfléchissait un instant. - ---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop.... -Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me -désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi! - -Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, -comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, -tombaient dans l'éternité de l'attente. - -A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand -accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, -la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au -lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que -traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus -pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté, -dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore -l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me -jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune -du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue, -qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus -cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos -joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs -de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a -une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort -en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais -Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, -et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais -rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais -beau chercher, sur la vase remuée de nos deux coeurs, une fleur, une -toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne -la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette. -Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette -pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais -dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée, -comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle -s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des -projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un -jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son -âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous -en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je -travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des -romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais -de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais -descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des -quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une -somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette -chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus -tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable.... -Elle battit des mains. - ---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement, -tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis -bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel -dommage!... C'est impossible! - ---Pourquoi donc est-ce impossible? - ---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de -faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!... -Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!... - ---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas -un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur -atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui -me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore -où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu -voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce -qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!... -De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par -tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!... - -Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles -faisaient tinter à ses oreilles. - ---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des -tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal.... -Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre! - -Tendrement, elle s'assit sur mes genoux. - ---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les -déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je -suis bien malheureuse!... - -Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite -contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais -horreur et pitié.... - ---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il -croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon -Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais -plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir. - -Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre -les regrets gémir: - ---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de -l'argent, et tu n'en as pas! - ---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai -de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en -attendant que je conquière une fortune! - ---Tu as de l'argent?... Fais voir. - -J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les -saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses -yeux luisaient, étonnés et charmés. - ---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille -francs?...Mais tu es riche!... Alors.... - -Elle se pendit à mon cou, caressante. - ---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un -petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me -l'acheter, mon chéri; tu veux, pas? - -Je reçus au coeur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le -plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de -demander: - ---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire? - ---Deux mille francs, mon chéri. - ---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même. - -Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit -précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché -sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas -m'avoir demandés, elle dit: - ---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu -retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf. - -Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre -elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je -m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus -librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les -jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait -de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps -sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes -membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi -qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas, -en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas -d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les -cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui -retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de -pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la -fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré -les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite, -affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la -chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie -me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai: - ---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus! - -Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence -nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre -le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter -mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir -si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de -dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans -la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des -piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image -immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que -Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais -impitoyablement, hors de mon soleil. - -Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je -ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais -rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par -les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je -me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi -longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à -la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû -rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes -inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de -hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se -moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait -terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante; -elle implorerait son pardon. - ---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu -consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul -instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu -n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en! - -Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des -millions à la figure. - ---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore! - -Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera: - ---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce -que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse -si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se -poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié! - ---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les -filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà -encore!... Tiens! en voilà toujours! - -Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la -main le geste de jeter des millions à travers l'espace. - ---Tiens, misérable; tiens! - -Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point -si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, -et que je ne sondasse, d'un coup d'oeil impatient, l'intérieur des -voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard, -mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De -nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la -bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce, -enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait -suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces -endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les -théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant -que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une -loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les -restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les -yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués, -et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....» -Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me -disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle -t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison, -chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec -d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez -les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien -qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes. -Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute -sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir -disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers -de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je -rentrai.... - ---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge. - ---Personne, monsieur Mintié. - ---Pas de lettre, non plus? - ---Non, monsieur Mintié. - ---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence? - ---La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié. - -Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.» - ---Portez cela rue de Balzac.... - -J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à -reparaître. - ---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée. - -Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le -canapé. - ---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle? - -Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par -les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre, -projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux -se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes, -infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps, -subitement, avait cessé de marcher. - ---Elle ne viendra pas! - -De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus -roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés -passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le -trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre, -que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue.... -Aucun ne s'arrêtait. - ---Elle ne viendra pas! - -Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette -serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le -canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!... -Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture -s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le -couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la -chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée. - ---Allons, prends ton chapeau, mon chéri. - -Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par -l'attente, souvent, je la traitais durement. - ---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels -bouges? - ---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!... -Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te -retrouver? - -Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais: - ---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais, -jamais! - -La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle. - ---Juliette! Juliette! - -Elle descendait l'escalier. - ---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais -avec toi. - -Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais. - -Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces -bijoux, la fureur me reprenait. - ---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches. - -Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds. - ---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre -tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je -vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma -poitrine et voir ce qu'il y a dans mon coeur!... Juliette!... Ah! je ne -peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de -moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié! - -Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe.... - ---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant, -je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte -de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme -qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses -terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais, -j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai -tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure, -la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où -tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te -dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu -changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai -tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui -faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves -d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux -bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te -demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma -Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu -connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est -riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a -aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver -Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne -craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?... - -Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet -errait sur ses lèvres.... Elle murmura: - ---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens! - -M'en allant, je continuais de gémir: - ---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête.... - -D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la -trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais -que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je -le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui -m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un -soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais -reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais -dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les -objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De -temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait: - ---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais? - -Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais -l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de -mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait -sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras -héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants. - ---Viens-tu?... disait Juliette.... - -Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que -d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute -petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait. - ---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des -choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle -a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me -consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, -ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?... -Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un -chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui -chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean, -quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit -cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras.... -J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu -verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!... -Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!... - -Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux -du lit lui faisaient comme deux ailes. - -La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin, -des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents -de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!... -Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée; -j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix -chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et, -depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le -canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois -heures. - ---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra -pas! - -Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus, -tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb.... -Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures -descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat -courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je -vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer, -s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine -dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient -moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement. - ---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien -dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle? - -Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle -avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et -elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais -suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles -larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme -de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles -encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de -mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus -damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de -proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur -coeur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent -l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque -chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la -mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un -répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de -ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la -débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste -et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet -inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible, -que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où -l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur, -on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et -raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. -Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, -brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût -communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y -goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais, -souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant -de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés -de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais, -avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui -ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur -vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se -dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges -afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans -le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit, -les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et -de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si -touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient: -«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans -le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de -bonheur, en l'oeil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer -ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles, -ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais -dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits -employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un -peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu -de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais -aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu -avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail -rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas! -j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je -n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la -constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en -revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le -soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur -et du devoir.... - -Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur, -annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans -l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui -vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de -gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture -approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le -bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement -familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture -obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le -jour! - ---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra -pas! - -Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes -battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de -dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier: - ---Oh! Juliette! Juliette! - -Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement -de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations.... -Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient, -bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que -la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait.... -Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette -s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour -me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des -choses à voix basse; et le médecin avait un air grave: - ---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous. - ---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean! - ---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il -meurt! - ---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites! - ---Il faut l'aimer, être bonne.... - -Et Juliette se jetait dans les bras du médecin.... - ---Non! C'est toi que j'aime ... viens! - -Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils -cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés. - ---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant -à mourir?... - -Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour.... -Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants -glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le -couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai. - -Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je -n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de -regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère -Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et -repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et -je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre.... -Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient -fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de -mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes -d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette -... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette -avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!... -Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des -tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté -l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme, -je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux -petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes -malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je -restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose -épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un -sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était -tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans -raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la -maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la -mère Sochard qui m'ouvrit. - ---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de -suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est -moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!... -Dites-lui.... - -La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait: - ---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame -n'est pas rentrée.... - ---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi, -hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous, -les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout.... - -La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré.... - ---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que -Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre, -vous verrez bien!... puisque je vous le dis! - -En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était -vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas -à pas, répétant: - ---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus -ensemble, à c't'heure!... - -Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme -lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette -rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau -à gaz.... - ---Et où est-elle? demandai-je. - ---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va -Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui -a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de -rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais! - -En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui -avais envoyée. - ---Est-ce que Madame a lu ça? - ---Probablement que non, allez!... - ---Et vous ne savez pas où elle est? - ---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires! - -Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue. - ---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous -avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère -Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu -... Eh bien! en voilà assez!... - -Je brandissais mes poings dans le vide. - ---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter -d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais, -jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu! - ---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille -femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!... -Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez, -monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?... - -En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant -le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai -Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât -Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger -à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de -grimper sur mes genoux. Il semblait me dire: - ---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi, -si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois -qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis -une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir, -elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme -moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de -changé! - -Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des -voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise -action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les -pattes de derrière. - ---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!... - -Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui -écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la -glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les -flambeaux, un oeil arraché tomba sur le tapis.... - ---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien -au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je -ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet oeil, cette cervelle, ce -cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je -ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!... - ---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon -Dieu, je.... - -Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte -démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du -chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la -tache pourprée s'élargissait.... - - - - -XII - - -Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action -monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant. -De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et -la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément, -mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de -mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce -crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!... -Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir -en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la -guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au -moment précis où, les yeux charmés, le coeur ému, il s'attendrissait -à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un -arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?... -Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que -moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes -et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, -l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans -ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité -espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit -tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le -tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites -pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un -assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette -tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la -chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!... - -Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me -pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de -moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que -désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me -plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa -conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si -vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le coeur soulevé -de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je -guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac. - ---Il n'y a pas de réponse! - ---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez -remis la lettre? - ---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de -réponse!» - -Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur -d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait -poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement, -j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine. - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer! - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi -l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!... - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là -... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais -mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs! - -Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me -voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à -elle, l'implorer servilement. - ---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et -je partirai! - ---Non, non, Monsieur!... je serais grondée.... - -La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se -précipiter. - ---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle! - ---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas -venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je -me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que -je me tue! - ---Bien, Monsieur! - -Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée. - -L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes -malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation. -Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, -noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait -toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et -fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis -de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et -_sirotait_ un verre de chartreuse. - ---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu? - -Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux -premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria: - ---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis -un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul -d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a -chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un -cran, j'espère? - ---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un -consul qui est son amant, aujourd'hui? - -Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules. - ---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme -ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y -tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, -c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain, -ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer, -mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours -amoureux d'elle, pauvre garçon? - ---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette -passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et -je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce -pas? - ---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en -l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme -tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère, -je rougirais de faire ce qu'elle fait! - -La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en -vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de -dire: - ---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle. - -Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de -Gabrielle me frappât au coeur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un -air câlin, m'approchai d'elle. - ---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi. - ---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les -deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était -avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même -temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi -que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre: -«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous -aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur -les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien -vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine! - ---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous -comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût.... - -Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots. - -Gabrielle me consolait: - ---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce -qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?... -Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais -toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris -... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes -qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ... -et qui vous aimeraient bien, allez!... - -Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa -voix était devenue caressante, et son regard luisait: - ---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ... -une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!... - -Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la -mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, -s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent -horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai -Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa -toilette, et me dit: - ---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon -petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir.... - -Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma -tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le -visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins.... -Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons.... -Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques -gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse -beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un -anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, -de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon -esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme -ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même, -vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement -souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des -nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux.... -Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les -mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs -étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant -moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une -course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai -dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le -jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud -qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits -nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se -tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil -mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures -compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, -traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur -leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs -flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles, -que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut -plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches, -ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures -comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges, -jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus -l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de -la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et, -sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne -pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue.... -Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du -trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce -spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux, -mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais -envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier: - ---Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?... -Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras -brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances -quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la -société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles -et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des -échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te -volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui -s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les -chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, -les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour -en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles -habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on -te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans -la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment, -toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs -cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges -pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé -pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!... - -Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de -profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, -semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux -saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa. - ---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi. - -Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai -dedans.... Juliette avait déjà disparu.... - ---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez -moi!... Vite, cocher, vite donc! - -Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà -partie! Je me précipitai dans la loge du concierge. - ---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux? - ---Mais non, monsieur Mintié. - ---Alors, j'ai une lettre? - ---Rien, monsieur Mintié. - -Je pensai: - ---Tout à l'heure elle sera là! - -Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute -voix, pour me rassurer: - ---Tout à l'heure elle sera là! - -J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps -fuyait.... Personne toujours. - ---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et -elle savait que je devais me tuer à six heures! - -Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de -sortir. - ---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime -bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que -je veux la voir. - ---Mais je ne sais pas où est Madame. - ---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je -souffre trop! - ---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas. - -J'insistai. - ---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh! -dites-le-moi! - ---Puisque je ne sais pas! - -L'impatience me gagnait. - ---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas -... parce que.... - -Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante -de voyou: - ---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de -panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la -police, vous entendez?... - -Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta: - ---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens! - -J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine -et, tout honteux, je redescendis l'escalier. - -Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé -autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les -glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs -théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement, -j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières -aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et -triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je -m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de -Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en -habit je disais: - ---C'est peut-être celui-là, son amant! - -Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir, -partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais -lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la -tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué, -de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je -l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais -là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un -crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais -à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un -homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien.... -J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai -dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne. - -De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait -de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre, -débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac, -obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la -maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué -par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus.... -Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le -bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me -sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché -de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des -pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude -levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je -voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place.... -Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps, -un froid me monta du coeur au cerveau.... J'eus la sensation que la -vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je -m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait -disparu, en disant: - ---Allons!... Venez-vous? - -L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie.... - -C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la -tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec -Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai -encore. - ---Lirat!... criai-je, Lirat! ... - -Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile, -la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot -dire.... - ---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas -vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas -Lirat!... - -Lirat se taisait.... - ---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que -vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici, -avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce -que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont -vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez -mises dans mon coeur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour -moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes -un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme -comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si -je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas, -pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat.... -Répondez-moi!... - -Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait: - ---Allons, venez-vous?... - -Je saisis les mains de Lirat. - ---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc -pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, -de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ... -vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir, -tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela -qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle -vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine -de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du -mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos -veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous, -vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un -sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc. - -Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux -poings crispés: - ---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi! - -Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de -tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les -maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent.... -Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis -sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une -route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait.... -L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au -soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle -enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches -chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs -niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de -petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine -des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, -des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient: -«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes -les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et -la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...» -Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que -faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse -pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent -leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les -fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, -et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit -la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux -tourbillonnaient.... - -Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier.... - ---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je -venais de donner mes vieilles hardes. - ---Oui, mon ami! - ---Et où Monsieur s'en va-t-il? - ---Je ne sais pas.... - -Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de -squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, -mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec -d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des -colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, -les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de -côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, -se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide, -toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes -charognes.... - -Noirmoutier, novembre 1886. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - -***** This file should be named 44139-8.txt or 44139-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/ - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For forty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Calvaire - -Author: Octave Mirbeau - -Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - - - - -LE CALVAIRE - -PAR - -OCTAVE MIRBEAU - -AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR - -SEIZIÈME ÉDITION - - -PARIS - -PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR - -28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ - -1887 - - - - - -A MON PÈRE - -_Témoignage de ma piété filiale,_ - -O. M. - - - - -PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION - - -_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne -plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce -qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce -qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre -un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement -(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un -vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur -verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas -lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, -les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu -aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus -impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les -vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que -la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu, -à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout -humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens -que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant. - -De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis -un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé -mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce -qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon -âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que -j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire, -parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, -jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en -passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets -tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit -jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement -hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne -puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une -Å“uvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente.... - -Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre. -Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends -rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir -encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps, -des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il -respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement -pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire. - -Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le -patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo; -tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages -enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre -reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy -et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré -les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique -qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre -sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les -navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, -qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout. - -Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon. - -Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes -ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, -par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la -sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes -là , aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, -des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le -patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener -d'irréparables malheurs. - -Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. -Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, -ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans -protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, -il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à -découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier -dans ses Å“uvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie -de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas -aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, -démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la -Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent -sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire -casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux -que les autres. - - OCTAVE MIRBEAU. - - Paris, 7 décembre 1886. - - - - -LE CALVAIRE - - - - -I - - -Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg -du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de -Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette -entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua -beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins -du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se -battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si -malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant -à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa -quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté -ces incidents, avec orgueil et admiration. - -Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de -l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents -habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la -campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. -Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite -contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, -descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours -verte, où l'on voit errer les bÅ“ufs, par troupeaux. La rivière -d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement -dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts -peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur -son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la -vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies -et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes -roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là , à travers des -verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la -proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au -bec jaune. - -Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très -ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait -le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution -et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, -couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté, -les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois -la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande -cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés -des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les -bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque -visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison, -avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle -où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient -à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui -ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le -bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes -maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins -qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait -fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que -le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence -de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement -tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les -lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de -pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles -tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à -travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, -tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées -entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de -chambre et de cocher. - -Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé; -tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle -a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui -figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve -rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un -prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, -dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et -les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les -êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps -n'a pu en user l'agate dure. - -Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les -voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés -par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences, -dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression -que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, -les leçons inflexibles de la vie. - -Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait -ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait -révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition -familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels -se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération -en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans -les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les -souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois -campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient -importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, -suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre -de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait -aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui -donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent -homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il -ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de -vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il -faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils -une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était -chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc -et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer -l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile, -derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange -à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau -sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne -et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien: -«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules -réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux. - -Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur -le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait -plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, -par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à -l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue -un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si -héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus -enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de -la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait -à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au -bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste -autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant -toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon -enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle -impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les -douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement. - -Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. -Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette -de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, -mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout -petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de -seringas. - ---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ... -fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie. - -Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du -seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté -sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait -l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher -les poils et se gratter le cou. - ---Allons, répéta mon père, déguerpis. - -Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure -fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa -langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais -voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à -tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre -animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères -que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt -avec le fusil. Le petit chat était toujours là , confiant et gai. Il -avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, -les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol -d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cÅ“ur me -battait si fort que je crus que j'allais défaillir. - ---Papa! papa! criai-je. - -En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de -fouet. - ---Sacré matin! jura mon père. - -Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette; -vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et -j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si -douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se -tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus. - - * * * * * - -D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cÅ“ur tendre, bien qu'il -semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales -et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre -service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en -toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble -des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations -plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie -du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un -agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation -fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes, -comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités -d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, -d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en -éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne -la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, -ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y -avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en -reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux -êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté -de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant -beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la -maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses -manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible, -très lourde au cÅ“ur de ma mère. - -Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant -de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses -gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses -yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se -fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si -vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de -cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, -métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès -d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien -douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu -à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange -sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, -la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections -physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait -le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du -malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable. -Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées -de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le -mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une -santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité -excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que -développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité -s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes -alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne -se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi -souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la -courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, -comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, -lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient -de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que -rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût -pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de -ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du -cÅ“ur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne -savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu, -elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, -de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la -fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas -pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un -pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle -courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse, -prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce -qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère -morte, était là , toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un -dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle -revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face -toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon -de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait -d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. -Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, -sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc -de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré -le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les -chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. -Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours -s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces -choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains -souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances -physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille -qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de -ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il -ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui -apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de -la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour -aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses -tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient -autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont -elle sentait le nÅ“ud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet -était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui -renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se -dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau -verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière -aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de -limon. - -Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, -le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette -vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute -consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé, -ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un -verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se -plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau, -il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la -journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, -d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme -cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du -cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En -voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix -tranquille:--«Des amers, prends des amers.» - -Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père -fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments -de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne -pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, -parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses -qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers -lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement -gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux -affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses -propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice -des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la -bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent, -en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui -donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son -besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la -présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce -visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une -parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire -tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par -oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, -comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à -l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la -vît s'approcher de la sainte table. - -Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets -et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle -passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt -agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que -le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de -savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour, -venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela? -Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal, -plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était -paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force -mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau -brouillé, le cÅ“ur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue -des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions -de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte -d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement. - -Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se -décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait -son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à -ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes -de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, -chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était -anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était -atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. -Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la -tranquillité d'esprit. - -Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée -par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne -pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans -le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé -d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle -était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et -nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se -souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux -de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait, -comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim -de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et, -comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle -s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à -l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec -emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne -lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante -et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour -redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures; -personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cÅ“ur, déjà -gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le -trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas -d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire -éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. -Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui -devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente -et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, -pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, -et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, -bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front -l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle -entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa -manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient -pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. -Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la -condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de -l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, -des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui -avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la -situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes -de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif -des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas! -Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions -idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de -lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges -pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et -pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix -et sur des tombes, la corde au cou. - -Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur -le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, -amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. -On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer -par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas -et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison -d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait -supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la -terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, -l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et -la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, -qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le -cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille -brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays -qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus -devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme -si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt -même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant -de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui -traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de -crucifix. - -Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il -le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux -heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se -multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se -créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil -général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient -de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait, -hochant la tête: - ---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça -finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne -devienne folle.... - -Et comme on se récriait: - ---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la -famille, on n'a pas la tête si solide! - -Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours, -le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne -comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien -tenter pour sa guérison. - -C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde, -malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que -d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé -d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère -oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les -énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, -des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. -Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée -sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, -palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui -appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission -conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des -hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis -toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses -troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait -maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans -son être. - -Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire -que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha -des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand -elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage -fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire, -ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie -au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet -et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans -cesse les mains, le cÅ“ur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait, -et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son -ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix -profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans -saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir -avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au -passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser -tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma -mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de -chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des -mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine -sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes -choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et -légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour, -et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces, -étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains -protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas! -cette espérance fut de courte durée. - -Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux, -des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge -d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises -furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme -paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au -moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces -accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les -premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se -continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui -revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie -et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile -inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré -contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant: - ---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras -heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!... -Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!... - -Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cÅ“ur -battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, -mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance -était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté -bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le -désordre dans l'âme de ma mère. - -Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, -Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout -à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un -cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible, -je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne. - ---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère. - ---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a -peur d'un pavé. - -Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé -d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon -corps frissonna. - ---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon -linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu? - -Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et, -à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau, -l'examina. - ---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais -quoi?... Il n'y a rien. - -Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais -de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me -mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras -en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant -lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le -pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout -pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère. - ---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez -Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ... -Prévenez Monsieur aussi.... - ---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, -yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il -est sorcier! - -Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le -plâtre en dessous. - ---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là , encore, -et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient -pas! - -Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là , elle -se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les -dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans -ses grosses mains, branlait la tête. - ---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond -du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du -tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà !... -Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit -dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas -comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce -qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins. - -Ma mère était devenue pâle, hagarde. - ---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous. - -Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans -l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les -claquements de porte. - -Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de -l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle -cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé, -c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface -humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors, -à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de -semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations -pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le -fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les -plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina -que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les -germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir, -les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre -d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette -minute même, la dernière espérance mourut en son cÅ“ur. - -Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit. - ---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit -Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de -lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!... - -Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées, -essayait de la calmer: - ---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui, -promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à -l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le, -parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens, -tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le -soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le -sentirai là ; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il -me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!... - -Marie me tenait dans ses bras. - ---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous -mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le, -votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit -Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon.... -Allons, embrassez-le, Madame. - ---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus -tard.... Emporte-le.... - -Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota. - -Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait -bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie -normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se -séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, -elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait, -poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit -être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de -soi-même au cÅ“ur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle -disait: - ---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le.... - -En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la -vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, -tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cÅ“ur simple -de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla -d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une -bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle. - ---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre -avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous -fassiez le malheur de votre enfant! - -Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter: - ---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le.... - - * * * * * - -Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère -que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point, -vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille -Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand -parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une -nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit, -l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque -jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies -de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans -les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je -cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois -bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans -savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit -corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire -se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient -quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets, -aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je -songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un -cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les -pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, -gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les -premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui -sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs -me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune -clarté ne se leva. - -J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur -arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra -contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes -plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je -pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé, -car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que, -plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu -de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse -embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de -sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre -davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je -compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma -mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands -yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un -battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme -pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë -aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais -éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais -que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait. -Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient -encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses -lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient -et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à -m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante, -comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui -n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient. -Était-il donc possible qu'elle fût morte? - -J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle, -tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte -Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.» -Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le -médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave -qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie. -Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré, -sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas -de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et -de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je -me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse -journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie, -j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le -front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais -les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons, -un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les -hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M. -Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des -figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des -enfants de chÅ“ur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, -des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait -une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, -s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant -ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et -une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et -d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant -estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche -de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout -à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng! -dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement, -le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la -croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis -blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd -et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes -portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule -grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans -laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui -s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les -cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng! -dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons -blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église -qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal -d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses. - -La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena -quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées -derrière le dos. - ---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand -malheur! - ---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur! - -Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois -encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras -qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il -tamponnait ses yeux rougis de larmes. - ---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle -n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que -j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute -rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!... -Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!... - -Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux. - ---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me -berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi.... - -Se parlant à lui-même, il disait: - ---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé, -plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit, -regarde-moi bien!... - -Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux -yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il -m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes. - ---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean! - -Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il -s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une -immense pitié, j'écoutai ce cÅ“ur inconnu qui, pour la première fois, -battait près du mien. - - * * * * * - -Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait -pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait -pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises, -qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait -sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits -de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, -même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau -matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des -lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur -l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, -loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On -lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et -tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en -tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot. -Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, -d'interroger mon cÅ“ur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque -triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes, -devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de -savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence -des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit -de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris -et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été -déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du -père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous -avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas -continuer l'Å“uvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle -pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que -mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de -mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me -plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais -avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, -de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la -révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante -invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand -républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au -curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de -draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son -cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce -mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je -lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en -tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu -seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père -qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond -du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, -les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait -chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous -aurons de l'orage, c'est sûr.» - - * * * * * - -Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée -par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies -et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de -la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé -d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des -sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à -la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant. -Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et -tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en -contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me -paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature -humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce -morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu -et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens -et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je -sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans -mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me -semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait -peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la -complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent -à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, -tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel, -récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de -force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien, -à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me -transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, -que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter -jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille -Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de -la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de -la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer! -Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, -ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser -d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et -surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant -contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, -contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante, -comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce -but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et -combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai -plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle, -plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui -caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les -herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les -palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la -terre comme un corps de chair. - -Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre, -sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les -champs, à m'enfoncer en plein cÅ“ur de la forêt. Il me semblait que -là , du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul -et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible -qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher -sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui -j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais -rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa -dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage -un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille -pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en -saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume -opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été -impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il -m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils -m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait, -mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup, -je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En -vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je -n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie, -que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je -serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien -dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente; -jamais je ne risquai un coup d'Å“il sur l'avenir. L'homme m'apparaissait -ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans -un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, -quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le -terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais, -m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cÅ“ur ni à mon -père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade, -pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer. -Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions» -et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit. -Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni -moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai -faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père. - -Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande -folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, -effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et -monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi -par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et -démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je -marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup -d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là , dans -ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu -de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent -mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me -paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer -bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles -de là -bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre -remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais -que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les -profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte -presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître -me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et -j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une -marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, -écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens -en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par -ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau -pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du -tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, -indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres -surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je -ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si -j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses. -J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos -de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un -pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y -était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile. -Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans -le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, -comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces -fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié, -mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un -autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le -lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène: -la foule lui fit cortège. - -Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus -difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois, -les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne -m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de -ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets -de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd -des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant -dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à -rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes -camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans -les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me -blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop -peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur -tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par -un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et -j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la -sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet -acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce -moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était -plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures, -il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes. -Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne, -plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse -m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans -l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, -par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cÅ“ur qui me -faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux -fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa -mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, -au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les -rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je -sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je -n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, -le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par -m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur -moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans -rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui -couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi -des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je -ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les -résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, -je m'engageai. - - - - -II - - -Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. -Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de -corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des -zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, -des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et -des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un -vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade -de lieutenant-colonel. En ce temps-là , ces avancements n'étaient -point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair -française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs -compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit -lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si -peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait -la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre -petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, -et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de -se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de -sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était -bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des -suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, -entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant -les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté -comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de -la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, -à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. -Enfin, le 3 octobre, nous partîmes. - -Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires -vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris -du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, -et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; -celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là , la tête entortillée -d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes -de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, -farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade -de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, -et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, -un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour -suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même -cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre -exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient -suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et -siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite -d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans -le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois -j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient -au long des routes! - ---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une -seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous -nous battrons. - -Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés -sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison -d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras -robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la -terre, là -bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, -erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, -attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des -vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des -granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs -déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur -la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la -ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands -sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre -jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la -guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât -les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du -travail et de l'amour.... Et au fond du cÅ“ur de tous ces misérables -soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures -amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance -de la bataille prochaine, c'est-à -dire la fuite, la crosse en l'air et -la forteresse allemande. - -Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et -qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre -les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les -ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous -prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes -aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis -nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des -haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au -dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que -nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les -gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans -enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches -hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes -pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit -fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un -tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé. - -Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et, -vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut -d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, -abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un -kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus -d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent -envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à -boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait -nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens -lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. -Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, -qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, -court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait -de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa -monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse: - ---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!... - -Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes -dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant -le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci -dont la physionomie s'ahurissait. - ---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là ? qu'on me -l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici? - -Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la -terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, -l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent -par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous -envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée -de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida -enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous -laissa là , sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La -nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de -traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là , la -voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les -magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et -le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le -ciel son long cou de girafe effarée. - -A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de -la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la -faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il -faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient -vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons -de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la -colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute -voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se -promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent -pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait -peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les -minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles -creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui -continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient -de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des -trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à -pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et -le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués, -envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, -impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement -de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants -de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels -des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement -des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les -paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je -lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis -du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de -l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir -s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait -la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses -yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à -la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient -prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir, -emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers -quelles inutiles et sanglantes boucheries? - -Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le -froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient. -Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner -la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison, -un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne -savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés -par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne.... -A trois cents mètres de là , j'aperçus des fenêtres qui luisaient -doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons -yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me -caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées -de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes, -était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un -vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur -les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un -chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné -par des rides profondes. - ---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent - ---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la -troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris. - -Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura. - ---J'ons ren ... ren ... ren!... - -Le sergent haussa les épaules: - ---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton -bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des -Prussiens ... attends! - -Le vieillard branla la tête. - ---Pisque j'ons point d'bouè.... - -D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la -maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y -avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans -le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et -partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le -sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil. - ---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois? - -Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la -tête contre le landier de fer de la cheminée. - ---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme. - ---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des -chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est -ton bois, je fais une flambée de tout ça. - -Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille -tête blanche: - ---J'ons point d'bouè. - -Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne -me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard -méprisant. - ---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ... -qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons, -demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!... - -Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, -lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna -dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant -que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait -en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses -derniers meubles, d'un Å“il stoïque, et ne cessait de répéter avec -obstination. - ---J'ons point d'bouè! - -Je regagnai la gare. - -Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, -plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt -il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre; -des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans -toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce -contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule. - ---En avant!... arche!... - -Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous -heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous -la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des -champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses -de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très -loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de -sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des -murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus -lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, -apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et -encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas -une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd -piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil -me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus -que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres -de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de -fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou -tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je -tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je -marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges -hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de -lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes -girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace, -leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse -chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits -délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient -sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis -dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, -rafraîchies par les jets d'eau. - ---Halte! commanda le sergent. - -Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me -cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir. -Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg -où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La -tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la -chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre -chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis -profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur -la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on -n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait -toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans -les fossés et mouraient là : d'autres désertaient.... - -Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait -été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous -n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. -J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus -me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me -porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer; -il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes -yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, -ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux -épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. -Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi. -Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant -affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas -contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux. -J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient -et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, -secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on -entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations -haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, -s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à -le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé, -il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par -retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi -gloutonnement que des chiens affamés. - -Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement, -bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, -autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit -bourg, là -bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où -roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la -permission d'aller à la visite. - -Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque -côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une -magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de -là , la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour -continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux -routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume, -sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant -la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance -improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente -de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une -longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands -yeux fixes, ceux-là , assis par terre, mornes, les omoplates remontées -et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti -son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces -membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de -ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi, -trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés -au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes -gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, -rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature -nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer -pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses -vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être, -et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le -sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens -rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si -fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous -ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je -souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis, -cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces -lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en -ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron.... -D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il -réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été -retrouvée parmi les bagages. - ---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma -trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu! - -Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à -cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait -pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais -très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, -couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, -prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à -demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait -à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la -cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette -de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse -brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même -pas. Il vociféra: - ---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là ?... Tas de flemmards!... Dix -lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche! -demi-tour. - -Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda: - ---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien? - ---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous -voulez, vous? - ---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança, -très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat. - ---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre -fils, moi?... - -Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute -craintive, elle examina la pièce, autour d'elle. - ---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors, -j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien. - ---Comment vous appelez-vous? - ---J'm'appelle la femme Riboulleau. - ---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas, -là . - -L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête. - ---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours.... - ---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée, -tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon -p'tit gâs?.... - -L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un -geste brutal.... - ---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh -bien, voilà tout.... - ---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme! - -Je m'éloignai, le cÅ“ur gros, et si découragé que je me demandais s'il -ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche -d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis -que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus -noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant -arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son -couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie -d'où le sang coulait. - -La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de -ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, -rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu -sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil -délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les -sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai -aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille -paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré, -ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et -le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les -plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis -ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le -tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, -son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes -soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe -mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une -loge, me revint, obstinée et douce vision! - -Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder -dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés -de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait -devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre -balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une -hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son -mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre -d'avoir été volés: on les hua et on les chassa. - -Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait -à sa droite, très raide, l'Å“il rond, vint nous passer en revue, -l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse -disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de -cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui -et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant -notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et -je l'entendis qui grommelait: - ---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre! - -Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses -jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la -culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe. - -Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges -de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage; -d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets, -ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en -mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades -paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était -embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous -nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, -comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, -passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées -de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des -paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés -par les récits, colportés de village en village, des incendies, des -viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands -affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce -qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, -tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, -ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en -rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des -berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde -des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits -brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes -et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient -et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et -dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit -l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait -une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de -paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient -une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, -liés par les pattes. - ---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je. - ---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y -sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont -fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord -j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient -des francs-tireux.... - ---Mais les Prussiens? - ---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu -d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure, -t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière -eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme -l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?... -Enfin, quoiqu'c'est au juste? - ---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français. - ---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces -sacrés Armands-là , dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même -ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout.... -Bé dame! - -Et le paysan continua son chemin, en se répétant; - ---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés -Armands-là ? - -Ce soir-là , devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les -bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, -au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut -pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un -apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant -d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de -vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait -l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des -forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si -proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, -et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en -nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. -Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un -tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient -sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, -et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde -autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse: -«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron -des marmites, au cliquetis des gamelles. - - * * * * * - -Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!» -à l'appel de son nom: - ---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant. - -Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le -fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce -morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé, -mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous, -à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque -sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous -pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général -rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte, -Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer -dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il -donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays: -établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une -autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant -du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres -qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et -même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par -Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions; -enfin, ouvrir l'Å“il et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive -la République! - -Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, -les mains croisées derrière le dos, l'Å“il obstinément fixé à la pointe -de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec -une sorte d'angoisse au cÅ“ur, de savoir que les Prussiens étaient si -près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui -peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, -debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se -précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était -loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique, -ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, -comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en -avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes -yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et -la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu -formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité. -Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais -à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, -s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout -rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies -se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des -régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les -pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute. - ---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant. - -Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur -place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, -cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le -secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette -immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, -plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux -qui venait de là -bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, -s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile -funéraire, puis disparut dans les chênes. - ---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une -voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se -donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille. - -Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal -haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage -grêlé et rempli de boutons. - ---Oh moi!... fit-il. - -Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère, -bourra sa pipe lentement, l'alluma. - ---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui -s'évanouit dans l'air. - - * * * * * - -Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, -afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment -pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on -pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été -réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant -la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour -nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre. - ---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah! -ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça! - -Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux -qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. -C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, -chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un -grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été -fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent -tués par la chute d'un chêne. - ---Hardi les enfants! - -Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs -écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient -vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges -blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait. - -Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches -et, d'un Å“il navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du -général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main. - --Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur -les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le -comprends.... Mais que vous rasiez le cÅ“ur des futaies, cela me semble -un peu.... - -Mais le général l'interrompit. - ---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici, -vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi? - ---Mais enfin ... balbutia le forestier. - ---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est -clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais -fourrer au bloc.... Hardi les enfants! - -Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant -devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles -de bois. - -De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs -ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute, -coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté -sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une -tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs -voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé -à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se -lamentaient, les femmes gémissaient, les bÅ“ufs meuglaient, les soldats -riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le -capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution -prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les -paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient -passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé -son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la -barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce -qu'ils désiraient. On le mit au fait. - ---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et -fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi, -les enfants!... - -Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières -voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et -brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara -des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible -d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et -tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se -bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. -Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop -de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de -sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus, -et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation, -poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On -entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux -avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des -pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se -dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur -arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin. - -Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en -désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des -récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une -armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient -dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les -fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait -la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur -demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, -insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart -d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou -quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac, -quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus -terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé. -On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui -levait les bras au ciel, s'exclamait: - ---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans -mon église! - -Jusque-là , uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le -général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp, -autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur -la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, -commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et -les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et -dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le -fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme -espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses -lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de -profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre -des collets aux lapins, dans les haies voisines. - -L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le -désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en -minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les -officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la -tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois -on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes -et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, -dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient -des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des -patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans -les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée -en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle -vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il -fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée. - -Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes -des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe -lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, -surveillait les manÅ“uvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le -cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le -moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de -tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait: - ---Où est-il ce sacré moulin-là ?... Pongoin ... Courville ... -Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs -sacrés moulins, moi?... - -Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda: - ---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se -trouve le moulin de Saussaie? - -Personne ne répondit. - ---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte! - -Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la -replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin. - -On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, -tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la -plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là , des petits bois -émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers -de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de -voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, -une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant -sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans -l'âme une angoisse. Là -haut des points noirs qui tachaient le ciel, -c'étaient les corbeaux; là -bas, sur la terre, des points noirs qui -s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards; -et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient -de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs -déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, -mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et -personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cÅ“ur -serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du -côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable -et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis -longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un -moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais, -mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du -terrain.... - -Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon -ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à -faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai.... -Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais -seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un -frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux.... -J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je -m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, -l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le -ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence -de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, -tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre. - -Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé -à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir. -Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans -cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie -humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et -les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément, -comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité -m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du -petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout -entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, -rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais -eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je -comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable, -homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais -qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race, -d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des -abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont -les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous -berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les -mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie, -au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, -qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, -qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre -marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour -nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux -hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de -pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de -leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le -sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau -tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait -toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où -viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai -un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première -fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui -avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne -à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, -au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux -sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé -les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent -pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse -des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans -les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son -tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous -l'Å“il de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir, -jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes -inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne -m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation -que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que, -tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie -quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître -la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements -qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini -avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de -magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles -philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les -hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au -petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait -et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois -supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en -sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les -autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi -seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout -près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, -j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais, -moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets -du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet -acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre -de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés -par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de -moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images -terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans -l'horreur des ténèbres? - -La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait -d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une -vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues -traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, -où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là , plus noirs dans -ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis, -et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. -Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur -le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait -derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme -si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et -j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré -tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun -souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans -yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement -un bruit de pas, et le cÅ“ur me battait très fort.... Mais le bruit -s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus -pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le -visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de -terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé -vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée, -dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes -menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber -à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre -objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée -animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur -me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter -mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et -lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils -seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je -n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer -aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par -hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu -là -bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin, -et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon -trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais -infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors, -une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me -tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant -et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?... -Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui -s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, -afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette -ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs -d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle -embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi -qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur -les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux -chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais -impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres; -les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais -tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se -bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres -géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages -connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de -grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa.... -Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me -tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être -d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du -cÅ“ur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me -disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que -j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste -d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant -les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une -chanson de pioupiou que nous entonnions en chÅ“ur, pour tromper la -longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la -semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce -bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul -dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu -de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il -ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un -ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir -errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père! -Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui -ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et -jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de -colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un -bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir -pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait -dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même -était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une -bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se -représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de -ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les -contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais -données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec -attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant -sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je -comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs -passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il -disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non -pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir.... -Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait, -son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux -devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, -laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin; -à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la -direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne -s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût -point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il -avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans -Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau. - ---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là , -dans vot' coin.... - ---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la -rivière, si tu veux. - ---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez.... -L'air vous vaut mieux là .... - ---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt. - -Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule: - ---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des -pinsons, dans le parc. - -Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait: - ---Des pinsons!... Les pauv' bêtes! - -Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui -parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis -jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le -lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans -laquelle je laisserais déborder tout mon cÅ“ur. - -Le ciel s'éclaircissait légèrement, là -bas, à l'horizon dont le contour -se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la -nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se -faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme -sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, -peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante. -Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et -brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd -que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un -bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un -tambour.... J'écoutai, le cÅ“ur battant.... Un moment, le bruit cessa et -des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit -plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était -sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement, -je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était -chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient.... -Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il -me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements -clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de -m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une -grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue -équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière, -énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me -parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la -casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle -la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat? -Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le -sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il -avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de -puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec -je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La -main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, -de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait -dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur.... -Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se -rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée -grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur -la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois, -immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la -vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait -toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus -en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion.... -Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là , et se laissait-il -gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le -ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs, -réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles -de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, -doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des -chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier -d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de -briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de -l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, -s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du -jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à -l'Amour. - ---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon, -puisqu'il s'attendrit. - -Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave -homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles -reflets de son cÅ“ur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au -contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je -dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. -J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler -le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage -s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils -embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un -autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir -tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval -sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers -les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de -toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il -avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa -femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?... -Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails -les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines -de son existence de là -bas ... une rose cueillie, un soir, après -dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que -celle-ci portait quand il était parti, un nÅ“ud bleu au chapeau de sa -petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un -coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, -et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait, -d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait -été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, -reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais -pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!... -Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans -le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte -en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait -sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la -chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien.... -Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai -tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais -non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, -comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un -petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras -en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, -alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un -papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme, -un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, -un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves -les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant -précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là -bas....» -Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats -l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné! -En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea -pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille, -et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou, -s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains -tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba -inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cÅ“ur: le -cÅ“ur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant -sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses -deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans -un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que -j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, -j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, -et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de -longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!... - -A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de -la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient -sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, -dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés -par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en -l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer -un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres, -pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit -jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le -lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, -de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles -le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos -tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en -montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les -manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, -sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied -d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois -surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, -tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de -clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les -persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et -Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de -bas, en dodelinant de la tête. - ---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit? - -Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie, -toute blanche, poussa un cri. - ---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cÅ“ur serré.... Et mon père?... - -La vieille fille me regarda fixement. - ---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon -pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean! - -Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction -du cimetière. - ---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une -voix sourde. - - - - -III - - ---Toc, toc, toc - -Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite -capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une -voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps -mince de jeune femme. - ---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer? - -Le peintre Lirat leva la tête. - ---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en -secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement.... -Entrez donc! - -Il quitta son chevalet, offrit un siège. - ---Charles va bien? demanda-t-il. - ---Très bien, je vous remercie. - -Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était -charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu -rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une -douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches -prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de -silence. - -L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg -Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux -murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait -familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait, -où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues -tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des -cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais, -des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une -armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin, -beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un -divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on -faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace -sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très -vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son -petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu -par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la -pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis -ces jours-là , même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du -poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il -endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la -vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de -sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de -leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré -plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre -battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il -souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très -commode.» Il en revenait fort peu. - -La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine -incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en -temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste -lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus -épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle, -très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante -et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se -dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais -bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme -des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher -aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence -continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette -gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria: - ---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de -vous présenter M. Jean Mintié, mon ami. - -Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix -très douce, qui me remua délicieusement, elle dit: - ---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup. - -Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et -bêtes, Lirat, narquois, intervint. - ---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son -livre? - ---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien. - ---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas? - ---Ah! non, par exemple! - -Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce, -ainsi qu'un égosillement d'oiseau. - -Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il -tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si -délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à -l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne -sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand -artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement -hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En -revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité -me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse -affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à -mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de -parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de -conversation. - -La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier, -s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux -ou trois d'un air de dégoût. - ---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à -peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties? - ---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas. - ---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait? - ---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe. - ---Monsieur Lirat? - ---Madame! - ---Savez-vous pourquoi je suis venue? - ---Pour me débiter des tendresses, je suppose. - ---D'abord!... Et puis? - ---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat. - ---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous? - ---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément, -cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut! - ---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre -refus. - ---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas? - ---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous. - -En passant devant moi, elle me tendit la main. - ---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept.... -Je serai charmée de vous voir ... charmée.... - -Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles -un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de -son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de -son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir. - -Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je -feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées, -passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne -me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si -j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée, -elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève -apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris -sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la -nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce -quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter, -je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre, -lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour. - ---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je -m'efforçai de rendre indifférent. - ---Quelle femme? dit Lirai. - ---Mais celle qui sort d'ici, parbleu! - ---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres. - ---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui -elle est.... - -Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment: - ---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle? -... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à -des renseignements biographiques, la police des mÅ“urs vous en fournira -autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle -Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle -trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles -Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et -dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les -autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par -conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là , où -vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus -et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs, -comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de -cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi -une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs -et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que -vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa -bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire -à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et -qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, -et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le -malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité -de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en -se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse -d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des -lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le -tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre, -mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié! - ---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini -sa tirade. - -Et bêtement, j'ajoutai: - ---On dirait que vous en avez beaucoup souffert! - -Lirat haussa les épaules et sourit. - ---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon -bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et -cela m'a suffi.... comprenez-vous? - -Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses -yeux. Il reprit: - ---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met -le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, -dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux, -sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien -volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des -hommes de notre race, des grands cÅ“urs et des grands cerveaux, perdus, -étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous? - -Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile. - ---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts -pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur -génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal -hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans -le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous -les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables, -les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se -traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent -leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous -la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser -d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons; -c'est fini, je ne peux plus travailler. - -Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et -colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à -coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang, -s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par -saccades, de sa bouche qui se contracta. - ---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes, -s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés -des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits -féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La -mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La -mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes, -qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans -dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de -l'épouse.... - -Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses -mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou -imaginaire, follement, terriblement, il cria: - ---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes.... -Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes. - -Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied. -Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé. - ---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de -vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous -n'êtes pas une femme.... - ---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette.... -Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?... - ---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne -à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant -qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les -enfants.... - ---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un -peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me -demanda: - ---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon -bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement. - - * * * * * - -Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par -hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement -expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable -et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point -affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le -résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de -notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique -des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané -du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement -assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il -pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent, -vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de -votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par -un désÅ“uvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au -bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la -pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre -existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai -souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels -amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet -endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez -moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui, -l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne -serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où -j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je -pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma -destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans -mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel -le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me -souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je -me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je -portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais, -je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les -taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber, -en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent, -même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant -le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un -retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves -et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous -avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, -avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh -bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos, -l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai -beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications -physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il -s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, -un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe -absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la -raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent -savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance -de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et -faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre -cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la -poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?... -Mais il ne s'agit point de cela. - -J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais -plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était -le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur -mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose -d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte -de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en -fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et -des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer -des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette -impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne -fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante -d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, -un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à -qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré -vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi -aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune -tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment -pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, -écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la -mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat -m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels -qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, -dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le -monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je -jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le -fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais, -vis-à -vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante -inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels -sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine, -qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des -allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours -hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si -Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un -compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire -se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais -bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette -affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en -rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque -douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au -meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide -orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais -à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi, -affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis, -j'étais le seul dont il recherchait la société. - -Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se -rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les -formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me -trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art, -libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes -les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science -prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les -amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des -ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand -art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de -l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au -corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, -qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses -griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux -monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel -accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement -si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de -terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en -va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa -guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de -fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur -l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, -lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses -personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur -eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans -des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages -roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil, -des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait -de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La -première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans -une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique, -poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il -y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se -contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion -moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très -vite la menace des poings tendus. Alors, devant les Å“uvres superbes -de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les -gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, -comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car -c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur -monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers, -dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de -terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de -désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que -les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant -ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les -vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, -de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque -dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres -bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé! -Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité -charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse -aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs -qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux -joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et -le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. -A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho -du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris, -d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant: - ---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu, -la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?... -On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour -d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire, -Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le -reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau. - -Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, -avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi -acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et -son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en -demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu -qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers -lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si -humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût -pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice, -il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait -cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit -aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, -dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article -était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait -que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et -qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste. - ---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces -critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez -qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce -qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça -le regarde, celui-là , que je fasse de la peinture, des bottes ou des -chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça! - -Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et, -plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec -un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du -public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît -une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété, -cette résignation apparente masquaient de sourdes rancÅ“urs. Au fond de -cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines -formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le -monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère -y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de -sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des -énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois, -c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule. -Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est -une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette -loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie -d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent, -mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité, -d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger -des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui -attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient -épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque -jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines» -qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés -admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par -les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à -les répandre. - ---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue, -cette fois. - -Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut -qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé -d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant. - -Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui, -j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer -Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans -lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que -fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir -en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il -devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps -se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, -striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous -profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai -regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là , dans cet -atelier tout plein de son génie; là , sous mon regard avide, qui le -guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!... - -La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les -portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les -ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. -Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la -parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré. - ---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins -effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié! - -Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse -sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la -toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère. - ---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied.... -Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on -dirait que je concours pour la médaille d'honneur. - -Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela: - ---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire.... -Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme -de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner, -comprenez-vous?... Allons-nous-en. - -Comme nous nous trouvions au bas de la cité: - ---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je. - ---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main. - -Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative -d'un député qui vient de discuter le budget. - -Ce soir-là , je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. -Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la -chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à -ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. -Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où -j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier -de tueur d'hommes.... Cinq années déjà !... C'était d'hier, pourtant, -cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces -plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, -lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au -Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!... - -Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, -et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la -hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible -angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais -laissé déborder tout mon cÅ“ur, et cette lettre qui lui eût apporté -une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!... -Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure -avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, -il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons -passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait: - ---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard? - ---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite.... - ---Mais non, père Ribot.... Il est en retard.... - ---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben. - -Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait -pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que -celui-ci s'approchait, le cÅ“ur de mon père battait à se rompre. - ---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié! - ---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon -garçon.... Cherche ... cherche bien.... - -Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les -paquets, à les retourner.... - ---Rien!... mais c'est incompréhensible! - -Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en -poussant un soupir. - ---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait; -songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu! - -Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à -la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes. - ---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars. - ---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean? - ---Moi non plus. - ---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?... -Voyez-vous ça?... - -Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à -demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage, -cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus -extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des -informations données par le journal; on consultait les anciens soldats, -qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et -prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus -tranquille. - ---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour -sûr colonel. - ---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en -demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!... - -Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel -se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut -de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir -de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il -s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix, -attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles -de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez, -allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles -de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement, -s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de -Marie qui sanglotaient!... - -Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je -m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison -à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement; -ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des -discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique -société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, -et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me -chapitrait ainsi: - ---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins, -toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de -ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux -même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans -quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je -t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens -qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du -conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette -canaille-là .... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien -pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes.... -Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu -me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est -malsain, par là !... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille, -pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?... -Ne voilà -t-il pas une belle affaire? - -Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise, -agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait -plus redoutable que les cornes du démon. - -Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées, -mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité -intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre, -en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, -et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. -Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait -fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais -tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue, -brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et -de Marie.... Et me voici de retour à Paris!... - -Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du -curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations -confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais -quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis -plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein -de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup -d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître -trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure -condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède -aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller. -Très souvent, je me demande ce que je fais là , en ce milieu qui -n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si -charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines -qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que -j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme -n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui -s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans -le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers -artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on -célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement -cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une -vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi, -devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, -cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes.... -Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bÅ“ufs, les porchers et -leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant -la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui -passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et, -de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un -chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je -ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes -les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui -qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours, -des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, -impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable -du cÅ“ur de l'homme, le trompe-l'Å“il des tendresses, le mensonge de -l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule -d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations, -fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai -publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._ -Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis -paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris -des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me -tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace -avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon -front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. -Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation -de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé, -la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie -absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis -par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du -Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du -Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du -volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les -caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la -pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée -ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, -dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité, -l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc -triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais -hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car -l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette -Å“uvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition -bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne -laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels, -de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je -n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce -livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de -ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit; -elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et -des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du -violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est -beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais -ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai -cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement -de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me -vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais -pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes -luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me -perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, -toujours!... - -Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme -une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de -petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la -rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus -les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux -heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi -étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand -accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à -cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de -m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que -j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me -réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai -de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes -du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes -yeux, à une danse fantastique. - ---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de -mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi -donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis -au cÅ“ur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant -eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la -nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre -lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils -ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer! - -Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel, -la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent, -et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient, -s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres -de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai -les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait; -toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la -contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là -bas dans la chapelle? Et -ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses -ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le -chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses, -ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que -j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais -enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle -germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait -jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur -de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que, -d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres, -toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour -qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant. - ---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore, -comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour, -puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus -aimer. - -Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en -faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les -meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait -maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des -yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre, -sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de -mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un -parfum violent. - ---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de -cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée! - ---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en -prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle! - ---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe -lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues, -son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des -mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules. - ---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc! - -Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements -de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un -rire clair, sonore, précipité: - ---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq -à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles. - ---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure. - -Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine -sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe -continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le -tapis, les pages en l'air. - - * * * * * - -Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans -mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant -cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant -quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus -déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et -telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat, -avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai -même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret -qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées -et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais -penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes -de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à -qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était -entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse -des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, -d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans -hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa -robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime, -faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement -verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux -tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant -de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, -ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va -bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!... -Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec -de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant -autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique, -protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup, -tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, -et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y -rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien, -une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres -ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, -aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait, -après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait, -m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la -destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût -ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était -ni ma sÅ“ur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi -par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme -un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en -vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon -de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se -trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses -exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et -son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le -racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien, -ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve -amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et -Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée; -il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme, -librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait, -ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée: -«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans -l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces -mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire -à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation -fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cÅ“ur serré, une grande -pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...» -Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il -avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis, -après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle -eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au -diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée -d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en -aurais-je eu, je vous le demande?... - -Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré -le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de -brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes -passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, -quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à -celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et -par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à -les suivre de l'Å“il jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au -coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, -mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main -à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas -le coup violent au cÅ“ur, qui arrête la respiration, vous casse les -veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque -chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les -yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette.... -J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant -très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi -bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait -menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des -histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait.... -Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle, -et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres, -les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses -lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai -vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là , j'espérais rencontrer -Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais. -De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais -qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette -foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et -je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir, -ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois. -Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une -assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs -sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, -disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, -un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts -d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières.... -Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience -m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la -même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait, -s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me -décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où -elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond -d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre. - ---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé. - -Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une -femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je -voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace -baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me -disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter, -descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la -moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été -une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste -et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le -suivre. - ---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez! - -Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques -secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors -une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau -très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, -fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut -dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'Å“il méprisant, -elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même, -tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était -pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très -désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade! - -Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus -longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et, -pour la première fois, le nÅ“ud de ma cravate me parut une chose grave; -je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation -soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai -que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une -façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait -une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais -assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire -de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était -bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se -mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations -me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez -moi, mais, ce soir-là , mon appartement, je le jugeai trop petit, trop -silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de -bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient -des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient, -jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les -fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où -des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures -et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout, -j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de -leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets -lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si -délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert -rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose -tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement -entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune -homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire -prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à -dire à le -marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire, -je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul -charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme -peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je -retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une -souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me -reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là , de m'être -cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne -pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si -faciles à prendre et si douces à savourer. - ---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon. - -Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant -s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il -m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte -s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je -dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en -effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais.... -Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu? - -J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion, -une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais -je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la -littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris -souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile, -mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme -de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même -romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de -la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me -faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est -au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire, -un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond. -Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur -dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un -discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas -égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous -rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé -en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il -s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à -force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D... -fichait là , hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait -là , vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la -même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles -Å“uvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses -plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui, -en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là ? - -Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner, -ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui -donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières, -je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait -une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid -du dehors, le cÅ“ur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je -jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait -de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des -investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un -entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après -avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des -baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse, -déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué -le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas -ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la -physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût -noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est -Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa; -je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient -l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté -canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde, -une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je -m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme -que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un -ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à -lui. - ---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher. - ---Oui, elle n'est pas mal. - ---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'Å“uvre, mon cher, un -chef-d'Å“uvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second -acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation -d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les -toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic! - -Il se frappa la cuisse et claqua de la langue. - ---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant! - -Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes, -des divers acteurs.... Au moment de nous séparer: - ---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une -certaine Juliette Roux? - ---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?... -Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas. - -Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la -Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les -plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient, -sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de -riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine -de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait -je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin, -brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même -main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait -l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une -chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, -suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta -du cÅ“ur aux lèvres; j'eus honte d'être là , et je comparai aux allures -ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la -douce Juliette, là -bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou -perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette -voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais, -je vous connais beaucoup.» Je me levai.... - ---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me -mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une -femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au -restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne. - - - - -IV - - ---Madame Juliette Roux, je vous prie? - ---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique.... - -Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser -une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce, -où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand -abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique -remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan. - ---Je vais prévenir madame, fit-elle. - -Et elle disparut, me laissant seul. - -Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite -me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais -voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive, -que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois, -j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien -arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage -m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la -porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé -du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise, -évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans -doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?... -Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon -intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre -mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là !... Si -j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai -la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était -un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression -que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec -ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le -plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée, -les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids, -posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination, -des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût -vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre -deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la -poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, -du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour -du luxe cher et grossier, là , une tendance regrettable à la romance, à -l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental. -Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le -disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces -appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre -de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là -amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie -une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie -d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur -un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et -Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut.... -Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me -reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me -tendit la main: - ---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne -m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet -original de Lirat? - ---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous -rencontrer chez lui.... - ---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!... - ---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai -travaillé tous ces jours-ci. - -Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique, -j'ajoutai, en matière de défi: - ---Quel grand artiste, n'est-ce pas? - -Juliette laissa passer cette exclamation: - ---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a -dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous -aperçoit nulle part, monsieur Mintié. - -La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit -presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu -scandalisée. - ---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un -artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!... -Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois, -figurez-vous.... - -On entendit un faible jappement derrière la porte. - ---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation.... -Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous -présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy? - -Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes. - ---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy? -Venez, pauvre Spy!... - -Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, -qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes -d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait -comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, -soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de -collier. - ---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié! - -Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête, -et aboya hargneusement. - ---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien -donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...? - -Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy -finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le -caressa, l'embrassa. - ---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri! - -Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant, -frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant -dans l'oreille des choses douces et berceuses. - ---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à -votre petite mère!... - -Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui -s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses. - ---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien -gentil! - -Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la -malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda: - ---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié? - ---Beaucoup, Madame, répondis-je. - -Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de -Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il -était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir. - ---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous -saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne.... -Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute -noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet, -monsieur Spy? - -Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après -avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant -presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe. - ---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!... - -Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette -à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que -je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il -était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air, -alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se -penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long -de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus -virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit, -volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, -mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante -douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la -dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple, -nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce -qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et -adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même -indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile -de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un -mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté -et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment, -j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des -Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette. -Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait, -en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta, -bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent, -immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main -plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du -corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre -dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite -du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour -chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit -aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide. - ---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en -me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre, -aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée. - -A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour -Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus -d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue -Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je -fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais -plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie -désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette -était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait -des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne -définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat, -en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts -honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cÅ“ur s'était ému. -Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible -sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux -secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de -devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série -de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un -affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, -sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son -rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!... -ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des -tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais -des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, -parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... -Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais -aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât -pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais, -d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une -page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une -allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni -l'occasion de cette ... politesse. - ---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de -Lirat.... - -Lirat me reçut les bras ouverts. - ---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner -avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la -soupe aux choux. - -Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me -débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans -la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta: - ---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir.... -Viendrez-vous demain à l'atelier? - ---Certainement. - ---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la -peinture, comprenez-vous?... - ---Vous entrez dans le commerce? - ---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié! - -Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras. - ---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, -Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... -Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est -de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et -les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui -éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, -le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la -nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte? - -Lirat haussa les épaules. - ---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales -mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux -doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle -blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le -dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe -pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent -pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs -salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà !... -La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans -les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, -sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à -l'atelier?... - ---Certainement. - -Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de -bruit et de paroles.... - ---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme -toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les -ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis -gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui -déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai -... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?... -avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée -de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate -blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle, -haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes -les faces de la luxure, toutes!... - -Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit: - ---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?... -J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?... - ---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je. - ---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit -Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner. - -Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli -d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance, -sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs -jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que -j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai -cas. - ---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous -quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de -son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il -n'y a encore que ça, allez!... - -Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris -l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner. -L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était -effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien -accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux -bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, -que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait -qu'un grand vide se creusait, cette journée-là , dans ma vie.... Non -seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus, -elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette -conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela -m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de -la naïveté et des qualités aimantes de son cÅ“ur. Je finis par parler, -moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je -m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates -qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où -ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup, -auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais -je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et -elle disparaissait aussitôt. - -Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, -jusque-là . - ---Non, non! disait-elle. - -Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux -tristes. - ---A quoi bon, mon ami? - -J'insistai, suppliai. - ---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de -la connaître. - -Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas -de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle -consentit.... Ah! quelle tristesse! - -Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui -menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle, -Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sÅ“urs.... Le père -buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes -terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que -les sÅ“urs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la -fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable -existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et -quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard, -le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer -cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...) -elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur -et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant -vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles. - -Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je -lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion, -aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père -infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je -sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes -vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce -fut une heure exquise. - -Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois -femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier, -grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon. - ---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me -sauve. - -Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par -gestes brusques. - ---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert.... -Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en -pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère -me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère! -que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma -part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la -même occase.... D'ici là , elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il -pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a -pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous? - ---Merci. - ---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur, -bonjour, petite.... - -Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup. - ---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette. - ---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse. - -Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient -toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne -tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette -prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je -l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse. -Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux, -était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant -son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander -à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait -fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne -les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il -n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que -cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un -jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que -les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi, -volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien, -je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et -n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!» - -Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature -douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de -déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon -chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main. - -Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là , dans le salon rouge, -sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de -longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait -la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les -dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes, -sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient -sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique. -Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de -délicieux engourdissement. - ---Ah! Juliette! Juliette! - ---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage! - -C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent.... - -A quelque temps de là , Juliette donnait un grand dîner pour célébrer -la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse, -agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle -répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il -était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais -demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le -dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre. -Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un -éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout -à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle. -Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée -frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je -m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant -à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte -furieuse. - -Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée: - ---Viens demain! dit-elle. - - - - -V - - -Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter -là .... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de -hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté -me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts.... -Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir, -jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y -reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent -sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je -ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et -par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont -besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie, -elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cÅ“urs -nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis -aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un -jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant -de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut -de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère, -quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de -paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel, -le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts, -j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens. - -Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais -convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature, -une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile; -la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus -qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le -travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman, -deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je -vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que -X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient -fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman, -de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais -d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes -les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention -universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais -Juliette et les chefs-d'Å“uvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les -royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de -Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit -des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus -tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta -que Malterre, bien triste, voyageait en Italie. - ---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se -tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur, -moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là , vrai! - -Et il ajouta: - ---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son -ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce -que je ne comprends que les duels à mort. - -Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence, -indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche; -il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure. -Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un -souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me -poser ces points d'interrogation. - -Une vie nouvelle commença. - -Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans -sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout, -l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer. -Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je -n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que -j'en dis, elle exulta. - ---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et -puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi -ta petite femme a songé? - -Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante: - ---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé -que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un -joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à -nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant -ce temps-là , près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie -et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles -idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage, -si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est -moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur -nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon -Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges.... -Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous -coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera -bon! - -Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave: - ---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher, -juste! - -Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper -de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous -courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures, -discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce -qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués, -aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement -de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la -retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle -répondait aussitôt: - ---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là ?... les femmes, ça -sait bien mieux. - -Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe, -effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres -fausses, et qui était immense. - ---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez -nous, lui disais-je. - ---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri? - -Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une -conversation, pour me demander: - ---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut? - -Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me -tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante. - ---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder, -toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes -que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!... -Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te -rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne -savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge, -la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de -trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi -... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier -jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas -qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?... -Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!... - -J'avais le cÅ“ur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, -que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne -pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, -pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli -de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je -craignis de l'avoir froissée. - ---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme -ça?... T'ai-je fait de la peine? - -Et Juliette, désolée navrée, gémissait: - ---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons -oubliée! - -Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les -tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la -tapisserie. C'était adorable. - -Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages -disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne -sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la -transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se -montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la -noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre -vibrait comme pour des maternités redoutables. - -Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose -extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir -d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt -toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre -la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été, -durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?... -une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il -réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus -persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les -lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur -les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre -première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu -aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage -qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, -d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent, -ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près -de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première -fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la -première fois, je puis, le cÅ“ur attendri et reconnaissant, la chair -encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à -moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est -quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très -grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique, -semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le -même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est -dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de -Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième -fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi -entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que -je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la -cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum -mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire, -elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me -penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que -l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle -en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si -odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du -corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le -drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un -coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que -Juliette ne soit morte! - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et, -tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit -je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent -des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je -crie, je crie: - ---Juliette! Juliette! - -Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve: - ---Jean!... mon Jean! - -Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je -l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie: - ---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne -dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi, -parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien -fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure. - -Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se -rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus -puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute -le cÅ“ur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne -s'évanouit qu'au jour. - -Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai -ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine -extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur -des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les -paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me -disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante: -«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par -moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras -l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette -chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va! -va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale -de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui -la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car -l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais -une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image -m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des -détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation, -je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette -aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me -dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs -de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me -donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à -lui. - -Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en -finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent -des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes -avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de -toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures -de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour, -nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il -était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre -continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, -cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge -croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de -ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce -piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, -et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage -de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des -mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette -tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je -n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes, -je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien -au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me -prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je -me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un -entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle -et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir -qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en -commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle, -moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation -qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat -de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous -allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de -pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille, -aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses -aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et -charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait -en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si -naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées -moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont -les nocturnes hiboux. - -Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue -Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque -pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et -les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et -moelleux. - ---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri.... - -Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les -cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait -le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris -d'admiration, des extases! - -Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes, -afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant -jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre, -notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce -furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin -méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste -consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets -pour moi.... - ---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume. - -De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que -l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée -du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles -études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon -bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée. - ---Que fais-tu là , mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un -appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là !... Oh! -cache-les.... - ---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en -terre cuite? - ---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça -a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite.... -Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!... -D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de -Lirat, ça me donne mal à l'estomac! - -J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les -défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec -Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux -tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets. - -Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque -chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les -tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux -larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy -dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien, -pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en -un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait -de me dire: - ---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé! - -Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue -sincèrement, elle murmura: - ---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu -entends bien.... Comme nous allons être heureux, là , dans notre joli -nid!... - -Le lendemain, Juliette me dit: - ---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne -voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir. - -C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais, -ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me -retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous -assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!» -mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais -pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de -fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai -chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution.... -Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!» -Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois -s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant -de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire -gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment -supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!... -Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement -déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?... -Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main, -lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes -les générosités de son cÅ“ur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et -puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien! -chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin -l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question -de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce -seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette: - ---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense! - ---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais, -tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins -sur nous! - -Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, -le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue -pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg -Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je -dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés, -j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette -visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que -Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte -et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette -idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la -porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, -je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat, -répondit: - ---Entrez! - -Mon cÅ“ur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus -m'enfuir. - ---Entrez! répéta la voix. - -Je tournai le bouton: - ---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc.... - -Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre. - ---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à -vous. - -Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi -le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos, -pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme. - ---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat! - ---Mais oui, mon cher Mintié. - ---J'ai déménagé.... - ---Ah! - ---J'habite rue de Balzac. - ---Beau quartier!... - -J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces -... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une -tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai. - ---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!... -qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette.... -Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!... - ---Mes compliments!... - -«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une -voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement, -pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme -il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et -son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, -sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il -continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là , il le savait depuis -longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait, -et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se -leva, et se frottant les mains: - ---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il. - -Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux -yeux. - ---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi -... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande -pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me -faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce -que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela -qui m'en a empêché ... Comprenez-vous? - ---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas -du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous -faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien.... - -Je m'exaltais: - ---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon -seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!... -Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce -donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas -la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est -bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des -naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez -point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes -les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour -moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que -je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir -vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!... -Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en -supplie! - -Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me -regardant tristement: - ---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me -dites-vous tout cela? - ---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous -aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes -toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme -autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez! - ---Non! fit-il. - -Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de -pistolet. - -Lirat ajouta: - ---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ... -vous savez ... le divan est là .... Les larmes des pauvres diables, ça -le connaît.... - -Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et -de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts -que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, -de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout -mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là , -hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette -porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose -venait de mourir. - - - - -VI - - -Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle -s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, -ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle -s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune -distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi -occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle -se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues -heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa -glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un -instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nÅ“uds compliqués avec -les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu -emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin, -que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être. -Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance -que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait -peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme -voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une -cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents -en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette -de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée, -vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient -beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui -prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses -malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille -qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table -très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du -monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très -prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes, -une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine. -Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont -celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons -où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait -comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes -places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où -Célestine cousait, et elle restait là , des heures entières, assise sur -une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... -De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet -dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les -plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix -esquintée: - ---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles, -ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de -toi, et puis de ton nigaud, là -bas ... qu'a l'air d'un melon!... - -Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours. - ---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de -suite. - -Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle. - ---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais -si gentille pour elle! - -Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui -recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait. - ---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse! -Ah! la salope. - -Un jour, Juliette me dit: - ---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un -ver, la pauvre! - -Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, -la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui -qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes, -des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait -vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts -passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les -satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans -les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la -façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose -vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les -plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces -fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me -laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la -voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes -autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de -grâce! - -Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous -des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes -succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les -chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient, -s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires. - ---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes -regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça, -c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne -crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait -faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un -corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que -cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ... -cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien. - -Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura -cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je -sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur -Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, -de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme -qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et -jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cÅ“ur mordu -par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât -dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre -et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de -la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour. -Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me -trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.» - -A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps, -longtemps, je la tins pressée sur mon cÅ“ur, répétant sans cesse: -«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cÅ“ur de Juliette ne -m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des -larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, -un peu fâchée, me dit: - ---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es -pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce -qu'il te faut, alors? - -Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. -Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par -Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je -les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me -convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je -le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée. - ---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les -autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec -un grand respect. - ---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît, -il m'agace ... il est absurde ... Voilà , je pense, de bonnes raisons -pour ne point désirer voir cet imbécile.... - -Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un -homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui -entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je -venais de proférer un abominable blasphème. - ---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si -sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas -qu'il est de la Société de Géographie? - ---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie? - -Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses -yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait -davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit -simplement: - ---Gabrielle est mon amie. - ---C'est bien cela que je lui reproche! - -Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, -tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un -sourire ironique erra sur ses lèvres. - ---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux, -n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons -jamais, déjà !... Nous vivons comme de vrais loups!... - ---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je -leur dirai de venir.... - ---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des -littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils -vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!... - -Je fus blessé, et répondis vivement: - ---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du -talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!... - ---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien! -Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre -avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer -vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire.... - -Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au -contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce -serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main. - ---Juliette! suppliai-je. - ---Eh bien, quoi? - ---Tu es fâchée? - ---Moi? au contraire, je suis très contente.... - ---Juliette! - ---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal. - -Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la -parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler, -d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et -colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers -et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme -offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je -tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants -et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait -toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle -prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où -mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée -qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et -je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait, -ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus -douce, plus suppliante. - - ---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!... -Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me -repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi. - -On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets -de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait -horriblement. - ---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je -t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!... -Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne -t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux -pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les -soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi, -bats-moi.... Mais parle, parle donc!... - -Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots -s'étranglaient dans ma gorge: - ---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est -mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir -éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!... -Voyons, Juliette, puisque je me repens!... - -Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque -surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais -maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une -bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la -main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang. - ---Juliette! criai-je. - -Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient, -malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la -déchirer. - ---Juliette! - -Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans -terreur. - ---Que veux-tu? me dit-elle. - ---Ce que je veux?... Ce que je veux?... - -J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des -draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je -me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et -baisant cette belle nuque parfumée: - ---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu -reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!... -N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah! -je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!... -Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi -n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?... - ---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le -reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu -détestes.... Des sales filles, et des crétins!... - ---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au -contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux.... -Et j'irai prendre une loge au Vaudeville. - ---Non! - ---Je t'en conjure I - -Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre. - ---Eh bien! nous verrons demain. - -Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin, -Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre. - -Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné, -mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je -m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, -n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du -présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était -Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie -pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais -mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!... -Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur -les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence -avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le -cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de -ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles -et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle -très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son -esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés; -ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme -moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir, -à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie -profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par -heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où -j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement -était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais -réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à -mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps, -en anneaux visqueux.... - -Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que -décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un -treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre -jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur -moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée -qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. -Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, -et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur -la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des -angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de -barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les -troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur -lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur -l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux -ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le -jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue, -colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme -se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation, -puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa -robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je -restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames -terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, -broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je -me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un -artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il -marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait -vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette -femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette -parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un -air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je -le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses -lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement -dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique.... - -Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes -propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu -à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et -c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette -robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette -qui se posait sur mon épaule, comme un hibou.... - -Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure -toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des -soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent, -près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les -combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur -le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus -instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait -ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus -brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, -cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces -polies. - ---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde -les jolis _nonongles_ à ta maîtresse. - -Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement -du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, -suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de -rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, -et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ... -Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait -devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un -étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce -point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore -goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que -j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de -mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une -âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement, -avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point -comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la -réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre -Juliette!... celle qui était là ?... Ce joli animal inconscient, -ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec -attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu -déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cÅ“ur et en mesurer -le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette -femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que -dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré -son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au -lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable -Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la -négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, -jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, -déjà , pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cÅ“ur comme un -remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir, -de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,» -et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus -écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les -choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je -l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui -était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait -ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de -ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant -amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu.... -Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré, -accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres -sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les -guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas -été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de -le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de -couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette -ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une -pitié maternelle, d'une pitié infinie!... - ---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si -gentil de faire un tour de Bois. - -Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une -ligne: - ---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi -qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que -tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!... - -Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne -résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux -réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision -symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans -la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de -plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les -révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au -fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans -l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser -jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais -gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais -d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, -me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue -profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette -idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans -l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une -route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à -l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de -faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais -exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?... -Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter, -parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que.... -N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je -ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où -j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu -de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à -lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte -de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent -les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais, -jamais!» Et je m'y suis précipité.... - - * * * * * - -Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café -est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les -cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin» -de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; -des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, -malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche -sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs -cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les -jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées -de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, -sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils -ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, -des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à -la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et -des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer. -Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise -s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers -dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe, -comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de -cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires -de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs -de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment -croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale, -tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des -chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils -découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer -les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice -précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter -des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs -Å“illades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A -l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place -vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote -une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux -entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude, -ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à -faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, -s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la -main, de-ci, de-là , se regardent dans les glaces, remettent en ordre -la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont, -l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus -riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désÅ“uvrement vivra -pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur -tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la -main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes -et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines -des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, -tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, -à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion -est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de -passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, -de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. -Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les -débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les -dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations -fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, -toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent -et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien. - -C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de -parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la -journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la -nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où -ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître; -nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont -on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie, -l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre -appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. -Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli -de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait -par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de -destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs -ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs -étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, -des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des -serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues -aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, -effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait -aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait -des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites -pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette -avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations -vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme -de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce -n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des -regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression -de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces -milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, -avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, -présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, -toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous -traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.» - ---Que faites-vous ce soir? - ---Je vais avec la bande Mintié. - -Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit; -il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait, -d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails -honteux ou tragiques qu'il nous révélait. - -«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait -été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se -fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier -de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. -Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des -parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, -des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de -l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont -il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à -ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait -pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on -citait son nom, dévotieusement. - -«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est -éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à -peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au -Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi, -dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils, -voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes -aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille -folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin. - -«Un duc, celui-là , un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah! -le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme -un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, -s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a -peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses -quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, -en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et -les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les -bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme -charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces -services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre. - -«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la -pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci -fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui -est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et -un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés -bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a -cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son -éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait -tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, -car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en -coupe réglée. - -«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, -cet Å“il éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres -avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord, -on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!... -D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques -gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient -folles.... - -«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ... -Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, -il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec -fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison -paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle -était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait -la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait -Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!» - -«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des -Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le -diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre -scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui -s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline! -Tous ils grouillaient là , superbes, impunis et tarés!» - -Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et -par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver -des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa -tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et -abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!... - -Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue -gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret, -las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les -attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre -de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?... -Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande.... -Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon -tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous -rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes. - -Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la -ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux -de bêtes géantes, tapies dans la nuit. - - * * * * * - -Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la -ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes -s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies -de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or -coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement -continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, -pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir, -peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité -est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je -redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus -que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de -lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son -air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion -robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible -d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui -n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je -m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons, -qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une -paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait -point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête -aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne -voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin, -au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma -tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec -d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise, -plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me -dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, -malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie -de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais -en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes -formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans -des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le -vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps -dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des -châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles; -l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la -hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait -brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais -des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de -dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux -hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces, -sanglotant. - ---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me -quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en -deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me -tuerais! - ---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon -chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?... -Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant! - ---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!... - ---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?... - ---Parce que.... - -J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris: - ---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes -... parce que je ne veux pas!... - -Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette -avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier -de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions -dans le quartier: - ---Viens voir le beau bijou, me dit-elle. - -Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla -le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son -triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la -peau. - ---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ... -cinquante mille francs.... C'est une occasion unique. - -Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon -bras, elle me retint. Et elle soupira: - ---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme! - -Elle ajouta, avec un air de désolation profonde: - ---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux.... -Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le -donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà ! - -Je balbutiai: - ---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!... - -Le visage de Juliette s'assombrit. - ---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de -suite! - ---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné.... - ---Comment? déjà ?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça -passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou? - ---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément. - ---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour -le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix -mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État! - ---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens! - ---Ah! fit Juliette simplement. - -Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en -ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout -un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, -m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un -implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je -me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et -la prison?» Je n'hésitai pas. - ---Entrons, dis-je. - -Elle emporta le collier. - -Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse, -et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer -de sa douce voix. - ---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours -été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle -quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme -bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau -roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très -riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau -collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de -l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort.... - -Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là ? Comme les heures -s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix -maudite des damnés. - -Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, -souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à -peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire -à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances -à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits -cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, -contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout -de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de -tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais -des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque -dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage -inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles -demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait -cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément, -effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de -souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur -tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans -parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son -amitié!... Et je me disposais à partir. - ---Eh bien, au revoir, Lirat. - ---Au revoir, mon ami. - ---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs? -Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard. - -Et rapidement, j'ajoutai: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - -Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce -regard.... En vérité, il était douloureux. - ---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les -prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs? - -J'insistai, répétant: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - ---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents -francs.... Si cela peut vous être utile? - -Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de -tout un mois. Je répondis, le cÅ“ur déchiré: - ---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ... -demain matin. - ---C'est bon, c'est bon!... - -J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander -pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme -un voleur, je l'emportai. - -Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, -couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que -je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais -retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de -lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit -pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs -qui me venaient de là -bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, -calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie -l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais -fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là , dans -la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!... -Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté; -il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais -pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en -rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle -forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu.... -Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée -par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, -ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les -grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées -droites qui, très loin, là -bas, finissaient brusquement et s'ouvraient -comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et -radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent -vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les -jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux; -ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc -est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines -ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos -racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les -bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit -parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées -des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud, -la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop -froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un -rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette, -peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, -comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes -blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de -moi, honteux de moi!... - -Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus -mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la -guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs -haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes -peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, -dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes -fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés -et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des -verdures robustes; ma forêt là -bas, noire dans le soleil couchant.... -Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela. -Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces -braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me -semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient -détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas, -relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait -Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était -devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles -ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée.... -Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles -de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sÅ“urs ... l'église -... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse -noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cÅ“ur me manqua.... Je -dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine.... -A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait, -colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants.... - -Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée; -Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage.... - ---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean! - -Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise: - ---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une -soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche. - ---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas. - -J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, -pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix -était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton -de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter: - ---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur -Jean!... Comme vous êtes beau garçon!... - -Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter -les nouvelles du pays. - ---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau -ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle.... -Baptiste a été tué par un arbre.... - -Je l'interrompis: - ---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain.... - -Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda: - ---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean? - ---Comme vous voudrez! - -Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps, -longtemps, je sanglotai. - -Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé; -il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse -sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, -les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers -vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit -chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, -l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs -de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix -binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme! - -Il me montra une épine blanche, et me dit: - ---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le -merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean? - ---Oui, oui, Félix. - ---Et pis la grive, itou, dame! - ---Oui, oui, Félix ... - -Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui -pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait -où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la -famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais -le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela? - -Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise -avec une agitation inaccoutumée. - ---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie -le cÅ“ur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?... - ---Oui, Marie. - -La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux -mains sur la table, elle répéta: - ---Vous vendez le Prieuré? - ---Oui, Marie. - ---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre -père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus! - ---Oui, Marie. - -Elle se recula comme effrayée: - ---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean? - -Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa -plus la parole. - -Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je -repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à -peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes -ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin, -toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus -seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon -père et de ma mère. - -Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion. - ---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!... -Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je -veux aller avec toi.... - -Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me -donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cÅ“ur -me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer. -Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux. - ---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis -perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que -quatre mille francs!... - ---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, -pauvre mignon! - -J'éclatai en sanglots, et je m'écriai: - ---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai! - ---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je -pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te -désole pas.... - -Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant -plus douce: - ---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre -mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons, -en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais -ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros -secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta -petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh -bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons -d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte, -Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute -école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois -qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon! - -Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y -accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves -incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un -instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, -vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je -conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur -la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement -impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, -qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron -des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me -venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés.... -J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des -théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon -nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé -par l'émotion, je m'endormis.... - - * * * * * - -Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au -moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une -préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il -donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations, -est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre -séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?... - ---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte. - ---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant? - ---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade.... -Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas -longtemps.... Une heure à peine.... - -Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je -pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis -mordu au cÅ“ur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis: - ---Ne pourrais-tu attendre demain? - ---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis! - ---Je t'en prie!... demain.... - ---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle! - ---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je -t'attendrai! - -Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en -vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec -douceur: - ---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi! - -Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, -derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de -toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où -danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans -ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, -louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des -ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette -m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la -brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse -une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de -Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce -n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile, -je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de -tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je -pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?... -Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre -sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette -est là , devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre -... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de -sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit, -disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique, -toujours!... - ---Embrasse-moi bien, mon chéri. - ---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure. - ---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est -triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue -l'humidité d'une larme. - ---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de -moi! - ---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!... - -Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est -partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le -bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!... - -Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe, - ---114, rue de Sèze! - -Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le -temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais -pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance -lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et -vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là -bas.... -Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à -coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère -encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau -«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!... - -Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte -étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade -sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière.... -C'est là !... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!... -Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le -feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire -hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là .... Tout à -l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, -les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi -ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de -son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu -aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne -pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une -flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face -hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!... -La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux -ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges, -de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres -affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé -par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir, -comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures.... -Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, -dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à -peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!» -Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste -pas là . Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au -cÅ“ur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, -le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi -et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter, -le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps -d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des -morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et -à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des -granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles -pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu -le chapeau, la voilette, la robe. - ---Juliette! - -En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses -yeux me bravent: - ---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là ?... Laisse-moi! - -Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle: - ---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse -sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers. - ---Laisse-moi! - -Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, -furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit. - ---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!... -Sois bon!... Tu me tues.... - -Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons.... -Pliée en deux, elle est là , près de moi, qui sanglote.... Que vais-je -faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne -me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne -de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs -lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée.... -Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards -fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans -des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi, -pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore.... - - - - -VII - - -Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée.... -Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche -haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice.... -Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte -et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai.... -J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, -je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les -angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge -de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de -chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, -ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma -mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir -peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle -me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas -deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je -n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire, -quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me -quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je -lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une -enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la -voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher -que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et -fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée -d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont -tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur -mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?... -Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se -découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la -prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient -pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans -les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les -protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle, -sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui -commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux -que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne -plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au -néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas, -parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle -souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille -vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle -laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront, -épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières -ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs, -à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout! - -Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan, -mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes -s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme -Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire -«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va -t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe? -Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je -te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?... -Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah! -Juliette!... Malheureuse Juliette!... - -Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!... -Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui -dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus -nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle -était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ... -puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur -elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors -pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort, -plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, -une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi; -chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois -ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose -d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cÅ“ur.... Ne -me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter, -de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur, -j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon -amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je -t'adore!...» Et je suis resté là , bête, aussi étonné que l'enfant à qui -l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu.... -A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus -tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est -maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si -mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu -folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui -donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!... -Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé -par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis -pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je -ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de -belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus -impérieux que ma volonté m'attire là -bas.... C'est que j'ai vu des -bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux -plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que -c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je -ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi.... -Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble -qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes -coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes -coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma -mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par -des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, -des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle, -continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner.... -Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu -avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin -que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par -une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes -caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je -comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu -de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même -qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?... -Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu -inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez -nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence -était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme, -faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà -ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer -une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de -honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de -repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!... -As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas -l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?... -Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui -est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour, -écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur; -tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement.... -Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli -d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne -t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....» -Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper.... -Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne -veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se -referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ... -autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz -brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des -jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très -pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette, -vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle -dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige -vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une -plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la -chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette: - ---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean! - -Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je -l'embrassai. - - - - -VIII - - ---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous -cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon -cher Lirat, sauvez-moi! - ---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il? - ---Je veux me tuer. - ---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux. - ---Je veux me tuer ... je veux me tuer! - -Lirat me regarda, cligna de l'Å“il et marcha dans la bureau, à grands -pas. - ---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change -..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste, -je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la -vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là -dessus je m'en -irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste, -vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que -les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans -la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les -autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles, -les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous -rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce -qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle -vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que -vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien -vous faire? - ---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat.... -Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré! - ---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales -dettes?... Vous les paierez! - ---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré, -comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent -à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis -entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette -rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de -quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête -s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, -effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne -prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire -convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve -une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset -délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous -défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre -de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la -mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ... -et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser -... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans -les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue -... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les -ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à -peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge, -je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir.... -Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri, -je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, -pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des -mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté -ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés -se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ... -encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et -tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche -ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi -qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement, -appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame! -J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau, -j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!» -Et me voilà , dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans -savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des -ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, -machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les -volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des -surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres, -que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois -d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur -son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix -sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais -qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et, -sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, -des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle -nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé -la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais -rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de -police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de -leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées -les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient, -faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une -meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche, -je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues -ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient -sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec -horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt -à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc, -me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà ?...» -demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le -sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses, -Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont -laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi! -vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs, -elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la -croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle -pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux -courses ... plus jolie!... - -Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et -balançait la tête.... Il murmura: - ---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en -aller.... - ---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une -glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne, -chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!... -Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour -me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les -gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes -seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les -rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de -terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse -et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!... -je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus -ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je -m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, -en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la -ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me -suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!... -Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que, -plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux, -entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet -amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?... -Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous -seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans -le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de -la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le -linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, -à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut -que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cÅ“ur, plus -rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui -réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans -l'ardeur des nuits sanglantes. - -J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons -sifflants ... néanmoins, je poursuivis: - ---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette -d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de -la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se -révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant, -Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de -campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves: -«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, -comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et -délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une -petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules -qui pondront des Å“ufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle -fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et -elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des -chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur -un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce -serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient, -et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre -avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des -refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous -nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre -mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant, -va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé, -pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un -nÅ“ud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle -exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a -pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle -me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix -émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle -devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une -chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je -te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce -qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi -parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas, -ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais -jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne -veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je -serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche -... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu -auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là , -tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette -fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de -rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer -recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin -de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, -dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout, -Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma -honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et -tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au -Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que -vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière -fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les -fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une -robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux, -et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout -de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai -pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_, -d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé -que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà , -j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, -chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour -de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent, -détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré -moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui -vont, l'Å“il louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!... -Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très -nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les -désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et -profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une -fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une -poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec -ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de -l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup -de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, -complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des -croupiers et des souteneurs!...» - -J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête -sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi -... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence: - ---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos -causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me -disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des -désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un -peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ... -vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage -passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me -faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez: -«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille -vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance, -une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui -ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des -mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme -vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes -rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous -les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!... -J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour.... -J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et -je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin -vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat, -que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!... - -Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules. - ---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre -race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous -tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut -me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre -typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il -n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et -si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon -de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, -qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je -vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?... -Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je -connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites -... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les -accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas -un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la -rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus -de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh -bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui -l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris.... - ---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je -l'ai tenté et je n'ai pas pu. - ---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, -s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille! - -Il reprit: - ---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle -Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon. -C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le -faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de -pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous -soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami, -vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les -commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, -des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de -retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours -pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves -gens de là -bas.... Et, si vous avez le cÅ“ur gros, pleurez, pleurez.... -Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom -écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à -rien!... En ces occasions-là , la littérature et l'art sont de mauvais -conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une -activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair -brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi -par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous -reviendrez de là , non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux -armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre.... -Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?... -Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous.... -Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez! - ---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte.... - ---Eh bien, venez! - ---Je partirai demain, je vous le jure! - ---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous -jetterez dans ses bras.... Non, venez! - ---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme -ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les -souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des -heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà -tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je -m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas -beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour! - ---Non, venez! - ---Lirat!... mon bon Lirat!... - ---Non!... - ---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans -argent? - ---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai -là -bas.... Venez! - ---Que je fasse une valise au moins! - ---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut.... -Venez! - -Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai -l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car -je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce -pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à -l'abattoir.... - ---Eh bien, et votre chapeau? - -C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que -j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que -les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient -l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles.... - -Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du -reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir -en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais -je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes -oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant, -près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant -de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des -lignes géographiques et bizarres. - ---Vous voyez bien, c'est là !... Alors vous suivrez la côte, et.... - -Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, -à mon exil, là -bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce -mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que -la vague remue. - ---Vous vous rappellerez? - -Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais: - ---Oui, oui, je me rappellerai. - -Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, -que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai -une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!... -Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment, -j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable -conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de -bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma -bien-aimée.... Lirat disait: - ---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les -petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation -de martyrs, leurs.... - -Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup.... -Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura -averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ... -elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je -suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....» -Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les -larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais -les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant -devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je -tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait: - ---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah! -vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, -leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer.... - -Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette.... -Certainement que, dans une seconde, elle serait là , pâle, défaite, -suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une -mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne -pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean, -ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans -les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux -murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte.... - ---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi.... - -Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait. - ---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu! - -Il me poussa dans un wagon, referma la portière.... - ---Adieu!... - -Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se -poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire -... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et, -distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son -cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois -qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine, -de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de -crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le -divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir -luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on -vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de -la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse -les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en -souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au -haut d'un candélabre. - -Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et -je m'enfonce dans le néant. - - - - -IX - - -A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les -mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi, -immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des -vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là , blanchissent. -Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les -pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine -canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent -a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle -s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue, -crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, -avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, -l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et -les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté -le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles -s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A -ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au -Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de -verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre -ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel -le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'Å“il devine des espaces -incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises -d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des -vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, -là -bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses.... -A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de -fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe, -et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de -gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent -violemment, comme des étraves de navires géants. Là , plus de grève; -la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne, -bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue, -déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues, -s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là , se redressant et découpant -sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des -bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des -flots, la plainte des avrilleaux et des courlis. - -C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que -la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je -viens là .... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent -et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et -charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer, -je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui -tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je -vois, et tout ce que j'entends. Je viens là , par habitude, poussé par -l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le -lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le -sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au -grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme -qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui -apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les -connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les -nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs -se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon, -au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y -a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos, -et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée -de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un -jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée. -Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis -utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que -le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est -allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres -attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans -ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage, -comme si j'étais indigne de disparaître en elle.... - -Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante -sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places, -par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne -bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les -reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une -multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface -tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des -hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis -la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le -bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que -le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses -arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, -soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches -et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre, -à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume -nacrée.... On dirait que la mer s'apaise. - -Et voilà deux mois que je suis là !... deux mois!... J'ai marché dans -les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe, -toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des -routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les -fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond -des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves -et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi -par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi -des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans; -j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la -mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et, -de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le -goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre -profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou.... -Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas -une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement, -il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui -m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge -le cÅ“ur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur -laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me -débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, -et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je -me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait -venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans -cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines.... -Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit: -«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La -nature est sans âme. Tout entière à son Å“uvre d'éternelle destruction, -elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle -ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma -poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la -douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne -à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil -se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que -la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, -je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans -la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte -errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les -choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté; -je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois -surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, -d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la -veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; -des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller, -et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les -luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant -les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela -était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette! -Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues -qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!» - -Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères, -noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire, -semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la -mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense, -une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau -s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est -l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours -les mêmes charrettes que traînent les bÅ“ufs enchemisés de lin gris, -apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes -de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et -sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la -clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras -suppliciés.... - -J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave -femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait -vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants -et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait -l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât -un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, -le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de -tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque -jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de -serge verte.... - ---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes -coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux -une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre.... - ---Comme vous voudrez, mère Le Gannec! - ---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre -Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes -... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en -donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point -triste comme vous êtes!... Ah! dame, non! - -Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé -chez elle tout un automne.... - ---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en -allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait -trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait -voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin! - -Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs, -simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation: - ---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait -là , à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires. - -Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait: - ---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide -marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun -qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros -temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la -_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il -avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et -digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_, -et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire -aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions -deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de -dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être, -comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux -jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si -bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté -ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a -deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne -pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic, -aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce -pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les -jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin -et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je -demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non, -la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je -ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut -bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors, -j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un -jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs, -gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer.... -Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes -deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés -roulés dans les rochers. - -Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que -fait-elle?... Éternelles questions! - -La mère Le Gannec continuait: - ---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de -quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup, -votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre -Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez! - -Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait, -d'une voix grave: - ---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là -bas, sur la -mer.... - -Moi, je songeais: - ---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa -nuit! - -Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de -la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le -courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un -côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres -cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer -qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des -flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de -distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux -leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent, -en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles -carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des -clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe -avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux -blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans -un bruit de ferraille et de grelots, mon cÅ“ur battait.... «Il y a -peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et -le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait -plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa -casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un -libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle -ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles.... -Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une -suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là , je recevrais une -longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h, -et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, -les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de -larmes, car, en ces moments-là , je me figurais que Juliette passait -son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat, -admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cÅ“ur gros, sentant -davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par -mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à -ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur -plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler, -à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à -toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son -image incomplète, effacée par les baisers de tous! - ---Juliette! Juliette! - - * * * * * - -Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux -monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le -voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts, -noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent. -Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette. -Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la -taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe, -je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et -deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du -môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de -la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait, -je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt, -avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui, -jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont -les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers; -que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les -anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes -d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut.... -Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une -nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il -s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand -voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas -à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle -était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle -s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je -ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois -plus triste, je reviendrai.» - -Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec. - ---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave -enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son -père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean.... -Vous savez, vous y avez été bien des fois.... - ---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus? - ---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la -demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va -mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu. - ---Elle n'a plus sa mère? - ---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte. - ---Ils sont riches? - ---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement -vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la -bonne demoiselle. - -Ce soir-là , je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec. - -Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces -jours-là , la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour -du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait -dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc -défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de -pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi -triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le -dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de -Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée -sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges -primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur.... -Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et, -peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre -chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du -bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses, -tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix -grêle des enfants de chÅ“ur, tandis que la jeune fille priait, comme -eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans -un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune. -Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et -sous les arbres qui chantaient. - ---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai -demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je -t'aime! - ---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne -faut pas m'aimer! - ---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon -épaule, et allons ainsi toujours!... - ---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que -la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache -dans la bourbe des eaux croupies? - ---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai -choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de -toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté.... -Viens avec moi et je te donnerai le bonheur. - ---Non! non!... mon cÅ“ur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison -qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne -t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes -yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!... - -La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans -l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les -enfants de chÅ“ur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours -agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais -qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche.... -Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour -la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable -satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille -m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir. - -Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées, -dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je -marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière -que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des -conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures -nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires. -Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées -sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous -reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes, -les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait -au déchirement de nos voix. - ---Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus.... -Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie -violette, les cheveux en coup de vent.... - --Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient, -tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents -d'orage et des roulements de tonnerre. - -O cabotinisme de la douleur! - -Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient -plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même -rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, -toutes les deux. - ---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi! - -Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient: - ---Je t'aime! je t'aime! - -Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le -vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous -les trois! - -Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à -face avec Juliette. - ---Juliette! Juliette! - -Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un -hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame -sa proie. - ---Juliette! Juliette! - -Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de -folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des -rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression -de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le -Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle -paire de bas.... Elle me dit: - ---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai -préparé une belle écrevisse de mer! - ---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas -de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous? - -Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se -déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite, -levait les bras au ciel, geignait: - ---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus! - -Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur -le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et, -tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée, -folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une -lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer, -de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse, -lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me -jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de -maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de -vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à -tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un -moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de -souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là , tremblante, -toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés. - ---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?... -Allez-vous-en! - ---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez -pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je -pouvais vous être utile à quelque chose. - ---Eh bien, oui, je suis malheureux, là !... Est-ce que cela vous -regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi -tranquille. - -Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait -dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble, -craintive, redoublant de soins, soupirant: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre -pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités.... -Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère -affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait -l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi, -résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de -temps en temps, elle répétait: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le -couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la -fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon, -ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre, -et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. -La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme, -qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port -et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare -s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou.... -Et je me sentais bien malheureux!... - -Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma -lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes -de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne -viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des -dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient, -la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi -serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève -désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre -son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau, -mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?... -Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il -me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi -bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma -colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût -épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps, -un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne -manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible -que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune -force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais, -à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, -de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi.... -La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où -étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi -manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier -leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus -abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur -des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le -soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me -soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses -réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller -devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque -battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... - -La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer -la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le -roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une -voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une -sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin -passait.... Le postillon l'interpella: - ---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît? - ---C'est là , en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un -geste de la main et continua sa route. - -J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la -lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière. - ---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est -Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette! - -Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue. - ---Juliette! ma Juliette! - -Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix -soupira: - ---Jean! mon petit Jean! - -Et je défaillis dans les bras de Juliette. - -Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché -sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait, -pleurait: - ---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc -encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean! - -Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être, -inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un -grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui -s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour, -de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle, -un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec -ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement -enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses -gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais -des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure, -une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en -vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en -larmes.... - ---Encore, que je te voie, ma petite Juliette! - -Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé. - ---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré! - -La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne -s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder. - ---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle. - ---Il faut les faire monter, mère Le Gannec! - ---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la -vieille femme. - ---Tu en as donc beaucoup, ma chérie? - ---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides! - ---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir.... -Nous verrons demain.... - -Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à -chaque instant: - ---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et -puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans -des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne -bouge pas, Jean, ne bouge pas. - -Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre -son oreille. - ---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_! -dans tes coquillages!... Pourquoi, dis? - -Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers. - ---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme -tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis -changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant? - -Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule: - ---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi -tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui -bien tout, tout, tout!... - -Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur -la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que -j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête.... - ---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un -caoutchouc?... - ---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement? - ---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que -j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te -prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera.... -Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!... -Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et -je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne -ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un -mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu -m'étourdir.... Je souffrais trop!... - -Sa voix prit une intonation brève: - ---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de -lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami -Lirat!... Mais tu verras, tu verras. - -Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette -passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle -avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être -davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans -crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ... -et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se -résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que -je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant -l'interroger directement, je répondis: - ---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois, -quand nous rentrerons à Paris.... - ---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit -jours.... Ça m'ennuie tant! - ---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ... -plus longtemps ... quinze jours! - ---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon -chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai -pas une chose, une belle chose. - -Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit: - ---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule -pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons -dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura -plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de -rente. - ---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé. - ---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille -francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois, -nous les aurons.... - -Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta: - ---Nous les aurons!... - ---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le -mal que tu me fais.... - -Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur: - ---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?... - ---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela, -jamais!... - ---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!... - -Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes -étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence -de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la -journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare, -pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant -pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en -costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des -fermes! - ---Il y a des bateaux ici? - ---Mais oui. - ---Beaucoup? - ---Mais oui. - ---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les -nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre -se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et -des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris -me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant -triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés: - ---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle -... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu -savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te -dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es -malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir -de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais. - -Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits -sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des -fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de -l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort, -ainsi qu'un chaud soleil. - -Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit -sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors, -comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette -désira rentrer. - ---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter -ça.... Il me décoiffe et me rend malade!... - -Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à -en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle -étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues -brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je -souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre, -m'obsédait. - -Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le -soir même. - ---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite, -commande une voiture.... Oh! quel malheur! - -Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile, -sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ, -sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière.... -Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire, -refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne -savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient -craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles. -Juliette s'assit sur mes genoux. - ---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je -m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt, -je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je -reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un -cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta -petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne -m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu! - - * * * * * - -Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle -alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi. - ---Nostre Mintié! nostre Mintié! - -Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en -elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras. - ---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça -que je meurs.... De ça! - -Et tendrement, la mère Le Gannec murmura: - ---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous -soulagerait! - - - - -X - - -Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque -de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se -rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui -restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous -les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs -vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la -catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de -brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, -des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne -à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je -n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication -immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que -d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette -prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et -je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables -traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, -moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par -des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me -tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la -demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures -infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse -sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je -choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des -églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon -âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans -le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair -immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser -des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce -châtiment! - -L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de -palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas -de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes -fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation -infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets -et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche, -les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs -de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par -des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du -village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré -dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau -inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle -me retenait. - ---Laisse-moi! ai-je crié. - ---Pourquoi t'en vas-tu? - ---Laisse-moi. - ---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi.... -Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de -toi.... Reste! - ---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!... - -Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait: - ---Ah! ma Doué! il est fou! - -Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai -eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui -se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle, -tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques.... -Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses -nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide.... - -Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de -moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque -sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me -talonnent et je crie: - ---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je -suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa -chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans -l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car -je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé -de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée.... -Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment -stupéfaite. - ---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites -ici?... Êtes-vous malade? - -J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté.... - -Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive -avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien -enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là , tout à l'heure, -qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans -l'éternelle nuit du cabanon! - -Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut -que j'épuise sur elle cette rage maudite!... - -Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec: - ---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent.... -Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que -je parte!... - - - - -XI - - -Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près -de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel -meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs -s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière -ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit; -mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un -aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences -inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait -tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle -bourrait de paquets d'iris. - ---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de -nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont -là .... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis, -tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne -sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi, -que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je -te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre -en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si -ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là , ne m'attends pas.... -Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets? - -Et jetant un dernier coup d'Å“il sur la chambre, elle était partie. - -Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en -rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes, -fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser, -le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses -étaient dans le même ordre. - ---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as -encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine? - ---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir! - ---Ce soir? - -Elle réfléchissait un instant. - ---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop.... -Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me -désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi! - -Et je vivais là , vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, -comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, -tombaient dans l'éternité de l'attente. - -A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand -accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, -la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au -lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que -traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus -pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté, -dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore -l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me -jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune -du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue, -qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus -cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos -joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs -de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a -une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort -en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais -Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, -et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais -rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais -beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cÅ“urs, une fleur, une -toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne -la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette. -Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette -pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais -dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée, -comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle -s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des -projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un -jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son -âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous -en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je -travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des -romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais -de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais -descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des -quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une -somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette -chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus -tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable.... -Elle battit des mains. - ---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement, -tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis -bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel -dommage!... C'est impossible! - ---Pourquoi donc est-ce impossible? - ---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de -faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!... -Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!... - ---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas -un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur -atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui -me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là , j'ignore -où tu es, et pourtant je suis là , où tu es, toujours!... Ah! si tu -voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce -qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!... -De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par -tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!... - -Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles -faisaient tinter à ses oreilles. - ---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des -tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal.... -Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre! - -Tendrement, elle s'assit sur mes genoux. - ---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les -déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je -suis bien malheureuse!... - -Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite -contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais -horreur et pitié.... - ---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il -croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon -Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais -plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir. - -Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre -les regrets gémir: - ---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de -l'argent, et tu n'en as pas! - ---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai -de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en -attendant que je conquière une fortune! - ---Tu as de l'argent?... Fais voir. - -J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les -saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses -yeux luisaient, étonnés et charmés. - ---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille -francs?...Mais tu es riche!... Alors.... - -Elle se pendit à mon cou, caressante. - ---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un -petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me -l'acheter, mon chéri; tu veux, pas? - -Je reçus au cÅ“ur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le -plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de -demander: - ---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire? - ---Deux mille francs, mon chéri. - ---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même. - -Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit -précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché -sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas -m'avoir demandés, elle dit: - ---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu -retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf. - -Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre -elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je -m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus -librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les -jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait -de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps -sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes -membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi -qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas, -en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas -d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les -cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui -retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de -pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la -fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré -les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite, -affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la -chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie -me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai: - ---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus! - -Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence -nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre -le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter -mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir -si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de -dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà , dans -la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des -piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image -immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que -Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais -impitoyablement, hors de mon soleil. - -Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je -ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais -rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par -les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je -me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi -longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à -la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû -rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes -inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de -hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se -moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait -terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante; -elle implorerait son pardon. - ---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu -consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul -instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu -n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en! - -Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des -millions à la figure. - ---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore! - -Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera: - ---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce -que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse -si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se -poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié! - ---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les -filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà -encore!... Tiens! en voilà toujours! - -Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la -main le geste de jeter des millions à travers l'espace. - ---Tiens, misérable; tiens! - -Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point -si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, -et que je ne sondasse, d'un coup d'Å“il impatient, l'intérieur des -voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard, -mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De -nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la -bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce, -enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait -suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces -endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les -théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là , ta Juliette; pendant -que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une -loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les -restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là , ta Juliette ... les -yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués, -et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....» -Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me -disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle -t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison, -chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec -d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez -les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien -qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes. -Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute -sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir -disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers -de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je -rentrai.... - ---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge. - ---Personne, monsieur Mintié. - ---Pas de lettre, non plus? - ---Non, monsieur Mintié. - ---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence? - ---La clef n'a pas bougé de là , monsieur Mintié. - -Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.» - ---Portez cela rue de Balzac.... - -J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à -reparaître. - ---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée. - -Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le -canapé. - ---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle? - -Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par -les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre, -projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux -se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes, -infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps, -subitement, avait cessé de marcher. - ---Elle ne viendra pas! - -De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus -roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés -passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le -trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre, -que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue.... -Aucun ne s'arrêtait. - ---Elle ne viendra pas! - -Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette -serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le -canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!... -Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture -s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le -couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la -chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée. - ---Allons, prends ton chapeau, mon chéri. - -Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par -l'attente, souvent, je la traitais durement. - ---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels -bouges? - ---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!... -Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te -retrouver? - -Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais: - ---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais, -jamais! - -La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle. - ---Juliette! Juliette! - -Elle descendait l'escalier. - ---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais -avec toi. - -Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais. - -Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces -bijoux, la fureur me reprenait. - ---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches. - -Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds. - ---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre -tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je -vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma -poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cÅ“ur!... Juliette!... Ah! je ne -peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de -moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié! - -Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe.... - ---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant, -je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte -de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme -qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses -terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais, -j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai -tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure, -la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où -tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te -dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu -changeras d'existence, et je me tue là , devant toi!... Écoute, je t'ai -tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui -faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves -d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux -bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te -demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma -Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu -connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est -riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a -aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver -Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne -craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?... - -Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet -errait sur ses lèvres.... Elle murmura: - ---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens! - -M'en allant, je continuais de gémir: - ---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête.... - -D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la -trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais -que quelqu'un était là , tout à l'heure, qui venait de partir; je -le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui -m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un -soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais -reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais -dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les -objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De -temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait: - ---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais? - -Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais -l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de -mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait -sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras -héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants. - ---Viens-tu?... disait Juliette.... - -Ces nuits-là , Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que -d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute -petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait. - ---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des -choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle -a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me -consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, -ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?... -Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un -chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui -chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean, -quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit -cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras.... -J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu -verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!... -Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!... - -Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux -du lit lui faisaient comme deux ailes. - -La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin, -des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents -de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!... -Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée; -j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix -chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et, -depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le -canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois -heures. - ---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra -pas! - -Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus, -tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb.... -Là -bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures -descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat -courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je -vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer, -s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine -dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient -moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement. - ---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien -dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle? - -Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle -avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et -elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais -suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles -larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme -de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles -encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de -mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus -damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de -proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur -cÅ“ur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent -l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque -chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la -mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un -répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de -ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la -débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste -et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet -inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible, -que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où -l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur, -on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et -raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. -Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, -brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût -communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y -goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais, -souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant -de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés -de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais, -avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui -ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur -vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se -dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges -afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans -le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit, -les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et -de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si -touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient: -«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans -le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de -bonheur, en l'Å“il des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer -ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles, -ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais -dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits -employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un -peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu -de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais -aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu -avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail -rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas! -j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je -n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la -constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en -revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le -soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur -et du devoir.... - -Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur, -annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans -l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui -vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de -gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture -approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le -bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement -familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture -obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le -jour! - ---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra -pas! - -Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes -battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de -dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier: - ---Oh! Juliette! Juliette! - -Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement -de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations.... -Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient, -bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que -la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait.... -Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette -s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour -me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des -choses à voix basse; et le médecin avait un air grave: - ---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous. - ---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean! - ---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il -meurt! - ---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites! - ---Il faut l'aimer, être bonne.... - -Et Juliette se jetait dans les bras du médecin.... - ---Non! C'est toi que j'aime ... viens! - -Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils -cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés. - ---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant -à mourir?... - -Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour.... -Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants -glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le -couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai. - -Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je -n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de -regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère -Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et -repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et -je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre.... -Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient -fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de -mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes -d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette -... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette -avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!... -Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des -tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté -l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme, -je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux -petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes -malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je -restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose -épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un -sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était -tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans -raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la -maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la -mère Sochard qui m'ouvrit. - ---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de -suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est -moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!... -Dites-lui.... - -La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait: - ---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là .... Madame -n'est pas rentrée.... - ---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi, -hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous, -les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout.... - -La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré.... - ---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que -Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre, -vous verrez bien!... puisque je vous le dis! - -En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était -vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas -à pas, répétant: - ---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus -ensemble, à c't'heure!... - -Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme -lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette -rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau -à gaz.... - ---Et où est-elle? demandai-je. - ---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va -Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui -a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de -rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais! - -En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui -avais envoyée. - ---Est-ce que Madame a lu ça? - ---Probablement que non, allez!... - ---Et vous ne savez pas où elle est? - ---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires! - -Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue. - ---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous -avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère -Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu -... Eh bien! en voilà assez!... - -Je brandissais mes poings dans le vide. - ---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter -d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais, -jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu! - ---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille -femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!... -Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez, -monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?... - -En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant -le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai -Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât -Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger -à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de -grimper sur mes genoux. Il semblait me dire: - ---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi, -si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois -qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis -une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir, -elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme -moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de -changé! - -Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des -voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise -action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les -pattes de derrière. - ---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!... - -Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui -écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la -glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les -flambeaux, un Å“il arraché tomba sur le tapis.... - ---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien -au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je -ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet Å“il, cette cervelle, ce -cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je -ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!... - ---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon -Dieu, je.... - -Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte -démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du -chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la -tache pourprée s'élargissait.... - - - - -XII - - -Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action -monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant. -De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et -la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément, -mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de -mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce -crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!... -Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir -en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la -guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au -moment précis où, les yeux charmés, le cÅ“ur ému, il s'attendrissait -à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un -arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?... -Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que -moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes -et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, -l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans -ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité -espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit -tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le -tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites -pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un -assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette -tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la -chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!... - -Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me -pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de -moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que -désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me -plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa -conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si -vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cÅ“ur soulevé -de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je -guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac. - ---Il n'y a pas de réponse! - ---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez -remis la lettre? - ---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de -réponse!» - -Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur -d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait -poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement, -j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine. - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer! - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi -l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!... - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là -... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais -mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs! - -Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me -voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à -elle, l'implorer servilement. - ---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et -je partirai! - ---Non, non, Monsieur!... je serais grondée.... - -La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se -précipiter. - ---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle! - ---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas -venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je -me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que -je me tue! - ---Bien, Monsieur! - -Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée. - -L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes -malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation. -Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, -noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait -toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et -fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis -de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et -_sirotait_ un verre de chartreuse. - ---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu? - -Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux -premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria: - ---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis -un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul -d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a -chipé, cette peau-là !... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un -cran, j'espère? - ---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un -consul qui est son amant, aujourd'hui? - -Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules. - ---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme -ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y -tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, -c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain, -ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer, -mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours -amoureux d'elle, pauvre garçon? - ---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette -passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et -je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce -pas? - ---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en -l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme -tout le monde ... mais là , parole d'honneur!... sur la tête de ma mère, -je rougirais de faire ce qu'elle fait! - -La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en -vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de -dire: - ---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle. - -Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de -Gabrielle me frappât au cÅ“ur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un -air câlin, m'approchai d'elle. - ---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi. - ---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les -deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était -avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même -temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi -que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre: -«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous -aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur -les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien -vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine! - ---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous -comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût.... - -Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots. - -Gabrielle me consolait: - ---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce -qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?... -Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais -toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris -... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes -qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ... -et qui vous aimeraient bien, allez!... - -Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa -voix était devenue caressante, et son regard luisait: - ---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ... -une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!... - -Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la -mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, -s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent -horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai -Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa -toilette, et me dit: - ---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon -petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir.... - -Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma -tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le -visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins.... -Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons.... -Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques -gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse -beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un -anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, -de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon -esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme -ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même, -vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement -souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des -nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux.... -Longtemps, je restai là , les coudes sur la table, la tête dans les -mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs -étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant -moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une -course longue, sans que j'eusse projeté de venir là , je me trouvai -dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le -jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud -qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits -nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se -tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil -mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures -compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, -traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur -leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs -flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là , si pareilles, -que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut -plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches, -ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures -comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges, -jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus -l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de -la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et, -sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne -pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue.... -Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du -trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce -spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux, -mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais -envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier: - ---Que fais-tu là , imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?... -Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras -brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances -quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la -société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles -et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des -échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te -volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui -s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les -chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, -les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour -en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles -habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on -te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans -la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment, -toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs -cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges -pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé -pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!... - -Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de -profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, -semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux -saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa. - ---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi. - -Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai -dedans.... Juliette avait déjà disparu.... - ---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez -moi!... Vite, cocher, vite donc! - -Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà -partie! Je me précipitai dans la loge du concierge. - ---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux? - ---Mais non, monsieur Mintié. - ---Alors, j'ai une lettre? - ---Rien, monsieur Mintié. - -Je pensai: - ---Tout à l'heure elle sera là ! - -Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute -voix, pour me rassurer: - ---Tout à l'heure elle sera là ! - -J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps -fuyait.... Personne toujours. - ---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et -elle savait que je devais me tuer à six heures! - -Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de -sortir. - ---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime -bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que -je veux la voir. - ---Mais je ne sais pas où est Madame. - ---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je -souffre trop! - ---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas. - -J'insistai. - ---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh! -dites-le-moi! - ---Puisque je ne sais pas! - -L'impatience me gagnait. - ---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas -... parce que.... - -Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante -de voyou: - ---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de -panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la -police, vous entendez?... - -Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta: - ---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là , c'est pire que des chiens! - -J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine -et, tout honteux, je redescendis l'escalier. - -Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé -autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les -glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs -théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement, -j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières -aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et -triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je -m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de -Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en -habit je disais: - ---C'est peut-être celui-là , son amant! - -Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir, -partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais -lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la -tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué, -de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je -l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais -là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un -crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais -à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un -homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien.... -J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai -dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne. - -De là , je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait -de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre, -débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac, -obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la -maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué -par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus.... -Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le -bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me -sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché -de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des -pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude -levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je -voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place.... -Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps, -un froid me monta du cÅ“ur au cerveau.... J'eus la sensation que la -vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je -m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait -disparu, en disant: - ---Allons!... Venez-vous? - -L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie.... - -C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la -tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec -Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai -encore. - ---Lirat!... criai-je, Lirat! ... - -Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile, -la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot -dire.... - ---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas -vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas -Lirat!... - -Lirat se taisait.... - ---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que -vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici, -avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce -que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont -vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez -mises dans mon cÅ“ur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour -moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes -un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme -comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si -je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas, -pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat.... -Répondez-moi!... - -Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait: - ---Allons, venez-vous?... - -Je saisis les mains de Lirat. - ---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc -pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, -de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ... -vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir, -tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela -qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle -vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine -de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du -mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos -veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous, -vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un -sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc. - -Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux -poings crispés: - ---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi! - -Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de -tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les -maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent.... -Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis -sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une -route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait.... -L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au -soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle -enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches -chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs -niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de -petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine -des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, -des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient: -«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes -les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et -la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...» -Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que -faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse -pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent -leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les -fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, -et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit -la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux -tourbillonnaient.... - -Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier.... - ---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je -venais de donner mes vieilles hardes. - ---Oui, mon ami! - ---Et où Monsieur s'en va-t-il? - ---Je ne sais pas.... - -Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de -squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, -mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec -d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des -colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, -les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de -côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, -se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide, -toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes -charognes.... - -Noirmoutier, novembre 1886. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - -***** This file should be named 44139-0.txt or 44139-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/ - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Calvaire - -Author: Octave Mirbeau - -Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - - - - -LE CALVAIRE - -PAR - -OCTAVE MIRBEAU - -AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR - -SEIZIÈME ÉDITION - - -PARIS - -PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR - -28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ - -1887 - - - - - -A MON PÈRE - -_Témoignage de ma piété filiale,_ - -O. M. - - - - -PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION - - -_Le Calvaire_ a été fort malmené par les patriotes--ces gens-là ne -plaisantent point--aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande--ce -qui serait pour blesser mon amour-propre--ou qu'un opéra de Wagner--ce -qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre -un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement -(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un -vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur -verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas -lu que _le Calvaire_ est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, -les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu -aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus -impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les -vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que -la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu, -à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout -humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens -que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant. - -De tout ce qui a été écrit sur _le Calvaire_, il résulte que je suis -un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé -mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce -qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon -âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que -j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire, -parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, -jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en -passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets -tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit -jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement -hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne -puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une -oeuvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente.... - -Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre. -Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends -rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir -encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps, -des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il -respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement -pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire. - -Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le -patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo; -tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages -enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre -reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy -et lui ait reproché l'_Invasion_, un livre sombre et terrible, malgré -les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique -qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre -sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les -navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, -qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout. - -Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon. - -Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes -ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, -par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la -sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes -là, aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, -des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le -patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener -d'irréparables malheurs. - -Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. -Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, -ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans -protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, -il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à -découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier -dans ses oeuvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie -de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas -aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, -démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la -Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent -sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire -casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux -que les autres. - - OCTAVE MIRBEAU. - - Paris, 7 décembre 1886. - - - - -LE CALVAIRE - - - - -I - - -Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg -du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de -Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette -entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua -beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins -du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se -battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si -malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant -à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa -quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté -ces incidents, avec orgueil et admiration. - -Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de -l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents -habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la -campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. -Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite -contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, -descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours -verte, où l'on voit errer les boeufs, par troupeaux. La rivière -d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement -dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts -peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur -son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la -vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies -et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes -roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là, à travers des -verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la -proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au -bec jaune. - -Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très -ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait -le Prieuré,--dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution -et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, -couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté, -les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois -la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande -cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés -des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les -bras de quatre hommes--disait orgueilleusement mon père, à chaque -visiteur,--n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison, -avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle -où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient -à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui -ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le -bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes -maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins -qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait -fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que -le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence -de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement -tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les -lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de -pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles -tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à -travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, -tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées -entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de -chambre et de cocher. - -Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé; -tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle -a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui -figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve -rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un -prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, -dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et -les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les -êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps -n'a pu en user l'agate dure. - -Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les -voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés -par le souvenir, _humanisés_ par les révélations et les confidences, -dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression -que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, -les leçons inflexibles de la vie. - -Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait -ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait -révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition -familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels -se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération -en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans -les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les -souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois -campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient -importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, -suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre -de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait -aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui -donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent -homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il -ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de -vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il -faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils -une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était -chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc -et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer -l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile, -derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange -à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau -sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne -et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien: -«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules -réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux. - -Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur -le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait -plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, -par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à -l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue -un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si -héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus -enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de -la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait -à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au -bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste -autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant -toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon -enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle -impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les -douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement. - -Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. -Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette -de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, -mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout -petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de -seringas. - ---Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ... -fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie. - -Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du -seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté -sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait -l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher -les poils et se gratter le cou. - ---Allons, répéta mon père, déguerpis. - -Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure -fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa -langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais -voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à -tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre -animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères -que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt -avec le fusil. Le petit chat était toujours là, confiant et gai. Il -avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, -les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol -d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le coeur me -battait si fort que je crus que j'allais défaillir. - ---Papa! papa! criai-je. - -En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de -fouet. - ---Sacré matin! jura mon père. - -Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette; -vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et -j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,--ah! si -douloureux!--on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se -tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus. - - * * * * * - -D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un coeur tendre, bien qu'il -semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales -et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre -service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en -toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble -des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations -plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie -du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un -agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation -fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes, -comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités -d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, -d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en -éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne -la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, -ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y -avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en -reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux -êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté -de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant -beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la -maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses -manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible, -très lourde au coeur de ma mère. - -Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant -de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses -gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses -yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se -fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si -vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de -cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, -métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès -d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien -douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu -à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange -sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, -la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections -physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait -le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du -malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable. -Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées -de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le -mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une -santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité -excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que -développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité -s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes -alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne -se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi -souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la -courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, -comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, -lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient -de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que -rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût -pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de -ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du -coeur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne -savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu, -elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, -de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la -fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas -pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un -pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle -courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse, -prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce -qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère -morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un -dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle -revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face -toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon -de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait -d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. -Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, -sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc -de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré -le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les -chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. -Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours -s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces -choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains -souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances -physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille -qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de -ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il -ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui -apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de -la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour -aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses -tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient -autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont -elle sentait le noeud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet -était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui -renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se -dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau -verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière -aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de -limon. - -Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, -le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette -vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute -consolation, il disait doucement:--«Eh bien, ma chérie, cette santé, -ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un -verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se -plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau, -il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la -journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, -d'un air de dédain:--«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme -cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du -cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En -voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix -tranquille:--«Des amers, prends des amers.» - -Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père -fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments -de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne -pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, -parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses -qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers -lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement -gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux -affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses -propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice -des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la -bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent, -en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui -donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son -besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la -présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce -visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une -parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire -tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par -oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, -comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à -l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la -vît s'approcher de la sainte table. - -Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets -et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle -passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt -agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que -le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de -savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour, -venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela? -Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal, -plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était -paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force -mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau -brouillé, le coeur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue -des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions -de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte -d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement. - -Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se -décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait -son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à -ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes -de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, -chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était -anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était -atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. -Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la -tranquillité d'esprit. - -Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée -par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne -pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans -le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé -d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle -était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et -nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se -souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux -de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait, -comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim -de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et, -comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle -s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à -l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec -emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne -lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante -et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour -redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures; -personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce coeur, déjà -gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le -trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas -d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire -éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. -Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui -devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente -et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, -pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, -et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, -bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front -l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle -entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa -manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient -pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. -Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la -condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de -l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, -des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui -avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la -situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes -de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif -des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas! -Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions -idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de -lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges -pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et -pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix -et sur des tombes, la corde au cou. - -Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur -le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, -amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. -On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer -par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas -et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison -d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait -supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la -terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, -l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et -la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, -qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le -cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille -brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays -qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus -devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme -si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt -même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant -de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui -traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de -crucifix. - -Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il -le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux -heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se -multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se -créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil -général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient -de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait, -hochant la tête: - ---Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça -finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne -devienne folle.... - -Et comme on se récriait: - ---Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la -famille, on n'a pas la tête si solide! - -Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours, -le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne -comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien -tenter pour sa guérison. - -C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde, -malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que -d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé -d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère -oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les -énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, -des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. -Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée -sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, -palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui -appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission -conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des -hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis -toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses -troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait -maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans -son être. - -Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire -que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha -des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand -elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage -fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire, -ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie -au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet -et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans -cesse les mains, le coeur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait, -et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son -ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix -profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans -saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir -avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au -passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser -tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma -mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de -chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des -mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine -sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes -choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et -légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour, -et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces, -étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains -protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas! -cette espérance fut de courte durée. - -Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux, -des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge -d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises -furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme -paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au -moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces -accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les -premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se -continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui -revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie -et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile -inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré -contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant: - ---Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras -heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!... -Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!... - -Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon coeur -battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, -mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance -était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté -bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le -désordre dans l'âme de ma mère. - -Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, -Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout -à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un -cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible, -je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne. - ---Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère. - ---Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a -peur d'un pavé. - -Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé -d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon -corps frissonna. - ---Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon -linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu? - -Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et, -à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau, -l'examina. - ---C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais -quoi?... Il n'y a rien. - -Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais -de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me -mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras -en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant -lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le -pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout -pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère. - ---Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez -Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ... -Prévenez Monsieur aussi.... - ---C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, -yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il -est sorcier! - -Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le -plâtre en dessous. - ---Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là, encore, -et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient -pas! - -Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là, elle -se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les -dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans -ses grosses mains, branlait la tête. - ---Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond -du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du -tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà!... -Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit -dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas -comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce -qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins. - -Ma mère était devenue pâle, hagarde. - ---Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous. - -Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans -l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les -claquements de porte. - -Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de -l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle -cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé, -c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface -humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors, -à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de -semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations -pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le -fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les -plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina -que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les -germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir, -les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre -d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette -minute même, la dernière espérance mourut en son coeur. - -Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit. - ---Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit -Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de -lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!... - -Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées, -essayait de la calmer: - ---Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui, -promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à -l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le, -parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens, -tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le -soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le -sentirai là; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il -me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!... - -Marie me tenait dans ses bras. - ---Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous -mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le, -votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit -Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon.... -Allons, embrassez-le, Madame. - ---Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus -tard.... Emporte-le.... - -Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota. - -Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait -bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie -normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se -séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, -elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait, -poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit -être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de -soi-même au coeur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle -disait: - ---Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le.... - -En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la -vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, -tous les arguments dictés par son esprit pratique et son coeur simple -de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla -d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une -bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle. - ---Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre -avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous -fassiez le malheur de votre enfant! - -Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter: - ---Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le.... - - * * * * * - -Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère -que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point, -vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille -Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand -parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une -nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit, -l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque -jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies -de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans -les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je -cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois -bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans -savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit -corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire -se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient -quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets, -aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je -songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un -cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les -pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, -gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les -premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui -sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs -me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune -clarté ne se leva. - -J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur -arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra -contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes -plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je -pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé, -car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que, -plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu -de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse -embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de -sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre -davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je -compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère--ma -mère douloureuse--ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands -yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un -battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme -pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë -aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais -éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais -que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait. -Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient -encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses -lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient -et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à -m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante, -comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui -n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient. -Était-il donc possible qu'elle fût morte? - -J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle, -tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte -Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.» -Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le -médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave -qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie. -Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré, -sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas -de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et -de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je -me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse -journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie, -j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le -front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais -les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons, -un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les -hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M. -Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des -figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des -enfants de choeur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, -des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait -une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, -s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant -ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et -une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et -d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant -estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche -de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout -à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng! -dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement, -le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la -croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis -blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd -et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes -portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule -grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans -laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui -s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les -cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng! -dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons -blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église -qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal -d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses. - -La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena -quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées -derrière le dos. - ---Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand -malheur! - ---Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur! - -Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois -encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras -qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il -tamponnait ses yeux rougis de larmes. - ---Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle -n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que -j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute -rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!... -Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!... - -Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux. - ---Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me -berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi.... - -Se parlant à lui-même, il disait: - ---Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé, -plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit, -regarde-moi bien!... - -Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux -yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il -m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes. - ---Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean! - -Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il -s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une -immense pitié, j'écoutai ce coeur inconnu qui, pour la première fois, -battait près du mien. - - * * * * * - -Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait -pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait -pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises, -qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait -sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits -de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, -même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau -matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des -lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur -l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, -loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On -lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et -tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en -tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot. -Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, -d'interroger mon coeur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque -triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes, -devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de -savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence -des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit -de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris -et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été -déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du -père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous -avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas -continuer l'oeuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle -pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que -mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de -mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me -plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais -avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, -de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la -révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante -invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand -républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au -curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de -draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son -cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce -mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je -lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en -tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu -seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père -qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond -du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, -les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait -chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous -aurons de l'orage, c'est sûr.» - - * * * * * - -Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée -par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies -et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de -la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé -d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des -sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à -la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant. -Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et -tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en -contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me -paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature -humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce -morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu -et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens -et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je -sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans -mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me -semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait -peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la -complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent -à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, -tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel, -récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de -force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien, -à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me -transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, -que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter -jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille -Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de -la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de -la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer! -Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, -ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser -d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et -surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant -contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, -contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante, -comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce -but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et -combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai -plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle, -plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui -caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les -herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les -palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la -terre comme un corps de chair. - -Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre, -sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les -champs, à m'enfoncer en plein coeur de la forêt. Il me semblait que -là, du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul -et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible -qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher -sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui -j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais -rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa -dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage -un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille -pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en -saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume -opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été -impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il -m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils -m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait, -mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup, -je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En -vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je -n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie, -que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je -serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien -dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente; -jamais je ne risquai un coup d'oeil sur l'avenir. L'homme m'apparaissait -ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans -un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, -quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le -terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais, -m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon coeur ni à mon -père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade, -pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer. -Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions» -et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit. -Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni -moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai -faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père. - -Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande -folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, -effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et -monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi -par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et -démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je -marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup -d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans -ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu -de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent -mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me -paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer -bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles -de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre -remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais -que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les -profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte -presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître -me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et -j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une -marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, -écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens -en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par -ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau -pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du -tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, -indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres -surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je -ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si -j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses. -J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos -de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un -pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y -était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile. -Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans -le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, -comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces -fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié, -mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un -autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le -lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène: -la foule lui fit cortège. - -Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus -difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois, -les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne -m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de -ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets -de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd -des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant -dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à -rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens--mes -camarades d'école,--que je rencontrais au cours, au restaurant, dans -les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me -blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop -peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur -tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par -un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et -j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la -sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet -acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce -moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était -plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures, -il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes. -Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne, -plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse -m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans -l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, -par des cauchemars subits, par des serrées violentes au coeur qui me -faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux -fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa -mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, -au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les -rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je -sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je -n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, -le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par -m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur -moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans -rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui -couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi -des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je -ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les -résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, -je m'engageai. - - - - -II - - -Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. -Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de -corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des -zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, -des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et -des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un -vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade -de lieutenant-colonel. En ce temps-là, ces avancements n'étaient -point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair -française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs -compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit -lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si -peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait -la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre -petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, -et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de -se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de -sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était -bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des -suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, -entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant -les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté -comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de -la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, -à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. -Enfin, le 3 octobre, nous partîmes. - -Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires -vagabonds, mal équipés, mal nourris--et le plus souvent, pas nourris -du tout,--sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, -et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; -celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là, la tête entortillée -d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes -de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, -farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade -de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, -et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, -un jour _fournissant_ des étapes de quarante kilomètres, le jour -suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même -cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre -exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient -suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et -siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite -d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans -le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois -j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient -au long des routes! - ---A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une -seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous -nous battrons. - -Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés -sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison -d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras -robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la -terre, là-bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, -erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, -attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des -vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des -granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs -déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur -la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la -ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands -sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre -jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la -guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât -les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du -travail et de l'amour.... Et au fond du coeur de tous ces misérables -soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures -amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance -de la bataille prochaine, c'est-à-dire la fuite, la crosse en l'air et -la forteresse allemande. - -Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et -qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre -les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les -ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous -prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes -aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis -nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des -haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au -dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que -nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les -gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans -enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches -hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes -pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit -fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un -tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé. - -Le 1er novembre, nous avions marché toute la journée et, -vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut -d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, -abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un -kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus -d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent -envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à -boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait -nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens -lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. -Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, -qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, -court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait -de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa -monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse: - ---Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!... - -Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes -dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant -le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci -dont la physionomie s'ahurissait. - ---Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là? qu'on me -l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici? - -Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la -terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, -l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent -par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous -envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée -de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida -enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous -laissa là, sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La -nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de -traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là, la -voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les -magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et -le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le -ciel son long cou de girafe effarée. - -A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de -la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la -faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il -faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient -vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons -de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la -colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute -voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se -promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent -pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait -peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les -minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles -creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui -continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient -de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des -trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à -pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et -le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués, -envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, -impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement -de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants -de _Marseillaise_, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels -des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement -des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les -paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je -lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis -du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de -l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir -s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait -la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses -yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à -la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient -prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir, -emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers -quelles inutiles et sanglantes boucheries? - -Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le -froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient. -Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner -la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison, -un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne -savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés -par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne.... -A trois cents mètres de là, j'aperçus des fenêtres qui luisaient -doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons -yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me -caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées -de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes, -était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un -vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur -les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un -chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné -par des rides profondes. - ---Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent - ---J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la -troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris. - -Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura. - ---J'ons ren ... ren ... ren!... - -Le sergent haussa les épaules: - ---Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton -bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des -Prussiens ... attends! - -Le vieillard branla la tête. - ---Pisque j'ons point d'bouè.... - -D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la -maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y -avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans -le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et -partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le -sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil. - ---Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois? - -Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la -tête contre le landier de fer de la cheminée. - ---J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme. - ---Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des -chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est -ton bois, je fais une flambée de tout ça. - -Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille -tête blanche: - ---J'ons point d'bouè. - -Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne -me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard -méprisant. - ---Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ... -qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons, -demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!... - -Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, -lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna -dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant -que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait -en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses -derniers meubles, d'un oeil stoïque, et ne cessait de répéter avec -obstination. - ---J'ons point d'bouè! - -Je regagnai la gare. - -Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, -plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt -il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre; -des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans -toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce -contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule. - ---En avant!... arche!... - -Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous -heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous -la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des -champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses -de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très -loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de -sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des -murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus -lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, -apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et -encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas -une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd -piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil -me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus -que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres -de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de -fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou -tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je -tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je -marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges -hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de -lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes -girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace, -leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse -chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits -délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient -sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis -dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, -rafraîchies par les jets d'eau. - ---Halte! commanda le sergent. - -Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me -cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir. -Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg -où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La -tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la -chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre -chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis -profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur -la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on -n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait -toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans -les fossés et mouraient là: d'autres désertaient.... - -Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait -été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous -n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. -J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus -me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me -porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer; -il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes -yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, -ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux -épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. -Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi. -Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant -affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas -contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux. -J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient -et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, -secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on -entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations -haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, -s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à -le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé, -il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par -retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi -gloutonnement que des chiens affamés. - -Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement, -bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, -autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit -bourg, là-bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où -roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la -permission d'aller à la visite. - -Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque -côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une -magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de -là, la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour -continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux -routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume, -sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant -la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance -improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente -de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une -longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands -yeux fixes, ceux-là, assis par terre, mornes, les omoplates remontées -et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti -son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces -membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de -ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi, -trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés -au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes -gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, -rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature -nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer -pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses -vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être, -et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le -sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens -rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si -fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous -ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je -souhaitai--ah! avec quelle ferveur je souhaitai!--d'avoir, comme Isis, -cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces -lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en -ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron.... -D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il -réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été -retrouvée parmi les bagages. - ---Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma -trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu! - -Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à -cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait -pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais -très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, -couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, -prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à -demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait -à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la -cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette -de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse -brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même -pas. Il vociféra: - ---Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?... Tas de flemmards!... Dix -lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche! -demi-tour. - -Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda: - ---C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien? - ---Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous -voulez, vous? - ---Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança, -très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat. - ---Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre -fils, moi?... - -Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute -craintive, elle examina la pièce, autour d'elle. - ---Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors, -j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien. - ---Comment vous appelez-vous? - ---J'm'appelle la femme Riboulleau. - ---Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas, -là. - -L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête. - ---Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours.... - ---Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée, -tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon -p'tit gâs?.... - -L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un -geste brutal.... - ---Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh -bien, voilà tout.... - ---Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme! - -Je m'éloignai, le coeur gros, et si découragé que je me demandais s'il -ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche -d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis -que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus -noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant -arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son -couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie -d'où le sang coulait. - -La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de -ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, -rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu -sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil -délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp--les -sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin--je songeai -aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille -paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré, -ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et -le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les -plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis -ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le -tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, -son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes -soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe -mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une -loge, me revint, obstinée et douce vision! - -Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder -dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés -de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait -devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre -balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une -hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son -mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre -d'avoir été volés: on les hua et on les chassa. - -Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait -à sa droite, très raide, l'oeil rond, vint nous passer en revue, -l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse -disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de -cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui -et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant -notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et -je l'entendis qui grommelait: - ---Sales gueules, vos hommes, ah! bougre! - -Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses -jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la -culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe. - -Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges -de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage; -d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets, -ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en -mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades -paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était -embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous -nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, -comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, -passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées -de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des -paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés -par les récits, colportés de village en village, des incendies, des -viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands -affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce -qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, -tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, -ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en -rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des -berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde -des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits -brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes -et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient -et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et -dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit -l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait -une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de -paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient -une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, -liés par les pattes. - ---Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je. - ---Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y -sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont -fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord -j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient -des francs-tireux.... - ---Mais les Prussiens? - ---Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu -d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure, -t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière -eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme -l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?... -Enfin, quoiqu'c'est au juste? - ---Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français. - ---Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces -sacrés Armands-là, dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même -ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout.... -Bé dame! - -Et le paysan continua son chemin, en se répétant; - ---Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés -Armands-là? - -Ce soir-là, devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les -bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, -au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut -pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un -apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant -d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de -vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait -l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des -forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si -proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, -et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en -nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. -Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un -tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient -sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, -et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde -autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse: -«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron -des marmites, au cliquetis des gamelles. - - * * * * * - -Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!» -à l'appel de son nom: - ---Formez le cercle, arche! commanda le petit lieutenant. - -Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le -fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce -morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé, -mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous, -à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque -sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous -pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général -rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte, -Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer -dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il -donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays: -établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une -autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant -du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres -qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et -même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par -Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions; -enfin, ouvrir l'oeil et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive -la République! - -Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, -les mains croisées derrière le dos, l'oeil obstinément fixé à la pointe -de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec -une sorte d'angoisse au coeur, de savoir que les Prussiens étaient si -près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui -peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, -debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se -précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était -loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique, -ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, -comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en -avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes -yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et -la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu -formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité. -Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais -à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, -s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout -rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies -se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des -régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les -pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute. - ---Rompez le cercle ... arche! cria le lieutenant. - -Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur -place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, -cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le -secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette -immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, -plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux -qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, -s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile -funéraire, puis disparut dans les chênes. - ---Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une -voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se -donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille. - -Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal -haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage -grêlé et rempli de boutons. - ---Oh moi!... fit-il. - -Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère, -bourra sa pipe lentement, l'alluma. - ---Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui -s'évanouit dans l'air. - - * * * * * - -Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, -afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment -pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on -pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été -réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant -la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour -nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre. - ---Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah! -ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça! - -Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux -qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. -C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, -chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un -grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été -fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent -tués par la chute d'un chêne. - ---Hardi les enfants! - -Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs -écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient -vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges -blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait. - -Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches -et, d'un oeil navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du -général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main. - --Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur -les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le -comprends.... Mais que vous rasiez le coeur des futaies, cela me semble -un peu.... - -Mais le général l'interrompit. - ---Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici, -vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi? - ---Mais enfin ... balbutia le forestier. - ---Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est -clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais -fourrer au bloc.... Hardi les enfants! - -Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant -devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles -de bois. - -De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs -ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute, -coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté -sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une -tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs -voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé -à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se -lamentaient, les femmes gémissaient, les boeufs meuglaient, les soldats -riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le -capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution -prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les -paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient -passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé -son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la -barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce -qu'ils désiraient. On le mit au fait. - ---C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et -fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi, -les enfants!... - -Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières -voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et -brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara -des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible -d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et -tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se -bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. -Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop -de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de -sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus, -et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation, -poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On -entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux -avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des -pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se -dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur -arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin. - -Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en -désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des -récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une -armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient -dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les -fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait -la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur -demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, -insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart -d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou -quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac, -quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus -terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé. -On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui -levait les bras au ciel, s'exclamait: - ---Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans -mon église! - -Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le -général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp, -autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur -la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, -commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et -les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et -dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le -fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme -espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses -lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de -profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre -des collets aux lapins, dans les haies voisines. - -L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le -désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en -minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les -officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la -tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois -on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes -et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, -dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient -des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des -patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans -les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée -en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle -vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il -fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée. - -Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes -des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe -lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, -surveillait les manoeuvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le -cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le -moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de -tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait: - ---Où est-il ce sacré moulin-là?... Pongoin ... Courville ... -Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs -sacrés moulins, moi?... - -Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda: - ---Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se -trouve le moulin de Saussaie? - -Personne ne répondit. - ---Non?... Eh bien, que le diable l'emporte! - -Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la -replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin. - -On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, -tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la -plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois -émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers -de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de -voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, -une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant -sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans -l'âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel, -c'étaient les corbeaux; là-bas, sur la terre, des points noirs qui -s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards; -et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient -de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs -déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, -mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et -personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le coeur -serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du -côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable -et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis -longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un -moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais, -mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du -terrain.... - -Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon -ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à -faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai.... -Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais -seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un -frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux.... -J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je -m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, -l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le -ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence -de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, -tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre. - -Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé -à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir. -Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans -cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie -humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et -les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément, -comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité -m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du -petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout -entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, -rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais -eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je -comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable, -homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais -qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race, -d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des -abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont -les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous -berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les -mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie, -au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, -qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, -qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre -marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour -nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux -hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de -pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de -leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le -sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau -tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait -toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où -viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai -un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première -fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui -avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne -à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, -au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux -sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé -les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent -pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse -des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans -les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son -tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous -l'oeil de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir, -jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes -inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne -m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation -que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que, -tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie -quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître -la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements -qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini -avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de -magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles -philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les -hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au -petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait -et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois -supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en -sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les -autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi -seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout -près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, -j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais, -moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets -du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet -acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre -de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés -par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de -moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images -terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans -l'horreur des ténèbres? - -La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait -d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une -vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues -traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, -où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans -ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis, -et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. -Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur -le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait -derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme -si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et -j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré -tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun -souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans -yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement -un bruit de pas, et le coeur me battait très fort.... Mais le bruit -s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus -pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le -visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de -terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé -vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée, -dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes -menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber -à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre -objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée -animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur -me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter -mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et -lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils -seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je -n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer -aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par -hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu -là-bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin, -et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon -trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais -infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors, -une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me -tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant -et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?... -Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui -s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, -afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette -ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs -d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle -embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi -qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur -les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux -chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais -impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres; -les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais -tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se -bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres -géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages -connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de -grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa.... -Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me -tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être -d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du -coeur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me -disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que -j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste -d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant -les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une -chanson de pioupiou que nous entonnions en choeur, pour tromper la -longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la -semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce -bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul -dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu -de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il -ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un -ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir -errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père! -Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui -ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et -jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de -colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un -bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir -pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait -dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même -était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une -bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se -représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de -ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les -contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais -données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec -attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant -sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je -comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs -passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il -disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non -pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir.... -Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait, -son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux -devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, -laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin; -à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la -direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne -s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût -point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,--qu'il -avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,--sans -Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau. - ---Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout _ubi_, là, -dans vot' coin.... - ---Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la -rivière, si tu veux. - ---Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez.... -L'air vous vaut mieux là.... - ---Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt. - -Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule: - ---Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des -pinsons, dans le parc. - -Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait: - ---Des pinsons!... Les pauv' bêtes! - -Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui -parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis -jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le -lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans -laquelle je laisserais déborder tout mon coeur. - -Le ciel s'éclaircissait légèrement, là-bas, à l'horizon dont le contour -se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la -nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se -faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme -sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, -peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante. -Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et -brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd -que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un -bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un -tambour.... J'écoutai, le coeur battant.... Un moment, le bruit cessa et -des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit -plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était -sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement, -je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était -chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient.... -Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il -me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements -clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de -m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une -grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue -équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière, -énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me -parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la -casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle -la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat? -Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le -sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il -avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de -puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec -je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La -main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, -de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait -dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur.... -Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se -rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée -grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur -la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois, -immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la -vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait -toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus -en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion.... -Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il -gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le -ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs, -réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles -de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, -doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des -chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier -d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de -briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de -l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, -s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du -jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à -l'Amour. - ---C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon, -puisqu'il s'attendrit. - -Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave -homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles -reflets de son coeur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au -contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je -dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. -J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler -le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage -s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils -embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un -autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir -tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval -sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers -les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de -toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il -avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa -femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?... -Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails -les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines -de son existence de là-bas ... une rose cueillie, un soir, après -dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que -celle-ci portait quand il était parti, un noeud bleu au chapeau de sa -petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un -coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, -et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait, -d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait -été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, -reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais -pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!... -Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans -le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte -en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait -sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la -chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien.... -Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai -tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais -non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, -comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un -petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras -en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, -alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un -papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme, -un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, -un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves -les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant -précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là-bas....» -Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats -l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné! -En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea -pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille, -et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou, -s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains -tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba -inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du coeur: le -coeur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant -sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses -deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans -un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que -j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, -j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, -et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de -longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!... - -A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de -la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient -sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, -dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés -par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en -l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer -un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres, -pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit -jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le -lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, -de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles -le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos -tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en -montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les -manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, -sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied -d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois -surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, -tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de -clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les -persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et -Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de -bas, en dodelinant de la tête. - ---Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit? - -Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie, -toute blanche, poussa un cri. - ---Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le coeur serré.... Et mon père?... - -La vieille fille me regarda fixement. - ---Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon -pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean! - -Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction -du cimetière. - ---Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une -voix sourde. - - - - -III - - ---Toc, toc, toc - -Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite -capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une -voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps -mince de jeune femme. - ---Je ne vous dérange pas?... On peut entrer? - -Le peintre Lirat leva la tête. - ---Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en -secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement.... -Entrez donc! - -Il quitta son chevalet, offrit un siège. - ---Charles va bien? demanda-t-il. - ---Très bien, je vous remercie. - -Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était -charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu -rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une -douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches -prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de -silence. - -L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg -Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux -murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait -familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait, -où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues -tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des -cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais, -des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une -armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin, -beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un -divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on -faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace -sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très -vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son -petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu -par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la -pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis -ces jours-là, même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du -poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il -endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la -vanité--une vanité enfantine--de cet atelier pauvre, et il séparait de -sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de -leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré -plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre -battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il -souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très -commode.» Il en revenait fort peu. - -La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine -incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en -temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste -lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus -épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle, -très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante -et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se -dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais -bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme -des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher -aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence -continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette -gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria: - ---Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de -vous présenter M. Jean Mintié, mon ami. - -Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix -très douce, qui me remua délicieusement, elle dit: - ---Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup. - -Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et -bêtes, Lirat, narquois, intervint. - ---Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son -livre? - ---Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien. - ---Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas? - ---Ah! non, par exemple! - -Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce, -ainsi qu'un égosillement d'oiseau. - -Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il -tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si -délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à -l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne -sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand -artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement -hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En -revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité -me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse -affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à -mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de -parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de -conversation. - -La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier, -s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux -ou trois d'un air de dégoût. - ---Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à -peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties? - ---Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas. - ---Merci!... Et quand faites-vous mon portrait? - ---Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe. - ---Monsieur Lirat? - ---Madame! - ---Savez-vous pourquoi je suis venue? - ---Pour me débiter des tendresses, je suppose. - ---D'abord!... Et puis? - ---Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat. - ---Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous? - ---Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément, -cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut! - ---Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre -refus. - ---Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas? - ---Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous. - -En passant devant moi, elle me tendit la main. - ---Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept.... -Je serai charmée de vous voir ... charmée.... - -Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles -un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de -son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de -son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir. - -Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je -feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées, -passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne -me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si -j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée, -elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève -apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris -sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la -nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce -quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter, -je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre, -lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour. - ---Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je -m'efforçai de rendre indifférent. - ---Quelle femme? dit Lirai. - ---Mais celle qui sort d'ici, parbleu! - ---Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres. - ---Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui -elle est.... - -Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment: - ---Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle? -... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à -des renseignements biographiques, la police des moeurs vous en fournira -autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que Mlle -Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle -trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles -Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et -dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les -autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par -conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là, où -vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus -et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs, -comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de -cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi -une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs -et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que -vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa -bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire -à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et -qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, -et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le -malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité -de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en -se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse -d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des -lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le -tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre, -mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié! - ---Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini -sa tirade. - -Et bêtement, j'ajoutai: - ---On dirait que vous en avez beaucoup souffert! - -Lirat haussa les épaules et sourit. - ---Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon -bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et -cela m'a suffi.... comprenez-vous? - -Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses -yeux. Il reprit: - ---Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met -le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, -dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux, -sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien -volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des -hommes de notre race, des grands coeurs et des grands cerveaux, perdus, -étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous? - -Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile. - ---J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts -pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur -génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal -hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans -le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous -les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables, -les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se -traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent -leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous -la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser -d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons; -c'est fini, je ne peux plus travailler. - -Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et -colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à -coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang, -s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par -saccades, de sa bouche qui se contracta. - ---Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes, -s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés -des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits -féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La -mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La -mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes, -qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans -dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de -l'épouse.... - -Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses -mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou -imaginaire, follement, terriblement, il cria: - ---Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes.... -Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes. - -Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied. -Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé. - ---Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de -vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous -n'êtes pas une femme.... - ---C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette.... -Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?... - ---N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne -à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant -qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les -enfants.... - ---En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un -peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me -demanda: - ---Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon -bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement. - - * * * * * - -Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par -hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement -expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable -et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point -affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le -résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de -notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique -des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané -du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement -assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il -pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent, -vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de -votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par -un désoeuvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au -bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la -pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre -existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai -souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels -amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet -endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez -moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui, -l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne -serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où -j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je -pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma -destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans -mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel -le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me -souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je -me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je -portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais, -je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les -taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber, -en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent, -même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant -le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un -retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves -et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous -avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, -avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh -bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos, -l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai -beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications -physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il -s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, -un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe -absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la -raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent -savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance -de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et -faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre -cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la -poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?... -Mais il ne s'agit point de cela. - -J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais -plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était -le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur -mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose -d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte -de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en -fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et -des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer -des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette -impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne -fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante -d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, -un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à -qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré -vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi -aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune -tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment -pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, -écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la -mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat -m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels -qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, -dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le -monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je -jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le -fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais, -vis-à-vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante -inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels -sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine, -qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des -allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours -hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si -Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un -compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire -se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais -bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette -affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en -rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque -douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au -meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide -orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais -à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi, -affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis, -j'étais le seul dont il recherchait la société. - -Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se -rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les -formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,--je me -trompe,--très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art, -libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes -les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science -prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les -amateurs du _joli_, de la grâce quand même, de la correction glacée des -ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand -art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de -l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au -corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, -qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses -griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux -monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel -accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement -si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de -terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en -va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa -guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de -fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur -l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, -lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses -personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur -eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans -des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages -roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil, -des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait -de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La -première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans -une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique, -poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu--car il -y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,--et l'on se -contenta de rire. Bientôt, la _blague_, qui exprime toujours l'opinion -moyenne, dans un jet d'immonde salive, la _blague_ vint remplacer très -vite la menace des poings tendus. Alors, devant les oeuvres superbes -de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les -gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, -comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport--car -c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur -monde--fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers, -dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de -terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de -désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que -les femmes--les filles aussi--ne pussent prononcer qu'en rougissant -ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les -vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, -de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque -dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres -bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé! -Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité -charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse -aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs -qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux -joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et -le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. -A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho -du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris, -d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant: - ---Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu, -la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?... -On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour -d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire, -Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le -reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau. - -Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, -avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi -acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et -son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en -demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu -qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers -lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si -humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût -pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice, -il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait -cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit -aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, -dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article -était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait -que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et -qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste. - ---Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces -critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez -qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce -qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça -le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture, des bottes ou des -chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça! - -Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et, -plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec -un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du -public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît -une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété, -cette résignation apparente masquaient de sourdes rancoeurs. Au fond de -cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines -formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le -monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère -y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de -sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des -énormités de _débinage_, qui risquaient de le rendre odieux; parfois, -c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule. -Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est -une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette -loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie -d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent, -mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité, -d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger -des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui -attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient -épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque -jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines» -qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés -admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par -les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à -les répandre. - ---Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue, -cette fois. - -Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut -qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé -d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant. - -Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui, -j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer -Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans -lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que -fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir -en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il -devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps -se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, -striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous -profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai -regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là, dans cet -atelier tout plein de son génie; là, sous mon regard avide, qui le -guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!... - -La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les -portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les -ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. -Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la -parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré. - ---La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins -effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié! - -Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse -sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la -toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère. - ---Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied.... -Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on -dirait que je concours pour la médaille d'honneur. - -Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela: - ---Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire.... -Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme -de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner, -comprenez-vous?... Allons-nous-en. - -Comme nous nous trouvions au bas de la cité: - ---Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je. - ---Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main. - -Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative -d'un député qui vient de discuter le budget. - -Ce soir-là, je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. -Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la -chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à -ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. -Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où -j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier -de tueur d'hommes.... Cinq années déjà!... C'était d'hier, pourtant, -cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces -plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, -lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au -Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!... - -Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, -et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la -hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible -angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais -laissé déborder tout mon coeur, et cette lettre qui lui eût apporté -une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!... -Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure -avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, -il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons -passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait: - ---Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard? - ---Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite.... - ---Mais non, père Ribot.... Il est en retard.... - ---Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben. - -Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait -pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que -celui-ci s'approchait, le coeur de mon père battait à se rompre. - ---Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié! - ---Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon -garçon.... Cherche ... cherche bien.... - -Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les -paquets, à les retourner.... - ---Rien!... mais c'est incompréhensible! - -Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en -poussant un soupir. - ---Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait; -songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu! - -Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à -la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes. - ---Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars. - ---Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean? - ---Moi non plus. - ---C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?... -Voyez-vous ça?... - -Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à -demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage, -cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus -extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des -informations données par le journal; on consultait les anciens soldats, -qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et -prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus -tranquille. - ---Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour -sûr colonel. - ---Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en -demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!... - -Un jour,--on ne sut jamais comment cela était arrivé,--Saint-Michel -se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut -de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir -de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il -s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix, -attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles -de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez, -allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles -de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement, -s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de -Marie qui sanglotaient!... - -Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je -m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison -à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement; -ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des -discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique -société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, -et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me -chapitrait ainsi: - ---Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins, -toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de -ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux -même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans -quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je -t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens -qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du -conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette -canaille-là.... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien -pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes.... -Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu -me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est -malsain, par là!... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille, -pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?... -Ne voilà-t-il pas une belle affaire? - -Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise, -agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait -plus redoutable que les cornes du démon. - -Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées, -mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité -intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre, -en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, -et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. -Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait -fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais -tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue, -brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et -de Marie.... Et me voici de retour à Paris!... - -Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du -curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations -confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais -quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis -plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein -de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup -d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître -trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure -condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède -aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller. -Très souvent, je me demande ce que je fais là, en ce milieu qui -n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si -charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines -qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que -j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme -n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui -s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans -le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers -artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on -célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement -cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une -vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi, -devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, -cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes.... -Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs boeufs, les porchers et -leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant -la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui -passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et, -de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un -chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je -ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes -les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui -qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours, -des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, -impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable -du coeur de l'homme, le trompe-l'oeil des tendresses, le mensonge de -l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule -d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations, -fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai -publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui _s'est bien vendu._ -Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis -paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris -des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me -tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace -avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon -front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. -Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation -de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé, -la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie -absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis -par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du -Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du -Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du -volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les -caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la -pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée -ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, -dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité, -l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc -triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais -hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car -l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette -oeuvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition -bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne -laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels, -de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je -n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce -livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de -ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit; -elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et -des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du -violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est -beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais -ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai -cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement -de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me -vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais -pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes -luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me -perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, -toujours!... - -Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme -une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de -petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la -rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus -les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux -heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi -étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand -accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à -cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de -m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que -j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me -réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai -de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes -du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes -yeux, à une danse fantastique. - ---Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de -mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi -donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis -au coeur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant -eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la -nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre -lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils -ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer! - -Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel, -la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent, -et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient, -s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres -de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai -les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait; -toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la -contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là-bas dans la chapelle? Et -ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses -ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le -chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses, -ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que -j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais -enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle -germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait -jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur -de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que, -d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres, -toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour -qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant. - ---Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore, -comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour, -puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus -aimer. - -Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en -faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les -meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait -maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des -yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre, -sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de -mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un -parfum violent. - ---Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de -cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée! - ---Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en -prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle! - ---Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe -lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues, -son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des -mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules. - ---Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc! - -Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements -de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un -rire clair, sonore, précipité: - ---Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq -à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles. - ---Et elle me lança sa capote de loutre à la figure. - -Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine -sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe -continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le -tapis, les pages en l'air. - - * * * * * - -Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans -mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant -cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant -quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus -déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et -telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat, -avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai -même de la tristesse,--non pas de la tristesse, un regret, le regret -qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées -et dont les pétales joncheraient la terre boueuse--car je ne pouvais -penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes -de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à -qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était -entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse -des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, -d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans -hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa -robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime, -faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement -verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux -tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant -de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, -ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va -bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!... -Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec -de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant -autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique, -protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup, -tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, -et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y -rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien, -une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres -ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, -aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait, -après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait, -m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la -destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût -ce qu'elle voudrait, Mlle Juliette Roux!... Elle n'était -ni ma soeur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi -par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme -un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en -vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon -de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se -trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses -exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et -son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le -racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien, -ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve -amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et -Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée; -il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme, -librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait, -ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée: -«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans -l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces -mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire -à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation -fausse, la calomniait odieusement, j'eus le coeur serré, une grande -pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...» -Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il -avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis, -après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle -eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au -diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée -d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en -aurais-je eu, je vous le demande?... - -Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré -le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de -brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes -passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, -quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à -celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et -par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à -les suivre de l'oeil jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au -coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, -mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main -à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,--oh! ce n'était pas -le coup violent au coeur, qui arrête la respiration, vous casse les -veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque -chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les -yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette.... -J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant -très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi -bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait -menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des -histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait.... -Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle, -et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres, -les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses -lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai -vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là, j'espérais rencontrer -Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais. -De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais -qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette -foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et -je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir, -ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois. -Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une -assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs -sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, -disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, -un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts -d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières.... -Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience -m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la -même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait, -s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me -décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où -elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond -d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre. - ---Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé. - -Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une -femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je -voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace -baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me -disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter, -descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la -moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été -une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste -et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le -suivre. - ---Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez! - -Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques -secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors -une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau -très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, -fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut -dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'oeil méprisant, -elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même, -tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était -pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très -désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade! - -Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus -longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et, -pour la première fois, le noeud de ma cravate me parut une chose grave; -je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation -soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai -que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une -façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait -une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais -assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire -de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était -bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on _se -mettait bien_, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations -me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez -moi, mais, ce soir-là, mon appartement, je le jugeai trop petit, trop -silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de -bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient -des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient, -jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les -fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où -des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures -et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout, -j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de -leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets -lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si -délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert -rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose -tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement -entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune -homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire -prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à-dire à le -marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire, -je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul -charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme -peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je -retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une -souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me -reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là, de m'être -cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne -pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si -faciles à prendre et si douces à savourer. - ---Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon. - -Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant -s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il -m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte -s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je -dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en -effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais.... -Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu? - -J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion, -une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais -je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la -littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris -souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile, -mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme -de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même -romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de -la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me -faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est -au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire, -un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond. -Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur -dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un -discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas -égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous -rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé -en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il -s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à -force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D... -fichait là, hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait -là, vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la -même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles -oeuvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses -plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui, -en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là? - -Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner, -ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui -donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières, -je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait -une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid -du dehors, le coeur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je -jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait -de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des -investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un -entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après -avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des -baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse, -déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué -le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas -ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la -physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût -noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est -Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa; -je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient -l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté -canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde, -une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je -m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme -que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un -ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à -lui. - ---Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher. - ---Oui, elle n'est pas mal. - ---Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'oeuvre, mon cher, un -chef-d'oeuvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second -acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation -d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les -toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic! - -Il se frappa la cuisse et claqua de la langue. - ---Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant! - -Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes, -des divers acteurs.... Au moment de nous séparer: - ---Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une -certaine Juliette Roux? - ---Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?... -Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas. - -Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la -Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les -plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient, -sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de -riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine -de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait -je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin, -brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même -main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait -l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une -chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, -suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta -du coeur aux lèvres; j'eus honte d'être là, et je comparai aux allures -ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la -douce Juliette, là-bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou -perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette -voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais, -je vous connais beaucoup.» Je me levai.... - ---Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me -mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une -femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au -restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne. - - - - -IV - - ---Madame Juliette Roux, je vous prie? - ---Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique.... - -Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser -une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce, -où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand -abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique -remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan. - ---Je vais prévenir madame, fit-elle. - -Et elle disparut, me laissant seul. - -Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite -me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais -voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive, -que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois, -j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien -arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage -m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la -porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé -du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise, -évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans -doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?... -Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon -intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre -mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là!... Si -j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai -la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était -un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression -que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec -ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le -plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée, -les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids, -posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination, -des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût -vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre -deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la -poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, -du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour -du luxe cher et grossier, là, une tendance regrettable à la romance, à -l'attendrissement _bébête._ C'était à la fois navrant et sentimental. -Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le -disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces -appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre -de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là -amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie -une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie -d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur -un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et -Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut.... -Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me -reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me -tendit la main: - ---Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne -m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet -original de Lirat? - ---Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous -rencontrer chez lui.... - ---Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!... - ---Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai -travaillé tous ces jours-ci. - -Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique, -j'ajoutai, en matière de défi: - ---Quel grand artiste, n'est-ce pas? - -Juliette laissa passer cette exclamation: - ---Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a -dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous -aperçoit nulle part, monsieur Mintié. - -La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit -presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu -scandalisée. - ---Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un -artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!... -Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois, -figurez-vous.... - -On entendit un faible jappement derrière la porte. - ---Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation.... -Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous -présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy? - -Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes. - ---Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy? -Venez, pauvre Spy!... - -Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, -qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes -d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait -comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, -soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de -collier. - ---Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié! - -Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête, -et aboya hargneusement. - ---C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien -donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...? - -Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy -finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le -caressa, l'embrassa. - ---Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri! - -Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant, -frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant -dans l'oreille des choses douces et berceuses. - ---Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à -votre petite mère!... - -Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui -s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses. - ---Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien -gentil! - -Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la -malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda: - ---Vous aimez les chiens, monsieur Mintié? - ---Beaucoup, Madame, répondis-je. - -Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de -Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il -était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir. - ---Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous -saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne.... -Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute -noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet, -monsieur Spy? - -Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après -avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant -presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe. - ---C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!... - -Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette -à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que -je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il -était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air, -alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se -penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long -de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus -virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit, -volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, -mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante -douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la -dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple, -nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce -qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et -adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même -indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile -de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un -mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté -et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment, -j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des -Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette. -Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait, -en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta, -bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent, -immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main -plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du -corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre -dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite -du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour -chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit -aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide. - ---Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en -me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre, -aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée. - -A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour -Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus -d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue -Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je -fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais -plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie -désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette -était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait -des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne -définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat, -en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts -honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon coeur s'était ému. -Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible -sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux -secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de -devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série -de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un -affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, -sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son -rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!... -ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des -tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais -des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, -parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... -Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais -aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât -pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais, -d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une -page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une -allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni -l'occasion de cette ... politesse. - ---Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de -Lirat.... - -Lirat me reçut les bras ouverts. - ---Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner -avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la -soupe aux choux. - -Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me -débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans -la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta: - ---Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir.... -Viendrez-vous demain à l'atelier? - ---Certainement. - ---Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la -peinture, comprenez-vous?... - ---Vous entrez dans le commerce? - ---Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié! - -Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras. - ---Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, -Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... -Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est -de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et -les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui -éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, -le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la -nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte? - -Lirat haussa les épaules. - ---De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales -mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux -doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle -blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le -dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe -pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent -pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs -salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà!... -La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans -les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, -sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à -l'atelier?... - ---Certainement. - -Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de -bruit et de paroles.... - ---Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme -toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les -ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis -gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui -déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai -... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?... -avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée -de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate -blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle, -haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes -les faces de la luxure, toutes!... - -Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit: - ---Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?... -J'appelle ça l'_Amour_, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?... - ---Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je. - ---Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit -Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner. - -Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli -d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance, -sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs -jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que -j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai -cas. - ---Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous -quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de -son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il -n'y a encore que ça, allez!... - -Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris -l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner. -L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était -effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien -accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux -bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, -que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait -qu'un grand vide se creusait, cette journée-là, dans ma vie.... Non -seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus, -elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette -conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela -m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de -la naïveté et des qualités aimantes de son coeur. Je finis par parler, -moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je -m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates -qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où -ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup, -auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais -je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et -elle disparaissait aussitôt. - -Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, -jusque-là. - ---Non, non! disait-elle. - -Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux -tristes. - ---A quoi bon, mon ami? - -J'insistai, suppliai. - ---C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de -la connaître. - -Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas -de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle -consentit.... Ah! quelle tristesse! - -Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui -menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle, -Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les soeurs.... Le père -buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes -terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que -les soeurs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la -fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable -existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et -quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard, -le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer -cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...) -elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur -et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant -vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles. - -Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je -lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion, -aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père -infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je -sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes -vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce -fut une heure exquise. - -Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois -femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier, -grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon. - ---Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me -sauve. - -Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par -gestes brusques. - ---Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert.... -Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en -pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère -me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»--«Ta mère! -que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma -part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la -même occase.... D'ici là, elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il -pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a -pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous? - ---Merci. - ---Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur, -bonjour, petite.... - -Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup. - ---Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette. - ---Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse. - -Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient -toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne -tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette -prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je -l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse. -Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux, -était le boute-en-train de la _bande_ et tous s'inclinaient devant -son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander -à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait -fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne -les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il -n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que -cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un -jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que -les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi, -volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien, -je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et -n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!» - -Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature -douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de -déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon -chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main. - -Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là, dans le salon rouge, -sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de -longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait -la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les -dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes, -sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient -sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique. -Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de -délicieux engourdissement. - ---Ah! Juliette! Juliette! - ---Voyons, mon ami, voyons, soyez sage! - -C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent.... - -A quelque temps de là, Juliette donnait un grand dîner pour célébrer -la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse, -agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle -répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il -était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais -demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le -dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre. -Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un -éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout -à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle. -Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée -frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je -m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant -à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte -furieuse. - -Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée: - ---Viens demain! dit-elle. - - - - -V - - -Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter -là.... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de -hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté -me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts.... -Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir, -jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y -reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent -sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je -ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et -par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont -besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie, -elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les coeurs -nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis -aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un -jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant -de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut -de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère, -quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de -paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel, -le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts, -j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens. - -Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais -convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature, -une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile; -la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus -qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le -travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman, -deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je -vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que -X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient -fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman, -de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais -d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes -les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention -universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais -Juliette et les chefs-d'oeuvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les -royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de -Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit -des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus -tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta -que Malterre, bien triste, voyageait en Italie. - ---Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se -tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur, -moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là, vrai! - -Et il ajouta: - ---Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son -ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce -que je ne comprends que les duels à mort. - -Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence, -indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche; -il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure. -Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un -souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me -poser ces points d'interrogation. - -Une vie nouvelle commença. - -Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans -sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout, -l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer. -Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je -n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que -j'en dis, elle exulta. - ---Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et -puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi -ta petite femme a songé? - -Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante: - ---Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé -que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un -joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à -nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant -ce temps-là, près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie -et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles -idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage, -si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est -moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur -nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon -Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges.... -Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous -coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera -bon! - -Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave: - ---Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher, -juste! - -Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper -de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous -courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures, -discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce -qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués, -aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement -de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la -retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle -répondait aussitôt: - ---Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là?... les femmes, ça -sait bien mieux. - -Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe, -effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres -fausses, et qui était immense. - ---Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez -nous, lui disais-je. - ---Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri? - -Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une -conversation, pour me demander: - ---Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut? - -Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me -tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante. - ---Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder, -toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes -que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!... -Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te -rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne -savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge, -la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de -trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi -... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier -jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas -qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?... -Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!... - -J'avais le coeur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, -que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne -pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, -pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli -de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je -craignis de l'avoir froissée. - ---Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme -ça?... T'ai-je fait de la peine? - -Et Juliette, désolée navrée, gémissait: - ---L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons -oubliée! - -Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les -tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la -tapisserie. C'était adorable. - -Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages -disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne -sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la -transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se -montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la -noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre -vibrait comme pour des maternités redoutables. - -Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose -extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir -d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt -toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre -la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été, -durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?... -une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il -réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus -persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les -lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur -les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,--au matin de notre -première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu -aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage -qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, -d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent, -ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près -de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première -fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la -première fois, je puis, le coeur attendri et reconnaissant, la chair -encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à -moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est -quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très -grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique, -semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le -même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est -dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de -Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième -fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi -entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que -je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la -cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum -mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire, -elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me -penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que -l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle -en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si -odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture. - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du -corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le -drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un -coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que -Juliette ne soit morte! - ---Juliette! - -Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et, -tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit -je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent -des _de profundis_. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je -crie, je crie: - ---Juliette! Juliette! - -Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve: - ---Jean!... mon Jean! - -Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je -l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie: - ---Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne -dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi, -parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien -fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure. - -Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se -rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus -puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute -le coeur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne -s'évanouit qu'au jour. - -Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai -ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine -extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur -des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les -paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me -disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante: -«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par -moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras -l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette -chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va! -va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale -de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui -la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car -l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais -une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image -m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des -détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation, -je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette -aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me -dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs -de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me -donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à -lui. - -Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en -finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent -des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes -avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de -toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures -de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour, -nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il -était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre -continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, -cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge -croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de -ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce -piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, -et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage -de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des -mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette -tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je -n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes, -je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien -au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me -prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je -me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un -entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle -et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir -qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en -commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle, -moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation -qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat -de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous -allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de -pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille, -aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses -aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et -charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait -en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si -naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées -moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont -les nocturnes hiboux. - -Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue -Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque -pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et -les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et -moelleux. - ---Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri.... - -Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les -cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait -le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris -d'admiration, des extases! - -Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes, -afin de se rendre compte de l'effet, _aux lumières_, ne se lassant -jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre, -notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce -furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin -méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste -consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets -pour moi.... - ---Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume. - -De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que -l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée -du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles -études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon -bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée. - ---Que fais-tu là, mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un -appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là!... Oh! -cache-les.... - ---Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en -terre cuite? - ---Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça -a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite.... -Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!... -D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de -Lirat, ça me donne mal à l'estomac! - -J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les -défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec -Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux -tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets. - -Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque -chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les -tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux -larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy -dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien, -pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en -un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait -de me dire: - ---Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé! - -Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue -sincèrement, elle murmura: - ---Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu -entends bien.... Comme nous allons être heureux, là, dans notre joli -nid!... - -Le lendemain, Juliette me dit: - ---Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne -voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir. - -C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais, -ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me -retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous -assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!» -mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais -pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de -fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai -chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution.... -Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!» -Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois -s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant -de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire -gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment -supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!... -Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement -déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?... -Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main, -lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes -les générosités de son coeur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et -puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien! -chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin -l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question -de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce -seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette: - ---Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense! - ---Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais, -tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins -sur nous! - -Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, -le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue -pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg -Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je -dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés, -j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette -visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que -Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte -et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette -idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la -porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, -je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat, -répondit: - ---Entrez! - -Mon coeur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus -m'enfuir. - ---Entrez! répéta la voix. - -Je tournai le bouton: - ---Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc.... - -Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre. - ---Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à -vous. - -Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi -le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos, -pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme. - ---Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat! - ---Mais oui, mon cher Mintié. - ---J'ai déménagé.... - ---Ah! - ---J'habite rue de Balzac. - ---Beau quartier!... - -J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces -... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une -tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai. - ---Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!... -qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette.... -Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!... - ---Mes compliments!... - -«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une -voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement, -pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme -il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et -son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, -sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il -continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là, il le savait depuis -longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait, -et--dois-je l'avouer?--froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se -leva, et se frottant les mains: - ---Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il. - -Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux -yeux. - ---Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi -... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande -pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me -faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce -que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela -qui m'en a empêché ... Comprenez-vous? - ---Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas -du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous -faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien.... - -Je m'exaltais: - ---Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon -seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!... -Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce -donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas -la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est -bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des -naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez -point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes -les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour -moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que -je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir -vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!... -Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en -supplie! - -Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me -regardant tristement: - ---Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me -dites-vous tout cela? - ---Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous -aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes -toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme -autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez! - ---Non! fit-il. - -Et ce _non_ était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de -pistolet. - -Lirat ajouta: - ---Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ... -vous savez ... le divan est là.... Les larmes des pauvres diables, ça -le connaît.... - -Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et -de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts -que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, -de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout -mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là, -hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette -porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose -venait de mourir. - - - - -VI - - -Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle -s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, -ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle -s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune -distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi -occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle -se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues -heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa -glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un -instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des noeuds compliqués avec -les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu -emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin, -que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être. -Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance -que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait -peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme -voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une -cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents -en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette -de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée, -vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient -beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, qui -prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier ses -malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, sa fille -qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, notre table -très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, nous avions du -monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très chers et très -prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités inconvenantes, -une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette et Célestine. -Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait des histoires dont -celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités malpropres des maisons -où elle avait passé, donnait des conseils.... Chez MmeK... on faisait -comme ci; chez Mme V... comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes -places», on peut le dire. Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où -Célestine cousait, et elle restait là, des heures entières, assise sur -une pile de draps, à écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... -De temps en temps, des discussions s'élevaient à propos d'un objet -dérobé, d'un manquement au service. Célestine s'emportait, lançait les -plus grossières injures, tapait les meubles, glapissait de sa voix -esquintée: - ---Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles, -ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de -toi, et puis de ton nigaud, là-bas ... qu'a l'air d'un melon!... - -Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours. - ---Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de -suite. - -Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle. - ---Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais -si gentille pour elle! - -Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui -recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait. - ---Bien sûr que c'était une rude salope que Mme la comtesse! -Ah! la salope. - -Un jour, Juliette me dit: - ---Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un -ver, la pauvre! - -Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, -la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui -qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes, -des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait -vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts -passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les -satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans -les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la -façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose -vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les -plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces -fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me -laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la -voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes -autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de -grâce! - -Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous -des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes -succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les -chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient, -s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires. - ---Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes -regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça, -c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne -crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait -faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un -corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que -cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ... -cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien. - -Elle étrenna, au théâtre, une robe qui _fit sensation._ Tant que dura -cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je -sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur -Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, -de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme -qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et -jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le coeur mordu -par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât -dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre -et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de -la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour. -Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me -trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.» - -A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps, -longtemps, je la tins pressée sur mon coeur, répétant sans cesse: -«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le coeur de Juliette ne -m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des -larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, -un peu fâchée, me dit: - ---Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es -pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce -qu'il te faut, alors? - -Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. -Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par -Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je -les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me -convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je -le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée. - ---Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les -autres par leur petit nom.... Mais elle disait _Monsieur_ Jesselin avec -un grand respect. - ---Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît, -il m'agace ... il est absurde ... Voilà, je pense, de bonnes raisons -pour ne point désirer voir cet imbécile.... - -Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un -homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui -entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je -venais de proférer un abominable blasphème. - ---Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si -sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas -qu'il est de la Société de Géographie? - ---Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie? - -Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses -yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait -davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit -simplement: - ---Gabrielle est mon amie. - ---C'est bien cela que je lui reproche! - -Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, -tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un -sourire ironique erra sur ses lèvres. - ---Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux, -n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons -jamais, déjà!... Nous vivons comme de vrais loups!... - ---Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je -leur dirai de venir.... - ---Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des -littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils -vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!... - -Je fus blessé, et répondis vivement: - ---Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du -talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!... - ---Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien! -Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre -avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer -vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire.... - -Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au -contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce -serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main. - ---Juliette! suppliai-je. - ---Eh bien, quoi? - ---Tu es fâchée? - ---Moi? au contraire, je suis très contente.... - ---Juliette! - ---Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal. - -Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la -parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler, -d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et -colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers -et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme -offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je -tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants -et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait -toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle -prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où -mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée -qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et -je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait, -ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus -douce, plus suppliante. - - ---Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!... -Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me -repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi. - -On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets -de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait -horriblement. - ---Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je -t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!... -Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne -t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux -pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les -soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi, -bats-moi.... Mais parle, parle donc!... - -Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots -s'étranglaient dans ma gorge: - ---C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est -mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir -éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!... -Voyons, Juliette, puisque je me repens!... - -Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque -surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais -maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une -bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la -main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang. - ---Juliette! criai-je. - -Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient, -malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la -déchirer. - ---Juliette! - -Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans -terreur. - ---Que veux-tu? me dit-elle. - ---Ce que je veux?... Ce que je veux?... - -J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des -draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je -me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et -baisant cette belle nuque parfumée: - ---Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu -reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!... -N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah! -je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!... -Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi -n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?... - ---Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le -reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu -détestes.... Des sales filles, et des crétins!... - ---Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au -contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux.... -Et j'irai prendre une loge au Vaudeville. - ---Non! - ---Je t'en conjure I - -Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre. - ---Eh bien! nous verrons demain. - -Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin, -Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre. - -Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné, -mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je -m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, -n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du -présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était -Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie -pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais -mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!... -Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur -les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence -avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le -cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de -ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles -et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle -très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son -esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés; -ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme -moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir, -à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie -profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par -heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où -j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement -était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais -réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à -mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps, -en anneaux visqueux.... - -Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que -décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un -treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre -jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur -moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée -qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. -Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, -et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur -la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des -angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de -barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les -troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur -lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur -l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux -ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le -jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue, -colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme -se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation, -puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa -robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je -restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames -terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, -broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je -me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un -artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il -marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait -vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette -femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette -parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un -air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je -le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses -lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement -dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique.... - -Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes -propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu -à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et -c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette -robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette -qui se posait sur mon épaule, comme un hibou.... - -Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure -toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des -soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent, -près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les -combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur -le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus -instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait -ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus -brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, -cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces -polies. - ---Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde -les jolis _nonongles_ à ta maîtresse. - -Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement -du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, -suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de -rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, -et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ... -Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait -devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un -étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce -point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore -goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que -j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de -mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une -âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement, -avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point -comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la -réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre -Juliette!... celle qui était là?... Ce joli animal inconscient, -ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec -attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu -déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce coeur et en mesurer -le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette -femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que -dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré -son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au -lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable -Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la -négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, -jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, -déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon coeur comme un -remords, sur tout _moi_ comme un crime?...» J'avais des envies de fuir, -de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,» -et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus -écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les -choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je -l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui -était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait -ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de -ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant -amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu.... -Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré, -accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres -sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les -guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas -été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de -le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de -couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette -ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une -pitié maternelle, d'une pitié infinie!... - ---Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si -gentil de faire un tour de Bois. - -Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une -ligne: - ---C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi -qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que -tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!... - -Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne -résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux -réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision -symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans -la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de -plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les -révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au -fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans -l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser -jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais -gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais -d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, -me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue -profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette -idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans -l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une -route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à -l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de -faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais -exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?... -Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter, -parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que.... -N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je -ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où -j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu -de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à -lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte -de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent -les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais, -jamais!» Et je m'y suis précipité.... - - * * * * * - -Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café -est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les -cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin» -de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; -des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, -malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche -sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs -cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les -jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées -de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, -sifflotent un air à la mode,--le refrain que, tout à l'heure, ils -ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, -des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à -la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et -des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer. -Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise -s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers -dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe, -comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de -cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires -de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs -de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment -croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale, -tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des -chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils -découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer -les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice -précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter -des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs -oeillades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A -l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place -vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote -une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux -entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude, -ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à -faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, -s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la -main, de-ci, de-là, se regardent dans les glaces, remettent en ordre -la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont, -l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus -riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désoeuvrement vivra -pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur -tête veule--que vergettent de petites hachures roses--appuyée sur la -main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes -et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines -des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, -tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, -à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion -est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de -passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, -de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. -Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les -débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les -dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations -fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, -toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent -et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien. - -C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de -parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la -journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la -nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où -ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître; -nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont -on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie, -l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre -appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. -Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli -de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait -par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de -destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs -ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs -étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, -des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des -serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues -aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, -effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait -aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait -des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites -pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette -avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations -vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme -de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce -n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des -regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression -de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces -milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, -avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, -présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, -toute une _chiennerie_ internationale et boulevardière que nous -traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.» - ---Que faites-vous ce soir? - ---Je vais avec la bande Mintié. - -Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit; -il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait, -d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails -honteux ou tragiques qu'il nous révélait. - -«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait -été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se -fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier -de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. -Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des -parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, -des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de -l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont -il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à -ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait -pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on -citait son nom, dévotieusement. - -«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est -éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à -peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au -Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi, -dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils, -voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes -aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille -folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin. - -«Un duc, celui-là, un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah! -le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme -un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, -s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a -peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses -quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, -en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et -les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les -bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme -charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces -services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre. - -«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la -pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci -fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui -est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et -un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés -bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a -cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son -éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait -tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, -car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en -coupe réglée. - -«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, -cet oeil éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres -avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord, -on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!... -D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques -gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient -folles.... - -«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ... -Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, -il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec -fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison -paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle -était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait -la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait -Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!» - -«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des -Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le -diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre -scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui -s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline! -Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés!» - -Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et -par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver -des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa -tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et -abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!... - -Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue -gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret, -las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les -attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre -de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?... -Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande.... -Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon -tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous -rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes. - -Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la -ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux -de bêtes géantes, tapies dans la nuit. - - * * * * * - -Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la -ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes -s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies -de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or -coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement -continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, -pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir, -peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité -est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je -redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus -que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de -lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son -air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion -robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible -d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui -n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je -m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons, -qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une -paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait -point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête -aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne -voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin, -au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma -tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec -d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise, -plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me -dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, -malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie -de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais -en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes -formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans -des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le -vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps -dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des -châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles; -l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la -hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait -brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais -des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de -dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux -hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces, -sanglotant. - ---Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me -quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en -deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me -tuerais! - ---Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon -chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?... -Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant! - ---Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!... - ---Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?... - ---Parce que.... - -J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris: - ---Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes -... parce que je ne veux pas!... - -Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette -avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier -de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions -dans le quartier: - ---Viens voir le beau bijou, me dit-elle. - -Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla -le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son -triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la -peau. - ---Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ... -cinquante mille francs.... C'est une occasion unique. - -Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon -bras, elle me retint. Et elle soupira: - ---Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme! - -Elle ajouta, avec un air de désolation profonde: - ---C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux.... -Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le -donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà! - -Je balbutiai: - ---Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!... - -Le visage de Juliette s'assombrit. - ---Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de -suite! - ---C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné.... - ---Comment? déjà?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça -passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou? - ---Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément. - ---Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour -le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix -mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État! - ---Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens! - ---Ah! fit Juliette simplement. - -Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en -ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout -un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, -m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un -implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je -me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et -la prison?» Je n'hésitai pas. - ---Entrons, dis-je. - -Elle emporta le collier. - -Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse, -et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer -de sa douce voix. - ---Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours -été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle -quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme -bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau -roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très -riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau -collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de -l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort.... - -Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là? Comme les heures -s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix -maudite des damnés. - -Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, -souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à -peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire -à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances -à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits -cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, -contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout -de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de -tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais -des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque -dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage -inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles -demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait -cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément, -effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de -souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur -tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans -parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son -amitié!... Et je me disposais à partir. - ---Eh bien, au revoir, Lirat. - ---Au revoir, mon ami. - ---Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs? -Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard. - -Et rapidement, j'ajoutai: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - -Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce -regard.... En vérité, il était douloureux. - ---Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les -prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs? - -J'insistai, répétant: - ---Je vous les rendrai demain ... demain matin. - ---Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents -francs.... Si cela peut vous être utile? - -Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de -tout un mois. Je répondis, le coeur déchiré: - ---Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ... -demain matin. - ---C'est bon, c'est bon!... - -J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander -pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme -un voleur, je l'emportai. - -Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, -couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que -je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais -retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de -lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit -pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs -qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, -calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie -l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais -fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans -la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!... -Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté; -il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais -pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en -rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle -forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu.... -Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée -par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, -ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les -grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées -droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s'ouvraient -comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et -radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent -vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les -jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux; -ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc -est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines -ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos -racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les -bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit -parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées -des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud, -la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop -froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un -rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette, -peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, -comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes -blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de -moi, honteux de moi!... - -Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus -mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la -guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs -haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes -peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, -dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes -fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés -et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des -verdures robustes; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant.... -Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela. -Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces -braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me -semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient -détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas, -relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait -Mme Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était -devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles -ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée.... -Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles -de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des soeurs ... l'église -... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse -noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le coeur me manqua.... Je -dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine.... -A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait, -colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants.... - -Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée; -Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage.... - ---Ah! monsieur Jean! monsieur Jean! - -Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise: - ---Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une -soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche. - ---Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas. - -J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, -pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix -était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton -de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter: - ---Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur -Jean!... Comme vous êtes beau garçon!... - -Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter -les nouvelles du pays. - ---Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau -ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle.... -Baptiste a été tué par un arbre.... - -Je l'interrompis: - ---Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain.... - -Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda: - ---Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean? - ---Comme vous voudrez! - -Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps, -longtemps, je sanglotai. - -Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé; -il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse -sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, -les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers -vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit -chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, -l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs -de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix -binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme! - -Il me montra une épine blanche, et me dit: - ---C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le -merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean? - ---Oui, oui, Félix. - ---Et pis la grive, itou, dame! - ---Oui, oui, Félix ... - -Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui -pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait -où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la -famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais -le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela? - -Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise -avec une agitation inaccoutumée. - ---Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie -le coeur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?... - ---Oui, Marie. - -La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux -mains sur la table, elle répéta: - ---Vous vendez le Prieuré? - ---Oui, Marie. - ---Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre -père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus! - ---Oui, Marie. - -Elle se recula comme effrayée: - ---Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean? - -Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa -plus la parole. - -Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je -repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à -peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes -ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin, -toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus -seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon -père et de ma mère. - -Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion. - ---Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!... -Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je -veux aller avec toi.... - -Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me -donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le coeur -me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer. -Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux. - ---Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis -perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que -quatre mille francs!... - ---Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, -pauvre mignon! - -J'éclatai en sanglots, et je m'écriai: - ---Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai! - ---Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je -pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te -désole pas.... - -Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant -plus douce: - ---D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre -mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons, -en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais -ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros -secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta -petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh -bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons -d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte, -Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute -école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois -qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon! - -Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y -accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves -incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un -instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, -vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je -conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur -la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement -impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, -qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron -des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me -venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés.... -J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des -théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon -nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé -par l'émotion, je m'endormis.... - - * * * * * - -Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au -moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une -préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il -donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations, -est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre -séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?... - ---Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte. - ---Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant? - ---Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade.... -Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas -longtemps.... Une heure à peine.... - -Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je -pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis -mordu au coeur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis: - ---Ne pourrais-tu attendre demain? - ---Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis! - ---Je t'en prie!... demain.... - ---C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle! - ---Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je -t'attendrai! - -Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en -vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec -douceur: - ---Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi! - -Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, -derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de -toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où -danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans -ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, -louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des -ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette -m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la -brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse -une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de -Sèze.... «Qui ça, Mme Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce -n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile, -je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de -tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je -pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?... -Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre -sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette -est là, devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre -... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de -sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit, -disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique, -toujours!... - ---Embrasse-moi bien, mon chéri. - ---Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure. - ---Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est -triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue -l'humidité d'une larme. - ---Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de -moi! - ---Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!... - -Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est -partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le -bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!... - -Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe, - ---114, rue de Sèze! - -Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le -temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais -pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance -lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et -vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là-bas.... -Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à -coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère -encore que mes pressentiments m'ont trompé, que Mme Rabineau -«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!... - -Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte -étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade -sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière.... -C'est là!... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!... -Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le -feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire -hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là.... Tout à -l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, -les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi -ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de -son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu -aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne -pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une -flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face -hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!... -La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux -ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges, -de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres -affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé -par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir, -comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures.... -Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, -dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à -peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!» -Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste -pas là. Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au -coeur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, -le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi -et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter, -le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps -d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des -morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et -à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des -granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles -pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu -le chapeau, la voilette, la robe. - ---Juliette! - -En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses -yeux me bravent: - ---Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là?... Laisse-moi! - -Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle: - ---Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse -sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers. - ---Laisse-moi! - -Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, -furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit. - ---Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!... -Sois bon!... Tu me tues.... - -Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons.... -Pliée en deux, elle est là, près de moi, qui sanglote.... Que vais-je -faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne -me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne -de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs -lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée.... -Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards -fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans -des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi, -pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore.... - - - - -VII - - -Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée.... -Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche -haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice.... -Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte -et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai.... -J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, -je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les -angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge -de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de -chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, -ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma -mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir -peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle -me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas -deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je -n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire, -quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me -quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je -lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une -enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la -voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher -que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et -fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée -d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont -tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur -mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?... -Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se -découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la -prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient -pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans -les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les -protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle, -sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui -commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux -que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne -plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au -néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas, -parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle -souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille -vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle -laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront, -épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières -ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs, -à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout! - -Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan, -mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes -s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme -Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire -«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va -t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe? -Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je -te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?... -Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah! -Juliette!... Malheureuse Juliette!... - -Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!... -Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui -dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus -nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle -était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ... -puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur -elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors -pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort, -plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, -une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi; -chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois -ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose -d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton coeur.... Ne -me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter, -de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur, -j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon -amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je -t'adore!...» Et je suis resté là, bête, aussi étonné que l'enfant à qui -l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu.... -A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus -tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est -maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si -mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu -folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui -donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!... -Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé -par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis -pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je -ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de -belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus -impérieux que ma volonté m'attire là-bas.... C'est que j'ai vu des -bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux -plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que -c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je -ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi.... -Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble -qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes -coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes -coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma -mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par -des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, -des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle, -continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner.... -Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu -avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin -que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par -une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes -caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je -comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu -de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même -qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?... -Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu -inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez -nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence -était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme, -faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà -ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer -une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de -honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de -repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!... -As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas -l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?... -Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui -est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour, -écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur; -tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement.... -Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli -d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne -t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....» -Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper.... -Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne -veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se -referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ... -autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz -brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des -jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très -pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette, -vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle -dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige -vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une -plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la -chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette: - ---Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean! - -Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je -l'embrassai. - - - - -VIII - - ---Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous -cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon -cher Lirat, sauvez-moi! - ---Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il? - ---Je veux me tuer. - ---Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux. - ---Je veux me tuer ... je veux me tuer! - -Lirat me regarda, cligna de l'oeil et marcha dans la bureau, à grands -pas. - ---Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change -..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste, -je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la -vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là-dessus je m'en -irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste, -vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que -les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans -la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les -autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles, -les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous -rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce -qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle -vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que -vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien -vous faire? - ---Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat.... -Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré! - ---Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales -dettes?... Vous les paierez! - ---Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré, -comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent -à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis -entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette -rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de -quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête -s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, -effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne -prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire -convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve -une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset -délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous -défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre -de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la -mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ... -et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser -... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans -les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue -... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les -ai épuisées,--oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à -peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge, -je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir.... -Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri, -je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, -pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des -mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté -ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés -se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ... -encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et -tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche -ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi -qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement, -appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame! -J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau, -j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!» -Et me voilà, dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans -savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des -ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, -machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les -volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des -surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres, -que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois -d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur -son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix -sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais -qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et, -sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, -des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle -nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé -la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais -rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de -police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de -leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées -les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient, -faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une -meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche, -je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues -ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient -sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec -horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt -à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc, -me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!--Vous savez déjà?...» -demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le -sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses, -Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont -laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi! -vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs, -elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la -croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle -pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux -courses ... plus jolie!... - -Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et -balançait la tête.... Il murmura: - ---Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en -aller.... - ---M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une -glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne, -chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!... -Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour -me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les -gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes -seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les -rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de -terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse -et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!... -je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus -ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je -m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, -en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la -ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me -suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!... -Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que, -plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux, -entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet -amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?... -Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous -seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans -le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de -la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le -linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, -à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut -que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un coeur, plus -rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui -réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans -l'ardeur des nuits sanglantes. - -J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons -sifflants ... néanmoins, je poursuivis: - ---Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette -d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de -la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se -révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant, -Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de -campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves: -«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, -comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et -délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une -petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules -qui pondront des oeufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle -fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et -elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des -chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur -un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce -serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient, -et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre -avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des -refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous -nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre -mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant, -va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé, -pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un -noeud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle -exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a -pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle -me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix -émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle -devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une -chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.--Je -te le jure.--Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce -qu'on a les pieds appuyés contre la planche?--Quelle idée!... Pourquoi -parler de cela?--Dis, dis, dis, je t'en prie!--Mais je ne sais pas, -ma petite Juliette.--Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais -jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne -veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je -serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche -... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu -auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là, -tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette -fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de -rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer -recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin -de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, -dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout, -Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma -honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et -tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au -Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que -vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière -fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les -fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une -robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux, -et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout -de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai -pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de _carottages_, -d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé -que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà, -j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, -chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour -de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent, -détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré -moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui -vont, l'oeil louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!... -Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très -nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les -désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et -profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une -fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une -poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec -ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de -l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup -de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, -complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des -croupiers et des souteneurs!...» - -J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête -sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi -... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence: - ---Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos -causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me -disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des -désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un -peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ... -vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage -passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me -faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez: -«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille -vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance, -une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui -ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des -mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme -vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes -rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous -les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!... -J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour.... -J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et -je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin -vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat, -que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!... - -Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules. - ---Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre -race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous -tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut -me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre -typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il -n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et -si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon -de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, -qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je -vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?... -Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je -connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites -... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les -accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas -un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la -rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus -de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh -bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui -l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris.... - ---Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je -l'ai tenté et je n'ai pas pu. - ---Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, -s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille! - -Il reprit: - ---Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle -Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon. -C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le -faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de -pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous -soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami, -vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les -commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, -des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de -retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours -pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves -gens de là-bas.... Et, si vous avez le coeur gros, pleurez, pleurez.... -Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom -écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à -rien!... En ces occasions-là, la littérature et l'art sont de mauvais -conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une -activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair -brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi -par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous -reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux -armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre.... -Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?... -Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous.... -Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez! - ---Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte.... - ---Eh bien, venez! - ---Je partirai demain, je vous le jure! - ---Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous -jetterez dans ses bras.... Non, venez! - ---Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme -ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les -souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des -heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà -tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je -m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas -beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour! - ---Non, venez! - ---Lirat!... mon bon Lirat!... - ---Non!... - ---Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans -argent? - ---Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai -là-bas.... Venez! - ---Que je fasse une valise au moins! - ---J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut.... -Venez! - -Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai -l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car -je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce -pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à -l'abattoir.... - ---Eh bien, et votre chapeau? - -C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que -j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que -les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient -l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles.... - -Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du -reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir -en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais -je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes -oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant, -près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant -de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des -lignes géographiques et bizarres. - ---Vous voyez bien, c'est là!... Alors vous suivrez la côte, et.... - -Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, -à mon exil, là-bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce -mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que -la vague remue. - ---Vous vous rappellerez? - -Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais: - ---Oui, oui, je me rappellerai. - -Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, -que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai -une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!... -Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment, -j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable -conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de -bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma -bien-aimée.... Lirat disait: - ---Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les -petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation -de martyrs, leurs.... - -Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup.... -Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura -averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ... -elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je -suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....» -Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les -larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais -les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant -devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je -tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait: - ---Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah! -vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, -leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer.... - -Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette.... -Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite, -suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une -mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne -pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean, -ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans -les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux -murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte.... - ---Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi.... - -Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait. - ---Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu! - -Il me poussa dans un wagon, referma la portière.... - ---Adieu!... - -Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se -poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire -... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et, -distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son -cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois -qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine, -de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de -crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le -divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir -luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on -vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de -la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse -les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en -souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au -haut d'un candélabre. - -Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et -je m'enfonce dans le néant. - - - - -IX - - -A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les -mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi, -immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des -vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent. -Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les -pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine -canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent -a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle -s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue, -crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, -avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, -l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et -les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté -le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles -s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A -ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au -Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de -verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre -ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel -le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'oeil devine des espaces -incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises -d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des -vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, -là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses.... -A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de -fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe, -et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de -gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent -violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève; -la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne, -bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue, -déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues, -s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant -sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des -bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des -flots, la plainte des avrilleaux et des courlis. - -C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que -la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je -viens là.... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent -et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et -charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer, -je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui -tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je -vois, et tout ce que j'entends. Je viens là, par habitude, poussé par -l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le -lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le -sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au -grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme -qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui -apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les -connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les -nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs -se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon, -au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y -a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos, -et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée -de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un -jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée. -Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis -utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que -le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est -allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres -attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans -ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage, -comme si j'étais indigne de disparaître en elle.... - -Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante -sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places, -par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne -bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les -reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une -multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface -tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des -hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis -la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le -bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que -le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses -arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, -soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches -et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre, -à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume -nacrée.... On dirait que la mer s'apaise. - -Et voilà deux mois que je suis là!... deux mois!... J'ai marché dans -les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe, -toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des -routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les -fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond -des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves -et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi -par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi -des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans; -j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la -mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et, -de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le -goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre -profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou.... -Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas -une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement, -il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui -m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge -le coeur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur -laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me -débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, -et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je -me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait -venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans -cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines.... -Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit: -«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La -nature est sans âme. Tout entière à son oeuvre d'éternelle destruction, -elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle -ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma -poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la -douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne -à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil -se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que -la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, -je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans -la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte -errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les -choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté; -je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois -surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, -d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la -veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; -des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller, -et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les -luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant -les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela -était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette! -Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues -qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!» - -Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères, -noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire, -semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la -mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense, -une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau -s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est -l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours -les mêmes charrettes que traînent les boeufs enchemisés de lin gris, -apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes -de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et -sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la -clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras -suppliciés.... - -J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave -femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait -vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants -et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait -l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât -un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, -le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de -tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque -jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de -serge verte.... - ---Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes -coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux -une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre.... - ---Comme vous voudrez, mère Le Gannec! - ---Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre -Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes -... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en -donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point -triste comme vous êtes!... Ah! dame, non! - -Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé -chez elle tout un automne.... - ---Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en -allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait -trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait -voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin! - -Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs, -simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation: - ---Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait -là, à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires. - -Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait: - ---Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide -marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun -qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros -temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la -_Marie-Joseph_. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il -avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et -digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les _soûlauds_, -et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire -aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions -deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de -dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être, -comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux -jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si -bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté -ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a -deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne -pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic, -aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce -pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les -jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin -et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je -demandais aux marins: «T'as point vu la _Marie-Joseph_, donc?--Non, -la patronne.--Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?--Je -ne sais pas.--N'y serait-il point arrivé un malheur?--Dame, ça se peut -bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors, -j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un -jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs, -gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer.... -Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes -deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés -roulés dans les rochers. - -Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que -fait-elle?... Éternelles questions! - -La mère Le Gannec continuait: - ---Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de -quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup, -votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre -Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez! - -Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait, -d'une voix grave: - ---Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là-bas, sur la -mer.... - -Moi, je songeais: - ---Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa -nuit! - -Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de -la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le -courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un -côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres -cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer -qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des -flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de -distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux -leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent, -en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles -carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des -clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe -avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux -blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans -un bruit de ferraille et de grelots, mon coeur battait.... «Il y a -peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et -le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait -plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa -casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un -libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle -ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles.... -Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une -suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là, je recevrais une -longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h, -et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, -les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de -larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait -son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat, -admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le coeur gros, sentant -davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par -mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à -ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur -plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler, -à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à -toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son -image incomplète, effacée par les baisers de tous! - ---Juliette! Juliette! - - * * * * * - -Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux -monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le -voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts, -noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent. -Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette. -Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la -taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe, -je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et -deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du -môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de -la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait, -je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt, -avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui, -jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont -les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers; -que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les -anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes -d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut.... -Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une -nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il -s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand -voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas -à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle -était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle -s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je -ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois -plus triste, je reviendrai.» - -Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec. - ---C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave -enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son -père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean.... -Vous savez, vous y avez été bien des fois.... - ---Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus? - ---Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la -demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va -mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu. - ---Elle n'a plus sa mère? - ---Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte. - ---Ils sont riches? - ---Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement -vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la -bonne demoiselle. - -Ce soir-là, je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec. - -Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces -jours-là, la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour -du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait -dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc -défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de -pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi -triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le -dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de -Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée -sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges -primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur.... -Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et, -peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre -chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du -bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses, -tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix -grêle des enfants de choeur, tandis que la jeune fille priait, comme -eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans -un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune. -Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et -sous les arbres qui chantaient. - ---Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai -demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je -t'aime! - ---Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne -faut pas m'aimer! - ---Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon -épaule, et allons ainsi toujours!... - ---Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que -la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache -dans la bourbe des eaux croupies? - ---Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai -choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de -toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté.... -Viens avec moi et je te donnerai le bonheur. - ---Non! non!... mon coeur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison -qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne -t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes -yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!... - -La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans -l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les -enfants de choeur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours -agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais -qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche.... -Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour -la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable -satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille -m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir. - -Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées, -dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je -marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière -que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des -conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures -nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires. -Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées -sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous -reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes, -les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait -au déchirement de nos voix. - ---Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus.... -Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie -violette, les cheveux en coup de vent.... - --Je t'aime! je t'aime! - ---Non! non! il ne faut pas m'aimer! - -Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient, -tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents -d'orage et des roulements de tonnerre. - -O cabotinisme de la douleur! - -Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient -plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même -rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, -toutes les deux. - ---Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi! - -Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient: - ---Je t'aime! je t'aime! - -Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le -vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous -les trois! - -Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à -face avec Juliette. - ---Juliette! Juliette! - -Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un -hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame -sa proie. - ---Juliette! Juliette! - -Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de -folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des -rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression -de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le -Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle -paire de bas.... Elle me dit: - ---Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai -préparé une belle écrevisse de mer! - ---Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas -de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous? - -Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se -déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite, -levait les bras au ciel, geignait: - ---Ah! ma Doué! Ah bé Jésus! - -Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur -le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et, -tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée, -folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une -lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer, -de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse, -lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me -jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de -maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de -vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à -tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un -moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de -souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là, tremblante, -toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés. - ---Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?... -Allez-vous-en! - ---Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez -pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je -pouvais vous être utile à quelque chose. - ---Eh bien, oui, je suis malheureux, là!... Est-ce que cela vous -regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi -tranquille. - -Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait -dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble, -craintive, redoublant de soins, soupirant: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre -pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités.... -Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère -affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait -l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi, -résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de -temps en temps, elle répétait: - ---Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur! - -Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le -couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la -fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon, -ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre, -et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. -La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme, -qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port -et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare -s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou.... -Et je me sentais bien malheureux!... - -Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma -lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes -de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne -viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des -dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient, -la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi -serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève -désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre -son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau, -mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?... -Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il -me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi -bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma -colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût -épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps, -un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne -manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible -que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune -force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais, -à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, -de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi.... -La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où -étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi -manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier -leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus -abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur -des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le -soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me -soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses -réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller -devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque -battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... - -La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer -la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le -roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une -voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une -sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin -passait.... Le postillon l'interpella: - ---Hé! la maison de Mme Le Gannec, s'il vous plaît? - ---C'est là, en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un -geste de la main et continua sa route. - -J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la -lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière. - ---Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est -Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette! - -Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue. - ---Juliette! ma Juliette! - -Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix -soupira: - ---Jean! mon petit Jean! - -Et je défaillis dans les bras de Juliette. - -Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché -sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait, -pleurait: - ---Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc -encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean! - -Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être, -inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un -grand bonheur,--je ne savais,--refoulait dans mon regard la vie qui -s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour, -de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle, -un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec -ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement -enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses -gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais -des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure, -une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en -vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en -larmes.... - ---Encore, que je te voie, ma petite Juliette! - -Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé. - ---Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré! - -La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne -s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder. - ---Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle. - ---Il faut les faire monter, mère Le Gannec! - ---On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la -vieille femme. - ---Tu en as donc beaucoup, ma chérie? - ---Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides! - ---Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir.... -Nous verrons demain.... - -Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à -chaque instant: - ---Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et -puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans -des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne -bouge pas, Jean, ne bouge pas. - -Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre -son oreille. - ---Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: _chuuu_! -dans tes coquillages!... Pourquoi, dis? - -Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers. - ---Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme -tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis -changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant? - -Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule: - ---Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi -tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui -bien tout, tout, tout!... - -Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur -la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que -j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête.... - ---Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un -caoutchouc?... - ---Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement? - ---Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que -j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te -prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera.... -Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!... -Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et -je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne -ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un -mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu -m'étourdir.... Je souffrais trop!... - -Sa voix prit une intonation brève: - ---Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de -lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami -Lirat!... Mais tu verras, tu verras. - -Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette -passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle -avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être -davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans -crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ... -et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se -résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que -je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant -l'interroger directement, je répondis: - ---Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois, -quand nous rentrerons à Paris.... - ---Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit -jours.... Ça m'ennuie tant! - ---Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ... -plus longtemps ... quinze jours! - ---C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon -chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai -pas une chose, une belle chose. - -Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit: - ---Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule -pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons -dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura -plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de -rente. - ---Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé. - ---Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille -francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois, -nous les aurons.... - -Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta: - ---Nous les aurons!... - ---Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le -mal que tu me fais.... - -Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur: - ---Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?... - ---Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela, -jamais!... - ---Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!... - -Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes -étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence -de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la -journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare, -pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant -pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en -costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des -fermes! - ---Il y a des bateaux ici? - ---Mais oui. - ---Beaucoup? - ---Mais oui. - ---Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les -nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre -se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et -des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris -me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant -triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés: - ---Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle -... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu -savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te -dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es -malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir -de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais. - -Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits -sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des -fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de -l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort, -ainsi qu'un chaud soleil. - -Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit -sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors, -comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette -désira rentrer. - ---Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter -ça.... Il me décoiffe et me rend malade!... - -Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à -en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle -étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues -brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je -souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre, -m'obsédait. - -Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le -soir même. - ---Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite, -commande une voiture.... Oh! quel malheur! - -Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile, -sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ, -sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière.... -Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire, -refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne -savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient -craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles. -Juliette s'assit sur mes genoux. - ---Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je -m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt, -je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je -reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un -cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta -petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne -m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu! - - * * * * * - -Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle -alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi. - ---Nostre Mintié! nostre Mintié! - -Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en -elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras. - ---Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça -que je meurs.... De ça! - -Et tendrement, la mère Le Gannec murmura: - ---Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous -soulagerait! - - - - -X - - -Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque -de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se -rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui -restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous -les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs -vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la -catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de -brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, -des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne -à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je -n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication -immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que -d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette -prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et -je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables -traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, -moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par -des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me -tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la -demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures -infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse -sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je -choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des -églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon -âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans -le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair -immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser -des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce -châtiment! - -L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de -palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas -de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes -fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation -infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets -et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche, -les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs -de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par -des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du -village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré -dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau -inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle -me retenait. - ---Laisse-moi! ai-je crié. - ---Pourquoi t'en vas-tu? - ---Laisse-moi. - ---Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi.... -Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de -toi.... Reste! - ---Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!... - -Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait: - ---Ah! ma Doué! il est fou! - -Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai -eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui -se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle, -tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques.... -Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses -nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide.... - -Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de -moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque -sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me -talonnent et je crie: - ---Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je -suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa -chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans -l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car -je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé -de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée.... -Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment -stupéfaite. - ---Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites -ici?... Êtes-vous malade? - -J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté.... - -Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive -avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien -enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là, tout à l'heure, -qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans -l'éternelle nuit du cabanon! - -Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut -que j'épuise sur elle cette rage maudite!... - -Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec: - ---Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent.... -Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que -je parte!... - - - - -XI - - -Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près -de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel -meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs -s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière -ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit; -mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un -aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences -inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait -tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle -bourrait de paquets d'iris. - ---Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de -nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont -là.... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis, -tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne -sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi, -que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je -te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre -en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si -ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là, ne m'attends pas.... -Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets? - -Et jetant un dernier coup d'oeil sur la chambre, elle était partie. - -Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en -rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes, -fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser, -le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses -étaient dans le même ordre. - ---Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as -encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine? - ---Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir! - ---Ce soir? - -Elle réfléchissait un instant. - ---Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop.... -Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me -désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi! - -Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, -comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, -tombaient dans l'éternité de l'attente. - -A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand -accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, -la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au -lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que -traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus -pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté, -dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore -l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me -jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune -du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue, -qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus -cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos -joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs -de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a -une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort -en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais -Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, -et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais -rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais -beau chercher, sur la vase remuée de nos deux coeurs, une fleur, une -toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne -la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette. -Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette -pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais -dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée, -comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle -s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des -projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un -jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son -âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous -en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je -travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des -romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais -de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais -descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des -quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une -somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette -chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus -tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable.... -Elle battit des mains. - ---Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement, -tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis -bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel -dommage!... C'est impossible! - ---Pourquoi donc est-ce impossible? - ---Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de -faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!... -Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!... - ---Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas -un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur -atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui -me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là, j'ignore -où tu es, et pourtant je suis là, où tu es, toujours!... Ah! si tu -voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce -qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!... -De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par -tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!... - -Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles -faisaient tinter à ses oreilles. - ---Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des -tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal.... -Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre! - -Tendrement, elle s'assit sur mes genoux. - ---Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les -déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je -suis bien malheureuse!... - -Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite -contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais -horreur et pitié.... - ---Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il -croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon -Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais -plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir. - -Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre -les regrets gémir: - ---D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de -l'argent, et tu n'en as pas! - ---Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai -de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en -attendant que je conquière une fortune! - ---Tu as de l'argent?... Fais voir. - -J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les -saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses -yeux luisaient, étonnés et charmés. - ---Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille -francs?...Mais tu es riche!... Alors.... - -Elle se pendit à mon cou, caressante. - ---Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un -petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me -l'acheter, mon chéri; tu veux, pas? - -Je reçus au coeur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le -plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de -demander: - ---Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire? - ---Deux mille francs, mon chéri. - ---C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même. - -Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit -précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché -sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas -m'avoir demandés, elle dit: - ---Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu -retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf. - -Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre -elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je -m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus -librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les -jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait -de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps -sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes -membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi -qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas, -en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas -d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les -cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui -retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de -pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la -fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré -les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite, -affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la -chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie -me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai: - ---Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus! - -Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence -nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre -le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter -mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir -si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de -dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans -la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des -piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image -immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que -Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais -impitoyablement, hors de mon soleil. - -Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je -ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais -rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par -les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je -me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi -longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à -la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû -rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes -inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de -hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se -moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait -terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante; -elle implorerait son pardon. - ---Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu -consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul -instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu -n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en! - -Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des -millions à la figure. - ---Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore! - -Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera: - ---Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce -que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse -si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se -poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié! - ---As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les -filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà -encore!... Tiens! en voilà toujours! - -Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la -main le geste de jeter des millions à travers l'espace. - ---Tiens, misérable; tiens! - -Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point -si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, -et que je ne sondasse, d'un coup d'oeil impatient, l'intérieur des -voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard, -mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De -nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la -bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce, -enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait -suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces -endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les -théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette; pendant -que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une -loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les -restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là, ta Juliette ... les -yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués, -et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....» -Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me -disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle -t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison, -chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec -d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez -les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien -qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes. -Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute -sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir -disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers -de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je -rentrai.... - ---Il n'est venu personne? demandai-je au concierge. - ---Personne, monsieur Mintié. - ---Pas de lettre, non plus? - ---Non, monsieur Mintié. - ---Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence? - ---La clef n'a pas bougé de là, monsieur Mintié. - -Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.» - ---Portez cela rue de Balzac.... - -J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à -reparaître. - ---La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée. - -Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le -canapé. - ---Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle? - -Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par -les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre, -projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux -se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes, -infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps, -subitement, avait cessé de marcher. - ---Elle ne viendra pas! - -De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus -roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés -passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le -trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre, -que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue.... -Aucun ne s'arrêtait. - ---Elle ne viendra pas! - -Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette -serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le -canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!... -Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture -s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le -couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la -chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée. - ---Allons, prends ton chapeau, mon chéri. - -Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par -l'attente, souvent, je la traitais durement. - ---Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels -bouges? - ---Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!... -Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te -retrouver? - -Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais: - ---Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais, -jamais! - -La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle. - ---Juliette! Juliette! - -Elle descendait l'escalier. - ---Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais -avec toi. - -Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais. - -Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces -bijoux, la fureur me reprenait. - ---Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches. - -Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds. - ---Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre -tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je -vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma -poitrine et voir ce qu'il y a dans mon coeur!... Juliette!... Ah! je ne -peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de -moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié! - -Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe.... - ---Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant, -je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte -de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme -qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses -terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais, -j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai -tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure, -la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où -tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te -dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu -changeras d'existence, et je me tue là, devant toi!... Écoute, je t'ai -tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui -faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves -d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux -bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te -demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma -Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu -connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est -riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a -aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver -Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne -craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?... - -Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet -errait sur ses lèvres.... Elle murmura: - ---Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens! - -M'en allant, je continuais de gémir: - ---Une bête aurait pitié!... Oui, une bête.... - -D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la -trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais -que quelqu'un était là, tout à l'heure, qui venait de partir; je -le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui -m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un -soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais -reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais -dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les -objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De -temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait: - ---Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais? - -Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais -l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de -mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait -sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras -héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants. - ---Viens-tu?... disait Juliette.... - -Ces nuits-là, Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que -d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute -petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait. - ---Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des -choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle -a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me -consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, -ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?... -Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un -chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui -chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean, -quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit -cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras.... -J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu -verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!... -Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!... - -Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux -du lit lui faisaient comme deux ailes. - -La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin, -des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents -de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!... -Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée; -j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix -chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et, -depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le -canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois -heures. - ---Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra -pas! - -Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus, -tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb.... -Là-bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures -descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat -courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je -vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer, -s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine -dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient -moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement. - ---Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien -dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle? - -Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle -avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et -elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais -suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles -larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme -de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles -encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de -mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus -damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de -proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur -coeur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent -l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque -chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la -mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un -répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de -ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la -débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste -et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet -inassouvissement farouche, cet _alcoolisme_ de l'amour inextinguible, -que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où -l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur, -on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et -raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. -Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, -brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût -communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y -goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais, -souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant -de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés -de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais, -avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui -ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur -vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se -dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges -afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans -le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit, -les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et -de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si -touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient: -«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans -le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de -bonheur, en l'oeil des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer -ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles, -ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais -dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits -employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un -peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu -de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais -aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu -avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail -rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas! -j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je -n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la -constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en -revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le -soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur -et du devoir.... - -Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur, -annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans -l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui -vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de -gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture -approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le -bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement -familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture -obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le -jour! - ---Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra -pas! - -Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes -battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de -dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier: - ---Oh! Juliette! Juliette! - -Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement -de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations.... -Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient, -bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que -la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait.... -Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette -s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour -me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des -choses à voix basse; et le médecin avait un air grave: - ---Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous. - ---Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean! - ---C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il -meurt! - ---Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites! - ---Il faut l'aimer, être bonne.... - -Et Juliette se jetait dans les bras du médecin.... - ---Non! C'est toi que j'aime ... viens! - -Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils -cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés. - ---Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant -à mourir?... - -Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour.... -Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants -glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le -couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai. - -Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je -n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de -regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère -Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et -repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et -je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre.... -Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient -fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de -mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes -d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette -... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette -avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!... -Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des -tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté -l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme, -je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux -petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes -malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je -restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose -épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un -sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était -tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans -raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la -maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la -mère Sochard qui m'ouvrit. - ---Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de -suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est -moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!... -Dites-lui.... - -La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait: - ---Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là.... Madame -n'est pas rentrée.... - ---Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi, -hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous, -les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout.... - -La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré.... - ---En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que -Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre, -vous verrez bien!... puisque je vous le dis! - -En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était -vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas -à pas, répétant: - ---Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus -ensemble, à c't'heure!... - -Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme -lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette -rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau -à gaz.... - ---Et où est-elle? demandai-je. - ---Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va -Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui -a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de -rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais! - -En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui -avais envoyée. - ---Est-ce que Madame a lu ça? - ---Probablement que non, allez!... - ---Et vous ne savez pas où elle est? - ---Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires! - -Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue. - ---C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous -avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère -Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu -... Eh bien! en voilà assez!... - -Je brandissais mes poings dans le vide. - ---Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter -d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais, -jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu! - ---Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille -femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!... -Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez, -monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?... - -En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant -le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai -Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât -Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger -à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de -grimper sur mes genoux. Il semblait me dire: - ---Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi, -si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois -qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis -une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir, -elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme -moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de -changé! - -Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des -voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise -action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les -pattes de derrière. - ---Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!... - -Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui -écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la -glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les -flambeaux, un oeil arraché tomba sur le tapis.... - ---Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien -au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je -ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet oeil, cette cervelle, ce -cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je -ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!... - ---Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon -Dieu, je.... - -Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte -démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du -chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la -tache pourprée s'élargissait.... - - - - -XII - - -Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action -monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant. -De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et -la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément, -mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de -mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce -crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!... -Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir -en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la -guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au -moment précis où, les yeux charmés, le coeur ému, il s'attendrissait -à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un -arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?... -Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que -moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes -et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, -l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans -ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité -espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit -tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le -tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites -pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un -assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette -tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la -chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!... - -Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me -pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de -moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que -désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me -plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa -conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si -vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le coeur soulevé -de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je -guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac. - ---Il n'y a pas de réponse! - ---Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez -remis la lettre? - ---Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de -réponse!» - -Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur -d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait -poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement, -j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine. - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer! - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi -l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!... - ---Madame n'y est pas! - ---Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là -... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais -mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs! - -Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me -voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à -elle, l'implorer servilement. - ---Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et -je partirai! - ---Non, non, Monsieur!... je serais grondée.... - -La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se -précipiter. - ---Vous voyez, Monsieur, on m'appelle! - ---Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas -venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je -me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que -je me tue! - ---Bien, Monsieur! - -Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée. - -L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes -malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation. -Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, -noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait -toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et -fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis -de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et -_sirotait_ un verre de chartreuse. - ---Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu? - -Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux -premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria: - ---Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis -un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul -d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a -chipé, cette peau-là!... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un -cran, j'espère? - ---Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un -consul qui est son amant, aujourd'hui? - -Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules. - ---Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme -ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y -tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, -c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain, -ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer, -mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours -amoureux d'elle, pauvre garçon? - ---Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette -passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et -je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce -pas? - ---Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en -l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme -tout le monde ... mais là, parole d'honneur!... sur la tête de ma mère, -je rougirais de faire ce qu'elle fait! - -La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en -vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de -dire: - ---Ah! bien, vrai! répéta-t-elle. - -Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de -Gabrielle me frappât au coeur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un -air câlin, m'approchai d'elle. - ---Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi. - ---Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les -deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était -avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même -temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi -que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre: -«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous -aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur -les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien -vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine! - ---Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous -comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût.... - -Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots. - -Gabrielle me consolait: - ---Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce -qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?... -Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais -toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris -... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes -qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ... -et qui vous aimeraient bien, allez!... - -Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa -voix était devenue caressante, et son regard luisait: - ---Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ... -une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!... - -Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la -mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, -s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent -horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai -Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa -toilette, et me dit: - ---Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon -petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir.... - -Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma -tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le -visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins.... -Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons.... -Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques -gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse -beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un -anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, -de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon -esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme -ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même, -vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement -souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des -nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux.... -Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les -mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs -étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant -moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une -course longue, sans que j'eusse projeté de venir là, je me trouvai -dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le -jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud -qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits -nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se -tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil -mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures -compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, -traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur -leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs -flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles, -que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut -plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches, -ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures -comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges, -jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus -l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de -la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et, -sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne -pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue.... -Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du -trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce -spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux, -mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais -envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier: - ---Que fais-tu là, imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?... -Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras -brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances -quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la -société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles -et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des -échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te -volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui -s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les -chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, -les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour -en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles -habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on -te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans -la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment, -toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs -cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges -pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé -pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!... - -Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de -profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, -semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux -saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa. - ---Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi. - -Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai -dedans.... Juliette avait déjà disparu.... - ---Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez -moi!... Vite, cocher, vite donc! - -Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà -partie! Je me précipitai dans la loge du concierge. - ---On est venu me demander à l'instant? Une dame?... Mme Juliette Roux? - ---Mais non, monsieur Mintié. - ---Alors, j'ai une lettre? - ---Rien, monsieur Mintié. - -Je pensai: - ---Tout à l'heure elle sera là! - -Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute -voix, pour me rassurer: - ---Tout à l'heure elle sera là! - -J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps -fuyait.... Personne toujours. - ---La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et -elle savait que je devais me tuer à six heures! - -Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de -sortir. - ---Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime -bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que -je veux la voir. - ---Mais je ne sais pas où est Madame. - ---Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je -souffre trop! - ---Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas. - -J'insistai. - ---Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh! -dites-le-moi! - ---Puisque je ne sais pas! - -L'impatience me gagnait. - ---Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas -... parce que.... - -Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante -de voyou: - ---Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de -panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la -police, vous entendez?... - -Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta: - ---Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là, c'est pire que des chiens! - -J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine -et, tout honteux, je redescendis l'escalier. - -Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé -autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les -glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs -théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement, -j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières -aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et -triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je -m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de -Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en -habit je disais: - ---C'est peut-être celui-là, son amant! - -Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir, -partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais -lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la -tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué, -de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je -l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais -là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un -crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais -à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un -homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien.... -J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai -dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne. - -De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait -de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre, -débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac, -obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la -maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué -par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus.... -Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le -bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me -sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché -de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des -pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude -levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je -voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place.... -Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps, -un froid me monta du coeur au cerveau.... J'eus la sensation que la -vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je -m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait -disparu, en disant: - ---Allons!... Venez-vous? - -L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie.... - -C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la -tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec -Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai -encore. - ---Lirat!... criai-je, Lirat! ... - -Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile, -la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot -dire.... - ---Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas -vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas -Lirat!... - -Lirat se taisait.... - ---Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que -vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici, -avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce -que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont -vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez -mises dans mon coeur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour -moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes -un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme -comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si -je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas, -pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat.... -Répondez-moi!... - -Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait: - ---Allons, venez-vous?... - -Je saisis les mains de Lirat. - ---Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc -pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, -de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ... -vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir, -tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela -qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle -vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine -de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du -mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos -veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous, -vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un -sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc. - -Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux -poings crispés: - ---Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi! - -Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de -tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les -maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent.... -Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis -sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une -route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait.... -L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au -soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle -enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches -chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs -niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de -petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine -des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, -des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient: -«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes -les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et -la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...» -Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que -faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse -pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent -leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les -fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, -et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit -la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux -tourbillonnaient.... - -Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier.... - ---Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je -venais de donner mes vieilles hardes. - ---Oui, mon ami! - ---Et où Monsieur s'en va-t-il? - ---Je ne sais pas.... - -Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de -squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, -mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec -d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des -colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, -les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de -côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, -se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide, -toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes -charognes.... - -Noirmoutier, novembre 1886. - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - -***** This file should be named 44139-8.txt or 44139-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/ - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For forty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org - - -Title: Le Calvaire - -Author: Octave Mirbeau - -Release Date: November 9, 2013 [EBook #44139] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - - - - - -</pre> - - -<h1>LE CALVAIRE</h1> - -<h3>PAR</h3> - -<h2>OCTAVE MIRBEAU</h2> - -<h4>AVEC UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR</h4> - -<h5>SEIZIÈME ÉDITION</h5> - - -<h5>PARIS</h5> - -<h5>PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR</h5> - -<h5>28 <i>bis</i>, RUE DE RICHELIEU, 28 <i>bis</i></h5> - -<h5>1887</h5> - - - - -<hr class="full" /> -<h4>A MON PÈRE</h4> - -<h5><i>Témoignage de ma piété filiale,</i></h5> - -<p style="margin-left: 55%;">O. M.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h4>PRÉFACE DE LA NEUVIÈME ÉDITION</h4> - - -<p class="p2"><i>Le Calvaire</i> a été fort malmené par les patriotes—ces gens-là ne -plaisantent point—aussi malmené qu'un tonneau de bière allemande—ce -qui serait pour blesser mon amour-propre—ou qu'un opéra de Wagner—ce -qui serait pour l'exalter. Les patriotes ont détaché de mon livre -un court chapitre, où il est question de la guerre, douloureusement -(peut-être eussent-ils désiré que j'en parlasse gaîment, comme d'un -vaudeville et d'un ballet), et c'est sur ce chapitre seul que leur -verve s'est exercée, ce qui a fait croire à ceux qui ne l'avaient pas -lu que <i>le Calvaire</i> est un roman militaire. Les épithètes vengeresses, -les qualificatifs justiciers ne m'ont point été épargnés. Il y a eu -aussi des déclarations inattendues, gonflées du patriotisme le plus -impatient; quelques-uns voulaient mourir, pour la patrie, dans les -vingt-quatre heures, le rire aux lèvres, afin de me bien prouver que -la patrie n'était point morte et que je ne l'avais pas tuée. J'ai lu, -à ce propos, des phrases admirables et dignes d'entrer, encore tout -humides d'encre, dans l'impartiale et définitive Histoire. Je conviens -que cela fut un beau spectacle et surtout un spectacle consolant.</p> - -<p>De tout ce qui a été écrit sur <i>le Calvaire</i>, il résulte que je suis -un sacrilège, parce qu'aux implacables férocités de la guerre j'ai osé -mêler la supplication d'une pitié; que je suis un iconoclaste, parce -qu'en voyant la ruine des choses et la mort des jeunes hommes, mon -âme s'est émue et troublée; que je suis un espion allemand, parce que -j'ai voulu regarder en face la défaite; que je suis un réfractaire, -parce qu'on suppose que mon roman sera traduit en allemand, ce qui, -jusqu'ici, n'était pas encore arrivé à un ouvrage français.... J'en -passe.... Les plus bienveillants ont prétendu, avec des regrets -tristes, que je suis un inconscient et un fou, parce qu'on ne doit -jamais écrire ce qui est vrai, et qu'il faut, sous l'enguirlandement -hypocrite de l'écriture, si bien dissimuler la vérité que personne ne -puisse la découvrir jamais. Enfin, il est avéré que j'ai commis là une -Å“uvre criminelle, anti-française, ou, tout au moins, imprudente....</p> - -<p>Des personnes qui me veulent du bien m'ont conseillé de répondre. -Répondre à qui, à quoi? Et que dirai-je?... J'avoue que je ne comprends -rien à ces reproches, et je serais étonné prodigieusement d'avoir -encouru tant d'accusations, si je n'étais au fait, depuis longtemps, -des habitudes d'un certain journalisme parisien, des choses qu'il -respecte aujourd'hui et qu'il honnit demain, sans savoir exactement -pourquoi, sinon qu'il y a des abonnés et qu'il les faut satisfaire.</p> - -<p>Aucun, parmi les plus farouches des patriotes, n'a suspecté le -patriotisme de Stendhal, pour ce qu'il écrivit la bataille de Waterloo; -tous vantent l'ardent amour humain qui dicta à Tolstoï ses pages -enflammées contre la guerre; je n'ai pas entendu dire que le moindre -reporter soit descendu au fond de la conscience de M. Ludovic Halévy -et lui ait reproché l'<i>Invasion</i>, un livre sombre et terrible, malgré -les enveloppements de la forme, malgré l'esprit de parti politique -qui l'anime. Que dirais-je de plus?... Je n'ai point fait un livre -sur la guerre; j'ai, dans un chapitre où sont contés avec douleur les -navrements d'une armée vaincue, développé la psychologie de mon héros, -qui est une âme tendre, un esprit inquiet et rêveur. Voilà tout.</p> - -<p>Et puis, chacun entend le patriotisme à sa façon.</p> - -<p>Le patriotisme tel que je le comprends ne s'affuble point de costumes -ridicules, ne va point hurler aux enterrements, ne compromet point, -par des manifestations inopportunes et des excitations coupables, la -sécurité des passants et l'honneur même d'un pays. Car nous en sommes -là , aujourd'hui. Au jour des fêtes nationales, des deuils publics, -des événements qui jettent les foules dans les rues, on tremble que le -patriotisme ne fasse une de ces frasques dangereuses qui peuvent amener -d'irréparables malheurs.</p> - -<p>Le patriotisme, tel que je l'aime, travaille dans le recueillement. -Il s'efforce de faire la patrie grande avec ses poètes, ses artistes, -ses savants honorés, ses travailleurs, ses ouvriers et ses paysans -protégés. S'il pique un peu moins de panaches au chapeau des généraux, -il met un peu plus de laine sur le dos des pauvres gens. Il s'acharne à -découvrir le mystère des choses, à conquérir la nature à la glorifier -dans ses Å“uvres. Il tâche d'être, grâce à son génie, la source intarie -de progrès où les peuples viennent s'abreuver. Et s'il ne ressemble pas -aux brutes forcenées, aux criminels iconoclastes, brûleurs de tableaux, -démolisseurs de statues, qui ne peuvent comprendre que l'Art et que la -Philosophie rompent les cercles étroits des frontières et débordent -sur toute l'humanité, il sait, croyez-moi, quand il le faut, se «faire -casser la gueule» sur un champ de bataille, comme les autres et mieux -que les autres.</p> - - -<p style="margin-left: 70%; font-size: 0.8em;">OCTAVE MIRBEAU.</p> - -<p style="margin-left: 5%;">Paris, 7 décembre 1886.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>LE CALVAIRE</h3> -<hr class="tb" /> - - - -<h3>I</h3> - - -<p class="p2">Je suis né, un soir d'Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg -du département de l'Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de -Jean-François-Marie Mintié. Pour fêter, comme il convenait, cette -entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua -beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins -du pays, réunis sur les marches de l'église. L'un d'eux, en se -battant avec ses camarades, tomba sur le coupant d'une pierre, si -malheureusement qu'il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant -à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa -quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m'a souvent conté -ces incidents, avec orgueil et admiration.</p> - -<p>Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l'orée d'une grande forêt de -l'État, la forêt de Tourouvre. Bien qu'il compte quinze cents -habitants, il ne fait pas plus de bruit que n'en font, dans la -campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. -Une futaie de hêtres géants, qui s'empourprent à l'automne, l'abrite -contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, -descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours -verte, où l'on voit errer les bÅ“ufs, par troupeaux. La rivière -d'Huisne, brillante sous le soleil, festonne et se tord capricieusement -dans les prairies, que séparent l'une de l'autre des rangées de hauts -peupliers. De pauvres tanneries, de petits moulins s'échelonnent sur -son cours, clairs, parmi les bouquets d'aulnes. De l'autre côté de la -vallée, ce sont les champs, avec les lignes géométriques de leurs haies -et leurs pommiers qui vagabondent. L'horizon s'égaie de petites fermes -roses, de petits villages qu'on aperçoit, de-ci, de-là , à travers des -verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, à cause de la -proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux et les choucas au -bec jaune.</p> - -<p>Ma famille habitait, à l'extrémité du pays, en face de l'église, très -ancienne et branlante, une vieille et curieuse maison qu'on appelait -le Prieuré,—dépendance d'une abbaye qui fut détruite parla Révolution -et dont il ne restait que deux ou trois pans de murs croulants, -couverts de lierre. Je revois sans attendrissement, mais avec netteté, -les moindres détails de ces lieux où mon enfance s'écoula. Je revois -la grille toute déjetée qui s'ouvrait, en grinçant, sur une grande -cour qu'ornaient une pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés -des merles, des marronniers très vieux et si gros de tronc que les -bras de quatre hommes—disait orgueilleusement mon père, à chaque -visiteur,—n'eussent point suffi à les embrasser. Je revois la maison, -avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron en demi-cercle -où s'étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégales qui ressemblaient -à des trous, son toit très en pente, terminé par une girouette qui -ululait à la brise comme un hibou. Derrière la maison, je revois le -bassin où baignaient des arums bourbeux, où se jouaient des carpes -maigres, aux écailles blanches; je revois le sombre rideau de sapins -qui cachait les communs, la basse-cour, l'étude que mon père avait -fait bâtir en bordure d'un chemin longeant la propriété, de façon que -le va-et-vient des clients et des clercs ne troublât point le silence -de l'habitation. Je revois le parc, ses arbres énormes, bizarrement -tordus, mangés de polypes et de mousses, que reliaient entre eux les -lianes enchevêtrées, et les allées, jamais ratissées, où des bancs de -pierre effritée se dressaient, de place en place, comme de vieilles -tombes. Et je me revois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à -travers cette tristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, -tourmenter les bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journées -entières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, de valet de -chambre et de cocher.</p> - -<p>Les années et les années ont passé; tout est mort de ce que j'ai aimé; -tout s'est renouvelé de ce que j'ai connu; l'église est rebâtie, elle -a un portail ouvragé, des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui -figurent des gueules embrasées de démons; son clocher de pierre neuve -rit gaîment dans l'azur; à la place de la vieille maison, s'élève un -prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui a multiplié, -dans l'enclos, les boules de verre colorié, les cascades réduites et -les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais les choses et les -êtres me restent gravés dans le souvenir, si profondément, que le temps -n'a pu en user l'agate dure.</p> - -<p>Je veux, dès maintenant, parler de mes parents, non tels que je les -voyais enfant, mais tels qu'ils m'apparaissent aujourd'hui, complétés -par le souvenir, <i>humanisés</i> par les révélations et les confidences, -dans toute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d'impression -que redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop près connues, -les leçons inflexibles de la vie.</p> - -<p>Mon père était notaire. Depuis un temps immémorial, cela se passait -ainsi chez les Mintié. Il eût semblé monstrueux et tout à fait -révolutionnaire qu'un Mintié osât interrompre cette tradition -familiale, et qu'il reniât les panonceaux de bois doré, lesquels -se transmettaient, pareils à un titre de noblesse, de génération -en génération, religieusement. A Saint-Michel-les-Hêtres, et dans -les contrées avoisinantes, mon père occupait une situation que les -souvenirs laissés par ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois -campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient -importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, -suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre -de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait -aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui -donnent le prestige et déterminent l'influence. C'était un excellent -homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il -ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n'importe quoi de -vivant, qu'il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il -faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils -une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était -chargé de le prévenir, dès qu'apparaissait un oiseau dans le parc -et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer -l'oiseau. Souvent, il s'embusquait, des heures entières, immobile, -derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange -à tête bleue. A la promenade, chaque fois qu'il apercevait un oiseau -sur une branche, s'il n'avait pas son fusil, il le visait avec sa canne -et ne manquait jamais de dire: «Pan! il y était, le mâtin!» ou bien: -«Pan! je l'aurais raté, pour sûr, c'est trop loin.» Ce sont les seules -réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.</p> - -<p>Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur -le sable des allées, il reconnaissait un piquet de chat, il n'avait -plus de repos qu'il ne l'eût découvert et occis. Quelquefois, la nuit, -par les beaux clairs de lune, il se levait et restait à l'affût jusqu'à -l'aube. Il fallait le voir, son fusil sur l'épaule, tenant par la queue -un cadavre de chat, sanglant et raide. Jamais je n'admirai rien de si -héroïque, et David, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l'air plus -enivré de triomphe. D'un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de -la cuisinière, qui disait: «Oh! la sale bête!» et, aussitôt, se mettait -à le dépecer, gardant la viande pour les mendiants, faisant sécher, au -bout d'un bâton, la peau qu'elle vendait aux Auvergnats. Si j'insiste -autant sur des détails en apparence insignifiants, c'est que, pendant -toute ma vie, j'ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de mon -enfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit une telle -impression que, maintenant encore, malgré les années enfuies et les -douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n'y songe tristement.</p> - -<p>Une après-midi, nous nous promenions dans le jardin, mon père et moi. -Mon père avait à la main une longue canne, terminée par une brochette -de fer, au moyen de laquelle il enfilait les escargots et les limaces, -mangeurs de salades. Soudain, au bord du bassin, nous vîmes un tout -petit chat, qui buvait; nous nous dissimulâmes derrière une touffe de -seringas.</p> - -<p>—Petit, me dit mon père, très bas: va vite me chercher mon fusil ... -fais le tour ... prends bien garde qu'il ne te voie.</p> - -<p>Et, s'accroupissant, il écarta, avec précaution, les brindilles du -seringa, de manière à suivre tous les mouvements du chat qui, arc-bouté -sur ses pattes de devant, le col étiré, frétillant de la queue, lapait -l'eau du bassin et relevait la tête, de temps en temps, pour se lécher -les poils et se gratter le cou.</p> - -<p>—Allons, répéta mon père, déguerpis.</p> - -<p>Ce petit chat me faisait grand'pitié. Il était si joli avec sa fourrure -fauve, rayée de noir soyeux, ses mouvements souples et menus, et sa -langue, pareille à un pétale de rose, qui pompait l'eau! J'aurais -voulu désobéir à mon père, je songeais même à faire du bruit, à -tousser, à froisser rudement les branches, pour avertir le pauvre -animal du danger. Mais mon père me regarda avec des yeux si sévères -que je m'éloignai dans la direction de la maison. Je revins bientôt -avec le fusil. Le petit chat était toujours là , confiant et gai. Il -avait fini de boire. Assis sur son derrière, les oreilles dressées, -les yeux brillants, le corps frissonnant, il suivait dans l'air le vol -d'un papillon. Oh! ce fut une minute d'indicible angoisse. Le cÅ“ur me -battait si fort que je crus que j'allais défaillir.</p> - -<p>—Papa! papa! criai-je.</p> - -<p>En même temps, le coup partit, un coup sec qui claqua comme un coup de -fouet.</p> - -<p>—Sacré matin! jura mon père.</p> - -<p>Il avait visé de nouveau. Je vis son doigt presser la gâchette; -vite, je fermai les yeux et me bouchai les oreilles.... Pan!... Et -j'entendis un miaulement d'abord plaintif, puis douloureux,—ah! si -douloureux!—on eût dit le cri d'un enfant. Et le petit chat bondit, se -tordit, gratta l'herbe et ne bougea plus.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>D'une absolue insignifiance d'esprit, d'un cÅ“ur tendre, bien qu'il -semblât indifférent à tout ce qui n'était pas ses vanités locales -et les intérêts de son étude, prodigue de conseils, aimant à rendre -service, conservateur, bien portant et gai, mon père jouissait, en -toute justice, de l'universel respect. Ma mère, une jeune fille noble -des environs, ne lui apporta en dot aucune fortune, mais des relations -plus solides, des alliances plus étroites avec la petite aristocratie -du pays, ce qu'il jugeait aussi utile qu'un surcroît d'argent ou qu'un -agrandissement de territoire. Quoique ses facultés d'observation -fussent très bornées, qu'il ne se piquât point d'expliquer les âmes, -comme il expliquait la valeur d'un contrat de mariage et les qualités -d'un testament, mon père comprit vite toute la différence de race, -d'éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S'il en -éprouva de la tristesse, d'abord, je ne sais; en tout cas, il ne -la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peu lourdaud, -ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate, enthousiaste, il y -avait un abîme qu'il n'essaya pas un seul instant de combler, ne s'en -reconnaissant ni le désir ni la force. Cette situation morale de deux -êtres, liés ensemble pour toujours, que ne rapproche aucune communauté -de pensées et d'aspirations, ne gênait nullement mon père qui, vivant -beaucoup dans son étude, se tenait pour satisfait, s'il trouvait la -maison bien dirigée, les repas bien ordonnés, ses habitudes et ses -manies strictement respectées: en revanche, elle était très pénible, -très lourde au cÅ“ur de ma mère.</p> - -<p>Ma mère n'était pas belle, encore moins jolie: mais il y avait tant -de noblesse simple en son attitude, tant de grâce naturelle dans ses -gestes, une si grande bonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses -yeux qui, tour à tour, se décoloraient comme un ciel d'avril et se -fonçaient comme le saphir, un sourire si caressant, si triste, si -vaincu, qu'on oubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de -cheveux irrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris, -métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprès -d'elle, m'a dit souvent un de ses vieux amis, et je l'ai, depuis, bien -douloureusement compris, auprès d'elle, on se sentait pénétré, puis peu -à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par un sentiment d'étrange -sympathie, où se confondaient le respect attendri, le désir vague, -la compassion et le besoin de se dévouer. Malgré ses imperfections -physiques, ou plutôt à cause de ses imperfections mêmes, elle avait -le charme amer et puissant qu'ont certaines créatures privilégiées du -malheur, et autour desquelles flotte on ne sait quoi d'irrémédiable. -Son enfance et sa première jeunesse avaient été souffrantes et marquées -de quelques incidents nerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le -mariage, modifiant les conditions de son existence, rétablirait une -santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité -excessive. Il n'en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que -développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité -s'exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes -alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu'une crise ne -se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi -souffrait-elle donc? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la -courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, -comme une vieille paralytique? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, -lui secouaient la gorge à l'étouffer et, pendant des heures, tombaient -de ses yeux en pluie brûlante? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que -rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières? Elle n'eût -pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de -ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du -cÅ“ur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne -savait pas pourquoi un soir, devant l'âtre, où brûlait un grand feu, -elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, -de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l'appelait, la -fascinait, lui chantait des hymnes d'amour inconnu. Elle ne savait pas -pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un -pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l'épaule, elle -courut vers lui, tendant les bras, criant: «Mort, ô mort bienheureuse, -prends-moi, emporte-moi!» Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce -qu'elle savait, c'est qu'en ces moments, l'image de sa mère, de sa mère -morte, était là , toujours devant elle, de sa mère qu'elle-même, un -dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle -revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face -toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu'à ce rayon -de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait -d'une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. -Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, -sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie; c'est au flanc -de sa mère qu'elle avait puisé, du sein de sa mère qu'elle avait aspiré -le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les -chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. -Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours -s'écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces -choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains -souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances -physiques qu'il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille -qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de -ce lugubre héritage. Elle s'exaltait, s'abandonnait à cette idée qu'il -ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui -apparaissait alors, ainsi qu'une longue chaîne de suicidés, partie de -la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour -aboutir ... où? A cette question, ses yeux devenaient troubles, ses -tempes s'humectaient d'une moiteur froide et ses mains se crispaient -autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont -elle sentait le nÅ“ud lui meurtrir le cou et l'étouffer. Chaque objet -était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui -renvoyait son image décomposée et sanglante; les branches des arbres se -dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l'eau -verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière -aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de -limon.</p> - -<p>Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, -le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette -vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute -consolation, il disait doucement:—«Eh bien, ma chérie, cette santé, -ça ne va toujours pas? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un -verre le matin, un verre le soir.... Il n'y a que cela.» Il ne se -plaignait pas, ne s'emportait jamais. S'asseyant devant son bureau, -il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la -journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, -d'un air de dédain:—«Tiens! s'écriait-il alors, c'est comme -cette sale administration, elle ferait bien mieux de s'occuper du -cultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires.... En -voilà des bêtises!» Puis, il allait se coucher, répétant d'une voix -tranquille:—«Des amers, prends des amers.»</p> - -<p>Cette résignation la troublait comme un reproche. Bien que mon père -fût médiocrement élevé, qu'elle ne trouvât en lui aucun des sentiments -de tendresse mâle ni la poésie chimérique qu'elle avait rêvés, elle ne -pouvait nier son activité physique et cette sorte de santé morale que, -parfois, elle enviait, tout en en méprisant l'application à des choses -qu'elle jugeait petites et basses. Elle se sentait coupable envers -lui, coupable envers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement -gaspillée dans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux -affaires de son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses -propres devoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice -des domestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, la -bonne et vieille Marie, qui l'avait vue naître, était obligée souvent, -en la grondant affectueusement, de la prendre, de la soigner, de lui -donner à manger, comme on fait d'un petit enfant au berceau. En son -besoin d'isolement, elle en arriva à ne plus pouvoir supporter la -présence de ses parents, de ses amis, lesquels, gênés, rebutés par ce -visage de plus en plus morose, cette bouche d'où ne sortait jamais une -parole, ce sourire contraint que crispait aussitôt un involontaire -tremblement des lèvres, espacèrent leurs visites et finirent par -oublier complètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, -comme le reste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à -l'église, ne priait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu'on la -vît s'approcher de la sainte table.</p> - -<p>Alors, ma mère se confina dans sa chambre, dont elle fermait les volets -et tirait les rideaux, épaississant autour d'elle l'obscurité. Elle -passait là ses journées, tantôt étendue sur une chaise longue, tantôt -agenouillée dans un coin, la tête au mur. Et elle s'irritait, dès que -le moindre bruit du dehors, un claquement de porte, un glissement de -savates le long du corridor, le hennissement d'un cheval dans la cour, -venaient troubler son noviciat du néant. Hélas! que faire à tout cela? -Pendant longtemps, elle avait lutté contre le mal inconnu, et le mal, -plus fort qu'elle, l'avait terrassée. Maintenant, sa volonté était -paralysée. Elle n'était plus libre de se relever ni d'agir. Une force -mystérieuse la dominait, qui lui faisait les mains inertes, le cerveau -brouillé, le cÅ“ur vacillant comme une petite flamme fumeuse, battue -des vents; et, loin de se défendre, elle recherchait les occasions -de s'enfoncer plus avant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte -d'exaltation perverse, les effroyables délices de son anéantissement.</p> - -<p>Dérangé dans l'économie de son existence domestique, mon père se -décida, enfin, à s'inquiéter des progrès d'une maladie qui passait -son entendement. Il eut toutes les peines du monde à faire accepter à -ma mère l'idée d'un voyage à Paris, afin de «consulter les princes -de la science». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, -chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était -anémique, et prescrivit un régime fortifiant; le second, qu'elle était -atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. -Le troisième affirma «que ce n'était rien» et recommanda de la -tranquillité d'esprit.</p> - -<p>Personne n'avait vu clair dans cette âme. Elle-même s'ignorait. Obsédée -par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne -pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s'agitait confusément dans -le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s'y était amassé -d'ardeurs vagues, d'aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle -était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l'obscur et -nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se -souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux -de la cage. Au lieu d'aspirer à la mort, ainsi qu'elle le croyait, -comme l'oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim -de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d'amour, et, -comme l'oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle -s'était donnée, avec toute l'exagération de sa nature passionnée, à -l'amour des choses et des bêtes; jeune fille, elle s'était livrée, avec -emportement, à l'amour des rêves impossibles; mais ni les choses ne -lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante -et précise. Autour d'elle, personne pour la guider, personne pour -redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures; -personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cÅ“ur, déjà -gardée par les chimères aux yeux vides; personne en qui verser le -trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas -d'issue à leur expansion, s'amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire -éclater l'enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. -Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui -devaient bientôt la tuer, était incapable d'une direction intelligente -et ferme; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, -pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, -et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, -bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front -l'étoile magique qui la conduirait jusqu'au dieu. Tout ce qu'elle -entendait, tout ce qu'elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa -manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n'étaient -pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. -Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la -condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de -l'esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, -des désirs qui jamais ne s'achèvent. Et plus tard, son mariage, qui -avait été plus qu'un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la -situation embarrassée de son père! Et ses dégoûts, et ses révoltes -de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l'instrument passif -des plaisirs d'un homme! S'être envolée si haut et retomber si bas! -Avoir rêvé de baisers célestes, d'enlacements mystiques, de possessions -idéales, et puis.... ce fut fini! Au lieu des espaces éblouissants de -lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d'anges -pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et -pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix -et sur des tombes, la corde au cou.</p> - -<p>Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n'entendit plus crier, sur -le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, -amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. -On verrouilla la grande grille, afin d'obliger les voitures à passer -par la basse-cour. A la cuisine, les domestiques se parlaient bas -et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison -d'un mort. Le jardinier, d'après l'ordre de ma mère, qui ne pouvait -supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la -terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, -l'herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et -la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, -qui l'abritait à l'ouest; avec ses fenêtres toujours closes; avec le -cadavre vivant qu'elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille -brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays -qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus -devant le Prieuré qu'avec une sorte de terreur superstitieuse, comme -si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt -même, une légende s'établit; un bûcheron raconta qu'une nuit, rentrant -de son ouvrage, il avait vu M<sup>me</sup> Mintié, toute blanche, -échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en se frappant la -poitrine à coups de crucifix.</p> - -<p>Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu'il -le pouvait, de rester à la maison, où il n'apparaissait guère qu'aux -heures des repas. Il prit aussi l'habitude des foires lointaines, se -multiplia aux comités, aux associations qu'il présidait, s'ingénia à se -créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil -général, le comice agricole, le jury de la cour d'assises lui étaient -de grandes ressources. Lorsqu'on lui parlait de sa femme, il répondait, -hochant la tête:</p> - -<p>—Hé! je suis très inquiet, très tourmenté.... Comment ça -finira-t-il?... Je vous l'avoue, je crains que la pauvre femme ne -devienne folle....</p> - -<p>Et comme on se récriait:</p> - -<p>—Non, non, je ne plaisante pas ... Vous savez bien que, dans la -famille, on n'a pas la tête si solide!</p> - -<p>Jamais un reproche, d'ailleurs, bien qu'il constatât, tous les jours, -le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu'il ne -comprît rien à l'irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien -tenter pour sa guérison.</p> - -<p>C'est dans ce milieu attristé que je grandis. J'étais venu au monde, -malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que -d'angoisses mortelles! Devant le pauvre être que j'étais, animé -d'un souffle de vie si faible qu'on eût dit plutôt un râle, ma mère -oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les -énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, -des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. -Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée -sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, -palpitait!... De sa chair et de son âme!... Ah! oui!... Je lui -appartenais à elle, à elle seule; ce n'était point de sa soumission -conjugale que j'étais né; je n'avais pas, comme les autres fils des -hommes, la souillure originelle; elle me portait dans ses flancs depuis -toujours et, semblable à Jésus, je sortais d'un long cri d'amour. Ses -troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait -maintenant; c'est qu'un grand mystère de création s'était accompli dans -son être.</p> - -<p>Elle eut beaucoup de peines à m'élever et, si je vécus, on peut dire -que ce fut un miracle de l'amour. Plus de vingt fois, ma mère m'arracha -des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand -elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage -fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s'ouvrir gaîment au sourire, -ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie -au sein nourricier! Ma mère goûta quelques mois d'un bonheur complet -et sain. Un besoin d'agir, d'être bonne et utile, de s'occuper sans -cesse les mains, le cÅ“ur et l'esprit, de vivre enfin, la reprenait, -et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de son -ménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d'une paix -profonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sans -saccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l'avenir -avec confiance, et, bien des fois, elle s'étonna de ne plus songer au -passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais: «On le voit pousser -tous les jours,» disait la bonne. Et, avec une émotion délicieuse, ma -mère suivait le secret travail de la nature, qui polissait l'ébauche de -chair, lui donnait des formes plus souples, des traits plus fermes, des -mouvements mieux réglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine -sorti du néant, les primitives lueurs de l'instinct. Oh! comme toutes -choses lui semblaient, aujourd'hui, revêtues de couleurs charmantes et -légères! Ce n'étaient que musiques de bienvenue, bénédictions d'amour, -et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d'effrois et de menaces, -étendaient au-dessus d'elle leurs feuilles, comme autant de mains -protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé la femme. Hélas! -cette espérance fut de courte durée.</p> - -<p>Un jour, elle remarqua chez moi une prédisposition aux spasmes nerveux, -des contractions maladives des muscles, et elle s'inquiéta. Vers l'âge -d'un an, j'eus des convulsions qui faillirent m'emporter. Les crises -furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme -paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu'au -moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces -accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les -premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se -continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui -revenaient en foule; elle employa ce qu'elle avait retrouvé d'énergie -et d'activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile -inviolable, à l'abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré -contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant:</p> - -<p>—Mon petit Jean, ce n'est pas vrai, dis? Tu vivras et tu seras -heureux?... Réponds-moi.... Hélas! tu ne peux parler, pauvre ange!... -Oh! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean!...</p> - -<p>Mais elle avait beau m'interroger, elle avait beau sentir mon cÅ“ur -battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, -mes jambes s'agiter joyeusement, hors des langes dénoués: sa confiance -était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu'on m'a conté -bien des fois, avec une sorte d'épouvante religieuse, vint ramener le -désordre dans l'âme de ma mère.</p> - -<p>Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, -Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout -à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un -cri, et tout tremblant, comme si j'avais vu quelque chose de terrible, -je me cachai la tête dans le tablier de ma bonne.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il donc? interrogea vivement ma mère.</p> - -<p>—Je ne sais pas, répondit la vieille Marie ... on dirait que M. Jean a -peur d'un pavé.</p> - -<p>Elle me ramena à l'endroit même où ma figure avait si subitement changé -d'expression.... Mais, à la vue du pavé, je criai de nouveau; tout mon -corps frissonna.</p> - -<p>—Il y a quelque chose, s'écria ma mère.... Marie, vite, vite, mon -linge.... Mon Dieu! qu'a-t-il vu?</p> - -<p>Sortie du bain, elle ne voulut pas attendre qu'on l'essuyât, et, -à peine couverte de son peignoir, elle se baissa sur le carreau, -l'examina.</p> - -<p>—C'est singulier, murmura-t-elle. Et pourtant il a vu!... mais -quoi?... Il n'y a rien.</p> - -<p>Elle me prit dans ses bras, me berça. Maintenant, je souriais, bégayais -de vagues syllabes, jouais avec les cordons du peignoir.... Elle me -mit à terre.... Marchant de mon pas raide et chancelant, les deux bras -en avant, je ronronnais comme un jeune chat. Aucun des pavés devant -lesquels je m'arrêtai ne me causa le moindre effroi. Arrivé devant le -pavé fatal, ma figure encore exprima la terreur et, tout agité, tout -pleurant, je me retournai brusquement vers ma mère.</p> - -<p>—Je vous dis qu'il y a quelque chose, s'écria-t-elle.... Appelez -Félix ... qu'il vienne avec des outils, un marteau ... vite, vite ... -Prévenez Monsieur aussi....</p> - -<p>—C'est tout de même bien curieux, affirmait Marie qui, bouche béante, -yeux écarquillés, considérait le mystérieux pavé.... C'est donc qu'il -est sorcier!</p> - -<p>Félix souleva le carreau, le regarda dans tous les sens, creusa le -plâtre en dessous.</p> - -<p>—Enlevez l'autre; commandait ma mère.... Allons et celui-là , encore, -et ... tous, tous. Je veux qu'on trouve.... Et Monsieur qui ne vient -pas!</p> - -<p>Dans l'emportement de ses gestes, oubliant qu'un homme était là , elle -se découvrait et montrait la nudité de son corps. A genoux sur les -dalles, Félix continuait de les soulever. Il les prenait une à une dans -ses grosses mains, branlait la tête.</p> - -<p>—Si Madame veut que je lui dise.... D'abord, Monsieur est dans le fond -du parc, en train d'affûter un pic-vert.... Et puis, il n'y a rien du -tout ... les carreaux sont des carreaux, censément des pavés, voilà !... -Madame peut être sûre.... Seulement, ça se pourrait bien que ça soit -dans l'imagination de M. Jean.... Madame sait que les enfants c'est pas -comme les grandes personnes, et que ça voit des choses!... Mais pour ce -qui est de ces carreaux, c'est des carreaux, ni plus, ni moins.</p> - -<p>Ma mère était devenue pâle, hagarde.</p> - -<p>—Taisez-vous, ordonna-t-elle, et allez-vous en, tous.</p> - -<p>Et, sans attendre l'exécution de son ordre, elle m'emporta. Dans -l'escalier et les corridors, ses cris retentissaient, coupés par les -claquements de porte.</p> - -<p>Elle n'avait pas pensé, la pauvre chère créature, à donner de -l'incident de la salle de bains une explication toute naturelle -cependant. On lui eût démontré que ce qui m'avait si fort effrayé, -c'était peut-être le reflet mouvant d'une serviette sur la surface -humide du dallage, peut-être l'ombre d'une feuille, projetée du dehors, -à travers la croisée, qu'elle n'eût certainement voulu admettre rien de -semblable. Son esprit, nourri de rêves, tourmenté par les exagérations -pessimistes, instinctivement porté vers le mystérieux et le -fantastique, acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les -plus vagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imagina -que ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient les -germes de son mal, que les crises nerveuses dont j'avais failli mourir, -les hallucinations qui m'avaient mis, dans les yeux, l'éclair sombre -d'une folie, lui étaient comme un avertissement du ciel, et, dans cette -minute même, la dernière espérance mourut en son cÅ“ur.</p> - -<p>Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui se tordait sur le lit.</p> - -<p>—Mon Dieu! mon Dieu! gémissait-elle, c'est fini.... Mon pauvre petit -Jean!... Toi aussi, ils te prendront!... Mon Dieu, ayez pitié de -lui!... Est-ce que ce serait possible?... Si petit, si faible!...</p> - -<p>Et, tandis que Marie ramenait sur elle les couvertures tombées, -essayait de la calmer:</p> - -<p>—Ma bonne Marie, balbutiait-elle, écoute-moi. Promets-moi, oui, -promets-moi de faire ce que je te demanderai.... Tu as vu, tout à -l'heure, tu as vu, n'est-ce pas?... Eh bien, prends Jean ... élève-le, -parce que moi, vois-tu, il ne faut plus.... Je le tuerais.... Tiens, -tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui.... Tu le -soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu'il aura fait.... Je le -sentirai là ; je l'entendrai ... mais tu comprends, il ne faut pas qu'il -me voie.... C'est moi qui le rends comme ça!...</p> - -<p>Marie me tenait dans ses bras.</p> - -<p>—Voyons, Madame, ça n'est pas raisonnable, disait-elle, et vous -mériteriez bien qu'on vous gronde, par exemple!... Mais regardez-le, -votre petit Jean.... Il se porte comme une caille.... Dites, mon petit -Jean, que vous êtes vaillant!... Tenez, le voilà qui rit, le mignon.... -Allons, embrassez-le, Madame.</p> - -<p>—Non, non, s'écria violemment ma mère.... Il ne faut pas. Plus -tard.... Emporte-le....</p> - -<p>Et, le visage contre l'oreiller, épouvantée, elle sanglota.</p> - -<p>Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait -bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie -normale, de se guérir «de ses humeurs noires», ce n'était point en se -séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, -elle n'avait qu'une chance de salut, et voilà qu'elle la rejetait, -poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu'un petit -être met de joies, d'inquiétudes, d'activité, de fièvres, d'oubli de -soi-même au cÅ“ur des mères, c'était cela qu'il lui fallait, et elle -disait:</p> - -<p>—Non! non! il ne faut pas.... Plus tard! Emporte-le....</p> - -<p>En ce familier et rude langage, que son long dévoûment autorisait, la -vieille domestique fît valoir à sa maîtresse toutes les bonnes raisons, -tous les arguments dictés par son esprit pratique et son cÅ“ur simple -de paysanne; elle lui reprocha même de déserter ses devoirs; parla -d'égoïsme et déclara qu'une bonne mère qui avait de la religion, qu'une -bête sauvage même, n'agiraient pas comme elle.</p> - -<p>—Oui, conclut-elle, c'est mal ... vous n'avez point déjà été si tendre -avec votre mari, le pauvre homme! S'il faut, maintenant, que vous -fassiez le malheur de votre enfant!</p> - -<p>Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put que répéter:</p> - -<p>—Non! non! il ne faut pas!.... Plus tard.... Emporte-le....</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Ce que fut mon enfance? Un long engourdissement. Séparé de ma mère -que je ne voyais que rarement, fuyant mon père que je n'aimais point, -vivant presque exclusivement, misérable orphelin, entre la vieille -Marie et Félix, dans cette grande maison lugubre et dans ce grand -parc désolé, dont le silence et l'abandon pesaient sur moi comme une -nuit de mort, je m'ennuyais! Oui, j'ai été cet enfant rare et maudit, -l'enfant qui s'ennuie! Toujours triste et grave, ne parlant presque -jamais, je n'avais aucun des emportements, des curiosités, des folies -de mon âge; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans -les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je -cherche à retrouver une de mes sensations d'enfant: en vérité, je crois -bien que je n'en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans -savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit -corps qui m'importunait comme un compagnon irritant, dont on désire -se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient -quelque part. J'eusse voulu être là où je n'étais pas, et les jouets, -aux bonnes odeurs de sapin, s'amoncelaient autour de moi, sans que je -songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d'un couteau, d'un -cheval de bois, d'un livre d'images. Aujourd'hui, lorsque, sur les -pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, -gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les -premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui -sonnent l'angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs -me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune -clarté ne se leva.</p> - -<p>J'avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur -arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra -contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes -plein les yeux, il murmura plusieurs fois: «Pauvre petit diable!» Je -pleurai très fort, et c'était surtout de voir pleurer le bon curé, -car je ne voulais pas me faire à l'idée que ma mère fût morte et que, -plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, on m'avait défendu -de pénétrer dans sa chambre et elle était partie sans que je l'eusse -embrassée!... Pouvait-elle donc m'avoir ainsi quitté?... Vers l'âge de -sept ans, comme je me portais bien, elle avait consenti à me reprendre -davantage dans sa vie. C'est à partir de ce moment, surtout, que je -compris que j'avais une mère et que je l'adorais. Et toute ma mère—ma -mère douloureuse—ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands -yeux ronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans un -battement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage et comme -pleure la fontaine. J'avais ressenti, tout d'un coup, une douleur aiguë -aux douleurs de ma mère et c'est par cette douleur que je m'étais -éveillé à la vie. Je ne savais de quoi elle souffrait, mais je savais -que son mal devait être horrible, à la façon dont elle m'embrassait. -Elle avait eu des rages de tendresse qui m'effrayaient et m'effraient -encore. En m'étreignant la tête, en me serrant le cou, en promenant ses -lèvres sur mon front, mes joues, ma bouche, ses baisers s'exaspéraient -et se mêlaient aux morsures, pareils à des baisers de bête; à -m'embrasser, elle mettait vraiment une passion charnelle d'amante, -comme si j'eusse été l'être chimérique, adoré de ses rêves, l'être qui -n'était jamais venu, l'être que son âme et que son corps désiraient. -Était-il donc possible qu'elle fût morte?</p> - -<p>J'implorai, avec ferveur, la belle image de la Vierge, à laquelle, -tous les soirs, avant de me coucher, j'adressais ma prière: «Sainte -Vierge, accordez une bonne santé et une longue vie à ma mère chérie.» -Mais, le matin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit le -médecin jusqu'à la grille; et tous deux avaient une figure si grave -qu'il était facile de voir qu'une chose irréparable s'était accomplie. -Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoi eussent-ils pleuré, -sinon d'avoir perdu leur maîtresse? Et puis le curé ne venait-il pas -de me dire: «Pauvre petit diable!» d'un ton d'irrémédiable pitié? Et -de quoi m'eût-il plaint de la sorte, sinon d'avoir perdu ma mère? Je -me souviens, comme si c'était hier, des moindres détails de l'affreuse -journée. De la chambre, où j'étais enfermé avec la vieille Marie, -j'avais entendu des allées et venues, des bruits inaccoutumés, et, le -front contre la vitre, à travers les persiennes fermées, je regardais -les pauvresses s'accroupir sur la pelouse et marmotter des oraisons, -un cierge à la main; je regardais les gens entrer dans la cour, les -hommes en habit sombre, les femmes long voilées de noir: «Ah! voilà M. -Bacoup!... Tiens, c'est Mme Provost.» Je remarquai que tous avaient des -figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte, des -enfants de chÅ“ur, des chantres embarrassés dans leurs chapes noires, -des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dont l'un portait -une bannière et l'autre la lourde croix d'argent, riaient en dessous, -s'amusaient à se bourrer le dos de coups de poing. Le bedeau, agitant -ses tintenelles, refoulait, dans le chemin, les mendiants curieux, et -une voiture de foin, qui s'en revenait, fut contrainte de s'arrêter et -d'attendre. En vain, je cherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant -estropié, de mon âge, à qui, tous les samedis, je donnais une miche -de pain; je ne l'aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout -à coup, les cloches, au clocher de l'église, tintèrent. Ding! deng! -dong! Le ciel était d'un bleu profond, le soleil flambait. Lentement, -le cortège se mit en marche; d'abord les charitons et les chantres, la -croix qui brillait, la bannière qui se balançait, le curé en surplis -blanc, s'abritant la tête de son psautier, puis quelque chose de lourd -et de long, très fleuri de bouquets et de couronnes, que des hommes -portaient en vacillant sur leurs jarrets; puis la foule, une foule -grouillante, qui emplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans -laquelle bientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui -s'épongeait le crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding! deng! dong! Les -cloches tintèrent longtemps, longtemps; ah! le triste glas! Ding! deng! -dong! Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeons -blancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour de l'église -qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tour d'ardoise, mal -d'aplomb au-dessus d'un bouquet d'acacias et de marronniers roses.</p> - -<p>La cérémonie terminée, mon père entra dans ma chambre. Il se promena -quelques minutes, de long en large, sans parler, les mains croisées -derrière le dos.</p> - -<p>—Ah! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand -malheur!</p> - -<p>—Oui, oui, répondait mon père, c'est un grand, bien grand malheur!</p> - -<p>Il s'affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois -encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras -qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il -tamponnait ses yeux rougis de larmes.</p> - -<p>—Je ne l'ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie?... Elle -n'aimait point que je fusse près d'elle.... Pourtant, j'ai fait ce que -j'ai pu, tout ce que j'ai pu.... Comme elle était effrayante, toute -rigide sur son lit!... Ah! Dieu! je la verrai toujours comme ça!... -Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain!...</p> - -<p>Mon père m'attira près de lui, et me prit sur ses genoux.</p> - -<p>—Tu m'aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me demanda-t-il en me -berçant.... Tu m'aimes bien, dis? Je n'ai plus que toi....</p> - -<p>Se parlant à lui-même, il disait:</p> - -<p>—Peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi!... Que serait-il arrivé, -plus tard!... Oui, cela vaut peut-être mieux.... Ah! pauv'petit, -regarde-moi bien!...</p> - -<p>Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux -yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il -m'étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.</p> - -<p>—Mon petit Jean!... ah! mon pauv'petit Jean!</p> - -<p>Vaincu par l'émotion et par la fatigue des nuits passées, il -s'endormit, me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup par une -immense pitié, j'écoutai ce cÅ“ur inconnu qui, pour la première fois, -battait près du mien.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu'on ne m'enverrait -pas au collège et que j'aurais un précepteur. Mon père n'approuvait -pas ce genre d'éducation, mais il s'était heurté à de telles crises, -qu'il avait pris le parti de ne plus résister, et, de même qu'il avait -sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il sacrifia ses droits -de père sur moi. J'eus un précepteur, mon père voulant rester fidèle, -même dans la mort, aux désirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau -matin, un monsieur très grave, très blond, très rasé, qui portait des -lunettes bleues. M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées sur -l'instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui, -loin de m'encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l'étude. On -lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuse et -tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s'en -tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu'un enfant idiot. -Jamais il ne lui vint à l'esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, -d'interroger mon cÅ“ur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque -triste d'enfant solitaire, il n'y avait pas des aspirations ardentes, -devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre de -savoir, qui s'était intérieurement et mal développée dans le silence -des pensées contenues et des enthousiasmes muets. M. Rigard m'abrutit -de grec et de latin, et ce fut tout. Ah! combien d'enfants qui, compris -et dirigés, seraient de grands hommes peut-être, s'ils n'avaient été -déformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveau du -père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, que de vous -avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas -continuer l'Å“uvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle -pour la fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que -mon âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu'auprès de -mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me -plaire, il s'acharnait à m'aimer stupidement. Mais, lorsque j'étais -avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, -de sottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de la -révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l'esprit une épouvante -invincible, ou bien le récit des brigandages d'un nommé Lebecq, grand -républicain, qui scandalisait le pays par son opposition acharnée au -curé, et son obstination, les jours de Fête-Dieu, à ne pas mettre de -draps fleuris le long de ses murs. Souvent, il m'emmenait dans son -cabriolet, lorsqu'il avait affaire au dehors, et si, troublé par ce -mystère de la nature qui s'élargissait, chaque jour, autour de moi, je -lui adressais une question, il ne savait comment y répondre et s'en -tirait ainsi: «Tu es trop petit pour que je t'explique ça! Quand tu -seras plus grand.» Et, tout chétif, à côté du gros corps de mon père -qui oscillait suivant les cahots du chemin, je me rencognais au fond -du cabriolet, tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, -les taons qui s'abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait -chaque fois: «Jamais je n'ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous -aurons de l'orage, c'est sûr.»</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Dans l'église de Saint-Michel, au fond d'une petite chapelle, éclairée -par les lueurs rouges d'un vitrail, sur un autel orné de broderies -et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une statue de -la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu constellé -d'argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement sur des -sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un enfant rose et nu, à -la tête nimbée d'or, et ses yeux reposaient, extasiés, sur l'enfant. -Pendant plusieurs mois, cette Vierge de plâtre fut ma seule amie, et -tout le temps que je pouvais dérober à mes leçons, je le passais en -contemplation devant cette image, aux couleurs si tendres. Elle me -paraissait si belle, et si bonne, et si douce, qu'aucune créature -humaine n'eût pu rivaliser de beauté, de bonté et de douceur avec ce -morceau de matière inerte et peinte qui me parlait un langage inconnu -et délicieux, et d'où m'arrivait comme une odeur grisante d'encens -et de myrrhe. Près d'elle, j'étais vraiment un autre enfant; je -sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans -mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères; il me -semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait -peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s'était faite la -complice de mes échappées vers l'église; elle me conduisait souvent -à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, -tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l'autel, -récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu'elle m'arrachât de -force à cette extase, car je n'eusse point songé, je crois bien, -à retourner à la maison, enlevé que j'étais en des rêves qui me -transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, -que, loin d'elle, j'étais malheureux, que j'eusse voulu ne la quitter -jamais: «Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre,» disait la vieille -Marie. C'était comme un besoin de possession, un désir violent de -la prendre, de l'enlacer, de la couvrir de baisers. J'eus l'idée de -la dessiner: avec quel amour, il est impossible de vous l'imaginer! -Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, -ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser -d'efforts, je l'employai, dans ce travail que je jugeais admirable et -surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m'irritant -contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, -contre mon papier où l'image n'apparaissait pas vivante et parlante, -comme je l'eusse désiré. Je m'acharnai. Ma volonté se tendait vers ce -but unique. Enfin, je parvins à donner une idée à peu près exacte, et -combien naïve, de la Vierge de plâtre. Et brusquement je n'y pensai -plus. Une voix intérieure m'avait dit que la nature était plus belle, -plus attendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil qui -caressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, dorait les -herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutes les -palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui font battre la -terre comme un corps de chair.</p> - -<p>Les années s'écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais sombre, -sauvage, toujours renfermé en dedans de moi-même, aimant à courir les -champs, à m'enfoncer en plein cÅ“ur de la forêt. Il me semblait que -là , du moins, bercé par la grande voix des choses, j'étais moins seul -et que je m'écoutais mieux vivre. Sans être doué de ce don terrible -qu'ont certaines natures de s'analyser, de s'interroger, de chercher -sans cesse le pourquoi de leurs actions, je me demandais souvent qui -j'étais et ce que je voulais. Hélas! je n'étais personne et ne voulais -rien. Mon enfance s'était passée dans la nuit, mon adolescence se passa -dans le vague; n'ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage -un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Mille -pensées s'agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais en -saisir la forme; aucune ne se détachait nettement de ce fond de brume -opaque. J'avais des aspirations, des enthousiasmes, mais il m'eût été -impossible de les formuler, d'en expliquer la cause et l'objet; il -m'eût été impossible de dire dans quel monde de réalité ou de rêve ils -m'emportaient; j'avais des tendresses infinies où mon être se fondait, -mais pour qui et pour quoi? Je l'ignorais. Quelquefois, tout d'un coup, -je me mettais à pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En -vérité, je ne la savais pas. Ce qu'il y a de certain, c'est que je -n'avais de goût à rien, que je n'apercevais aucun but dans la vie, -que je me sentais incapable d'un effort. Les enfants se disent: «Je -serai général, évêque, médecin, aubergiste.» Moi, je ne me suis rien -dit de semblable, jamais: jamais je ne dépassai la minute présente; -jamais je ne risquai un coup d'Å“il sur l'avenir. L'homme m'apparaissait -ainsi qu'un arbre qui étend ses feuilles et pousse ses branches dans -un ciel d'orage, sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, -quels oiseaux chanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra le -terrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale où j'étais, -m'accablait et m'effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cÅ“ur ni à mon -père, ni à mon précepteur, ni à personne; je n'avais pas un camarade, -pas un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de m'aimer. -Mon père et mon précepteur se désolaient de mon «peu de dispositions» -et, dans le pays, je passais pour un maniaque et un faible d'esprit. -Malgré tout, je fus reçu à mes examens, et, bien que ni mon père ni -moi n'eussions l'idée de la carrière que je pourrais embrasser, j'allai -faire mon droit à Paris. «Le droit mène à tout», disait mon père.</p> - -<p>Paris m'étonna. Il me fit l'effet d'un grand bruit et d'une grande -folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, -effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et -monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi -par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et -démoniaque usine, aveuglé par l'éclat des lumières inaccoutumées, je -marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup -d'y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là , dans -ce sol de pavés, s'élever parmi cette forêt de pierres, au milieu -de ce grouillement d'hommes, leurs branches fouettées par un vent -mauvais? Je fus très longtemps à m'habituer à cette existence qui me -paraissait le renversement de la nature; et, du sein de cet enfer -bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles -de là -bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre -remuée et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n'entendais -que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les -profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte -presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître -me chassait de la petite chambre que j'habitais, rue Oudinot, et -j'arpentais les rues, les boulevards, les quais, emporté dans une -marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau, pour ainsi dire, -écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de Paris, tous les sens -en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs, par ces odeurs, par -ces sons, par la perversion et par l'étrangeté de ce contact si nouveau -pour moi. Plus je me jetais dans les foules, plus je me grisais du -tapage, plus je voyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler, -indifférentes l'une à l'autre, sans un lien apparent; puis d'autres -surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours ... et plus je -ressentais l'accablement de mon inexorable solitude. A Saint-Michel, si -j'étais bien seul, du moins j'y connaissais les êtres et les choses. -J'avais, partout, des points de repère qui guidaient mon esprit; un dos -de paysan, penché sur la glèbe, une masure au détour d'un chemin, un -pli de terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m'y -était familier, sinon cher. A Paris, tout m'était inconnu et hostile. -Dans l'effroyable hâte où ils s'agitaient, dans l'égoïsme profond, dans -le vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités, -comment retenir, un seul instant, l'attention de ces gens, de ces -fantômes, je ne dis pas l'attention d'une tendresse ou d'une pitié, -mais d'un simple regard!... Un jour, je vis un homme qui en tuait un -autre: on l'admira et son nom fut aussitôt dans toutes les bouches; le -lendemain, je vis une femme qui levait ses jupes en un geste obscène: -la foule lui fit cortège.</p> - -<p>Étant gauche, ignorant des usages du monde, très timide, j'eus -difficulté à me créer des relations. Je ne mis pas, une seule fois, -les pieds dans les maisons où j'étais recommandé, de crainte qu'on ne -m'y trouvât ridicule. J'avais été invité à dîner chez une cousine de -ma mère, riche, qui menait grand train. La vue de l'hôtel, les valets -de pied dans le vestibule, les lumières, les tapis, le parfum lourd -des fleurs étouffées, tout cela me fit peur et je m'enfuis, bousculant -dans l'escalier une femme en manteau rouge, qui montait et se prit à -rire de ma mine effarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens—mes -camarades d'école,—que je rencontrais au cours, au restaurant, dans -les cafés, me déplut aussi: la grossièreté de leurs plaisirs me -blessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres trop -peintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leur -tenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé par -un rut subit de la chair, j'entrai dans une maison de débauche, et -j'en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et la -sensation que j'avais de l'ordure sur la peau. Quoi! c'était de cet -acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient! A partir de ce -moment, je regardai davantage les femmes, mais mon regard n'était -plus chaste et, s'attachant sur elles, comme sur des images impures, -il allait chercher le sexe et la nudité sous l'ajustement des robes. -Je connus alors des plaisirs solitaires qui me rendirent plus morne, -plus inquiet, plus vague encore. Une sorte de torpeur crapuleuse -m'envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m'enfonçant dans -l'abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, -par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cÅ“ur qui me -faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux -fermés, j'étais ainsi qu'un cadavre qui aurait eu conscience de sa -mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, -au-dessus de lui, rouler le piétinement d'un peuple, et gronder les -rumeurs d'une ville. Quelquefois, m'arrachant à cet anéantissement, je -sortais. Mais que faire? Où donc aller? Tout m'était indifférent, et je -n'avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, -le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par -m'écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur -moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans -rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui -couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi -des couples passaient..... Naturellement, je ne travaillais pas et je -ne songeais à rien.... La guerre vint, puis la défaite.... Malgré les -résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, -je m'engageai.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>II</h3> - - -<p class="p2">Notre régiment était ce qu'on appelait alors un régiment de marche. -Il avait été formé au Mans, péniblement, de tous les débris de -corps, des éléments disparates qui encombraient la ville. Des -zouaves, des moblots, des francs-tireurs, des gardes forestiers, -des cavaliers démontés, jusques à des gendarmes, des Espagnols et -des Valaques; il y avait de tout, et ce tout était commandé par un -vieux capitaine d'habillement promu, pour la circonstance, au grade -de lieutenant-colonel. En ce temps-là , ces avancements n'étaient -point rares; il fallait bien boucher les trous creusés dans la chair -française par les canons de Wissembourg et de Sedan. Plusieurs -compagnies manquaient de capitaine. La mienne avait à sa tête un petit -lieutenant de mobiles, jeune homme de vingt ans, frêle et pâle, et si -peu robuste, qu'après quelques kilomètres, il s'essoufflait, tirait -la jambe et terminait l'étape dans un fourgon d'ambulance. Le pauvre -petit diable! Il suffisait de le regarder en face pour le faire rougir, -et jamais il ne se fût permis de donner un ordre, dans la crainte de -se tromper et d'être ridicule. Nous nous moquions de lui, à cause de -sa timidité et de sa faiblesse, et sans doute aussi parce qu'il était -bon et qu'il distribuait quelquefois aux hommes des cigares et des -suppléments de viande. Je m'étais fait rapidement à cette vie nouvelle, -entraîné par l'exemple, surexcité par la fièvre du milieu. En lisant -les récits navrants de nos batailles perdues, je me sentais emporté -comme dans une ivresse, sans cependant mêler à cette ivresse l'idée de -la patrie menacée. Nous restâmes un mois, dans Le Mans, à nous équiper, -à faire l'exercice, à courir les cabarets et les maisons de femmes. -Enfin, le 3 octobre, nous partîmes.</p> - -<p>Ramassis de soldats errants, de détachements sans chefs, de volontaires -vagabonds, mal équipés, mal nourris—et le plus souvent, pas nourris -du tout,—sans cohésion, sans discipline, chacun ne songeant qu'à soi, -et poussés par un sentiment unique d'implacable, de féroce égoïsme; -celui-ci, coiffé d'un bonnet de police, celui-là , la tête entortillée -d'un foulard, d'autres vêtus de pantalons d'artilleurs et de vestes -de tringlots, nous allions par les chemins, déguenillés, harassés, -farouches. Depuis douze jours que nous étions incorporés à une brigade -de formation récente, nous roulions à travers la campagne, affolés, -et pour ainsi dire, sans but. Aujourd'hui à droite, demain à gauche, -un jour <i>fournissant</i> des étapes de quarante kilomètres, le jour -suivant, reculant d'autant, nous tournions sans cesse dans le même -cercle, pareils à un bétail débandé qui aurait perdu son pasteur. Notre -exaltation était bien tombée. Trois semaines de souffrances avaient -suffi pour cela. Avant que nous eussions entendu gronder le canon et -siffler les balles, notre marche en avant ressemblait à une retraite -d'armée vaincue, hachée par les charges de cavalerie, précipitée dans -le délire des bousculades, le vertige des sauve-qui-peut. Que de fois -j'ai vu des soldats se débarrasser de leurs cartouches qu'ils semaient -au long des routes!</p> - -<p>—A quoi ça me sert-il? disait l'un d'eux, je n'en ai besoin que d'une -seule pour casser la gueule du capitaine, la première fois que nous -nous battrons.</p> - -<p>Le soir, au camp, accroupis autour de la marmite, ou bien allongés -sur la bruyère froide, la tête sur le sac, ils pensaient à la maison -d'où on les avait arrachés violemment. Tous les jeunes gens, aux bras -robustes, étaient partis du village: beaucoup déjà dormaient dans la -terre, là -bas, éventrés par les obus; les autres, les reins cassés, -erraient, spectres de soldats, par les plaines et par les bois, -attendant la mort. Dans les campagnes en deuil, il ne restait que des -vieux, davantage courbés, et des femmes qui pleuraient. L'aire des -granges où l'on bat le blé était muette et fermée; dans les champs -déserts où poussaient les herbes stériles, on n'apercevait plus, sur -la pourpre du couchant, la silhouette du laboureur qui rentrait à la -ferme, au pas de ses chevaux fatigués. Et des hommes, avec de grands -sabres, venaient, qui prenaient, un jour, les chevaux, qui, un autre -jour, vidaient l'étable, au nom de la loi; car il ne suffisait pas à la -guerre qu'elle se gorgeât de viande humaine, il fallait qu'elle dévorât -les bêtes, la terre, tout ce qui vivait dans le calme, dans la paix du -travail et de l'amour.... Et au fond du cÅ“ur de tous ces misérables -soldats, dont les feux sinistres du camp éclairaient les figures -amaigries et les dos avachis, une même espérance régnait, l'espérance -de la bataille prochaine, c'est-à -dire la fuite, la crosse en l'air et -la forteresse allemande.</p> - -<p>Pourtant, nous préparions la défense des pays que nous traversions et -qui n'étaient point encore menacés. Nous imaginions pour cela d'abattre -les arbres et de les jeter sur les routes; nous faisions sauter les -ponts, nous profanions les cimetières à l'entrée des villages, sous -prétexte de barricades, et nous obligions les habitants, baïonnettes -aux reins, à nous aider dans la dévastation de leurs biens. Puis -nous repartions, ne laissant derrière nous que des ruines et que des -haines. Je me souviens qu'il nous fallut, une fois, raser, jusqu'au -dernier baliveau, un très beau parc, afin d'y établir des gourbis que -nous n'occupâmes point. Nos façons n'étaient point pour rassurer les -gens. Aussi, à notre approche, les maisons se fermaient, les paysans -enterraient leurs provisions: partout des visages hostiles, des bouches -hargneuses, des mains vides. Il y eut entre nous des rixes sanglantes -pour un pot de rillettes découvert dans un placard, et le général fit -fusiller un vieux bonhomme qui avait caché, dans son jardin, sous un -tas de fumier, quelques kilogrammes de lard salé.</p> - -<p>Le 1<sup>er</sup> novembre, nous avions marché toute la journée et, -vers trois heures, nous arrivions à la gare de la Loupe. Il y eut -d'abord un grand désordre, une inexprimable confusion. Beaucoup, -abandonnant les rangs, se répandirent dans la ville, distante d'un -kilomètre, se dispersèrent dans les cabarets voisins. Pendant plus -d'une heure, les clairons sonnèrent le ralliement. Des cavaliers furent -envoyés à la ville pour en ramener les fuyards et s'attardèrent à -boire. Le bruit courait qu'un train formé à Nogent-le-Rotrou devait -nous prendre et nous conduire à Chartres, menacé par les Prussiens -lesquels avaient, disait-on, saccagé Maintenon, et campaient à Jouy. -Un employé, interrogé par notre sergent, répondit qu'il ne savait pas, -qu'il n'avait entendu parler de rien. Le général, petit vieux, gros, -court et gesticulant, qui pouvait à peine se tenir à cheval, galopait -de droite et de gauche, voltait, roulait comme un tonneau sur sa -monture et, la face violette, la moustache colère, répétait sans cesse:</p> - -<p>—Ah! bougre!... Ah! bougre de bougre!...</p> - -<p>Il mit pied à terre, aidé par son ordonnance, s'embarrassa les jambes -dans les courroies de son sabre qui traînait sur le sol, et, appelant -le chef de gare, il engagea un colloque des plus animés avec celui-ci -dont la physionomie s'ahurissait.</p> - -<p>—Et le maire? criait le général.... Où est-il ce bougre-là ? qu'on me -l'amène!... Est-ce qu'on se fout de moi, ici?</p> - -<p>Il soufflait, bredouillait des mots inintelligibles, frappait la -terre du pied, invectivait le chef de gare. Enfin, tous les deux, -l'un la mine très basse, l'autre faisant des gestes furieux, finirent -par disparaître dans le bureau du télégraphe qui ne tarda pas à nous -envoyer le bruit d'une sonnerie folle, acharnée, vertigineuse, coupée -de temps en temps par les éclats de voix du général. On se décida -enfin à nous faire ranger sur le quai, par compagnies, et on nous -laissa là , sacs à terre, immobiles, devant les faisceaux formés. La -nuit était venue, la pluie tombait, lente et froide, achevant de -traverser nos capotes, déjà mouillées par les averses. De-ci, de-là , la -voie s'éclairait de petites lumières pâles, rendant plus sombres les -magasins et la masse des wagons que des hommes poussaient au garage. Et -le monte-charges, debout sur sa plate-forme tournante, profila dans le -ciel son long cou de girafe effarée.</p> - -<p>A part le café, rapidement avalé, le matin, nous n'avions rien mangé de -la journée et bien que la fatigue nous eût brisé le corps, bien que la -faim nous tenaillât le ventre, nous nous disions, consternés, qu'il -faudrait encore se passer de soupe aujourd'hui. Nos gourdes étaient -vides, épuisées nos provisions de biscuit et de lard, et les fourgons -de l'intendance, égarés depuis la veille, n'avaient pas rejoint la -colonne. Plusieurs d'entre nous murmurèrent, prononcèrent à haute -voix des paroles de menace et de révolte; mais les officiers qui se -promenaient, mornes aussi, devant la ligne des faisceaux, ne semblèrent -pas y faire attention. Je me consolai, en pensant que le général avait -peut-être réquisitionné des vivres dans la ville. Vain espoir! Les -minutes s'écoulaient; la pluie toujours chantait sur les gamelles -creuses, et le général continuait d'injurier le chef de gare, qui -continuait à se venger sur le télégraphe, dont les sonneries devenaient -de plus en plus précipitées et démentes.... De temps en temps, des -trains s'arrêtaient, bondés de troupes. Des mobiles, des chasseurs à -pied, débraillés, tête nue, la cravate pendante, quelques-uns ivres et -le képi de travers, s'échappaient des voitures où ils étaient parqués, -envahissaient la buvette, ou bien se soulageaient en plein air, -impudemment. De ce fourmillement de têtes humaines, de ce piétinement -de troupeau sur le plancher des wagons partaient des jurons, des chants -de <i>Marseillaise</i>, des refrains obscènes qui se mêlaient aux appels -des hommes d'équipe, au tintement de la clochette, à l'essoufflement -des machines. Je reconnus un petit garçon de Saint-Michel, dont les -paupières enflées suintaient, qui toussait et crachait le sang. Je -lui demandai où ils allaient ainsi. Ils n'en savaient rien. Partis -du Mans, ils étaient restés douze heures à Connerré, à cause de -l'encombrement de la voie, sans manger, trop tassés pour pouvoir -s'allonger et dormir. C'était tout ce qu'il savait. A peine s'il avait -la force de parler. Il était allé à la buvette afin de tremper ses -yeux dans un peu d'eau tiède. Je lui serrai la main, et il me dit qu'à -la première affaire, il espérait bien que les Prussiens le feraient -prisonnier.... Et le train s'ébranlait, se perdait dans le noir, -emmenant toutes ces figures hâves, tous ces corps déjà vaincus, vers -quelles inutiles et sanglantes boucheries?</p> - -<p>Je grelottais. Sous la pluie glacée qui me coulait sur la peau, le -froid m'envahissait, il me semblait que mes membres s'ankylosaient. -Je profitai d'un désarroi causé par l'arrivée d'un train pour gagner -la barrière ouverte et m'enfuir sur la route, cherchant une maison, -un abri, où je pusse me réchauffer, trouver un morceau de pain, je ne -savais quoi. Les auberges et cabarets, près de la gare, étaient gardés -par des sentinelles qui avaient ordre de ne laisser entrer personne.... -A trois cents mètres de là , j'aperçus des fenêtres qui luisaient -doucement dans la nuit. Ces lumières me firent l'effet de deux bons -yeux, de deux yeux pleins de pitié qui m'appelaient, me souriaient, me -caressaient.... C'était une petite maison isolée à quelques enjambées -de la route.... J'y courus.... Un sergent, accompagné de quatre hommes, -était là qui vociférait et sacrait. Près de l'âtre sans feu, je vis un -vieillard, assis sur une chaise de paille très basse, les coudes sur -les genoux, la tête dans les mains. Une chandelle, qui brûlait dans un -chandelier de fer, éclairait la moitié de son visage, creusé, raviné -par des rides profondes.</p> - -<p>—Nous donneras-tu du bois, enfin? cria le sergent</p> - -<p>—J'ons point d'bouè, répondit le vieillard.... V'la huit jours qu'la -troupe passe, j'vous dis.... M'ont tout pris.</p> - -<p>Il se tassa sur sa chaise et, d'une voix faible, il murmura.</p> - -<p>—J'ons ren ... ren ... ren!...</p> - -<p>Le sergent haussa les épaules:</p> - -<p>—Ne fais donc pas le malin, vieille canaille.... Ah! tu caches ton -bois pour chauffer les Prussiens! Eh bien, je vais t'en fiche, moi, des -Prussiens ... attends!</p> - -<p>Le vieillard branla la tête.</p> - -<p>—Pisque j'ons point d'bouè....</p> - -<p>D'un geste colère, le sergent commanda aux hommes de fouiller la -maison. Du cellier au grenier, ils passèrent tout en revue. Il n'y -avait rien, rien que des traces de violence, des meubles brisés. Dans -le cellier, humide de cidre répandu, les tonneaux étaient défoncés, et -partout s'étalaient de hideuses et puantes ordures. Cela exaspéra le -sergent, qui frappa le carreau de la crosse de son fusil.</p> - -<p>—Allons, s'écria-t-il, allons, vieux salaud, dis-nous où est ton bois?</p> - -<p>Et il secoua rudement le vieillard, qui chancela et faillit tomber la -tête contre le landier de fer de la cheminée.</p> - -<p>—J'ons point d'bouè, répéta simplement le pauvre homme.</p> - -<p>—Ah! tu t'entêtes!... Ah! tu n'as point de bois!... Eh bien, tu as des -chaises, un buffet, une table, un lit ... si tu ne me dis pas où est -ton bois, je fais une flambée de tout ça.</p> - -<p>Le vieillard ne protesta pas. Il répéta de nouveau, hochant sa vieille -tête blanche:</p> - -<p>—J'ons point d'bouè.</p> - -<p>Je voulus m'interposer, et balbutiai quelques mots; mais le sergent ne -me laissa pas achever, il m'enveloppa des pieds à la tête d'un regard -méprisant.</p> - -<p>—Et qu'est-ce tu fous ici, toi, espèce de galopin? me dit-il ... -qu'est-ce qui t'a permis de quitter les rangs, sale morveux!... allons, -demi-tour, et au pas de gymnastique!... Ta ra ta ta ra, ta ta ra!...</p> - -<p>Alors, il donna un ordre. En quelques minutes, chaises, table, buffet, -lit, furent mis en pièces. Le bonhomme se leva avec effort, se rencogna -dans le fond de la chambre et pendant que flambait le feu, pendant -que le sergent, dont la capote et le pantalon fumaient, se chauffait -en riant devant le brasier crépitant, le vieux regardait brûler ses -derniers meubles, d'un Å“il stoïque, et ne cessait de répéter avec -obstination.</p> - -<p>—J'ons point d'bouè!</p> - -<p>Je regagnai la gare.</p> - -<p>Le général était sorti du bureau du télégraphe, plus animé, plus rouge, -plus colère que jamais. Il bredouilla quelque chose, et aussitôt -il se fit un grand remuement. On entendait des cliquetis de sabre; -des voix s'appelaient, se répondaient; des officiers couraient dans -toutes les directions. Et le clairon sonna. Sans rien comprendre à ce -contre-ordre, il nous fallut remettre sac au dos et fusil sur l'épaule.</p> - -<p>—En avant!... arche!...</p> - -<p>Les membres raidis par l'immobilité, la tête bourdonnante, nous -heurtant l'un à l'autre, nous reprîmes notre course haletante, sous -la pluie, dans la boue, à travers la nuit. A droite et à gauche, des -champs s'étendaient, noyés d'ombre, d'où s'élevaient des tignasses -de pommiers, qui semblaient se tordre sur le ciel. Parfois, très -loin, un chien aboyait.... Puis c'étaient des bois profonds, de -sombres futaies, qui montaient, de chaque côté de la route, comme des -murailles. Puis des villages endormis où nos pas résonnaient plus -lugubrement, ou, par les fenêtres vite ouvertes et vite refermées, -apparaissait la vision vague d'une forme blanche, terrifiée.... Et -encore des champs, et encore des bois, et encore des villages.... Pas -une chanson, pas une parole, un silence énorme rythmé par un sourd -piétinement. Les courroies du sac m'entraient dans la chair, le fusil -me faisait l'effet d'un fer rouge sur l'épaule.... Un moment, je crus -que j'étais attelé à une grosse voiture embourbée, chargée de pierres -de taille et que des charretiers me cassaient les jambes à coups de -fouet. M'arc-boutant sur mes pieds, l'échiné pliée en deux, le cou -tendu, étranglé par le licol, la poitrine sifflante, je tirais, je -tirais.... Il arriva bientôt que je n'eus plus conscience de rien. Je -marchais, machinalement, engourdi, comme dans un rêve.... D'étranges -hallucinations passaient devant mes yeux.... Je voyais une route de -lumière, qui s'enfonçait au loin, bordée de palais et d'éclatantes -girandoles.... De grandes fleurs écarlates balançaient, dans l'espace, -leurs corolles au haut de tiges flexibles, et une foule joyeuse -chantait devant des tables couvertes de boissons fraîches et de fruits -délicieux.... Des femmes, dont les jupes de gaze bouffaient, dansaient -sur les pelouses illuminées, au son d'une multitude d'orchestres, tapis -dans des bosquets, aux feuilles retombantes, étoilées de jasmins, -rafraîchies par les jets d'eau.</p> - -<p>—Halte! commanda le sergent.</p> - -<p>Je m'arrêtai et, pour ne point m'écrouler sur le sol, je dus me -cramponner au bras d'un camarade.... Je m'éveillai.... Tout était noir. -Nous étions arrivés à l'entrée d'une forêt, près d'un petit bourg -où le général et la plupart des officiers allèrent se loger.... La -tente dressée, je m'occupai de panser mes pieds écorchés, avec de la -chandelle que je gardais en réserve dans ma musette et, comme un pauvre -chien exténué, je m'allongeai sur la terre mouillée et m'endormis -profondément. Pendant la nuit, des camarades, tombés de fatigue sur -la route, ne cessèrent de rallier le camp. Il y en eut cinq dont on -n'entendit plus jamais parler. A chaque marche pénible, cela se passait -toujours ainsi: quelques-uns, faibles ou malades, s'abattaient dans -les fossés et mouraient là : d'autres désertaient....</p> - -<p>Le lendemain, le réveil sonna, dès le lever de l'aube. La nuit avait -été très froide; il n'avait cessé de pleuvoir et, pour dormir, nous -n'avions pu nous procurer la moindre litière de paille ou de foin. -J'eus beaucoup de difficulté à sortir de la tente; un moment, je dus -me traîner sur les genoux, à quatre pattes, les jambes refusant de me -porter. Mes membres étaient glacés, raides ainsi que des barres de fer; -il me fut impossible de remuer la tête sur mon cou paralysé, et mes -yeux, qu'on eût dits piqués par une multitude de petites aiguilles, -ne discontinuaient pas de pleurer. En même temps, je ressentais aux -épaules et dans les reins une douleur vive, lancinante, intolérable. -Je remarquai que les camarades n'étaient pas mieux partagés que moi. -Les traits tirés, le teint terreux, ils s'avançaient, les uns boitant -affreusement, les autres courbés et vacillants, buttant à chaque pas -contre les touffes de bruyère: tous écloppés, lamentables et boueux. -J'en vis plusieurs qui, en proie à de violentes coliques, se tordaient -et grimaçaient en se tenant le ventre à deux mains. Quelques-uns, -secoués par la fièvre, claquaient des dents. Autour de soi, on -entendait des toux sèches, déchirant des poitrines, des respirations -haletantes, des plaintes, des râles. Un lièvre détala de son gîte, -s'enfuit effaré, les oreilles couchées, mais personne ne songea à -le poursuivre, comme nous faisions autrefois.... L'appel terminé, -il y eut distribution de vivres, car l'intendance avait fini par -retrouver la brigade.... Nous fîmes la soupe, que nous mangeâmes aussi -gloutonnement que des chiens affamés.</p> - -<p>Je souffrais toujours. Après la soupe, j'avais eu un étourdissement, -bientôt suivi de vomissements, et je grelottais la fièvre. Tout, -autour de moi, tournait ... les tentes, la forêt, la plaine, le petit -bourg, là -bas, dont les cheminées fumaient dans la brume et le ciel où -roulaient de gros nuages crasseux et bas. Je demandai au sergent la -permission d'aller à la visite.</p> - -<p>Les tentes s'alignaient sur deux rangs, adossées à la forêt, de chaque -côté de la route de Senonches, qui débouche dans la campagne par une -magnifique trouée dans les chênes, traverse, à trois cents mètres de -là , la route de Chartres, et plus loin, le bourg de Bellomer, pour -continuer son cours vers la Loupe. Au carrefour formé par ces deux -routes, une petite maison s'élevait, misérable et couverte de chaume, -sorte de hangar abandonné, qui servait d'abri aux cantonniers, pendant -la pluie. C'est là que le chirurgien avait établi une ambulance -improvisée, reconnaissable au drapeau de Genève, planté dans une fente -de mur, qui la décorait. Devant la maison, beaucoup attendaient. Une -longue file d'êtres blêmes, exténués, ceux-ci debout avec de grands -yeux fixes, ceux-là , assis par terre, mornes, les omoplates remontées -et pointues, la tête dans les mains. La mort déjà avait appesanti -son horrible griffe sur ces visages émaciés, ces dos décharnés, ces -membres qui pendaient, vidés de sang et de moelle. Et, en présence de -ce navrement, oubliant mes propres souffrances, je m'attendris. Ainsi, -trois mois avaient suffi pour terrasser ces corps robustes, domptés -au travail et aux fatigues pourtant!... Trois mois! Et ces jeunes -gens qui aimaient la vie, ces enfants de la terre qui avaient grandi, -rêveurs, dans la liberté des champs, confiants en la bonté de la nature -nourricière, c'était fini d'eux!... Au marin qui meurt, on donne la mer -pour sépulture; il descend dans le noir éternel, au balancement de ses -vagues musiciennes.... Mais eux!... Encore quelques jours, peut-être, -et, tout à coup, ils tomberaient, ces va-nu-pieds, la face contre le -sol, dans la boue d'un fossé, charognes livrées au croc des chiens -rôdeurs, au bec des oiseaux nocturnes. J'éprouvai un sentiment de si -fraternelle et douloureuse commisération, que j'eusse voulu serrer tous -ces tristes hommes contre ma poitrine, dans un même embrassement, et je -souhaitai—ah! avec quelle ferveur je souhaitai!—d'avoir, comme Isis, -cent mamelles de femme, gonflées de lait, pour les tendre à toutes ces -lèvres exsangues.... Ils entraient un par un dans la maison, et ils en -ressortaient aussitôt, poursuivis par un grognement et par un juron.... -D'ailleurs, le chirurgien ne s'occupait pas d'eux. Très en colère, il -réclamait à un infirmier sa pharmacie de campagne qui n'avait pas été -retrouvée parmi les bagages.</p> - -<p>—Ma pharmacie, nom de Dieu! criait-il. Où est ma pharmacie? Et ma -trousse?... Qu'est-ce que j'ai fait de ma trousse?... Ah! nom de Dieu!</p> - -<p>Un petit mobile, qui souffrait d'un abcès au genou, s'en retourna à -cloche-pied, pleurant, s'arrachant les cheveux de désespoir. On n'avait -pas voulu le visiter. Quand ce fut mon tour de passer, je tremblais -très fort. Dans le fond de la pièce, sombre, quatre malades râlaient, -couchés sur la paille, en chien de fusil, un cinquième gesticulait, -prononçant, dans le délire, des mots incohérents; un autre encore, à -demi levé, la tête inclinée sur la poitrine, se plaignait et demandait -à boire d'une voix faible, d'une voix d'enfant. Accroupi devant la -cheminée, un infirmier présentait à la flamme, au bout d'une baguette -de bois, un morceau de boudin grésillant, dont l'odeur de graisse -brûlée empuantissait la chambre.... L'aide-major ne me regarda même -pas. Il vociféra:</p> - -<p>—Qu'est-ce que c'est encore que celui-là ?... Tas de flemmards!... Dix -lieues dans les guibolles, clampin, ça te remettra.... Allons, marche! -demi-tour.</p> - -<p>Je croisai sur le seuil une paysanne, qui me demanda:</p> - -<p>—C'est-y ben icite qu'est l'sérûgien?</p> - -<p>—Des femmes, maintenant! grogna l'aide-major.... Qu'est-ce que vous -voulez, vous?</p> - -<p>—Pardon, excuse, mossieu l'sérûgien, reprit la paysanne, qui s'avança, -très intimidée. J'viens pour mon fi qu'est soldat.</p> - -<p>—Dites donc, la vieille, est-ce que je suis chargé de garder votre -fils, moi?...</p> - -<p>Les deux mains croisées sur le manche de son parapluie, toute -craintive, elle examina la pièce, autour d'elle.</p> - -<p>—Paraît qu'il est ben malade, mon fi, ben, ben malade.... Pour lors, -j'venais vouêr si vous l'aviez point à quant à vous, mossieu l'sérûgien.</p> - -<p>—Comment vous appelez-vous?</p> - -<p>—J'm'appelle la femme Riboulleau.</p> - -<p>—Riboulleau ... Riboulleau!... C'est possible.... Voyez dans le tas, -là .</p> - -<p>L'infirmier, qui faisait griller son boudin, tourna la tête.</p> - -<p>—Riboulleau?... dit-il. Mais il est mort, il y a trois jours....</p> - -<p>—Comment qu'vous dites ça? cria la paysanne, dont la figure hâlée, -tout à coup pâlit.... Où ça qu'il est mô?... Pourquoi qu'il est mô, mon -p'tit gâs?....</p> - -<p>L'aide-major intervint, et poussant la vieille vers la porte, d'un -geste brutal....</p> - -<p>—Allons, cria-t-il, allons, pas de scène ici, hein?... Il est mort, eh -bien, voilà tout....</p> - -<p>—Mon p'tit gâs! mon p'tit gâs! gémissait la paysanne à fendre l'âme!</p> - -<p>Je m'éloignai, le cÅ“ur gros, et si découragé que je me demandais s'il -ne valait pas mieux en finir tout de suite, en me pendant à une branche -d'arbre ou en me faisant sauter la cervelle d'un coup de fusil. Tandis -que je regagnais latente, trébuchant, roulant dans ma tête les plus -noirs projets, à peine si je fis attention au petit mobile qui, s'étant -arrêté au pied d'un pin, avait lui-même ouvert son abcès avec son -couteau et, tout blanc, le front ruisselant de sueur, bandait la plaie -d'où le sang coulait.</p> - -<p>La matinée me fut meilleure que je l'aurais pensé. J'eus la chance de -ne faire partie d'aucune corvée et, après avoir astiqué mon fusil, -rouillé par la pluie, je goûtai quelques heures de bon repos. Étendu -sur ma couverture, le corps tout engourdi dans un demi-sommeil -délicieux, où je percevais distinctement les bruits du camp—les -sonneries du clairon, le hennissement d'un cheval, au loin—je songeai -aux êtres et aux choses que j'avais quittés. Mille figures et mille -paysages défilèrent rapidement devant mes yeux.... Je revis le Prieuré, -ma mère morte, et mon père, avec son large chapeau de paille, et -le petit mendiant aux cheveux filasse, et Félix accroupi dans les -plates-bandes, au milieu des laitues, qui guettait une taupe. Je revis -ma chambre d'étudiant, mes camarades de l'école, et, dominant le -tumulte de Bullier, Nini, grise et défrisée, avec ses lèvres pourpres, -son chignon roux, et ses bas roses, sortant, fleurs lascives, des jupes -soulevées par la danse. Puis l'image d'une femme inconnue, en robe -mauve, que j'avais aperçue un soir, au théâtre, dans l'ombre d'une -loge, me revint, obstinée et douce vision!</p> - -<p>Pendant ce temps, les plus valides d'entre nous étaient allés rôder -dans la campagne, autour des fermes. Ils rentrèrent gaîment, chargés -de bottes de paille, de poulets, de dindes, de canards. L'un poussait -devant lui, à coups de gaule, un gros cochon qui grognait, l'autre -balançait un mouton sur ses épaules; celui-ci traînait au bout d'une -hart, tordue en corde, un veau qui résistait comiquement, secouait son -mufle en meuglant. Les paysans accoururent au camp pour se plaindre -d'avoir été volés: on les hua et on les chassa.</p> - -<p>Le général, accompagné de notre lieutenant-colonel qui se tenait -à sa droite, très raide, l'Å“il rond, vint nous passer en revue, -l'après-midi. Son regard luisant, son teint de braise, sa voix pâteuse -disaient qu'il avait copieusement déjeuné. Il mâchonnait un bout de -cigare éteint, crachait, s'ébrouait, maugréait on ne savait contre qui -et contre quoi, car il ne s'adressait à personne, directement. Devant -notre compagnie, il regarda le lieutenant-colonel d'un air sévère, et -je l'entendis qui grommelait:</p> - -<p>—Sales gueules, vos hommes, ah! bougre!</p> - -<p>Puis, il s'éloigna, pesant de tout le poids de son ventre, sur ses -jambes courtes, chaussées de bottes jaunes, au-dessus desquelles la -culotte rouge bouffait et plissait comme une jupe.</p> - -<p>Le reste de la journée fut consacré à des flâneries dans les auberges -de Bellomer. Il y avait partout un tel encombrement, un tel tapage; -d'ailleurs, je connaissais trop bien ces prises d'assaut des cabarets, -ces poussées violentes de l'alcool qui dégénéraient souvent en -mêlées générales, que je préférai m'en aller, avec quelques camarades -paisibles, sur la route, loin des bagarres. Justement, le temps s'était -embelli, un soleil pâle tombait du ciel, débarrassé de nuages. Nous -nous assîmes sur un talus, ployant le dos sous les rayons réchauffants, -comme fait un chat sous la main qui le caresse. Des voitures passaient, -passaient toujours, lourdes charrettes, banneaux, carrioles coiffées -de leurs bâches, tombereaux traînés par des bardots. C'étaient des -paysans de la plaine de Chartres qui fuyaient les Prussiens. Affolés -par les récits, colportés de village en village, des incendies, des -viols, des massacres, des atrocités diverses dont les Allemands -affligeaient les territoires envahis, ils avaient emporté à la hâte ce -qu'ils possédaient de plus précieux, abandonné champs et maison et, -tout effarés, ils allaient droit devant eux, sans savoir où. Le soir, -ils s'arrêtaient, au hasard du chemin, près d'un bourg, quelquefois en -rase campagne. Les chevaux, dételés et entravés, broutaient l'herbe des -berges, les gens mangeaient et dormaient à la grâce de Dieu, à la garde -des chiens, dans le vent, dans la pluie, dans la froidure des nuits -brumeuses. Puis, le lendemain, ils repartaient. Troupeaux de bêtes -et troupeaux d'hommes se succédèrent interminablement. Ils passaient -et, sur la grand'route jaune, l'on voyait s'allonger la file noire et -dolente des fuyards, jusqu'à la montée fermant l'horizon. On eût dit -l'exode d'un peuple. J'interrogeai un vieux bonhomme qui conduisait -une voiture à âne au fond de laquelle, dans la paille, au milieu de -paquets noués avec des mouchoirs, de carottes et de choux, grouillaient -une paysanne à nez camus, deux porcs roses et des couples de volaille, -liés par les pattes.</p> - -<p>—Vous avez donc les Prussiens chez vous? demandai-je.</p> - -<p>—Oh! les brigands! répondit le vieux.... N'm'en parlez point!... Y -sont arrivés un matin, eune bande avé des chapiaux à plume.... Ils ont -fait un vacarme! Oh! Jésus-Guieu! Et pis y prenaient tout.... D'abord -j'ons cru qu'c'étaient les Prussiens.... J'ons su d'pis que c'étaient -des francs-tireux....</p> - -<p>—Mais les Prussiens?</p> - -<p>—Les Prussiens!... Pour ce qui est des Prussiens, j'ons point cor vu -d'Prussiens, censément.... Y doivent être cheuz nous, à c'te heure, -t'nez!... La Jacqueline crait qu'all en a évu un, l'aut'jou, d'rière -eune hae!... Il était haut, haut, et pis rouge, qué disait, rouge comme -l'diable.... C'est donc des enragés, des sauvages, des r'venants?... -Enfin, quoiqu'c'est au juste?</p> - -<p>—Ce sont des Allemands, bonhomme, comme nous nous sommes des Français.</p> - -<p>—Des Armands?... J'entends ben.... Mais quoi qui nous v'laut, ces -sacrés Armands-là , dites, mossieu l'militaire?... J'ons tout d'même -ensauvé nos deux cochons, et nout'fille, et pis d'la volaille itout.... -Bé dame!</p> - -<p>Et le paysan continua son chemin, en se répétant;</p> - -<p>—Des Armands! des Armands!... Quoi qu'y nous v'laut ces sacrés -Armands-là ?</p> - -<p>Ce soir-là , devant toute la ligne du camp, les feux s'allumèrent et les -bonnes marmites, pleines de viande fraîche, chantèrent joyeusement, -au-dessus des fourneaux improvisés de terre et de cailloux. Ce fut -pour nous une heure de détente exquise et de délicieux oubli. Un -apaisement semblait venir du ciel, tout bleu de lune, et tout brillant -d'étoiles; les champs, qui s'étendaient avec de molles ondulations de -vague, avaient je ne sais quelle douceur attendrie qui nous pénétrait -l'âme, coulait dans nos membres endoloris un sang moins acre et des -forces nouvelles. Peu à peu, s'effaçait le souvenir, pourtant si -proche, de nos désolations, de nos découragements, de nos martyres, -et le besoin d'agir nous reprenait, en même temps que s'éveillait en -nous la conscience du devoir. Une animation inusitée régnait au camp. -Chacun s'empressait à quelque besogne volontaire. Les uns couraient, un -tison à la main pour rallumer les feux éteints, d'autres soufflaient -sur les braises, afin de les aviver, ou bien épluchaient des légumes, -et coupaient des morceaux de viande. Des camarades, formant une ronde -autour de débris de bois fumants, entonnèrent d'une voix gouailleuse: -«As-tu vu Bismarck?» La révolte, fille de la faim, se fondait au ronron -des marmites, au cliquetis des gamelles.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Le jour suivant, quand le dernier d'entre nous eût répondu: «Présent!» -à l'appel de son nom:</p> - -<p>—Formez le cercle, marche! commanda le petit lieutenant.</p> - -<p>Et d'une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le -fourrier lut un pompeux «ordre du jour» du général. Il était dit, en ce -morceau de littérature militaire, qu'un corps d'armée prussien, affamé, -mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s'avançait sur nous, -à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque -sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n'attendait plus que nous -pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général -rappelait les victoires de la Révolution, l'expédition d'Égypte, -Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer -dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il -donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays: -établir une barricade infranchissable à l'entrée Est du bourg, une -autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant -du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d'arbres -qu'on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et -même les fantassins fussent dans l'impossibilité de nous tourner par -Senonches, en s'égaillant dans les futaies; se défier des espions; -enfin, ouvrir l'Å“il et le bon.... La patrie comptait sur nous.... Vive -la République!</p> - -<p>Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, -les mains croisées derrière le dos, l'Å“il obstinément fixé à la pointe -de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec -une sorte d'angoisse au cÅ“ur, de savoir que les Prussiens étaient si -près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd'hui -peut-être, et j'eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, -debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se -précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était -loin, nous l'avions désirée, d'abord par enthousiasme patriotique, -ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, -comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu'elle s'offrait, nous en -avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes -yeux se portèrent vers l'horizon, dans la direction de Chartres. Et -la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu -formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d'inexorabilité. -Là bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais -à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, -s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout -rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang; les haies -se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des -régiments hérissés d'armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les -pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.</p> - -<p>—Rompez le cercle ... marche! cria le lieutenant.</p> - -<p>Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps temps sur -place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, -cette terrible ligne d'horizon, au delà de laquelle s'accomplissait le -secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette -immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, -plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux -qui venait de là -bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, -s'enfla, s'allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile -funéraire, puis disparut dans les chênes.</p> - -<p>—Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens? dit, d'une -voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se -donner l'air crâne d'un vieux reître, rabattit son képi sur l'oreille.</p> - -<p>Aucun ne répondit et plusieurs s'éloignèrent. Pourtant, notre caporal -haussa les épaules. C'était un tout petit homme, effronté, au visage -grêlé et rempli de boutons.</p> - -<p>—Oh moi!... fit-il.</p> - -<p>Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s'assit sur la bruyère, -bourra sa pipe lentement, l'alluma.</p> - -<p>—Et puis ... merde! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui -s'évanouit dans l'air.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Tandis qu'une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, -afin d'y établir «les infranchissables barricades», mon régiment -pénétrait dans la forêt, afin d'y abattre «le plus d'arbres qu'on -pourrait». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été -réquisitionnées d'urgence: on faisait outil de n'importe quoi. Durant -la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour -nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.</p> - -<p>—Ah bougre! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains; ah! -ah! hardi les enfants!... secouez-moi ça!</p> - -<p>Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux -qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. -C'était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, -chaque fois que les arbres s'abattaient les uns sur les autres dans un -grand fracas. La futaie s'éclaircissait: on eût dit qu'elle avait été -fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent -tués par la chute d'un chêne.</p> - -<p>—Hardi les enfants!</p> - -<p>Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs -écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient -vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges -blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.</p> - -<p>Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches -et, d'un Å“il navré, constata cette inutile dévastation. J'étais près du -général, quand il l'aborda respectueusement, le képi à la main.</p> - -<p>-Pardon, mon général, dit-il ... que vous abattiez des arbres sur -les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le -comprends.... Mais que vous rasiez le cÅ“ur des futaies, cela me semble -un peu....</p> - -<p>Mais le général l'interrompit.</p> - -<p>—Hein? quoi? cela vous semble?... qu'est-ce que vous fichez ici, -vous?... Je fais ce qui me plaît.... Est-ce vous qui commandez ou moi?</p> - -<p>—Mais enfin ... balbutia le forestier.</p> - -<p>—Il n'y a pas de mais enfin, Monsieur.... Et vous m'embêtez, c'est -clair ça!... Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais -fourrer au bloc.... Hardi les enfants!</p> - -<p>Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant -devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles -de bois.</p> - -<p>De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs -ne chômaient point, et la barricade s'élevait, formidable et haute, -coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s'était pas exécuté -sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une -tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs -voitures et leurs troupeaux s'agglomérant dans le chemin, très encaissé -à cet endroit, il y eut d'abord un indescriptible brouhaha. Ils se -lamentaient, les femmes gémissaient, les bÅ“ufs meuglaient, les soldats -riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le -capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution -prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les -paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s'entêtaient, voulaient -passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé -son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la -barricade. Il demanda ce que c'était que «ces sales pékins» et ce -qu'ils désiraient. On le mit au fait.</p> - -<p>—C'est bien, s'écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et -fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud! Allons, hardi, -les enfants!...</p> - -<p>Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières -voitures qui furent abandonnées, avec ce qu'elles contenaient, et -brisées en quelques coups de pioche.... Alors la panique s'empara -des paysans. L'encombrement devenait tel qu'il leur était impossible -d'avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et -tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vociféraient, se -bousculaient, s'injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. -Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop -de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de -sauver voitures et provisions, prirent le parti d'escalader le talus, -et de s'en aller à travers champs, en poussant des cris d'indignation, -poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On -entassa les voitures brisées, l'une sur l'autre, on boucha les creux -avec des sacs d'avoine, des matelas, des paquets de hardes et des -pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d'un timon qui se -dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur -arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.</p> - -<p>Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en -désordre, se répandirent dans Belomer et dans le camp. Ils firent des -récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une -armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient -dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les -fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait -la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur -demandait s'ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, -insistant sur les détails des uniformes. De quart d'heure en quart -d'heure, d'autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou -quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n'avaient pas de sac, -quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus -terribles les unes que les autres. Aucun d'ailleurs n'était blessé. -On se décida à les loger dans l'église, au grand scandale du curé qui -levait les bras au ciel, s'exclamait:</p> - -<p>—Sainte Vierge!... dans mon église!... Ah! ah! ah!... des soldats dans -mon église!</p> - -<p>Jusque-là , uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le -général n'avait point eu le temps de songer à faire garderie camp, -autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur -la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, -commandé par un sergent, n'avait reçu aucune instruction précise, et -les hommes ne faisaient rien, sinon qu'ils flânaient, buvaient et -dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le -fusil sur l'épaule devant l'auberge, arrêta un médecin du pays, comme -espion allemand, à cause de sa barbe qu'il avait blonde, et de ses -lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de -profession, «se moquant du tiers comme du quart», il s'amusait à tendre -des collets aux lapins, dans les haies voisines.</p> - -<p>L'arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le -désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en -minute, porteurs de plis cachetés, d'ordres et de contre-ordres. Les -officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la -tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois -on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes -et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, -dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient -des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des -patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s'enfonçaient dans -les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L'artillerie, parquée -en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle -vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il -fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.</p> - -<p>Au petit jour, ma compagnie partit en grand'garde. Nous rencontrâmes -des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe -lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, -surveillait les manÅ“uvres de l'artillerie. Il tenait, dépliée sur le -cou de son cheval, une carte d'état-major, et cherchait en vain le -moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de -tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait:</p> - -<p>—Où est-il ce sacré moulin-là ?... Pongoin ... Courville ... -Courville.... Est-ce qu'ils s'imaginent que je connais tous leurs -sacrés moulins, moi?...</p> - -<p>Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda:</p> - -<p>—Quelqu'un de vous est-il du pays? ... Quelqu'un de vous sait-il où se -trouve le moulin de Saussaie?</p> - -<p>Personne ne répondit.</p> - -<p>—Non?... Eh bien, que le diable l'emporte!</p> - -<p>Et il jeta la carte à son officier d'ordonnance, qui se mit à la -replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.</p> - -<p>On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, -tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la -plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là , des petits bois -émergeaient de l'océan de terre, semblables à des îles; des clochers -de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de -voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, -une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant -sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans -l'âme une angoisse. Là -haut des points noirs qui tachaient le ciel, -c'étaient les corbeaux; là -bas, sur la terre, des points noirs qui -s'avançaient, grossissaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards; -et, de temps en temps, l'aboi éloigné des chiens qui se répondaient -de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs -déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, -mais les heures et les heures s'écoulaient, lentes, infinies et -personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m'avait oublié. Le cÅ“ur -serré, j'interrogeais l'horizon du côté des Prussiens, l'horizon du -côté des Français; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable -et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis -longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un -moment, j'aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j'étais, -mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du -terrain....</p> - -<p>Pourquoi me laissait-on ainsi? J'avais faim et j'avais froid; mon -ventre criait, mes doigts devenaient gourds.... Je me hasardai à -faire quelques pas sur la route; à plusieurs reprises, j'appelai.... -Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea.... J'étais -seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide.... Un -frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux.... -J'appelai encore.... Rien.... Alors, je rentrai dans le bois et je -m'assis au pied d'un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, -l'oreille au guet, attendant.... Hélas! le jour baissa peu à peu; le -ciel jaunit, s'empourpra légèrement, puis il s'éteignit dans un silence -de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, -tandis qu'une brume glacée se levait de l'ombre.</p> - -<p>Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé -à quelque chose, jamais seul, je n'avais pas eu le temps de réfléchir. -Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j'avais sans -cesse sous les yeux, je sentais s'éveiller en moi la notion de la vie -humaine jusqu'ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et -les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s'était éveillé confusément, -comme au sortir d'un long et douloureux cauchemar. Et la réalité -m'était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du -petit groupe d'hommes errants que nous étions, à la société tout -entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, -rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j'avais -eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je -comprenais que la loi du monde, c'était la lutte; loi inexorable, -homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais -qui faisait se ruer, l'un contre l'autre, les enfants d'une même race, -d'une même famille, d'un même ventre. Je ne retrouvais aucune des -abstractions sublimes d'honneur, de justice, de charité, de patrie dont -les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous -berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les -mieux asservir, les mieux égorger. Qu'était-ce donc que cette patrie, -au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, -qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, -qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre -marâtre?... Qu'était-ce donc que cette patrie qu'incarnaient, pour -nous, ce général imbécile et pillard qui s'acharnait après les vieux -hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de -pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de -leur fils? Qu'était-ce doncque cette patrie dont chaque pas, sur le -sol, était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau -tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait -toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où -viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes? Et j'éprouvai -un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première -fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui -avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne -à mort le meurtrier timide qui tue le passant d'un coup de surin, -au détour des rues nocturnes, et l'on jette son tronc décapité aux -sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé -les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent -pour le hisser sur des pavois monstrueux; en son honneur on dresse -des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans -les cathédrales, les foules s'agenouillent pieusement autour de son -tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous -l'Å“il de Dieu charmé!... Avec quels remords, je me repentis d'avoir, -jusqu'ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d'énigmes -inexpliquées!... Jamais je n'avais ouvert un livre, jamais je ne -m'étais arrêté, un seul instant, devant ces points d'interrogation -que sont les choses et les êtres; je ne savais rien. Et voilà que, -tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d'arracher à la vie -quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient; je voulais connaître -la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements -qui oppriment, des sociétés qui tuent; il me tardait d'en avoir fini -avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de -magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d'impossibles -philosophies d'amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les -hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au -petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait -et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois -supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en -sanglots comprimés. J'ai remarqué que l'on ne s'attendrit bien sur les -autres que lorsqu'on est soi-même malheureux. N'était-ce point sur moi -seul que je m'apitoyais ainsi? Et si, dans cette nuit froide, tout -près de l'ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, -j'aimais tant l'humanité, n'était-ce point moi seul que j'aimais, -moi seul que j'eusse voulu soustraire aux souffrances? Ces regrets -du passé, ces projets d'avenir, cette passion subite de l'étude, cet -acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre -de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés -par la fièvre du travail, n'était-ce point seulement pour écarter de -moi les menaces de l'heure présente, pour effacer d'autres images -terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans -l'horreur des ténèbres?</p> - -<p>La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait -d'un regard avare et mauvais, les champs s'étendaient, pareils à une -vaste mer d'ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues -traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, -où les bouquets d'arbres apparaissaient, çà et là , plus noirs dans -ce noir. Je n'avais point bougé de la place où je m'étais assis, -et le froid m'engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. -Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur -le sol, m'effrayèrent; il me semblait toujours que quelqu'un marchait -derrière moi. J'avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme -si j'eusse craint de réveiller la terre endormie, et j'écoutais, et -j'essayais de sonder l'obscurité, car je n'avais pas encore, malgré -tout, perdu l'espoir qu'on vînt me relever. Aucun frisson, aucun -souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans -yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j'entendis distinctement -un bruit de pas, et le cÅ“ur me battait très fort.... Mais le bruit -s'éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus -pesant, plus redoutable, plus désespéré.... Une branche me frôla le -visage; je reculai, saisi d'épouvante. Plus loin, un renflement de -terrain me fit l'effet d'un homme qui, bombant le dos, aurait rampé -vers moi; je chargeai mon fusil.... A la vue d'une charrue abandonnée, -dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes -menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber -à la renverse.... J'avais peur de l'ombre, du silence, du moindre -objet qui dépassait la ligne d'horizon et que mon imagination affolée -animait d'un mouvement de vie sinistre.... Malgré le froid, la sueur -me coulait en grosses gouttes sur la peau. J'eus l'idée de quitter -mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d'ingénieux et -lâches raisonnements, que les camarades m'avaient oublié et qu'ils -seraient très heureux de me retrouver.... Évidemment, puisque je -n'avais pas été relevé de ma faction, puisque je n'avais vu passer -aucune ronde d'officier, c'est qu'ils étaient partis!... Et si, par -hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu -là -bas?... Aller à la ferme, où ma compagnie s'était arrêtée le matin, -et y demander des renseignements?... J'y songeai.... Mais, dans mon -trouble, j'avais perdu le sentiment de l'orientation, et je me serais -infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire.... Alors, -une abominable pensée me traversa l'esprit.... Oui, pourquoi ne pas me -tirer un coup de fusil dans le bras, et m'enfuir ensuite, sanglant -et blessé, et raconter que j'avais été assailli par les Prussiens?... -Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui -s'envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, -afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette -ivresse maudite de la peur, et je m'acharnai à retrouver des souvenirs -d'autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle -embaumé, aux ailes blanches.... Images et souvenirs m'arrivaient, ainsi -qu'en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur -les mettait aussitôt en déroute.... La Vierge de Saint-Michel, aux -chairs si roses, au manteau bleu, constellé d'argent, je la revoyais -impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres; -les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j'aimais -tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se -bouleversaient, s'enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres -géants; puis, dans l'air, se croisaient des obus figurant des visages -connus qui ricanaient; l'un de ces projectiles déploya soudain de -grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m'enveloppa.... -Je poussai un cri.... Mon Dieu! allais-je donc devenir fou? Je me -tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes.... Je devais être -d'une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du -cÅ“ur au cerveau comme une vrille d'acier.... «Voyons, voyons!» me -disais-je tout haut, pour bien m'assurer que je ne dormais pas, que -j'existais.... «Allons, allons!» J'avalai en deux gorgées le reste -d'eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant -les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l'air d'une -chanson de pioupiou que nous entonnions en chÅ“ur, pour tromper la -longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la -semelle, à coups précipités, contre le tronc. J'avais besoin de ce -bruit et de ce mouvement.... Et voilà que je pensai à mon père, si seul -dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n'avais reçu -de lettre de lui. Ah! comme la dernière était triste et navrante!... Il -ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un -ennui d'être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir -errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles.... Pauvre père! -Il n'avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui -ne l'aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d'elle.... Et -jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de -colère, jamais un mot de reproche!... Il courbait le dos, ainsi qu'un -bon chien, et s'en allait.... Ah! comme je me repentais de ne l'avoir -pas assez aimé. Peut-être ne m'avait-il pas élevé comme il aurait -dû. Mais qu'importe! Il avait fait ce qu'il avait pu!... Lui-même -était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d'une -bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se -représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de -ma mère s'embrumait, s'effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les -contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j'avais -données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec -attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant -sur ses genoux, il me dit: «Cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et je -comprenais aujourd'hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs -passées et d'épouvantement dans l'avenir. C'était pour elle qu'il -disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non -pour lui, le malheureux homme, qui s'était résigné à tout souffrir.... -Depuis trois ans, il avait bien vieilli: sa haute taille se cassait, -son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux -devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, -laissait les chats brousser dans les lianes et laper l'eau du bassin; -à peine s'il s'intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la -direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait; il ne -s'occupait plus de ses petites affaires d'ambition locale. Il ne fût -point sorti, n'eût point bougé de son fauteuil à oreillettes,—qu'il -avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul,—sans -Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.</p> - -<p>—Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout <i>ubi</i>, là , -dans vot' coin....</p> - -<p>—Bien, bien, Marie, je vais remuer.... Je vais aller au bord de la -rivière, si tu veux.</p> - -<p>—Non, Monsieur, c'est dans la forêt qu'il faut que vous alliez.... -L'air vous vaut mieux là ....</p> - -<p>—Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.</p> - -<p>Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l'épaule:</p> - -<p>—Pourquoi qu'vous prenez pas vot' fusil, Monsieur? Il y a joliment des -pinsons, dans le parc.</p> - -<p>Et mon père, la regardant d'un air de reproche, murmurait:</p> - -<p>—Des pinsons!... Les pauv' bêtes!</p> - -<p>Pourquoi mon père ne m'écrivait-il plus? Mes lettres lui -parvenaient-elles, seulement?... Je me reprochai d'y avoir mis -jusqu'ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le -lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans -laquelle je laisserais déborder tout mon cÅ“ur.</p> - -<p>Le ciel s'éclaircissait légèrement, là -bas, à l'horizon dont le contour -se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C'était toujours la -nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l'aube se -faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme -sous les pas, l'humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, -peu à peu, le ciel s'illumina d'une lueur d'or pâle, grandissante. -Lentement, des formes sortaient de l'ombre, encore incertaines et -brouillées; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd -que des clartés rasaient, de distance en distance.... Tout à coup, un -bruit m'arriva, faible d'abord, comme le roulement très lointain d'un -tambour.... J'écoutai, le cÅ“ur battant.... Un moment, le bruit cessa et -des coqs chantèrent.... Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit -plus fort, plus distinct, se rapprochant.... Patara! patara! c'était -sur la route de Chartres, un galop de cheval.... Instinctivement, -je bouclai mon sac sur mon dos, et m'assurai que mon fusil était -chargé.... J'étais très ému; les veines de mes tempes se gonflaient.... -Patara! patara! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il -me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements -clairs d'acier.... Patara! patara!... A peine avais-je eu le temps de -m'accroupir derrière le chêne qu'à vingt pas de moi, sur la route, une -grande ombre s'était dressée, subitement immobile, comme une statue -équestre de bronze. Et cette ombre, qui s'enlevait presque entière, -énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible! L'homme me -parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément!... Il portait la -casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle -la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat? -Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le -sombre uniforme.... Les traits, d'abord indécis, s'accentuèrent. Il -avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de -puissante jeunesse; son visage respirait la force et la bonté, avec -je ne sais quoi de noble, d'audacieux et de triste qui me frappa. La -main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, -de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait -dans l'air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur.... -Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se -rendre compte de nos positions, de l'état du terrain; toute une armée -grouillait, sans doute, derrière lui, n'attendant pour se jeter sur -la plaine, qu'un signal de cet homme!... Bien caché dans mon bois, -immobile, le fusil prêt, je l'examinais.... Il était beau, vraiment; la -vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié! Il regardait -toujours la campagne, et je crus m'apercevoir qu'il la regardait plus -en poète qu'en soldat.... Je surprenais dans ses yeux une émotion.... -Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là , et se laissait-il -gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le -ciel était devenu tout rouge; il flambait glorieusement; les champs, -réveillés, s'étiraient, sortaient l'un après l'autre de leurs voiles -de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, -doucement agitées par d'invisibles mains. Des arbres grêles, des -chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu; le pigeonnier -d'une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de -briller, dressait son cône blanchâtre dans l'ardeur pourprée de -l'orient.... Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, -s'était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du -jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à -l'Amour.</p> - -<p>—C'est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste; il est bon, -puisqu'il s'attendrit.</p> - -<p>Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave -homme qui l'animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles -reflets de son cÅ“ur ému et charmé.... Il ne m'effrayait plus. Au -contraire, quelque chose comme un vertige m'attirait vers lui, et je -dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. -J'aurais désiré lui parler, lui dire que c'était bien, de contempler -le ciel ainsi, et que je l'aimais de ses extases.... Mais son visage -s'assombrit, une mélancolie voila ses yeux.... Ah! l'horizon qu'ils -embrassaient était si loin, si loin! Et par de là cet horizon, un -autre; et derrière cet autre, un autre encore!... Il faudrait conquérir -tout cela!... Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval -sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers -les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de -toujours être maudit!... Et puis, sans doute, il songeait à ce qu'il -avait quitté; à sa maison, qu'emplissait le rire de ses enfants, à sa -femme, qui l'attendait en priant Dieu.... Les reverrait-il jamais?... -Je suis convaincu, qu'à cette minute même, il évoquait les détails -les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines -de son existence de là -bas ... une rose cueillie, un soir, après -dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que -celle-ci portait quand il était parti, un nÅ“ud bleu au chapeau de sa -petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un -coupe-papier.... Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, -et, avec cette puissance de vision qu'ont les exilés, il embrassait, -d'un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu'ici, il avait -été heureux.... Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, -reculant, encore plus loin, le lointain horizon.... Cet homme, j'avais -pitié de lui, et je l'aimais; oui, je vous le jure, je l'aimais!... -Alors, comment cela s'est-il fait?... Une détonation éclata, et dans -le même temps que j'avais entrevu à travers un rond de fumée une botte -en l'air, le pan tordu d'une capote, une crinière folle qui volait -sur la route ... puis rien, j'avais entendu, le heurt d'un sabre, la -chute lourde d'un corps, le bruit furieux d'un galop ... puis rien.... -Mon arme était chaude et de la fumée s'en échappait ... je la laissai -tomber à terre.... Étais-je le jouet d'une hallucination?... Mais -non!... De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, -comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu'un -petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras -en croix.... Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, -alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l'espace, le vol d'un -papillon ... moi, stupidement, inconsciemment, j'avais tué un homme, -un homme que j'aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, -un homme qui, dans l'éblouissement du soleil levant, suivait les rêves -les plus purs de sa vie!... Je l'avais peut-être tué à l'instant -précis où cet homme se disait: «Et quand je reviendrai là -bas....» -Comment? pourquoi?... Puisque je l'aimais, puisque, si des soldats -l'avaient menacé, je l'eusse défendu, lui, lui, que j'avais assassiné! -En deux bonds, je fus près de l'homme ... je l'appelai; il ne bougea -pas.... Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l'oreille, -et le sang coulait d'une veine rompue avec un bruit de glou-glou, -s'étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe.... De mes mains -tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba -inerte et pesante.... Je lui tâtai la poitrine, à la place du cÅ“ur: le -cÅ“ur ne battait plus.... Alors, je le soulevai davantage, maintenant -sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses -deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans -un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants!... Je crus que -j'allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, -j'étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, -et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d'où pendaient de -longues baves pourprées, éperdûment, je l'embrassai!...</p> - -<p>A partir de ce moment, je ne me souviens pas bien.... Je revois de -la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient -sans cesse; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, -dans la nuit; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés -par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en -l'air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer -un chemin, à travers les voitures; je revois des carrioles funèbres, -pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit -jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le -lendemain; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, -de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles -le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos -tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en -montrant les crocs, comme des loups!... Et je revois le chirurgien, les -manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, -sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d'un oribus, le pied -d'un petit soldat, encore chaussé de ses godillots!... Mais je revois -surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, -tout meurtri par ces navrements de la défaite, j'y rentrai un jour de -clair soleil.... Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les -persiennes mises partout.... Félix, plus courbé, ratissait l'allée, et -Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de -bas, en dodelinant de la tête.</p> - -<p>—Eh bien! Eh bien! criai-je, c'est comme cela qu'on me reçoit?</p> - -<p>Dès qu'ils m'eurent aperçu, Félix s'en alla comme effaré, et Marie, -toute blanche, poussa un cri.</p> - -<p>—Qu'y a-t-il donc? demandai-je, le cÅ“ur serré.... Et mon père?...</p> - -<p>La vieille fille me regarda fixement.</p> - -<p>—Comment, vous ne saviez pas?... Vous n'aviez rien reçu?... Ah! mon -pauv' Monsieur Jean! mon pauv' Monsieur Jean!</p> - -<p>Et, les yeux pleins de larmes, elle étendit le bras dans la direction -du cimetière.</p> - -<p>—Oui! Oui! c'est là qu'il est, maintenant, avec Madame, fit-elle d'une -voix sourde.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>III</h3> - - -<p class="p2">—Toc, toc, toc</p> - -<p>Et, en même temps, dans l'entre-bâillement de la porte, une petite -capote de loutre se montra, puis deux yeux souriants, sous une -voilette, puis un long manteau de fourrure, qui dessinait un corps -mince de jeune femme.</p> - -<p>—Je ne vous dérange pas?... On peut entrer?</p> - -<p>Le peintre Lirat leva la tête.</p> - -<p>—Ah! c'est vous, Madame! dit-il d'un ton bref, presque irrité, en -secouant ses mains salies de pastel ... mais oui, certainement.... -Entrez donc!</p> - -<p>Il quitta son chevalet, offrit un siège.</p> - -<p>—Charles va bien? demanda-t-il.</p> - -<p>—Très bien, je vous remercie.</p> - -<p>Elle s'assit, toujours souriante, et son sourire vraiment était -charmant et triste. Quoique voilés de gaze, ses yeux clairs, d'un bleu -rose, ses yeux très grands qui l'illuminaient toute, me parurent d'une -douceur infinie.... Elle était mise fort élégamment, sans recherches -prétentieuses. Un peu trop parfumée pourtant.... Il y eut un moment de -silence.</p> - -<p>L'atelier du peintre Lirat, situé dans une cité tranquille du faubourg -Saint-Honoré, la cité Rodrigues, était une vaste pièce nue, aux -murs gris, aux charpentes visibles, sans meubles. Lirat l'appelait -familièrement «son hangar». Un hangar, en effet, où la bise soufflait, -où la pluie tombait du toit par de petites crevasses. Deux longues -tables, en bois blanc, supportaient des boîtes de pastel, des -cahiers, des blocs, des manches d'éventails, des albums japonais, -des moulages, un fouillis d'objets inutiles et bizarres. Près d'une -armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux, dans un coin, -beaucoup de cartons, de toiles, d'études qui montraient le châssis. Un -divan fort délabré, rendant des sons de piano désaccordé, dès qu'on -faisait mine de s'y asseoir; deux fauteuils bancroches, une glace -sans cadre, constituaient le seul luxe de l'atelier, qu'un jour très -vibrant éclairait. L'hiver, quand il avait modèle, Lirat allumait son -petit poêle de fonte, dont le tuyau coupé d'angles brusques, maintenu -par des fils de fer et couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la -pièce, avant de se perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis -ces jours-là , même par les plus grands froids, il remplaçait le feu du -poêle par une vieille pelisse d'astrakan, usée, pelée, galeuse, qu'il -endossait, chaque fois, avec une ostentation manifeste. Lirat avait la -vanité—une vanité enfantine—de cet atelier pauvre, et il séparait de -sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches brodées et de -leurs tapisseries invariablement historiques. Même, il l'eût désiré -plus misérable encore, il en voulait au plancher de n'être pas en terre -battue. «C'est à mon atelier que je reconnais les vrais amis, disait-il -souvent; ceux-ci reviennent, les autres ne reviennent pas. C'est très -commode.» Il en revenait fort peu.</p> - -<p>La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à peine -incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de temps en -temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu'elle portait, d'un geste -lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de la bordure plus -épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je devinais très belle, -très rouge, d'une courbe exquise. De toute sa personne, élégante -et fine, d'où, malgré le sourire qui la rendait si séduisante, se -dégageait un grand air de décence et même de hauteur, je ne distinguais -bien que ces admirables yeux, qui se posaient sur les objets, comme -des rayons d'astre, et je suivais ce regard qui allait du plancher -aux charpentes, si vibrant de clartés et de caresses. Le silence -continuait, inquiétant. Je pensai que moi seul étais la cause de cette -gêne et je me disposais à prendre congé, quand Lirat s'écria:</p> - -<p>—Ah! pardon!... J'avais oublié.... Chère madame, permettez-moi de -vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.</p> - -<p>Elle me salua d'un gracieux et câlin mouvement de tête et, d'une voix -très douce, qui me remua délicieusement, elle dit:</p> - -<p>—Enchantée, Monsieur ... mais, je vous connais beaucoup.</p> - -<p>Pendant que, très rouge, je balbutiais quelques paroles confuses et -bêtes, Lirat, narquois, intervint.</p> - -<p>—Vous n'allez peut-être pas lui faire croire que vous avez lu son -livre?</p> - -<p>—Je vous demande pardon, M. Lirat.... Je l'ai lu.... Il est très bien.</p> - -<p>—Oui, comme mon atelier et comme ma peinture, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Ah! non, par exemple!</p> - -<p>Elle dit cela franchement, d'un rire qui s'éparpilla dans la pièce, -ainsi qu'un égosillement d'oiseau.</p> - -<p>Ce rire m'avait déplu. Bien que le timbre en fût sonore et hardi, il -tintait faux. Je ne le trouvais pas en harmonie avec l'expression si -délicatement triste de cette physionomie, et puis, il me blessait à -l'égal d'une insulte, dans mon admiration pour le génie de Lirat. Je ne -sais pourquoi, il m'eût été doux qu'elle s'enthousiasmât pour ce grand -artiste méconnu; qu'elle montrât, à cette minute même, un jugement -hautain, des sensations supérieures à celles des autres femmes. En -revanche, les façons méprisantes du peintre, son ton d'amère hostilité -me choquèrent vivement, je lui en voulais de cette impolitesse -affectée, de ce parti pris de grossièreté gamine qui le diminuaient à -mes yeux, il me semblait. J'étais mécontent et très gêné. J'essayai de -parler de choses indifférentes; il ne me vint à l'esprit aucune idée de -conversation.</p> - -<p>La jeune femme s'était levée. Elle fit quelques pas dans l'atelier, -s'arrêta devant les études entassées l'une sur l'autre, en examina deux -ou trois d'un air de dégoût.</p> - -<p>—Mon Dieu! monsieur Lirat, dit-elle, pourquoi vous obstinez-vous à -peindre des femmes aussi laides, aussi drôlement bâties?</p> - -<p>—Si je vous le disais, répliqua Lirat, vous ne comprendriez pas.</p> - -<p>—Merci!... Et quand faites-vous mon portrait?</p> - -<p>—Il faut demander ça à M. Jacquet, ou bien au photographe.</p> - -<p>—Monsieur Lirat?</p> - -<p>—Madame!</p> - -<p>—Savez-vous pourquoi je suis venue?</p> - -<p>—Pour me débiter des tendresses, je suppose.</p> - -<p>—D'abord!... Et puis?</p> - -<p>—Alors nous jouons aux petits jeux innocents? C'est fort délicat.</p> - -<p>—Pour vous prier de venir dîner, chez moi, vendredi. Voulez-vous?</p> - -<p>—Vous êtes très aimable, chère madame. Mais, vendredi, précisément, -cela m'est tout à fait impossible.... C'est mon jour d'Institut!</p> - -<p>—Que vous avez donc de l'esprit!... Charles sera très chagrin de votre -refus.</p> - -<p>—Vous lui ferez toutes mes excuses, n'est-ce pas?</p> - -<p>—Eh bien, adieu, monsieur Lirat!... On gèle chez vous.</p> - -<p>En passant devant moi, elle me tendit la main.</p> - -<p>—Monsieur Mintié, je suis chez moi tous les jours, de cinq à sept.... -Je serai charmée de vous voir ... charmée....</p> - -<p>Je m'inclinai en remerciant; et elle partit, laissant dans mes oreilles -un peu de la musique de sa voix; dans mes yeux, un peu de la douceur de -son regard; et, dans l'atelier, le parfum violent de ses cheveux, de -son manteau, de son manchon, de son petit mouchoir.</p> - -<p>Lirat s'était remis à travailler, sans prononcer une parole; moi, je -feuilletais un livre que je ne lisais point, et, sur les pages remuées, -passait et repassait sans cesse l'image de la jeune visiteuse. Je ne -me demandais certes pas quelle impression j'avais gardée d'elle, ni si -j'en avais gardé une impression; mais, bien qu'elle se fût en allée, -elle n'était pas partie tout entière. Il me restait de cette brève -apparition quelque chose d'indécis, comme une vapeur qui aurait pris -sa forme, où je retrouvais le dessin de la tête, l'inclinaison de la -nuque, le mouvement des épaules, l'ondulation de la taille, et ce -quelque chose me hantait.... Sur la chaise qu'elle venait de quitter, -je la revoyais incertaine et plus charmante, avec ce sourire tendre, -lumineux, qui rayonnait d'elle, et lui faisait un halo d'amour.</p> - -<p>—Qui donc est cette femme? fis-je tout d'un coup et d'un ton que je -m'efforçai de rendre indifférent.</p> - -<p>—Quelle femme? dit Lirai.</p> - -<p>—Mais celle qui sort d'ici, parbleu!</p> - -<p>—Ah! oui! ... mon Dieu! c'est une femme comme les autres.</p> - -<p>—Je pense bien.... Cela ne me dit pas comment elle s'appelle, ni qui -elle est....</p> - -<p>Lirat fouillait dans sa boîte de pastels.... Il répondit négligemment:</p> - -<p>—Ça vous intéresse donc, vous, de savoir comment une femme s'appelle? -... Drôle de curiosité!... Elle s'appelle Juliette Roux ... quant à -des renseignements biographiques, la police des mÅ“urs vous en fournira -autant que vous voudrez, j'imagine.... Je présume que M<sup>lle</sup> -Juliette Roux se lève tard, qu'elle se fait tirer les cartes, qu'elle -trompe et qu'elle ruine, le plus qu'elle peut, ce pauvre Charles -Malterre, un brave garçon que vous avez rencontré ici, quelquefois, et -dont elle est la maîtresse pour l'instant.... Enfin, elle est comme les -autres, avec cette aggravation qu'elle est plus jolie que beaucoup, par -conséquent plus bête et plus mal-faisante.... Tenez, ce divan, là , où -vous êtes, c'est Charles qui l'a démoli, à force de se coucher dessus -et d'y pleurer des journées entières, en me racontant ses malheurs, -comprenez-vous? Un jour, il l'avait surprise avec un croupier de -cercle; un autre jour avec un cabot des Bouffes.... Il y avait aussi -une histoire de lutteur de Neuilly, à qui elle donnait vingt-francs -et les vieux pantalons de Charles. C'est plein d'idylles, ainsi que -vous voyez.... J'aime beaucoup Malterre, parce qu'il est bon et que sa -bêtise m'attendrit.... Il me faisait pitié vraiment.... Mais que dire -à des gens comme ça, dont l'amour est la grande affaire de la vie, et -qui ne peuvent voir un dos de femme sans y coudre des ailes de rêve, -et le lancer aux étoiles?... Rien, n'est-ce pas?... D'autant que le -malheureux, au milieu de ses colères et de ses sanglots, tirait vanité -de ce que Juliette eût reçu une bonne éducation.... Il se vantait, en -se tordant les bras de douleur, qu'elle fût sortie, non de la cuisse -d'un concierge, mais de celle d'un médecin.... Et il montrait des -lettres d'elle, en insistant sur la correction de l'orthographe et le -tour élégant des phrases!... Il semblait me dire: «Comme je souffre, -mais comme c'est bien écrit.» Quelle pitié!</p> - -<p>—Ah! vous les aimez, les femmes, vous! m'écriai-je, quand il eut fini -sa tirade.</p> - -<p>Et bêtement, j'ajoutai:</p> - -<p>—On dirait que vous en avez beaucoup souffert!</p> - -<p>Lirat haussa les épaules et sourit.</p> - -<p>—Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.... Non, mon -bon ami, je n'en ai pas souffert; j'en ai vu souffrir les autres et -cela m'a suffi.... comprenez-vous?</p> - -<p>Soudain, sa voix s'enfla; une lueur presque farouche brilla dans ses -yeux. Il reprit:</p> - -<p>—Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met -le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, -dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme; c'est malheureux, -sans doute.... Pourtant, l'humanité ne réclame pas; on ne lui a rien -volé.... Ils disparaissent, et tout est dit.... Mais des artistes, des -hommes de notre race, des grands cÅ“urs et des grands cerveaux, perdus, -étouffés, vidés, tués!... Comprenez-vous?</p> - -<p>Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.</p> - -<p>—J'en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont morts -pendus; l'autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon!... De ce pur -génie, il ne reste qu'un paquet de chair pâle, une sorte d'animal -hallucinant, qui grimace et qui hurle, l'écume aux dents!... Et dans -le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous -les serres de la bête de proie! Comptez-les donc, les lamentables, -les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se -traînent sur leurs moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent -leurs ordures! Vous-même, tout à l'heure ... cette Juliette, vous -la regardiez avec extase ... vous étiez prêt à tout, pour un baiser -d'elle.... Ne dites pas non, je vous ai vu.... Oh! tenez, sortons; -c'est fini, je ne peux plus travailler.</p> - -<p>Il se leva, marcha dans l'atelier avec agitation. Gesticulant et -colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à -coups de pied, je crus qu'il devenait fou. Ses yeux, injectés de sang, -s'égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants, par -saccades, de sa bouche qui se contracta.</p> - -<p>—Être nés de la femme, des hommes!... quelle folie! Des hommes, -s'être façonnés dans ce ventre impur!... Des hommes, s'être gorgés -des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles, de ses appétits -féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles scélérates!... La -mère!... Ah! oui, la mère!... La mère divinisée, n'est-ce pas?... La -mère qui nous fait cette race de malades et d'épuisés que nous sommes, -qui étouffe l'homme dans l'enfant, et nous jette sans ongles, sans -dents, brutes et domptés, sur le canapé de la maîtresse et le lit de -l'épouse....</p> - -<p>Lirat s'arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses -mains et nouant ses doigts crispés, dans l'espace, autour d'un cou -imaginaire, follement, terriblement, il cria:</p> - -<p>—Voilà ce qu'on devrait leur faire, à toutes, à toutes.... -Comprenez-vous?... hein ... dites!... à toutes.</p> - -<p>Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant du pied. -Mais ce dernier cri de colère l'avait visiblement soulagé.</p> - -<p>—Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous.... Que c'est bête de -vous faire du mal, et à propos de quoi, je vous prie?... Voyons, vous -n'êtes pas une femme....</p> - -<p>—C'est vrai, aussi, vous m'avez agacé avec cette Juliette.... -Qu'est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?...</p> - -<p>—N'était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d'une personne -à qui vous m'aviez présenté!... Et puis, franchement, en attendant -qu'on ait inventé une machine autre que la femme pour fabriquer les -enfants....</p> - -<p>—En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se rassit un -peu honteux, devant son chevalet, et d'une voix tout à fait apaisée, me -demanda:</p> - -<p>—Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement pour mon -bonhomme?... Ça ne vous ennuie pas?... Dix minutes seulement.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l'avais connu, un soir, par -hasard, je ne sais plus où; et, bien qu'il ne fût pas ordinairement -expansif, bien qu'il eût la réputation d'être misanthrope, insociable -et méchant, il me prit, tout de suite, en affection. N'est-il point -affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient être le -résultat d'une lente sélection; que les événements les plus graves de -notre vie, qui devraient n'être amenés que par un enchaînement logique -des causes, ne sont, la plupart du temps, que le produit instantané -du hasard? Vous êtes chez vous, dans votre cabinet, tranquillement -assis devant un livre. Au dehors, le ciel est gris, l'air froid: il -pleut, le vent souffle, la rue est morose et boueuse; par conséquent, -vous avez toutes les bonnes raisons du monde de ne point bouger de -votre fauteuil.... Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par -un désÅ“uvrement, par vous ne savez quoi, par rien ... et voilà qu'au -bout de cent pas vous avez rencontré l'homme, la femme, le fiacre, la -pierre, la pelure d'orange, la flaque d'eau qui vont bouleverser votre -existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j'ai -souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quels -amers regrets! «Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet -endroit oublié où je n'avais que faire assurément, je fusse resté chez -moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd'hui, -l'homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m'est arrivé ne -serait arrivé.» Et cette minute d'hésitation banale, cette minute où -j'ai dû me demander, indifférent: «Voyons, sortirai-je? ne sortirai-je -pas?» cette minute a contenu l'acte le plus considérable de ma vie; ma -destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans -mes souvenirs, n'a pas laissé plus de traces que n'en laisse au ciel -le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne! Je me -souviens des plus insignifiants détails de mon existence.... Tenez, je -me souviens d'un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je -portais, le dimanche, étant tout petit; je pourrais, oui, je pourrais, -je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les -taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu'il laissait tomber, -en humant sa prise. Chose folle et déconcertante; très souvent, -même quand je pleure, même en regardant la mer, même en contemplant -le soleil qui se couche sur la plaine émerveillée, je revois par un -retour odieux de l'ironie qui est au fond de nos idéals, de nos rêves -et de nos souffrances, je revois, sur le nez d'un vieux garde que nous -avions, le père Lejars, une grosse verrue, grumeleuse et comique, -avec ses quatre poils qui servaient de perchoir aux mouches.... Eh -bien, cette minute qui a décidé de ma vie, qui m'a coûté le repos, -l'honneur, et m'a fait pareil à un chien galeux; cette minute, j'ai -beau vouloir la reconstituer, la rétablir, à l'aide d'indications -physiques et d'impressions morales, je ne la retrouve pas. Ainsi, il -s'est passé, dans le cours de mon existence, un événement formidable, -un seul, puisque tous les autres découlent de lui, et il m'échappe -absolument!... J'en ignore l'instant, le lieu, les circonstances, la -raison déterminante.... Alors, que sais-je de moi?... que peuvent -savoir les hommes d'eux-mêmes, s'ils sont vraiment dans l'impuissance -de remonter jusqu'à la source de leurs actions? Rien, rien, rien! Et -faudra-t-il donc expliquer les énigmes que sont les phénomènes de notre -cerveau et les manifestations de notre soi-disant volonté, par la -poussée de cette force aveugle et mystérieuse, la fatalité humaine?... -Mais il ne s'agit point de cela.</p> - -<p>J'ai dit que j'avais rencontré Lirat, un soir, par hasard, je ne sais -plus où, et que, tout de suite, il me prit en affection.... C'était -le plus original des hommes.... Par sa tenue sévère, d'une raideur -mécanique et magistrale, ayant, dans ses allures, quelque chose -d'officiel, il donnait, au premier abord, la sensation d'une sorte -de fonctionnaire articulé, de marionnette orléaniste, telle qu'on en -fabrique, dans les parlottes, pour les guignols des parlements et -des académies. De loin, il avait positivement l'air de distribuer -des décorations, des bureaux de tabac et des prix de vertu. Cette -impression se dissipait vite; il suffisait, pour cela, d'entendre, ne -fût-ce que cinq minutes, sa conversation nette, colorée, fourmillante -d'idées rares, et, surtout, de subir la domination de son regard, -un regard extraordinaire, ivre et froid tout ensemble, un regard à -qui toutes les choses étaient connues, qui entrait en vous, malgré -vous, comme une vrille, profondément. Je l'aimais beaucoup, moi -aussi; seulement, il ne se mêlait à mon amitié aucune douceur, aucune -tendresse; je l'aimais avec crainte, avec gêne, avec ce sentiment -pénible que j'étais tout petit à côté de lui, et, pour ainsi dire, -écrasé par la grandeur de son génie.... Je l'aimais comme on aime la -mer, la tempête, comme on aime une force énorme de la nature. Lirat -m'intimidait; sa présence paralysait le peu de moyens intellectuels -qui étaient en moi, tant je redoutais de laisser échapper une sottise, -dont il se serait moqué. Il était si dur, si impitoyable à tout le -monde; il savait si bien, chez des artistes, des écrivains que je -jugeais supérieurs à moi, infiniment, découvrir le ridicule, et le -fixer par un trait juste, inoubliable et féroce, que je me trouvais, -vis-à -vis de lui, dans un état de perpétuelle méfiance, de constante -inquiétude. Je me demandais toujours: «Que pense-t-il de moi? quels -sarcasmes dois-je lui inspirer?» J'avais cette curiosité féminine, -qui m'obsédait, de connaître son opinion sur moi; j'essayais, par des -allusions lointaines, par des coquetteries absurdes, par des détours -hypocrites, de la surprendre ou de la provoquer, et je souffrais si -Lirat se taisait, et je souffrais plus encore, s'il me jetait un -compliment bref, comme on jette deux sous à un mendiant dont on désire -se débarrasser; du moins, je l'imaginais ainsi. En un mot, je l'aimais -bien, je vous assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette -affection et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en -rompait le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque -douloureux, la rancune de mon infériorité: jamais je n'ai pu, même au -meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment de bas et timide -orgueil, jamais je n'ai pu jouir en paix d'une liaison que j'estimais -à son plus haut prix. Cependant, Lirat se montrait simple avec moi, -affectueux souvent, quelquefois paternel, et, de ses très rares amis, -j'étais le seul dont il recherchait la société.</p> - -<p>Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous ceux-là qui se -rebellent contre les préjugés de l'éducation routinière, contre les -formules imbécillisantes de l'École, Lirat était très discuté,—je me -trompe,—très insulté. Il faut avouer aussi que sa conception de l'art, -libre et hautaine, choquait toutes les conventions professées, toutes -les idées reçues, et que, par leur puissante synthèse, d'une science -prodigieuse qui cachait le métier, ses réalisations déroutaient les -amateurs du <i>joli</i>, de la grâce quand même, de la correction glacée des -ensembles académiques. Le retour de la peinture moderne vers le grand -art gothique, voilà ce qu'on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de -l'homme d'aujourd'hui, dans sa hâte de jouir, un damné effroyable, au -corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées par les luxures, -qui halète sans cesse sous la passion qui l'étreint et lui enfonce ses -griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux -monstrueuses apophyses, devinées sous le vêtement, il y avait un tel -accent d'humanité, un tel lamento de volupté infernale, un emportement -si tragique, que, devant elles, on se sentait secoué d'un frisson de -terreur. Ce n'était plus l'Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s'en -va pâmé, une rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa -guitare sous les balcons; c'était l'Amour barbouillé de sang, ivre de -fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur -l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, -lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour donner à ses -personnages une plus grande intensité d'horreur, pour faire peser sur -eux une malédiction plus irrémédiable encore, il les jetait dans -des décors apaisés, souriants, d'une clarté souveraine, des paysages -roses et bleus, avec des lointains attendris, des gloires de soleil, -des enfoncées de mer radieuse. Autour d'eux, la nature resplendissait -de toute la magie de ses couleurs délicates et changeantes.... La -première fois qu'il consentit à paraître, avec un groupe d'amis, dans -une exposition libre, la critique, et la foule qui mène la critique, -poussèrent des clameurs d'indignation. Mais la colère dura peu—car il -y a une sorte de noblesse, de générosité dans la colère,—et l'on se -contenta de rire. Bientôt, la <i>blague</i>, qui exprime toujours l'opinion -moyenne, dans un jet d'immonde salive, la <i>blague</i> vint remplacer très -vite la menace des poings tendus. Alors, devant les Å“uvres superbes -de Lirat, l'on se tordit, en se tenant les côtes à deux mains. Les -gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, -comme on fait dans la sébile d'un cul-de-jatte, et ce sport—car -c'était devenu un sport pour les hommes du meilleur goût et du meilleur -monde—fut trouvé charmant. Dans les journaux, dans les ateliers, -dans les salons, les cercles et les cafés, le nom de Lirat servit de -terme de comparaison, d'étalon obligatoire, dès qu'il s'agissait de -désigner une chose folle, ou bien une ordure; il semblait même que -les femmes—les filles aussi—ne pussent prononcer qu'en rougissant -ce nom réprouvé. Les revues de fin d'année le traînèrent dans les -vomissures de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, -de «ces centres de l'intelligence parisienne», il descendit jusque -dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres -bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous: «Va donc, hé! -Lirat!» Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité -charivarique.... On se lasse de tout, même de l'outrage. Paris délaisse -aussi vite les fantoches qu'il hisse sur le pavois, que les martyrs -qu'il jette aux gémonies; dans son caprice de posséder de nouveaux -joujoux, il ne s'acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et -le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. -A peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho -du passé, sous la forme d'une anecdote déplaisante. Il avait pris, -d'ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant:</p> - -<p>—Laissez-moi donc tranquille!... Est-ce que c'est fait pour être vu, -la peinture ... la peinture, hein!... dites!... comprenez-vous?... -On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour -d'autres qu'on n'a pas connus et qui sont morts ... Poë, Baudelaire, -Dostoiewsky, Shakespeare ... Shakespeare!... comprenez-vous?... Le -reste!... Eh bien! quoi, le reste?... c'est à Bouguereau.</p> - -<p>Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, -avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu'il gagnât de quoi -acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et -son propriétaire, faire, chaque année, un voyage d'étude, il n'en -demandait pas plus. L'argent ne le tentait point et je suis convaincu -qu'il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès était venu vers -lui, je suis convaincu aussi que Lirat n'eût pu résister à la joie si -humaine d'en savourer les malfaisantes délices. Quoiqu'il ne voulût -pas en convenir, quoiqu'il affectât de braver gaiement l'injustice, -il la ressentait plus qu'un autre, et, dans le fond, il en souffrait -cruellement. De même qu'il avait souffert de l'insulte, il souffrit -aussi du silence. Une seule fois, un jeune critique publia sur lui, -dans un journal très lu, un article enthousiaste et ronflant. L'article -était rempli de bonnes intentions, de banalités et d'erreurs; on voyait -que son auteur n'était pas très familier avec les choses de l'art, et -qu'il ne comprenait rien au talent du grand artiste.</p> - -<p>—Vous avez lu?... s'écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?... Ces -critiques, quels crétins!... à force de parler de moi, vous verrez -qu'ils m'obligeront à peindre dans une cave, comprenez-vous?... Est-ce -qu'ils me prennent pour un vulgarisateur?... Et puis, qu'est-ce que ça -le regarde, celui-là , que je fasse de la peinture, des bottes ou des -chaussons de lisière?... C'est de la vie privée, ça!</p> - -<p>Pourtant, il avait rangé l'article, précieusement, dans un tiroir et, -plusieurs fois, je le surpris, le relisant.... Il avait beau dire, avec -un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la bêtise du -public: «Eh bien, quoi?... vous voudriez peut-être que le peuple fît -une révolution, parce je peins en clair?...» ce dédain de la notoriété, -cette résignation apparente masquaient de sourdes rancÅ“urs. Au fond de -cette âme très tendre, très généreuse, s'étaient accumulées des haines -formidables, qui débordaient en verve terrible et méchante sur tout le -monde. Si son talent y avait gagné en force, en âpreté, son caractère -y avait perdu un peu de sa noblesse originelle, son esprit critique de -sa pénétration et de sa netteté. Il lui arrivait de se livrer à des -énormités de <i>débinage</i>, qui risquaient de le rendre odieux; parfois, -c'étaient des enfantillages qui lui donnaient une pointe de ridicule. -Les grands esprits ont presque toujours de petites faiblesses, c'est -une loi mystérieuse de la nature, et Lirat n'échappait point à cette -loi. Il tenait, avant toutes choses, à sa réputation bien établie -d'homme méchant. Il supportait très bien qu'on lui déniât le talent, -mais qu'on lui contestât la propriété de faire trembler l'humanité, -d'un coup de langue, voilà ce qu'il n'eût jamais toléré. Pour se venger -des mots sanglants dont il les marquait, les ennemis de Lirat lui -attribuaient des vices contre nature; d'autres, simplement, le disaient -épileptique, et ces calomnies grossières et lâches, fortifiées chaque -jour de commentaires ingénieux, entretenues d'histoires «certaines» -qui faisaient le tour des ateliers, trouvaient des bonnes volontés -admirablement disposées, celle-ci par sa propre rancune, celle-là par -les seules inconséquences du langage du peintre, à les accueillir et à -les répandre.</p> - -<p>—Vous savez, Lirat?... Il a eu encore une attaque hier, dans la rue, -cette fois.</p> - -<p>Et l'on citait les noms de personnes graves, de membres de l'Institut -qui avaient assisté à la scène, et qui l'avaient vu, barbouillé -d'écume, se rouler dans la boue, en aboyant.</p> - -<p>Je dois confesser que moi-même, au début de mes relations avec lui, -j'étais fort troublé par tous ces récits. Je ne pouvais considérer -Lirat, sans me représenter aussitôt les crises épouvantables dans -lesquelles on racontait qu'il s'était débattu. Victime du mirage que -fait naître l'obsession de l'idée, il me semblait, souvent, découvrir -en lui des symptômes de l'horrible maladie; il me semblait qu'il -devenait livide tout à coup, que ses lèvres grimaçaient, que son corps -se contractait dans le spasme maudit, que ses yeux hagards, renversés, -striés de rouge, fuyaient la lumière et cherchaient l'ombre des trous -profonds, pareils aux yeux des bêtes traquées qui vont mourir. Et j'ai -regretté de ne pas le voir tomber, hurler, se tordre, là , dans cet -atelier tout plein de son génie; là , sous mon regard avide, qui le -guettait et qui espérait!... Pauvre Lirat! Et pourtant je l'aimais!...</p> - -<p>La journée finissait.... Le long de la cité Rodrigues, on entendait les -portes claquer, des pas s'éloigner vite, sur la chaussée; et, dans les -ateliers, des voix s'élevaient qui chantaient la bonne tâche terminée. -Depuis qu'il s'était remis à son dessin, Lirat ne m'avait adressé la -parole que pour rectifier la pose que je gardais mal à son gré.</p> - -<p>—La jambe plus par ici.... Encore, voyons!... La poitrine moins -effacée!... Pardon, mais vous posez comme un cochon, mon cher Mintié!</p> - -<p>Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans cesse -sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son crayon mordait la -toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité colère.</p> - -<p>—Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d'un coup de pied.... -Je ne fais que des saloperies aujourd'hui!... Le diable m'emporte, on -dirait que je concours pour la médaille d'honneur.</p> - -<p>Reculant sa chaise, il examina son dessin d'un air agacé, et grommela:</p> - -<p>—Quand il vient des femmes ici, c'est toujours la même histoire.... -Les femmes, je crois qu'elles vous laissent, en partant, l'âme -de Boulanger, dans la belle patte d'Henner ... d'Henner, -comprenez-vous?... Allons-nous-en.</p> - -<p>Comme nous nous trouvions au bas de la cité:</p> - -<p>—Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.</p> - -<p>—Non, me répondit-il, d'un ton sec, en me tendant la main.</p> - -<p>Et il s'éloigna raide, compassé, solennel, de l'allure administrative -d'un député qui vient de discuter le budget.</p> - -<p>Ce soir-là , je ne sortis point et restai, seul, chez moi, à rêvasser. -Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la -chaleur, sommeillant presque, j'aimais à retourner dans le passé, à -ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs enfuis. -Cinq années s'étaient écoulées depuis la guerre, cette guerre où -j'avais commencé l'apprentissage de la vie, par le désolant métier -de tueur d'hommes.... Cinq années déjà !... C'était d'hier, pourtant, -cette fumée, ces plaines couvertes de neige rougie et de ruines, ces -plaines où, spectres de soldats, nous errions, les reins cassés, -lamentablement.... Cinq années seulement!... Et, quand je rentrai au -Prieuré, la maison était vide, mon père était mort!...</p> - -<p>Mes lettres ne lui parvenaient que rarement, à de longs intervalles, -et c'étaient, chaque fois, des lettres courtes, sèches, écrites à la -hâte sur le coin de mon sac. Une seule fois, après la nuit de terrible -angoisse, j'avais été tendre, affectueux; une seule fois, j'avais -laissé déborder tout mon cÅ“ur, et cette lettre qui lui eût apporté -une douceur, une espérance, un réconfort, il ne l'avait pas reçue!... -Tous les matins, m'avait conté Marie, il allait à la grille, une heure -avant l'arrivée du facteur, et, en proie à des transes mortelles, -il attendait, guettant le tournant de la route. De vieux bûcherons -passaient, se rendant à la forêt; mon père les interpellait:</p> - -<p>—Hé! père Ribot, vous n'avez point rencontré le facteur, par hasard?</p> - -<p>—Pargué! non, m'sieu Mintié.... C'est cor d'bonne heure, aussite....</p> - -<p>—Mais non, père Ribot.... Il est en retard....</p> - -<p>—Ça se peut ben, m'sieu Mintié, ça se peut ben.</p> - -<p>Lorsqu'il apercevait le képi et le collet rouge du facteur, il devenait -pâle, révolutionné par la terreur d'une mauvaise nouvelle. A mesure que -celui-ci s'approchait, le cÅ“ur de mon père battait à se rompre.</p> - -<p>—Rien que les journaux, aujourd'hui, m'sieu Mintié!</p> - -<p>—Comment!... pas de lettres, encore?... Tu dois te tromper, mon -garçon.... Cherche ... cherche bien....</p> - -<p>Il obligeait le facteur à fouiller dans sa boîte, à déficeler les -paquets, à les retourner....</p> - -<p>—Rien!... mais c'est incompréhensible!</p> - -<p>Et il rentrait à la cuisine, s'affaissait dans son fauteuil, en -poussant un soupir.</p> - -<p>—Songe, disait-il à Marie, qui lui tendait alors un bol de lait; -songe, Marie, si sa pauvre mère avait vécu!</p> - -<p>Dans la journée, au bourg, il visitait les gens qui avaient des fils à -la guerre, les conversations étaient toujours les mêmes.</p> - -<p>—Eh bien? avez-vous des nouvelles du p'tit gars.</p> - -<p>—Mais non, m'sieu Mintié.... Et vous-même, de M. Jean?</p> - -<p>—Moi non plus.</p> - -<p>—C'est ben curieux, tout d'même.... Comment qu'ça s'fait, dites?... -Voyez-vous ça?...</p> - -<p>Qu'ils n'eussent point de lettres, eux, ils ne s'en étonnaient qu'à -demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n'en reçût pas davantage, -cela les surprenait beaucoup. On faisait les suppositions les plus -extraordinaires; on se livrait à des commentaires ahurissants des -informations données par le journal; on consultait les anciens soldats, -qui racontaient leurs campagnes avec des détails extravagants et -prodigieux; au bout de deux heures, on se séparait, l'esprit plus -tranquille.</p> - -<p>—Ne vous tourmentez point, m'sieu le maire.... Vot'fi reviendra pour -sûr colonel.</p> - -<p>—Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête.... Je n'en -demande pas tant.... Qu'il revienne seulement!...</p> - -<p>Un jour,—on ne sut jamais comment cela était arrivé,—Saint-Michel -se trouva plein de soldats prussiens. Le Prieuré fut envahi; il y eut -de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille demeure. A partir -de ce moment, mon père devint plus souffrant; la fièvre le prit, il -s'alita, et, dans son délire, il répétait sans cesse: «Attelle, Félix, -attelle, parce que je vais aller à Alençon, pour chercher des nouvelles -de Jean.» Il se figurait qu'il partait, qu'il était en route: «Allez, -allez, Bichette, allez, psitt!... Nous aurons ce soir des nouvelles -de Jean.... Allez, allez, psitt....»! Et mon pauvre père, doucement, -s'éteignit entre les bras du curé Blanchetière, entouré de Félix et de -Marie qui sanglotaient!...</p> - -<p>Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je -m'ennuyais à périr.... La vieille Marie, habituée à conduire la maison -à sa fantaisie, m'était insupportable, en dépit de son dévouement; -ses manies m'exaspéraient, et c'étaient, à toutes les minutes, des -discussions où je n'avais pas toujours le dernier mot. Pour unique -société, le bon curé qui ne voyait rien de si beau que le notariat, -et dont les sermons radoteurs m'agaçaient. Du matin au soir, il me -chapitrait ainsi:</p> - -<p>—Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes cousins, -toute ta famille enfin.... Tu te dois à toi-même, mon cher enfant, de -ne pas déserter ce poste.... Tu seras maire de Saint-Michel, tu peux -même espérer de remplacer ton pauvre père au conseil général, dans -quelques années.... Sapristi, c'est quelque chose, cela? Et puis, je -t'en réponds, les temps vont devenir diablement durs aux braves gens -qui aiment le bon Dieu.... Tu vois, ce brigand de Lebecq, le voilà du -conseil municipal.... Il ne rêve que de piller et d'assassiner, cette -canaille-là .... Nous avons besoin, à la tête du pays, d'un homme bien -pensant, qui soutienne la religion et défende les bons principes.... -Paris, Paris!... Oh! ces têtes folles de jeunes gens!... Mais veux-tu -me dire, sacré mâtin, ce que tu as fait de bon à Paris?... L'air est -malsain, par là !... Regarde le grand Maugé ... il est de bonne famille, -pourtant.... Ça ne l'a pas empêché d'en revenir avec un béret rouge?... -Ne voilà -t-il pas une belle affaire?</p> - -<p>Et il continuait de la sorte, pendant des heures, reniflant sa prise, -agitant le spectre rouge du béret du grand Maugé, qui lui paraissait -plus redoutable que les cornes du démon.</p> - -<p>Que faire à Saint-Michel?... Personne à qui communiquer mes idées, -mes rêves; pas un foyer de vie ardente où dépenser cette activité -intellectuelle, ce désir impérieux de savoir et de créer que la guerre, -en développant mes muscles, en fortifiant mon corps, avait mis en moi, -et que des lectures passionnées surexcitaient, chaque jour, davantage. -Je comprenais que Paris seul, qui m'avait tant effrayé jadis, pouvait -fournir un aliment aux ambitions encore incertaines dont j'étais -tourmenté, et les affaires de la succession terminées, l'étude vendue, -brusquement, j'étais parti, laissant le Prieuré à la garde de Félix et -de Marie.... Et me voici de retour à Paris!...</p> - -<p>Depuis cinq années, qu'y ai-je fait de bon, suivant l'expression du -curé?... Porté par des enthousiasmes vagues, par des exaltations -confuses, qui mêlaient je ne sais quel art chimérique à je ne sais -quel impossible apostolat, où donc suis-je arrivé?... Je ne suis -plus l'enfant timide que les valets de pied, dans un vestibule plein -de lumières, mettaient en déroute. Si je n'ai pas acquis beaucoup -d'aplomb, du moins, je sais me tenir dans le monde, sans y paraître -trop ridicule. Je passe à peu près inaperçu, ce qui est la meilleure -condition que puisse souhaiter un homme de ma sorte, qui ne possède -aucun des agréments et qualités extérieures qu'il faut pour y briller. -Très souvent, je me demande ce que je fais là , en ce milieu qui -n'est pas le mien, où l'on n'a de respect que pour le succès, si -charlatanesque qu'il soit; que pour l'argent, de quelques sentines -qu'il vienne; où chaque parole dite m'est une blessure dans ce que -j'aime le mieux, dans ce que j'admire le plus.... D'ailleurs, l'homme -n'est-il pas le même partout, avec des différences d'éducation qui -s'accusent seulement dans les gestes, dans la manière de saluer, dans -le plus ou moins de liberté d'allures!... Quoi, c'était cela, ces fiers -artistes, ces admirables écrivains, dont on chante la gloire, dont on -célèbre le génie ... cela, ces êtres petits, vulgaires, affreusement -cuistres, singeant les façons des mondains qu'ils raillent, d'une -vanité burlesque, d'une jalousie féroce; à plat ventre, eux aussi, -devant l'argent; adorant, les genoux dans la poussière, la Réclame, -cette vieille gueuse, qu'ils hissent sur des peluches extravagantes.... -Oh! que j'aime mieux les bouviers et leurs bÅ“ufs, les porchers et -leurs porcs, oui ces porcs, ronds, roses, qui s'en vont, fouillant -la terre du groin, et dont le dos gras et lisse reflète le nuage qui -passe!... J'ai lu énormément, sans discernement, sans méthode, et, -de ces lectures dépareillées, il ne m'est resté dans l'esprit qu'un -chaos de faits tronqués et d'idées incomplètes, au milieu duquel je -ne saurais me débrouiller.... J'ai tenté de m'instruire de toutes -les façons, et je m'aperçois que je suis aussi ignorant aujourd'hui -qu'autrefois.... J'ai eu des maîtresses que j'ai aimées huit jours, -des blondes sentimentales et romanesques, des brunes farouches, -impatientes du baiser, et l'amour ne m'a montré que le vide effroyable -du cÅ“ur de l'homme, le trompe-l'Å“il des tendresses, le mensonge de -l'idéal, le néant du plaisir.... Croyant m'être arrêté à la formule -d'art définitive, par laquelle j'allais étreindre mes aspirations, -fixer mes rêves palpitants, vivants, sur l'épingle des mots, j'ai -publié un livre dont on a parlé avec éloges et qui <i>s'est bien vendu.</i> -Certes, j'ai été flatté de ce petit succès; moi aussi, je m'en suis -paré orgueilleusement, comme d'une chose rare, moi aussi, j'ai pris -des airs supérieurs afin de mieux tromper les autres. Et, voulant me -tromper moi-même, souvent, chez moi, je me suis regardé dans la glace -avec une complaisance de comédien, pour découvrir en mes yeux, sur mon -front, dans le port auguste de ma tête, les signes certains du génie. -Hélas! le succès m'a rendu plus pénible encore l'intime constatation -de mon impuissance. Mon livre ne vaut rien; le style en est torturé, -la conception enfantine: une déclamation violente, une phraséologie -absurde y remplacent l'idée. Parfois, j'en relis des passages applaudis -par la critique, et j'y retrouve de tout, de l'Herbert Spencer et du -Scribe, du Jean-Jacques Rousseau et du Commerson, du Victor Hugo, du -Poë et de l'Eugène Chavette. De moi, dont le nom s'étale en tête du -volume, sur la couverture jaune, je ne retrouve rien. Suivant les -caprices de ma mémoire, les hantises de mes souvenirs, je pense avec la -pensée de l'un, j'écris avec l'écriture de l'autre; je n'ai ni pensée -ni style qui m'appartiennent. Et des gens graves dont le goût est sûr, -dont le jugement fait loi, ont loué ma personnalité, mon originalité, -l'imprévu et le raffinement de mes sensations! Que cela est donc -triste!... Où je vais? Je l'ignore aujourd'hui, comme je l'ignorais -hier. J'ai cette conviction que je ne puis être un écrivain, car -l'effort dont j'étais capable, tout l'effort, je l'ai donné en cette -Å“uvre misérable et décousue.... Si j'avais, au moins, une ambition -bien vulgaire, bien basse, des désirs ignobles, les seuls qui ne -laissent pas de remords: l'amour de l'argent, des honneurs officiels, -de la débauche!... Mais non. Une seule chose me tente à laquelle je -n'atteindrai jamais: le talent.... Me dire, ah! oui ... me dire: «Ce -livre, ce sonnet, cette phrase sont de toi; tu les as arrachés de -ton cerveau, gonflés de ta passion, ta pensée tout entière y frémit; -elle secoue sur les pages douloureuses des morceaux de ta chair et -des gouttes de ton sang; tes nerfs y résonnent, comme les cordes du -violon sous l'archet d'un divin musicien. Ce que tu as fait là est -beau, est grand!» Pour cette minute de joie suprême, je sacrifierais -ma fortune, ma santé, ma vie; je tuerais!... Et jamais je ne me dirai -cela, jamais!... Ah! l'impassible sérénité! Ah! l'éternel contentement -de soi-même des médiocres, que je les ai enviés!... Maintenant, il me -vient des rages furieuses de retourner à Saint-Michel. Je voudrais -pousser la charrue dans le sillon brun, me rouler dans les jeunes -luzernes, sentir les bonnes odeurs des étables, et puis, surtout, me -perdre, ah! me perdre au fond des taillis, loin, bien loin, plus loin, -toujours!...</p> - -<p>Le feu s'était éteint, et ma lampe charbonnait; un froid, léger comme -une caresse, m'envahissait les jambes, courait sur mes reins avec de -petits frissons délicieux. Du dehors, aucun bruit ne m'arrivait; la -rue devenait silencieuse. Depuis longtemps déjà je n'entendais plus -les lourds omnibus rouler sur la chaussée. Et la pendule sonna deux -heures. Mais une paresse me retenait cloué sur mon divan: à être ainsi -étendu, je jouissais d'un grand bien-être physique, dans un grand -accablement moral. Je dus faire de sérieux efforts pour m'arracher à -cette langueur et regagner enfin ma chambre. Il me fut impossible de -m'endormir. A peine avais-je clos les paupières, qu'il me semblait que -j'étais précipité dans un trou noir très profond, et brusquement, je me -réveillais, haletant, la sueur au front. Je rallumai ma lampe, essayai -de lire.... Mon attention ne parvenait pas à se fixer sur les lignes -du livre qui se dérobaient, s'entre-croisaient, se livraient, sous mes -yeux, à une danse fantastique.</p> - -<p>—Quelle vie stupide que la mienne! pensai-je.... Les jeunes gens de -mon âge rient, chantent, ils sont heureux, insouciants.... Pourquoi -donc suis-je ainsi, rongé par d'odieuses chimères? Qui donc m'a mis -au cÅ“ur cette plaie mortelle de l'ennui et du découragement? Devant -eux, un vaste horizon, illuminé de soleil! Moi, je marche dans la -nuit, arrête sans cesse par des murs qui me barrent la route et contre -lesquels je me cogne en vain le front et les genoux.... C'est qu'ils -ont l'amour, peut-être!... Aimer, ah! oui. Si je pouvais aimer!</p> - -<p>Et je revis, qui descendait du ciel, la belle vierge de Saint-Michel, -la radieuse vierge de plâtre, avec son manteau constellé d'argent, -et son nimbe d'or.... Tout autour d'elle, les astres tournaient, -s'inclinaient, pareils à des fleurs célestes, et des colombes, ivres -de prières, volaient en la frôlant de leurs ailes.... Je me rappelai -les extases, les transports d'adoration mystique où elle me ravissait; -toutes les joies, si douces, que j'avais éprouvées, rien qu'à la -contempler. Ne me parlait-elle pas, aussi, là -bas dans la chapelle? Et -ce langage inexprimé, qui coulait dans mon âme d'enfant des tendresses -ineffables, ce langage plus harmonieux que la voix des anges et le -chant des harpes d'or, ce langage plus parfumé que le parfum des roses, -ce langage n'était-il point le langage divin de l'amour? A mesure que -j'écoutais, de tous mes sens, ce langage qui était une musique, j'étais -enlevé dans un monde inconnu et merveilleux; une féerique vie nouvelle -germait, éclatait, florissait autour de moi. L'horizon se reculait -jusqu'à l'infini du mystère: l'espace resplendissait comme un intérieur -de soleil, et, moi-même, je me sentais devenu si grand, si fort, que, -d'un seul embrassement, j'étreignais sur ma poitrine tous les êtres, -toutes les fleurs, toutes les nuées de ce paradis, né du regard d'amour -qu'avaient échangé une vierge de plâtre et un petit enfant.</p> - -<p>—Vierge, bonne Vierge, m'écriai-je.... Parle-moi, parle-moi encore, -comme jadis tu me parlais dans la chapelle.... Et redonne-moi l'amour, -puisque l'amour, c'est la vie, et que je meurs de ne pouvoir plus -aimer.</p> - -<p>Mais la Vierge ne m'entendait plus. Elle glissa dans la chambre en -faisant des révérences, grimpa sur les chaises, fureta dans les -meubles, en chantant des airs étranges. Une capote de loutre remplaçait -maintenant son nimbe doré, ses yeux étaient ceux de Juliette Roux, des -yeux très beaux, très doux, qui me souriaient dans une face de plâtre, -sous un voile de gaze fine. De temps en temps, elle s'approchait de -mon lit, balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un -parfum violent.</p> - -<p>—Monsieur Mintié, disait-elle, je suis chez moi, tous les jours, de -cinq à sept.... Et je serai charmée de vous voir, charmée!</p> - -<p>—Vierge, bonne Vierge, implorai-je de nouveau, parle-moi, je t'en -prie, parle-moi comme autrefois dans la chapelle!</p> - -<p>—Tu, tu, tu, tu! chantonnait la Vierge, qui, faisant bouffer sa robe -lilas, écartant, du bout de ses doigts effilés et chargés de bagues, -son manteau constellé d'argent, se mit à tourner lentement, avec des -mouvements de valse, la tête renversée sur les épaules.</p> - -<p>—Bonne Vierge! répétai-je d'une voix irritée, mais parle-moi donc!</p> - -<p>Elle s'arrêta, se campa devant moi, fît tomber, un à un ses vêtements -de plâtre, et, toute nue, impudique et superbe, la gorge secouée d'un -rire clair, sonore, précipité:</p> - -<p>—Monsieur Mintié, dit-elle, je suis chez moi, tous les jours, de cinq -à sept.... Et je vous donnerai les vieux pantalons de Charles.</p> - -<p>—Et elle me lança sa capote de loutre à la figure.</p> - -<p>Je m'étais dressé sur mon lit.... Les yeux hébétés, la poitrine -sifflante, je regardai. Mais la chambre était calme, la lampe -continuait de brûler mélancoliquement, et mon livre gisait sur le -tapis, les pages en l'air.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Je me réveillai tard, le lendemain, ayant mal dormi, poursuivi, dans -mon sommeil coupé de cauchemars, par la pensée de Juliette. Durant -cette fin de nuit troublée, fiévreuse, elle ne m'avait pas un instant -quitté, prenant les formes les plus extravagantes, se livrant aux plus -déplorables fantaisies, et voilà qu'au matin je la retrouvais encore et -telle, cette fois, que je l'avais rencontrée, la veille, chez Lirat, -avec son air décent, ses manières discrètes et charmantes. J'éprouvai -même de la tristesse,—non pas de la tristesse, un regret, le regret -qu'on a, à la vue d'un rosier dont toutes les roses seraient fanées -et dont les pétales joncheraient la terre boueuse—car je ne pouvais -penser à Juliette, sans penser, en même temps, aux paroles méchantes -de Lirat: «... Il y avait aussi l'histoire d'un lutteur de Neuilly, à -qui elle donnait vingt francs....» Quel dommage!... Quand elle était -entrée dans l'atelier, j'aurais juré que c'était la plus vertueuse -des femmes.... Rien que sa façon de marcher, de saluer, de sourire, -d'être assise, disait la bonne éducation, la vie calme, heureuse, sans -hâtes mauvaises, sans remords salissant. Son chapeau, son manteau, sa -robe, tous ses ajustements étaient d'une élégance délicate, intime, -faite pour la joie d'un seul, pour la gaîté d'une maison solidement -verrouillée, fermée aux quêteurs de proies impures.... Et ses yeux -tout emplis de tendresses permises, ses yeux d'où rayonnait tant -de candeur, tant d'ingénuité, qui semblaient ignorer le mensonge, -ses yeux, plus beaux que des lacs hantés de la lune!... «Charles va -bien?...» avait demandé Lirat ... Charles?... son mari, parbleu!... -Et, naïvement, je me faisais l'idée d'un intérieur respectable, avec -de jolis enfants jouant sur les tapis, une lampe familiale, groupant -autour de sa douce clarté des êtres simples et bons, un lit pudique, -protégé par le crucifix et la branche de buis bénit!... Tout à coup, -tombant dans cette paix, le cabot des Bouffes, le croupier de cercle, -et Charles Malterre qui démolissait le divan de Lirat, à force de s'y -rouler en pleurant de rage!... J'évoquai la physionomie du comédien, -une face pâle, plissée, glabre, des yeux cyniques, éraillés, des lèvres -ignobles, un col très ouvert, une cravate rose, un veston court, -aux plis crapuleux.... J'étais énervé, irrité.... Que m'importait, -après tout?... Est-ce que la vie de cette femme me regardait, -m'appartenait?... Est-ce que j'avais l'habitude de m'attendrir sur la -destinée des filles que le hasard jetait sur mon chemin?... Qu'elle fût -ce qu'elle voudrait, M<sup>lle</sup> Juliette Roux!... Elle n'était -ni ma sÅ“ur, ni ma fiancée, ni mon amie; elle ne se rattachait à moi -par aucun lien.... Aperçue hier, comme une passante de la rue, comme -un de ces mille êtres vagues que l'on frôle, chaque jour, et qui s'en -vont et qui s'effacent, elle était déjà retournée au grand tourbillon -de l'oubli ... et, plus jamais, je ne la reverrais.... Si Lirat se -trompait?... me disais-je tout en déjeunant.... Je connaissais ses -exagérations, le besoin qu'il avait d'être méchant, son horreur et -son mépris de la femme.... Ce qu'il racontait de Juliette, il le -racontait de toutes les autres.... Oui, peut-être que ce comédien, -ce croupier, tous les détails de cette existence infâme, où sa verve -amère s'était complue, n'existaient que dans son imagination.... Et -Charles Malterre?... Sans doute, j'eusse préféré qu'elle fût mariée; -il m'eût été agréable qu'elle pût s'appuyer au bras d'un homme, -librement, respectée, enviée des plus honnêtes!... Mais elle l'aimait, -ce Malterre, elle vivait avec lui, décemment, elle lui était dévouée: -«Charles sera très chagrin de votre refus.» J'avais encore dans -l'oreille la voix presque suppliante avec laquelle elle prononça ces -mots.... Elle s'inquiétait donc de ce qui pouvait plaire ou déplaire -à ce Malterre.... Et à la pensée que Lirat, abusant d'une situation -fausse, la calomniait odieusement, j'eus le cÅ“ur serré, une grande -pitié m'envahit, je me surpris à dire tout haut: «Pauvre fille!...» -Cependant, ce Malterre s'était roulé sur le divan, il avait pleuré, il -avait fait des confidences à Lirat, montré des lettres.... Et puis, -après?... Est-ce que je la connaissais, moi, cette femme?... Qu'elle -eût tous les chanteurs, tous les croupiers, tous les lutteurs!... au -diable!... Et je sortis, fredonnant un air gai, de l'allure dégagée -d'un monsieur qui n'a aucun souci dans l'esprit.... Et pourquoi en -aurais-je eu, je vous le demande?...</p> - -<p>Je descendis les boulevards, m'arrêtant aux boutiques, flânant, malgré -le soleil, un avare et pâle sourire de décembre encore imprégné de -brume; l'air était froid, piquait dur. Sur le trottoir, des femmes -passaient, frileuses, enveloppées de longs manteaux de loutre, -quelques-unes coiffées de petites capotes de fourrures, pareilles à -celle de Juliette, et, chaque fois, j'étais intéressé par ce manteau et -par cette capote. Je les regardais vraiment avec plaisir, j'aimais à -les suivre de l'Å“il jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans la foule. Au -coin de la rue Taitbout, je me souviens, je croisai une femme grande, -mince, jolie et ressemblant à Juliette, au point que je mis la main -à mon chapeau, prêt à saluer. J'eus une émotion,—oh! ce n'était pas -le coup violent au cÅ“ur, qui arrête la respiration, vous casse les -veines et vous étourdit; c'était un effleurement, une caresse, quelque -chose de très doux, qui amène un sourire sur les lèvres, et dans les -yeux un épanouissement.... Mais cette femme n'était pas Juliette.... -J'en eus une sorte de dépit, et je me vengeai d'elle en la trouvant -très laide.... Déjà deux heures!... Si j'allais voir Lirat?... A quoi -bon?... Le faire parler de Juliette, l'obliger à m'avouer qu'il avait -menti, à m'apprendre des traits d'elle, poignants, sublimes, des -histoires touchantes de dévouement, de sacrifice, cela me tentait.... -Je réfléchis que Lirat se fâcherait, qu'il se moquerait de moi, d'elle, -et je redoutais ses sarcasmes, et j'entendais déjà les mots sinistres, -les phrases abominables sortir, en sifflant, du coin tordu de ses -lèvres.... Dans les Champs-Élysées, je hélai un fiacre, et me dirigeai -vers le Bois.... Pourquoi le dissimuler?... Là , j'espérais rencontrer -Juliette.... Certes, je l'espérais, et, en même temps, je le craignais. -De ne point la voir, je concevais que ce me serait une déception; mais -qu'elle s'étalât, comme les autres demoiselles, régulièrement, en cette -foire de la galanterie, je sentais aussi que ce me serait une peine, et -je ne savais ce qui l'emportait en moi, de l'espérance de l'apercevoir, -ou de la crainte de la rencontrer.... Il y avait peu de monde au Bois. -Dans la grande allée du Lac, les voitures marchaient au pas, à une -assez grande distance l'une de l'autre, les cochers hauts sur leurs -sièges. Quelquefois, un coupé quittait la file espacée, tournait, -disparaissait au trot de ses chevaux, entraînant, le diable sait où, -un profil de femme, des faces toutes blanches et pâles, des bouts -d'étoffe violente, rapidement entrevus par la glace des portières.... -Ma poitrine et mes tempes battaient plus vite, une impatience -m'exaspérait le bout des doigts; à force de toujours regarder dans la -même direction, de sonder l'ombre des voitures, mon cou se fatiguait, -s'endolorissait; je mâchonnais anxieusement un cigare que je ne me -décidais pas à allumer, dans la peur de laisser passer une voiture où -elle se fût trouvée.... Un moment, je crus l'avoir aperçue, au fond -d'un coupé qui allait en sens contraire de mon fiacre.</p> - -<p>—Tournez, tournez, criai-je au cocher.... et suivez ce coupé.</p> - -<p>Je ne fis point réflexion que c'était agir bien légèrement envers une -femme à qui j'avais été présenté la veille, par hasard, et que je -voulais à tout prix réhabiliter. Le corps à demi penché sur la glace -baissée de la portière, je ne perdais pas la voiture de vue. Et je me -disais: «Elle m'a peut-être reconnu ... peut-être va-t-elle s'arrêter, -descendre, se montrer.» Oui, je me disais cela, sans m'attribuer la -moindre idée de conquête galante; je me disais cela comme si c'eût été -une chose toute simple, et toute naturelle.... Le coupé filait, preste -et leste, dansant sur ses ressorts, et le fiacre avait peine à le -suivre.</p> - -<p>—Plus vite! commandai-je ... plus vite donc et dépassez!</p> - -<p>Le cocher fouetta son cheval qui prit le galop, et, en quelques -secondes, les deux voitures, roue contre roue, se touchaient. Alors -une tête de femme, dont les cheveux s'ébouriffaient sous le chapeau -très large, dont le nez se retroussait drôlement, dont les lèvres, -fracassées de rouge, saignaient comme une blessure à vif, apparut -dans l'encadrement de la portière.... D'un coup d'Å“il méprisant, -elle inventoria le cocher, le fiacre, le cheval et moi-même, -tira la langue, puis se rencogna dans sa voiture.... Ce n'était -pas Juliette!... Je ne rentrai chez moi qu'à la nuit tombée, très -désappointé et, pourtant, ravi de mon inutile promenade!</p> - -<p>Je n'avais pas de projets pour le soir. Cependant, je m'habillai plus -longuement que de coutume. Je mis un soin extrême à ma toilette et, -pour la première fois, le nÅ“ud de ma cravate me parut une chose grave; -je m'absorbai dans sa confection avec complaisance. Cette révélation -soudaine en amena d'autres plus importantes encore. Ainsi, je remarquai -que mes chemises étaient mal coupées, que le plastron godait, d'une -façon disgracieuse, à l'ouverture du gilet; que mon habit affectait -une forme très ancienne, étrangement démodée. En somme, je me trouvais -assez ridicule, et me promis de changer cela dans l'avenir. Sans faire -de l'élégance une loi obligée et tyrannique de ma vie, il m'était -bien permis d'être comme tout le monde, ce semble. Parce que l'on <i>se -mettait bien</i>, on n'était pas forcément un imbécile. Ces préoccupations -me conduisirent jusqu'à l'heure du dîner. D'habitude, je mangeais chez -moi, mais, ce soir-là , mon appartement, je le jugeai trop petit, trop -silencieux, trop morose; il m'étouffait, et j'avais besoin d'espace, de -bruit, de gaîté. Au restaurant, je m'intéressai à tout, au va-et-vient -des gens, aux dorures du plafond, aux grandes glaces qui répétaient, -jusqu'à l'infini, les salles, les garçons, les globes de lumière, les -fleurs des chapeaux, le buffet où s'étalaient des viandes parées, où -des pyramides de fruits montaient, rouges et dorées, parmi les verdures -et les étincelantes verreries. J'examinais les femmes, surtout, -j'étudiais leur façon de manger en quelque sorte aérienne, le jeu de -leurs prunelles, le mouvement de leurs bras dégantés que des bracelets -lourds cerclaient d'or et d'éclairs vifs, l'angle de chair du cou, si -délicate et fine, qui s'enfonçait dans les corsages, sous le couvert -rosé des dentelles. Cela me ravissait, me passionnait comme une chose -tout à fait nouvelle, comme le paysage d'un pays lointain, subitement -entrevu. Il me venait des émerveillements, ainsi qu'à un très jeune -homme. Porté, par une disposition chagrine de mon esprit, à faire -prédominer, dans l'être humain, l'intime vie morale, c'est-à -dire à le -marquer d'une laideur ou d'une souffrance, en ce moment, au contraire, -je m'abandonnais à la satisfaction d'en goûter, sans réserves, le seul -charme physique: je me réjouissais le regard de ce qu'une belle femme -peut dégager de grâce autour d'elle; même chez les plus laides, je -retrouvais un détail dans la nuque, une langueur dans les yeux, une -souplesse dans les mains, n'importe quoi, qui me contentait, et je me -reprochai d'avoir si mal arrangé mon existence jusque-là , de m'être -cantonné, en sauvage, au fond d'un appartement triste et sombre, de ne -pas vivre enfin, alors que Paris m'offrait, à chaque pas, des joies si -faciles à prendre et si douces à savourer.</p> - -<p>—Monsieur attend peut-être quelqu'un? me demanda le garçon.</p> - -<p>Quelqu'un? Mais non, je n'attendais personne. La porte du restaurant -s'ouvrit, et, vivement, je me retournai. Je compris alors pourquoi il -m'adressait cette question, le garçon.... Chaque fois que la porte -s'ouvrait, il m'arrivait de me retourner ainsi, avec hâte, et je -dévisageais anxieusement les personnes qui entraient, comme si, en -effet, je savais que quelqu'un devait venir, et que je l'attendais.... -Quelqu'un!... Et qui donc eus-je attendu?</p> - -<p>J'allais très rarement au théâtre; il fallait, pour cela, une occasion, -une obligation, un entraînement. Je crois bien que, de moi-même, jamais -je n'eusse songé à y mettre les pieds ... j'affectais même, pour la -littérature qui se vend en ces déballages de médiocrité, un mépris -souverain. Concevant le théâtre, non comme une distraction futile, -mais comme un art grave, il me répugnait d'y voir, dans un mécanisme -de scènes toujours pareilles, la passion humaine rossignolant la même -romance sentimentale, la gaîté dégringolant, salie de fard, au fond de -la même basse pitrerie. Un fabricant de pièces, si applaudi fût-il, me -faisait l'effet d'un dévoyé; il était au poète ce que le défroqué est -au prêtre, le déserteur au soldat. Et j'avais souvent, dans la mémoire, -un mot de Lirat, d'une concision formidable, d'un jugement profond. -Nous avions été aux obsèques du grand peintre M...; D..., l'auteur -dramatique célèbre, conduisait le deuil. Au cimetière, il prononça un -discours. Cela n'avait étonné personne; M... et D... n'étaient-ils pas -égaux en renommée? La cérémonie terminée, Lirat prit mon bras, et nous -rentrâmes à pied, très tristes, dans Paris. Lirat paraissait absorbé -en des réflexions pénibles, gardait le silence.... Brusquement, il -s'arrêta, croisa les bras, et balançant la tête, de cet air, comique à -force de gravité, qu'il avait, il s'exclama: «Mais qu'est-ce que D... -fichait là , hein, dites?» Et c'était juste. Qu'est-ce qu'il fichait -là , vraiment? Venaient-ils donc de la même race, et allaient-ils à la -même gloire, le fier artiste, aux pensées grandioses, aux immortelles -Å“uvres, et l'autre, dont tout l'idéal était d'amuser, le soir, de ses -plates sornettes, une assemblée de bourgeois enrichis et repus?... Oui, -en vérité, qu'est-ce qu'il fichait là ?</p> - -<p>Que j'étais loin de ces sentiments hargneux quand, après le dîner, -ayant piaffé sur les boulevards, heureux d'un bien être physique qui -donnait à mes mouvements une légèreté, une élasticité particulières, -je m'asseyais dans une stalle du théâtre des Variétés, où l'on jouait -une opérette à succès. Le visage délicieusement fouetté par l'air froid -du dehors, le cÅ“ur tout entier conquis à l'indulgence universelle, je -jouissais véritablement. De quoi? Je ne le savais, et peu m'importait -de le savoir, n'étant pas d'humeur à me livrer, sur moi-même, à des -investigations psychologiques. Justement j'étais arrivé pendant un -entr'acte, et la foule encombrait les couloirs, très élégante. Après -avoir remis mon pardessus à l'ouvreuse, j'avais fait le tour des -baignoires avec cette impatience douce, cette caressante angoisse, -déjà éprouvée au Bois, et, monté à l'étage supérieur, j'avais continué -le même scrupuleux examen des loges. «Pourquoi ne serait-elle pas -ici?» pensais-je. Chaque fois que je ne distinguais pas nettement la -physionomie d'une femme, soit qu'elle fût penchée, soit qu'elle fût -noyée d'ombre, ou cachée derrière un éventail, je me disais: «C'est -Juliette!» Et chaque fois, ce n'était pas Juliette. La pièce m'amusa; -je ris franchement aux lourdes plaisanteries qui en constituaient -l'esprit: toute cette ineptie sinistre, toute cette grossièreté -canaille me charmèrent, et j'y trouvai, le plus sérieusement du monde, -une ironie qui ne manquait pas de littérature. Aux scènes d'amour, je -m'attendris. Je rencontrai, durant le dernier entr'acte, un jeune homme -que je connaissais à peine. Satisfait de pouvoir déverser sur quelqu'un -ce qui s'amassait en moi de banalités communicatives, je m'accrochai à -lui.</p> - -<p>—Épatante, cette pièce! me dit-il ... renversante, mon cher.</p> - -<p>—Oui, elle n'est pas mal.</p> - -<p>—Pas mal! pas mal!... mais c'est un chef-d'Å“uvre, mon cher, un -chef-d'Å“uvre épatant!... Moi, ce que je préfère, c'est le second -acte.... Il y a une situation ... non, là ... une situation -d'une force!... C'est de la haute comédie, vous savez!... Et les -toilettes!... Et cette Judic; ah! cette Judic!</p> - -<p>Il se frappa la cuisse et claqua de la langue.</p> - -<p>—Ce qu'elle m'excite, mon cher!... C'est épatant!</p> - -<p>Nous discutâmes ainsi le mérite des divers actes, des diverses scènes, -des divers acteurs.... Au moment de nous séparer:</p> - -<p>—Dites-moi, lui demandai-je ... est-ce que vous ne connaissez pas une -certaine Juliette Roux?</p> - -<p>—Attendez donc!... Parfaitement!... une petite brune, très chic?... -Non, je confonds ... attendez donc!... Juliette Roux!... Connais pas.</p> - -<p>Une heure après, je m'attablais devant un soda-water, au café de la -Paix, où avaient accoutumé de se réunir, à la sortie des théâtres, les -plus beaux spécimens du monde galant. Beaucoup de femmes entraient, -sortaient, insolentes, tapageuses, recrépies d'une couche de poudre de -riz, les lèvres à nouveau badigeonnées de rouge; à la table voisine -de la mienne, une petite blonde, déjà vieille, très animée, racontait -je ne sais quoi, d'une voix cassée par la noce; une autre, plus loin, -brune, minaudait, avec une majesté comique de dindon, et, de la même -main qui avait croché le fumier dans les cours de ferme, elle maniait -l'éventail, tandis que l'homme qui l'accompagnait, affalé sur une -chaise, le chapeau un peu rejeté en arrière, les jambes écartées, -suçait la pomme de sa canne, obstinément. Un invincible dégoût me monta -du cÅ“ur aux lèvres; j'eus honte d'être là , et je comparai aux allures -ridicules et bruyantes de ces femmes, la tenue si réservée de la -douce Juliette, là -bas, dans l'atelier de Lirat. Ces voix rauques ou -perçantes rendaient plus suave encore la fraîcheur de sa voix, de cette -voix que j'entendais encore, me disant: «Enchantée, monsieur.... Mais, -je vous connais beaucoup.» Je me levai....</p> - -<p>—Quelle canaille, tout de même, que ce Lirat! m'écriai-je en me -mettant au lit, furieux de ce qu'il eût traité de la sorte une -femme que je n'avais rencontrée, ni dans la rue, ni au Bois, ni au -restaurant, ni au théâtre, ni au cabaret nocturne.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>IV</h3> - - -<p class="p2">—Madame Juliette Roux, je vous prie?</p> - -<p>—Si monsieur veut entrer?... me dit la domestique....</p> - -<p>Sans demander mon nom, sans attendre ma réponse, elle me fit traverser -une petite antichambre, très sombre, et me conduisit dans une pièce, -où je ne distinguai, tout d'abord, qu'une lampe habillée de son grand -abat-jour rose, qui brûlait doucement dans un coin. La domestique -remonta la lampe, emporta un manteau de loutre, jeté sur un divan.</p> - -<p>—Je vais prévenir madame, fit-elle.</p> - -<p>Et elle disparut, me laissant seul.</p> - -<p>Ainsi, j'étais chez elle!... Depuis huit jours, l'idée de cette visite -me tourmentait.... Je n'avais aucun plan, aucun projet, je désirais -voir Juliette, voilà tout; quelque chose comme une curiosité très vive, -que je n'analysais pas, m'attirait vers elle.... Plusieurs fois, -j'étais allé dans la rue de Saint-Pétersbourg, avec l'intention bien -arrêtée de me présenter chez elle; mais, au dernier moment, le courage -m'avait manqué, et j'étais parti sans avoir pu me décider à franchir la -porte de sa maison.... Maintenant, j'étais l'homme le plus embarrassé -du monde, et regrettais fort ma sottise, car c'était une sottise, -évidemment.... Comment me recevrait-elle?... Que lui dirais-je?... Sans -doute, elle m'avait engagé à venir... se souviendrait-elle de moi?... -Ce qui m'inquiétait surtout, c'est que j'avais beau faire appel à mon -intelligence, je ne trouvais pas la moindre phrase, pas le moindre -mot, pour aborder la conversation, quand Juliette serait là !... Si -j'allais rester court, la bouche ouverte, quel ridicule!... J'examinai -la pièce où Juliette entrerait tout à l'heure!... Cette pièce était -un cabinet de toilette, servant en même temps de salon. L'impression -que j'en eus me fut désagréable. La toilette, étalée brutalement, avec -ses deux cuvettes de cristal rose craquelé, me choqua. Les murs et le -plafond, tendus de satin rouge criard, les meubles en peluche brodée, -les portières compliquées, des bibelots très chers et très laids, -posés çà et là sur les meubles; des tables bizarres, sans destination, -des consoles chargées de lourds ornements, tout cela disait un goût -vulgaire. Je remarquai, occupant le milieu de la cheminée, entre -deux massifs vases d'onyx, un Amour, en terre cuite, qui bombait la -poitrine, souriait avec une moue spirituelle, et offrait une fleur, -du bout de ses doigts écartés. Chaque détail révélait, ici, l'amour -du luxe cher et grossier, là , une tendance regrettable à la romance, à -l'attendrissement <i>bébête.</i> C'était à la fois navrant et sentimental. -Pourtant, et ce me fut une satisfaction, je ne rencontrais pas le -disparate, le fugitif, le heurté des appartements de filles, ces -appartements où l'on sent l'existence hagarde, où l'on peut, au nombre -de bibelots entassés, compter le nombre des amants qui ont passé là -amants d'une heure, d'une nuit, d'une année; où chaque siège vous crie -une impudeur et une trahison; où l'on voit sur une vitrine l'agonie -d'une fortune, sur un marbre les traces encore chaudes d'une larme, sur -un lustre des gouttes encore chaudes de sang.... La porte s'ouvrit, et -Juliette, toute blanche, dans une robe longue et flottante, apparut.... -Je tremblais ... le rouge me montait à la figure; mais elle me -reconnut, et, souriant de ce sourire qu'enfin je retrouvais, elle me -tendit la main:</p> - -<p>—Ah! monsieur Mintié! dit-elle?... que c'est gentil à vous de ne -m'avoir pas oubliée!... Y a-t-il longtemps que vous avez vu cet -original de Lirat?</p> - -<p>—Mais oui, Madame; pas depuis le jour où j'ai eu l'honneur de vous -rencontrer chez lui....</p> - -<p>—Ah! mon Dieu, je croyais que vous ne vous quittiez jamais!...</p> - -<p>—Il est vrai, répondis-je, que je le vois beaucoup ... mais j'ai -travaillé tous ces jours-ci.</p> - -<p>Ayant cru remarquer, dans le ton de sa voix, une intention ironique, -j'ajoutai, en matière de défi:</p> - -<p>—Quel grand artiste, n'est-ce pas?</p> - -<p>Juliette laissa passer cette exclamation:</p> - -<p>—Vous travaillez donc toujours? reprit-elle.... Du reste, on m'a -dit que vous viviez en vrai chartreux.... Le fait est qu'on ne vous -aperçoit nulle part, monsieur Mintié.</p> - -<p>La conversation prit un tour excessivement banal; le théâtre en fit -presque tous les frais. A une phrase que je dis, elle s'étonna, un peu -scandalisée.</p> - -<p>—Comment, vous n'aimez pas le théâtre?... Est-il possible, vous, un -artiste?... Moi, j'en raffole ... c'est si amusant le théâtre!... -Nous retournons, ce soir, aux Variétés pour la troisième fois, -figurez-vous....</p> - -<p>On entendit un faible jappement derrière la porte.</p> - -<p>—Ah! mon Dieu! s'écria Juliette en se levant avec précipitation.... -Mon Spy que j'ai laissé dans ma chambre!... Il faut que je vous -présente mon Spy, monsieur Mintié ... vous ne connaissez pas mon Spy?</p> - -<p>Elle avait ouvert la porte, écartait les tentures, toutes grandes.</p> - -<p>—Allons, Spy! disait-elle, d'une voix câline.... Où êtes-vous, Spy? -Venez, pauvre Spy!...</p> - -<p>Et je vis un minuscule animal, au museau pointu, aux longues oreilles, -qui s'avançait, dansant sur des pattes grêles semblables à des pattes -d'araignée, et dont tout le corps, maigre et bombé, frissonnait -comme s'il eût été secoué par la fièvre. Un ruban de soie rouge, -soigneusement noué, sur le côté, lui entourait le cou, en guise de -collier.</p> - -<p>—Allons, Spy, dites bonjour à monsieur Mintié!</p> - -<p>Spy tourna vers moi ses yeux ronds, bêtes et cruels, à fleur de tête, -et aboya hargneusement.</p> - -<p>—C'est bien, Spy.... Donnez la patte, maintenant ... voulez-vous bien -donner la patte ... Spy, voulez-vous bien ...?</p> - -<p>Juliette s'était penchée, et le menaçait du doigt, sévèrement.... Spy -finit par mettre la patte dans la main de sa maîtresse qui l'enleva, le -caressa, l'embrassa.</p> - -<p>—Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... Oh! petit amour de Spy chéri!</p> - -<p>Elle se rassit, le tenant toujours dans ses bras, ainsi qu'un enfant, -frottant sa joue contre le museau de l'affreux animal, lui soufflant -dans l'oreille des choses douces et berceuses.</p> - -<p>—Maintenant, faites voir que vous êtes content, Spy!... Faites voir à -votre petite mère!...</p> - -<p>Spy aboya de nouveau; puis, il vint lécher les lèvres de Juliette qui -s'abandonnait, réjouie, à ces odieuses caresses.</p> - -<p>—Ah! que vous êtes gentil, Spy!... Oui, que vous êtes bien, bien, bien -gentil!</p> - -<p>Et s'adressant à moi, qui semblais complètement oublié depuis la -malencontreuse entrée de Spy, tout à coup, elle me demanda:</p> - -<p>—Vous aimez les chiens, monsieur Mintié?</p> - -<p>—Beaucoup, Madame, répondis-je.</p> - -<p>Alors, elle me raconta, en un luxe de détails enfantins, l'histoire de -Spy, ses habitudes, ses exigences, ses drôleries, les scènes dont il -était la cause, avec la concierge qui ne pouvait le souffrir.</p> - -<p>—Mais, c'est couché qu'il faut le voir, affirma-t-elle.... Si vous -saviez, il a un lit, des draps, un édredon, comme une personne.... -Chaque soir, je le borde.... Et sa petite tête est si amusante, toute -noire, là dedans.... N'est-ce pas que vous êtes bien, bien drôlet, -monsieur Spy?</p> - -<p>Spy se choisit une place commode sur la robe de Juliette et, après -avoir tourné, tourné, tourné, il se roula en boule, disparaissant -presque entièrement, dans les plis soyeux de l'étoffe.</p> - -<p>—C'est ça!... Dodo, Spy, dodo, mon petit loulou!...</p> - -<p>Durant cette longue conversation avec Spy, j'avais pu examiner Juliette -à mon aise.... Elle était vraiment très belle, plus belle encore que -je l'avais rêvée sous la voilette. Son visage rayonnait réellement. Il -était d'une telle fraîcheur, d'une telle clarté d'aurore que l'air, -alentour, s'en trouvait tout illuminé. Lorsqu'elle se détournait, ou se -penchait, je voyais ses cheveux lourds, très noirs, descendre le long -de sa robe, en une natte énorme, qui donnait je ne sais quoi de plus -virginal et de plus jeune à sa jeunesse. Il me sembla qu'un pli droit, -volontaire, se creusait au milieu du front, à la racine des cheveux, -mais il n'était visible que dans certaines lumières, et l'éclatante -douceur des yeux, l'excessive bonté de la bouche en tempéraient la -dureté. Sous le vêtement ample, on sentait se cambrer un corps souple, -nerveux, aux ondulations passionnées, aux puissantes étreintes; ce -qui me ravit, surtout, ce furent ses mains, des mains subtiles et -adroites, d'une agilité surprenante, et dont chaque mouvement, même -indifférent, même colère, était une caresse. Il m'eût été difficile -de porter sur elle un jugement précis. Il y avait, en cette femme, un -mélange d'innocence et de volupté, de finesse et de bêtise, de bonté -et de méchanceté, qui me déconcertait. Chose curieuse! à un moment, -j'avais vu se dessiner, près d'elle, l'horrible image du chanteur des -Bouffes. Et cette image formait, pour ainsi dire, l'ombre de Juliette. -Loin de se dissiper, à mesure que je la regardais, l'image incarnait, -en quelque sorte, une consistance corporelle. Elle grimaça, vire-volta, -bondit avec des contorsions infâmes; ses lèvres s'allongèrent, -immondes, obscènes, vers Juliette qui l'attirait, dont la main -plongeait dans ses cheveux, courait, frémissante, tout le long du -corps, heureuse de se souiller à d'impurs contacts. Et l'ignoble pitre -dévêtait Juliette, et me la montrait pâmée, dans la splendeur maudite -du péché!... Je dus fermer les yeux, faire des efforts douloureux pour -chasser cette abominable vision, et, l'image évanouie, Juliette reprit -aussitôt son expression de tendresse énigmatique et candide.</p> - -<p>—Et surtout revenez me voir souvent, très souvent, me disait-elle, en -me reconduisant, tandis que Spy, qui l'avait suivie dans l'antichambre, -aboyait et dansait sur ses pattes grêles d'araignée.</p> - -<p>A peine dehors, j'eus un retour d'affection subite et violente pour -Lirat, et, me reprochant de l'avoir quelque peu boudé, je résolus -d'aller lui demander à dîner, le soir même. Durant le trajet de la rue -Saint-Pétersbourg au boulevard de Courcelles, où Lirat demeurait, je -fis d'amères réflexions. Cette visite m'avait désenchanté, je n'étais -plus sous le charme du rêve et, rapidement, je retournais à la vie -désolée, au nihilisme de l'amour. Ce que j'avais imaginé de Juliette -était bien vague.... Mon esprit, s'exaltant à sa beauté, lui prêtait -des qualités morales, des supériorités intellectuelles, que je ne -définissais pas, et que je me figurais extraordinaires; de plus, Lirat, -en lui attribuant, sans raison, une existence déshonorée et des goûts -honteux, en avait fait une martyre véritable, et mon cÅ“ur s'était ému. -Poussant plus loin la folie, je pensais que, par une irrésistible -sympathie, elle me confierait ses peines, les graves et douloureux -secrets de son âme; je me voyais déjà la consolant, lui parlant de -devoir, de vertu, de résignation. Enfin, je m'attendais à une série -de choses solennelles et touchantes.... Au lieu de cette poésie, un -affreux chien qui m'aboyait aux jambes, et une femme comme les autres, -sans cervelle, sans idées, uniquement occupée de plaisirs, bornant son -rêve au théâtre des Variétés et aux caresses de son Spy, son Spy!... -ah! ah! ah! son Spy, cet animal ridicule qu'elle aimait avec des -tendresses et des mots de concierge! Et, tout en marchant, je donnais -des coups de pied dans le vide, à un Spy imaginaire, et je disais, -parodiant la voix de Juliette: «Oh! amour, va!... Oh! le bon chien!... -Oh! petit amour de Spy chéri.» Faut-il l'avouer, je lui en voulais -aussi de ne m'avoir pas dit un mot de mon livre. Qu'on ne m'en parlât -pas dans la vie ordinaire, cela m'était à peu près indifférent; mais, -d'elle, un compliment m'eût charmé! Savoir qu'elle avait été émue à une -page, indignée à une autre, je l'espérais. Et rien!... pas même une -allusion! Cependant, je me rappelais, je lui avais adroitement fourni -l'occasion de cette ... politesse.</p> - -<p>—Décidément, c'est une grue! m'écriai-je, en sonnant à la porte de -Lirat....</p> - -<p>Lirat me reçut les bras ouverts.</p> - -<p>—Ah! mon petit Mintié, s'exclama-t-il, c'est très chic, de venir dîner -avec moi.... Et vous arrivez bien, je vous le dis ... nous avons la -soupe aux choux.</p> - -<p>Il se frottait les mains, semblait tout heureux.... Il voulut me -débarrasser de mon pardessus et de mon chapeau, et, m'entraînant dans -la petite pièce qui lui servait de salon, il répéta:</p> - -<p>—Mon petit Mintié, je suis joliment content de vous voir.... -Viendrez-vous demain à l'atelier?</p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>—Eh bien, vous verrez!... vous verrez!... D'abord, je lâche la -peinture, comprenez-vous?...</p> - -<p>—Vous entrez dans le commerce?</p> - -<p>—Écoutez-moi.... La peinture, c'est de la blague, mon petit Mintié!</p> - -<p>Il s'anima, tourna dans la pièce, en agitant les bras.</p> - -<p>—Giotto! Mantegna!... Velasquez!... Rembrandt! Eh bien! quoi, -Rembrandt!... Watteau! Delacroix!... Ingres!... Oui, et puis après?... -Non, ça n'est pas vrai, la peinture ne rend rien, n'exprime rien, c'est -de la blague!... c'est bon pour les critiques d'art, les banquiers, et -les généraux qui font faire leur portrait, à cheval, avec un obus qui -éclate au premier plan.... Mais un coin de ciel, le ton d'une fleur, -le frisson de l'eau, l'air ... comprenez-vous?... l'air!... toute la -nature impalpable et invisible, avec de la pâte!... avec de la pâte?</p> - -<p>Lirat haussa les épaules.</p> - -<p>—De la pâte qui sort des tubes, de la pâte fabriquée par les sales -mains des chimistes, de la pâte lourde, opaque, et qui colle aux -doigts, comme de la confiture!... Hein, dites, la peinture ... quelle -blague!... Non, mais avouez-le, mon petit Mintié, quelle blague!... Le -dessin, l'eau-forte ... deux tons ... à la bonne heure!... Ça ne trompe -pas, c'est honnête ... et puis les amateurs s'en moquent, ne viennent -pas vous embêter ... ça ne tire pas de feux d'artifice dans leurs -salons!... L'art vrai, l'art auguste, l'art artiste ... le voilà !... -La sculpture, oui ... quand c'est beau, ça vous fiche des coups dans -les entrailles.... Et puis le dessin ... le dessin, mon petit Mintié, -sans bleu de Prusse, le dessin tout bête!... Viendrez-vous demain à -l'atelier?...</p> - -<p>—Certainement.</p> - -<p>Il continua, coupant les phrases, heurtant les mots, se grisant de -bruit et de paroles....</p> - -<p>—Je commence une série d'eaux-fortes ... vous verrez.... Une femme -toute nue, qui sort d'un trou d'ombre, et qui monte, portée sur les -ailes d'une bête.... Renversée, les cuisses mafflues, avec des plis -gras, des bourrelets de chair ignoble ... un ventre qui s'étale et qui -déborde, un ventre avec des accents terribles, un ventre hideux et vrai -... une tête de mort, mais une tête de mort vivante, comprenez-vous?... -avide, goulue, tout en lèvres.... Elle monte, devant une assemblée -de vieux messieurs, en chapeau haute-forme, en pelisse et cravate -blanche.... Elle monte, et les vieux messieurs se penchent sur elle, -haletants, la bouche pendante et baveuse, les yeux convulsés ... toutes -les faces de la luxure, toutes!...</p> - -<p>Se campant devant moi, avec un air de défi, il poursuivit:</p> - -<p>—Et savez-vous comment j'appelle ça?... le savez-vous, dites?... -J'appelle ça l'<i>Amour</i>, mon petit Mintié. Hein! qu'en pensez-vous?...</p> - -<p>—Cela me paraît trop symbolique, hasardai-je.</p> - -<p>—Symbolique!... interrompit Lirat.... Vous dites une bêtise, mon petit -Mintié.... Symbolique!... Mais c'est la vie!.... Allons dîner.</p> - -<p>Le dîner fut gai. Lirat y déploya un esprit charmant, tout rempli -d'aperçus originaux sur l'art et sur la littérature, sans outrance, -sans paradoxes. Il avait retrouvé sa verve saine, comme aux meilleurs -jours de sa vie. A plusieurs reprises, j'eus l'idée de lui avouer que -j'avais été voir Juliette.... Une sorte de honte me retint, je n'osai -cas.</p> - -<p>—Travaillez, travaillez mon petit Mintié, me dit-il, en nous -quittant.... Produire, toujours produire ... tirer, de ses mains ou de -son cerveau, n'importe quoi ... ne fût-ce qu'une paire de bottes ... il -n'y a encore que ça, allez!...</p> - -<p>Six jours après, j'étais retourné chez Juliette, et j'avais pris -l'habitude d'y venir, régulièrement, passer une heure, avant mon dîner. -L'impression désagréable, ressentie lors de ma première visite, s'était -effacée. Peu à peu, et sans que je m'en doutasse, je m'étais si bien -accoutumé aux tentures rouges du salon, à l'Amour en terre cuite, aux -bavardages enfantins de Juliette, à Spy même, qui était devenu mon ami, -que, lorsque j'avais passé une journée sans les voir, il me semblait -qu'un grand vide se creusait, cette journée-là , dans ma vie.... Non -seulement, les choses qui m'avaient tant choqué ne me choquaient plus, -elles m'attendrissaient au contraire, et, chaque fois que Juliette -conversait avec son chien, ou prenait de lui des soins exagérés, cela -m'était véritablement une douceur, et comme une affirmation répétée de -la naïveté et des qualités aimantes de son cÅ“ur. Je finis par parler, -moi aussi, ce langage de chien.... Un soir que Spy était souffrant, je -m'inquiétai et, délicatement, écartant les couvertures et les ouates -qui l'enveloppaient, je murmurai: «Il a du bobo, le petit Spy.... Où -ça, il a du bobo?» Seule, l'image du chanteur surgissant, tout à coup, -auprès de Juliette, troublait quelquefois la paix de ces réunions, mais -je n'avais qu'à fermer les yeux, un instant, ou à tourner la tête, et -elle disparaissait aussitôt.</p> - -<p>Je décidai Juliette à me conter sa vie. Elle avait toujours résisté, -jusque-là .</p> - -<p>—Non, non! disait-elle.</p> - -<p>Et elle ajoutait, avec un soupir, en me regardant de ses grands yeux -tristes.</p> - -<p>—A quoi bon, mon ami?</p> - -<p>J'insistai, suppliai.</p> - -<p>—C'est un devoir pour vous de me la révéler, et un devoir pour moi de -la connaître.</p> - -<p>Enfin, vaincue par ce raisonnement que je ne me lassais pas -de réitérer, sous des formes multiples et convaincantes, elle -consentit.... Ah! quelle tristesse!</p> - -<p>Elle habitait Liverdun. Son père était médecin, et sa mère, qui -menait une mauvaise conduite, avait quitté son mari.... Quant à elle, -Juliette, on l'avait mise en demi-pension chez les sÅ“urs.... Le père -buvait et, chaque soir, rentrait ivre ... alors, c'étaient des scènes -terribles, car il était fort méchant. Le scandale devint tel que -les sÅ“urs renvoyèrent Juliette, ne voulant pas garder chez elles la -fille d'une mauvaise femme et d'un ivrogne.... Ah! quelle misérable -existence! Toujours enfermée dans sa chambre, n'osant pas sortir, et -quelquefois battue, sans raison, par son père!... Une nuit, très tard, -le père entra dans la chambre de Juliette et ... (Comment vous exprimer -cela! disait Juliette rougissante.... Oui, enfin, vous comprenez?...) -elle saute du lit, crie, ouvre la fenêtre ... mais le père prend peur -et s'en va.... Le lendemain, Juliette partait pour Nancy, espérant -vivre en travaillant.... C'est là qu'elle avait connu Charles.</p> - -<p>Tandis qu'elle parlait, d'une voix douce et toujours pareille, je -lui avais pris la main, sa belle main, que je serrais avec émotion, -aux endroits douloureux du récit. Et je m'emportais contre le père -infâme.... Et je maudissais la mère abandonnant son enfant!... Je -sentais s'agiter en moi de formidables dévouements, gronder de sourdes -vengeances.... Quand elle eut fini, je pleurais à chaudes larmes.... Ce -fut une heure exquise.</p> - -<p>Juliette recevait peu de monde; des amis de Malterre, et deux ou trois -femmes, amies des amis de Malterre. L'une d'elles, Gabrielle Bernier, -grande blonde, très jolie, entrait toujours de la même façon.</p> - -<p>—Bonjour, Monsieur ... bonjour, petite.... Ne vous dérangez pas, je me -sauve.</p> - -<p>Et elle s'asseyait sur un bras de fauteuil, en lissant son manchon, par -gestes brusques.</p> - -<p>—Figurez-vous que j'ai encore eu une scène, tantôt, avec Robert.... -Quel type, si vous saviez!... Il s'amène chez moi et me dit en -pleurnichant: «Ma petite Gabrielle, il faut que je te quitte, ma mère -me l'a déclaré ce matin, elle ne me donnera plus d'argent.»—«Ta mère! -que je lui réponds.... Eh bien! tu peux lui dire à ta mère, et de ma -part, que le jour où elle quittera ses amants, je te quitterai par la -même occase.... D'ici là , elle peut se fouiller, ta mère....» C'est-il -pas vrai aussi, une vieille saleté comme ça!... Ce que Robert a -pouffé!... Dites donc, nous allons à l'Ambigu, ce soir.... Y venez-vous?</p> - -<p>—Merci.</p> - -<p>—Alors, je me sauve!... Ne vous dérangez pas.... Bonjour, Monsieur, -bonjour, petite....</p> - -<p>Cette Gabrielle Bernier m'irritait beaucoup.</p> - -<p>—Pourquoi recevez-vous des femmes comme ça? disais-je à Juliette.</p> - -<p>—Quel mal, mon ami?... Elle m'amuse.</p> - -<p>Les amis de Malterre, eux, parlaient courses, vie élégante, avaient -toujours des histoires de cercles et de femmes à raconter, ne -tarissaient pas sur les choses de théâtre. Il me semblait que Juliette -prenait plaisir, plus que déraison, à ces conversations; mais je -l'excusais, mettant ces complaisances sur le compte de la politesse. -Jesselin, un jeune homme très riche, dont on vantait le sérieux, -était le boute-en-train de la <i>bande</i> et tous s'inclinaient devant -son évidente supériorité: «Qu'en pensera Jesselin? Il faut demander -à Jesselin.... Ce n'est pas l'avis de Jesselin....» On le courtisait -fort. Jesselin avait beaucoup voyagé et connaissait mieux que personne -les meilleurs hôtels du monde entier. Ayant été en Afghanistan, il -n'avait retenu, de tout un voyage à travers l'Asie centrale, que -cette particularité, c'est que l'émir de Caboul, avec qui il eut, un -jour, l'honneur de faire une partie d'échecs, jouait aussi vite que -les Français: «Non, ce qu'il m'a épaté, cet émir!» Il répétait aussi, -volontiers: «Vous savez si je m'en suis payé des voyages.... Eh bien, -je puis le dire ... en sleeping, en cabine, en télègue, n'importe où et -n'importe comment, à sept heures et demie, tous les soirs ... en habit!»</p> - -<p>Malterre ne m'aimait pas, bien qu'il se fût lié avec moi. D'une nature -douce et timide, il n'osait me marquer son aversion, dans la crainte de -déplaire à Juliette; mais je la voyais sourdre dans son sourire de bon -chien étonné; mais je la sentais s'impatienter dans sa poignée de main.</p> - -<p>Je n'étais heureux que seul avec Juliette. Là , dans le salon rouge, -sous l'égide de l'Amour en terre cuite, nous restions parfois de -longs temps sans prononcer une parole. Je la regardais; elle baissait -la tête, et, songeuse, jouait avec les effilés de sa robe, ou les -dentelles de son corsage. Souvent, mes yeux s'emplissaient de larmes, -sans que je susse pourquoi: des larmes très douces, qui coulaient -sur moi comme un parfum, m'inondaient l'âme d'une liqueur magique. -Et j'éprouvais, dans tout mon être, une sensation de plénitude et de -délicieux engourdissement.</p> - -<p>—Ah! Juliette! Juliette!</p> - -<p>—Voyons, mon ami, voyons, soyez sage!</p> - -<p>C'étaient les seuls mots d'amour qui nous échappassent....</p> - -<p>A quelque temps de là , Juliette donnait un grand dîner pour célébrer -la fête de Charles. Pendant toute la soirée, elle se montra nerveuse, -agacée. A Charles, qui lui adressa une observation timide, elle -répondit durement, d'un ton bref que je ne lui connaissais pas. Il -était deux heures du matin, quand tout le monde prit congé. J'étais -demeuré seul, dans le salon. Près de la porte, Malterre me tournait le -dos, causant avec Jesselin qui passait sa pelisse dans l'antichambre. -Et je vis Juliette, accoudée au piano, qui me regardait fixement. Un -éclair de passion farouche traversait ses yeux devenus graves tout -à coup, presque terribles, les barrait comme d'une flamme nouvelle. -Le pli de son front s'accentuait, sa narine battante et gonflée -frémissait; je ne sais quoi d'impudique errait sur ses lèvres. Je -m'élançai. Et mes genoux cherchant ses genoux, mon ventre se collant -à son ventre, ma bouche sur sa bouche, je l'enlaçai d'une étreinte -furieuse.</p> - -<p>Elle s'abandonna, et d'une voix très basse, étranglée:</p> - -<p>—Viens demain! dit-elle.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>V</h3> - - -<p class="p2">Je voudrais, oui, je voudrais ne pas poursuivre ce récit, m'arrêter -là .... Ah! je le voudrais! A la pensée que je vais révéler tant de -hontes, le courage m'abandonne, le rouge me monte au front, une lâcheté -me prend, tout à coup, qui fait trembler ma plume entre mes doigts.... -Et je me suis demandé grâce à moi-même.... Hélas! je dois gravir, -jusqu'au bout, le chemin douloureux de ce calvaire, même si ma chair y -reste accrochée en lambeaux saignants, même si mes os à vif éclatent -sur les cailloux et sur les rocs! Des fautes comme les miennes, que je -ne tente pas d'expliquer par l'influence des fatalités ataviques, et -par les pernicieux effets d'une éducation si contraire à ma nature, ont -besoin d'une expiation terrible, et cette expiation que j'ai choisie, -elle est dans la confession publique de ma vie. Je me dis que les cÅ“urs -nobles et bons me sauront gré de mon humiliation volontaire; je me dis -aussi que mon exemple servira de leçon.... Si, en lisant ces pages, un -jeune homme, un seul, prêt à faillir, se sentait tant d'effroi et tant -de dégoût, qu'il fût à jamais sauvé du mal, il me semble que le salut -de cette âme commencerait le rachat de la mienne. Et puis, j'espère, -quoique je ne croie plus en Dieu, j'espère qu'au fond de ces asiles de -paix, où, dans le silence des nuits rédemptrices, monte, vers le ciel, -le chant triste et consolateur de ceux-là qui prient pour les morts, -j'espère que j'aurai ma part des pitiés et des pardons chrétiens.</p> - -<p>Je possédais vingt deux mille francs de rente; de plus, j'étais -convaincu qu'en travaillant je pouvais gagner, dans la littérature, -une somme égale, au moins.... Plus rien ne me paraissait difficile; -la route était tracée devant moi sans un obstacle, et je n'avais plus -qu'à marcher.... Ah! mes timidités, mes terreurs, mes doutes, le -travail haletant, l'angoisse, il n'en était plus question. Un roman, -deux romans par an, des pièces de théâtre même.... Qu'était-ce, je -vous prie, pour un homme amoureux, comme moi?... Ne disait-on pas que -X... et que Z..., des imbéciles irréparables et notoires, avaient -fait, en quelques années, des fortunes énormes?... Des idées de roman, -de comédie, de drame, me venaient en foule, et je les indiquais -d'un geste large et hautain.... Je me voyais déjà accaparant toutes -les librairies, tous les théâtres, tous les journaux, l'attention -universelle... Aux heures d'inspiration pénible, je regarderais -Juliette et les chefs-d'Å“uvre naîtraient de ses yeux, ainsi que les -royaumes d'une féerie.... Je n'hésitai pas à exiger le départ de -Malterre, et à me charger de l'existence de Juliette. Malterre écrivit -des lettres désespérées, pria, menaça; finalement, il partit. Plus -tard, Jesselin, avec le bon goût et l'esprit qu'il avait, nous raconta -que Malterre, bien triste, voyageait en Italie.</p> - -<p>—Je l'ai accompagné jusqu'à Marseille, nous dit-il.... Il voulait se -tuer, pleurait tout le temps.... Vous savez, je ne suis pas un gobeur, -moi; mais, vraiment il me faisait de la peine.... Non là , vrai!</p> - -<p>Et il ajouta:</p> - -<p>—Vous savez?... Il était résolu à se battre avec vous.... C'est son -ami, monsieur Lirat, qui l'en a empêché.... Moi aussi, du reste, parce -que je ne comprends que les duels à mort.</p> - -<p>Juliette écoutait ces détails, silencieuse, d'un air, en apparence, -indifférent. Elle passait, de temps en temps, sa langue sur sa bouche; -il y avait dans ses yeux comme le reflet d'une joie intérieure. -Pensait-elle à Malterre? Était-elle heureuse d'apprendre que quelqu'un -souffrît à cause d'elle? Hélas! je n'étais déjà plus en état de me -poser ces points d'interrogation.</p> - -<p>Une vie nouvelle commença.</p> - -<p>Le quartier où demeurait Juliette ne me plaisait pas; il y avait, dans -sa maison, des voisinages qui m'étaient pénibles, et puis, surtout, -l'appartement renfermait des souvenirs qu'il me convenait d'effacer. -Dans la crainte que ces combinaisons n'agréassent point à Juliette, je -n'osais les lui dévoiler trop brusquement; mais, aux premiers mots que -j'en dis, elle exulta.</p> - -<p>—Oui, oui! s'écria-t-elle joyeuse.... J'y avais songé, mon chéri. Et -puis, sais-tu à quoi j'ai songé encore?... Dis-le, dis-le vite, à quoi -ta petite femme a songé?</p> - -<p>Elle appuya ses deux mains sur mes épaules, et souriante:</p> - -<p>—Tu ne sais pas?... Vrai, tu ne sais pas?... Eh bien! elle a songé -que tu viendrais habiter avec elle.... Oh! ce serait si gentil, un -joli petit appartement, où nous serions, tous deux, bien seuls, à -nous aimer, dis, mon Jean?... Toi, tu travaillerais; moi, pendant -ce temps-là , près de toi, sans bouger, je ferais de la tapisserie -et, de temps en temps, je t'embrasserais, pour te donner de belles -idées.... Tu verras, mon chéri, si je suis une bonne femme de ménage, -si je soignerai bien toutes tes petites affaires.... D'abord, c'est -moi qui rangerai ton bureau. Tous les matins tu y trouveras une fleur -nouvelle.... Et puis, Spy aura aussi une belle niche ... pas, mon -Spy?... une belle niniche, toute neuve, avec des pompons rouges.... -Et puis, nous ne sortirons pas, presque jamais ... et puis, nous nous -coucherons de bonne heure.... Et puis, et puis.... Oh! comme ça sera -bon!</p> - -<p>Redevenant sérieuse, elle dit, d'une voix plus grave:</p> - -<p>—Sans compter que ça sera bien moins cher, la moitié moins cher, -juste!</p> - -<p>Nous arrêtâmes un appartement, rue de Balzac, et il fallut nous occuper -de l'aménager. Ce fut une grosse affaire. Toute la journée, nous -courions les marchands, examinant des tapis, choisissant des tentures, -discutant des projets et des devis. Juliette eût voulu acheter tout ce -qu'elle voyait; mais elle allait de préférence aux meubles compliqués, -aux étoffes éclatantes, aux broderies massives. L'éclaboussement -de l'or neuf, le papillotage des tons heurtés l'attiraient et la -retenaient charmée. Si je tentais de lui adresser une observation, elle -répondait aussitôt:</p> - -<p>—Est-ce que les hommes connaissent ces choses-là ?... les femmes, ça -sait bien mieux.</p> - -<p>Elle s'entêta dans le désir de posséder une sorte de bahut arabe, -effroyablement peinturluré, incrusté de nacre, d'ivoire, de pierres -fausses, et qui était immense.</p> - -<p>—Tu vois bien qu'il est trop grand, qu'il ne pourrait pas entrer chez -nous, lui disais-je.</p> - -<p>—Tu crois?... Mais en lui sciant les pieds, mon chéri?</p> - -<p>Et, plus de vingt fois par jour, elle s'interrompait dans une -conversation, pour me demander:</p> - -<p>—Alors, tu crois qu'il est trop grand, le beau bahut?</p> - -<p>Dans la voiture, en rentrant, Juliette se pressait contre moi, me -tendait ses lèvres, me couvrait de caresses, heureuse, rayonnante.</p> - -<p>—Ah! le vilain qui ne disait rien, et qui restait à me regarder, -toujours, avec ses beaux yeux tristes ... oui, vos beaux yeux tristes -que j'aime, vilain!... Il a fallu que ce soit moi, pourtant!... -Oh! jamais tu n'aurais osé, toi!... Je te faisais peur, pas? Tu te -rappelles, quand tu m'as prise dans tes bras, le soir?... Je ne -savais plus où j'étais, je ne voyais plus rien ... j'avais la gorge, -la poitrine ... c'est drôle ... comme quand on a bu quelque chose de -trop chaud.... J'ai cru que j'allais mourir, brûlée ... brûlée de toi -... C'était si bon, si bon!... D'abord, je t'ai aimé, dès le premier -jour.... Non, je t'aimais avant ... ah! tu ris!... Tu ne crois pas -qu'on puisse aimer quelqu'un, sans le connaître et sans l'avoir vu?... -Moi, je crois que si!... Moi, j'en suis sûre!...</p> - -<p>J'avais le cÅ“ur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, -que je ne trouvais pas une parole; j'étouffais dans la joie. Je ne -pouvais qu'étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, -pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli -de son front s'accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je -craignis de l'avoir froissée.</p> - -<p>—Qu'as-tu, ma Juliette?... lui demandai-je.... Pourquoi es-tu comme -ça?... T'ai-je fait de la peine?</p> - -<p>Et Juliette, désolée navrée, gémissait:</p> - -<p>—L'encoignure, mon chéri!... l'encoignure du salon que nous avons -oubliée!</p> - -<p>Elle passait d'un rire, d'un baiser, à une gravité subite, mêlait les -tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l'amour avec la -tapisserie. C'était adorable.</p> - -<p>Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages -disparaissaient. L'amour mettait sur le visage de Juliette je ne -sais quoi d'austère, de recueilli, et de farouche aussi; il la -transfigurait. Elle n'était pas dépravée; sa passion, au contraire, se -montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la -noblesse terrible, l'héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre -vibrait comme pour des maternités redoutables.</p> - -<p>Mon bonheur dura peu.... Mon bonheur!... C'est une chose -extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n'aie pu jouir -d'une joie complètement, et qu'il ait fallu que l'inquiétude en vînt -toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre -la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j'ai été, -durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit?... -une perversion étrange de mes sens?... ou bien le bonheur ment-il -réellement à tout le monde, comme à moi, et n'est-il qu'une forme plus -persécutrice et raffinée de la souffrance universelle? Tenez.... Les -lueurs de la veilleuse tremblottent légèrement sur les rideaux et sur -les meubles, et Juliette, au matin, s'est endormie,—au matin de notre -première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap; l'autre, nu -aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage -qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, -d'un grand cerne d'ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s'éparpillent, -ondulent, roulent. Avidement, je la contemple.... Elle dort, près -de moi, d'un sommeil calme et profond d'enfant. Et pour la première -fois, la possession ne me laisse aucun regret, aucun dégoût; pour la -première fois, je puis, le cÅ“ur attendri et reconnaissant, la chair -encore vibrante de désirs, regarder une femme qui vient de se donner à -moi. Exprimer mes sensations, je ne le saurais. Ce que j'éprouve, c'est -quelque chose d'indéfinissable, quelque chose de très doux, de très -grave aussi et de très religieux, une sorte d'extase eucharistique, -semblable à celle où me ravit ma première communion. Je retrouve le -même mystique enivrement, la même terreur auguste et sacrée; c'est -dans une éblouissante clarté de mon âme, une seconde révélation de -Dieu.... Il me semble que Dieu est descendu en moi, pour la deuxième -fois.... Elle dort, dans le silence de la chambre, la bouche à demi -entr'ouverte, la narine immobile, elle dort d'un sommeil si léger, que -je n'entends pas le souffle de sa respiration.... Une fleur, sur la -cheminée, est là qui se fane, et je perçois le soupir de son parfum -mourant.... De Juliette, je n'entends rien; elle dort, elle respire, -elle est vivante, et je n'entends rien.... Doucement, plus près, je me -penche, l'effleurant presque de mes lèvres, et, tout bas, je l'appelle.</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>Juliette ne bouge pas. Mais je sens son haleine plus faible que -l'haleine de la fleur, son haleine toujours si fraîche, où se mêle -en ce moment, comme une petite chaleur fade, son haleine toujours si -odorante, où pointe comme une imperceptible odeur de pourriture.</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>Juliette ne bouge pas.... Mais le drap qui suit les ondulations du -corps, moule les jambes, se redresse aux pieds, en un pli rigide, le -drap me fait l'effet d'un linceul. Et l'idée de la mort, tout d'un -coup, m'entre dans l'esprit, s'y obstine. J'ai peur, oui, j'ai peur que -Juliette ne soit morte!</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>Juliette ne bouge pas. Alors tout mon être s'abîme dans un vertige et, -tandis qu'à mes oreilles résonnent des glas lointains, autour du lit -je vois les lumières de mille cierges funéraires vaciller sous le vent -des <i>de profundis</i>. Mes cheveux se hérissent, mes dents claquent, et je -crie, je crie:</p> - -<p>—Juliette! Juliette!</p> - -<p>Juliette enfin remue la tête, pousse un soupir, murmure comme en rêve:</p> - -<p>—Jean!... mon Jean!</p> - -<p>Vigoureusement, dans mes bras, je la saisis, comme pour la défendre; je -l'attire contre moi, et, tremblant, glacé, je supplie:</p> - -<p>—Juliette!... ma Juliette!... ne dors pas.... Oh! je t'en prie, ne -dors pas!... Tu me fais peur!... Montre-moi tes yeux, et parle-moi, -parle-moi.... Et puis serre-moi, toi aussi, serre-moi bien, bien -fort.... Mais ne dors plus, je t'en conjure.</p> - -<p>Elle se pelotonne dans mes bras, chuchote des mots inintelligibles, se -rendort, la tête sur mon épaule.... Mais l'évocation de la mort, plus -puissante que la révélation de l'amour, persiste, et bien que j'écoute -le cÅ“ur de Juliette qui bat contre le mien, régulièrement, elle ne -s'évanouit qu'au jour.</p> - -<p>Que de fois, depuis, dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai -ressenti le baiser froid de la mort!... Que de fois aussi, en pleine -extase, m'est apparue la soudaine et cabriolante image du chanteur -des Bouffes!... Que de fois son rire obscène est-il venu couvrir les -paroles ardentes de Juliette!... Que de fois l'ai-je entendu qui me -disait, en balançant, au-dessus de moi, sa face horrible et ricanante: -«Repais-toi de ce corps, imbécile, de ce corps souillé, profané par -moi.... Va!... va!... où que tu poses tes lèvres, tu respireras -l'odeur impure de mes lèvres; où que tes caresses s'égarent sur cette -chair prostituée, elles se heurteront aux ordures des miennes.... Va! -va!... baigne-la, ta Juliette, baigne-la, toute, dans l'eau lustrale -de ton amour.... Frotte-la de l'acide de ta bouche.... Arrache-lui -la peau avec les dents, si tu veux; tu n'effaceras rien, jamais, car -l'empreinte d'infamie dont je la marquai est ineffaçable.» Et j'avais -une envie violente d'interroger Juliette sur ce chanteur, dont l'image -m'obsédait. Mais je n'osais pas. Je me contentais de prendre des -détours ingénieux pour savoir la vérité: souvent, dans la conversation, -je jetais un nom, subitement, espérant, oui, espérant que Juliette -aurait un petit sursaut, une rougeur, se troublerait et que je me -dirais: «C'est lui!» J'épuisai ainsi les noms de tous les chanteurs -de tous les théâtres, sans que l'impénétrable attitude de Juliette me -donnât la moindre indication. Quant à Malterre, je ne songeais plus à -lui.</p> - -<p>Notre installation dura quatre mois, à peu près. Les tapissiers n'en -finissaient pas, et les caprices de Juliette nécessitaient souvent -des changements très longs. Elle revenait de ses courses quotidiennes -avec des idées nouvelles pour la décoration du salon, du cabinet de -toilette. Il fallut refaire, trois fois, entièrement, les tentures -de la chambre qui ne lui plaisaient plus.... Enfin, un beau jour, -nous prîmes possession de l'appartement de la rue de Balzac.... Il -était temps.... Cette existence toujours en l'air, cette fièvre -continue, ces malles ouvertes, béantes ainsi que des cercueils, -cet éparpillement brutal des choses familières, ces piles de linge -croulant, ces pyramides de cartons que l'on renverse, ces bouts de -ficelles coupées qui traînent partout, ce désordre, ce pillage, ce -piétinement sauvage des souvenirs les plus chers, les plus regrettés, -et, surtout, ce qu'un départ contient d'inconnu, de terreur, dégage -de réflexions tristes, tout cela me ramenait à des inquiétudes, à des -mélancolies, et, le dirai-je? à des remords.... Pendant que Juliette -tournait, voltait, au milieu des paquets, je me demandais si je -n'avais pas commis une irréparable folie? Je l'aimais. Ah! certes, -je l'aimais de toutes les forces de mon âme; et je ne concevais rien -au delà de cet amour, qui m'envahissait chaque jour davantage, me -prenait dans des fibres inconnues de moi, jusqu'ici.... Pourtant, je -me repentais d'avoir cédé, avec tant de légèreté et si vite, à un -entraînement, gros de conséquences fâcheuses, peut-être, pour elle -et pour moi; j'étais mécontent de n'avoir pas su résister au désir -qu'avait exprimé Juliette, d'une si caressante façon, de cette vie en -commun.... N'aurions-nous pu nous aimer, aussi bien, elle chez elle, -moi chez moi; éviter les froissements possibles de cette situation -qu'on appelle d'un mot ignoble: le collage?... Et tandis que l'éclat -de toutes ces peluches, l'insolence de tous ces ors dans lesquels nous -allions vivre, m'effrayaient, j'éprouvais pour mes pauvres meubles de -pitchpin dispersés, pour mon petit appartement austère et tranquille, -aujourd'hui vide, la tendresse douloureuse qu'on a pour les choses -aimées et qui sont mortes. Mais Juliette passait, affairée, agile et -charmante, m'embrassait au vol d'un baiser doux, et puis, il y avait -en elle une joie si vive, traversée d'étonnements, de désespoirs si -naïfs, à propos d'un objet qu'elle ne retrouvait pas, que mes pensées -moroses s'en allaient, comme aux premiers rayons du soleil s'en vont -les nocturnes hiboux.</p> - -<p>Ah! les bonnes journées qui suivirent le départ de la rue -Saint-Pétersbourg!... Il fallut, d'abord, tout de suite, visiter chaque -pièce en détail. Juliette s'asseyait sur les divans, les fauteuils et -les canapés, en faisant craquer les ressorts qui étaient souples et -moelleux.</p> - -<p>—Toi aussi, disait-elle, essaye, mon chéri....</p> - -<p>Elle examinait chaque meuble, palpait les tentures, faisait jouer les -cordons de tirage des portières, déplaçait une chaise, rectifiait -le pli d'une étoffe. Et c'étaient, à tous les moments, des cris -d'admiration, des extases!</p> - -<p>Elle voulut recommencer l'examen de l'appartement, les fenêtres closes, -afin de se rendre compte de l'effet, <i>aux lumières</i>, ne se lassant -jamais de regarder le même objet, courant d'une pièce dans l'autre, -notant sur un bout de papier les choses qui manquaient.... Ensuite ce -furent les armoires où elle rangea son linge, le mien, avec un soin -méticuleux, des raffinements compliqués, l'adresse d'une étalagiste -consommée. Je la grondais, parce qu'elle gardait les meilleurs sachets -pour moi....</p> - -<p>—Non! non! non!... je veux avoir un petit homme qui embaume.</p> - -<p>De ses anciens meubles, de ses bibelots, Juliette n'avait conservé que -l'Amour en terre cuite, qui reprit sa place d'honneur sur la cheminée -du salon; moi, je n'avais apporté que mes livres et deux très belles -études de Lirat, que je m'étais mis en devoir d'accrocher dans mon -bureau. Juliette poussa des cris, scandalisée.</p> - -<p>—Que fais-tu là , mon chéri?... Des horreurs pareilles dans un -appartement tout neuf!... Je t'en prie, cache ces horreurs-là !... Oh! -cache-les....</p> - -<p>—Ma chère Juliette, répondis-je, un peu piqué, tu as bien ton Amour en -terre cuite?</p> - -<p>—Sans doute, j'ai mon Amour en terre cuite ... quel rapport ça -a-t-il?... Il est très, très, très joli, mon Amour en terre cuite.... -Tandis que ça, vraiment!... Et puis ça n'est pas convenable!... -D'abord, moi, chaque fois que je regarde de la peinture de ce fou de -Lirat, ça me donne mal à l'estomac!</p> - -<p>J'avais autrefois la fierté de mes admirations artistiques, et je les -défendais jusqu'à la colère. Cela m'eût paru très puéril d'engager avec -Juliette une discussion d'art, et je me contentai d'enfouir les deux -tableaux, au fond d'un placard, sans trop de regrets.</p> - -<p>Il arriva, un jour, que tout se trouva dans un ordre admirable; chaque -chose à sa place, les menus objets coquettement disposés sur les -tables, les consoles, les vitrines; les pièces décorées de plantes aux -larges feuilles, les livres dans la liseuse à portée de la main, Spy -dans sa niche neuve, et partout des fleurs.... Rien ne manquait, rien, -pas même, sur une table de travail, une rose dont la tige baignait en -un vase de verre, effilé.... Juliette rayonnait, triomphait, ne cessait -de me dire:</p> - -<p>—Regarde, regarde encore, comme ta petite femme a bien travaillé!</p> - -<p>Et penchant la tête sur mon épaule, les yeux attendris, la voix émue -sincèrement, elle murmura:</p> - -<p>—Oh! mon Jean adoré, nous sommes chez nous, maintenant, chez nous, tu -entends bien.... Comme nous allons être heureux, là , dans notre joli -nid!...</p> - -<p>Le lendemain, Juliette me dit:</p> - -<p>—Il y a bien longtemps que tu n'es allé chez M. Lirat.... Je ne -voudrais pas qu'il pût croire que c'est moi qui t'empêche de le voir.</p> - -<p>C'était vrai, pourtant! Depuis plus de cinq mois, je l'oubliais, -ce pauvre Lirat?... L'oubliais-je?... Hélas! non.... La honte me -retenait.... La honte seule m'éloignait de lui.... J'aurais, je vous -assure, crié à la terre tout entière: «Je suis l'amant de Juliette!» -mais prononcer ce nom devant Lirat, je n'osais pas!... D'abord, j'avais -pensé à lui tout confier, au risque de ce qu'il en résulterait de -fâcheux pour notre amitié.... Je m'étais dit: «Voyons, demain, j'irai -chez Lirat....» Je m'affermissais même dans cette résolution.... -Et le lendemain: «Non, pas encore ... rien ne presse ... demain!» -Demain, toujours demain!... Et les jours, les semaines, les mois -s'écoulaient.... Demain!... Maintenant qu'il avait été tenu au courant -de ces choses par Malterre, qui, avant de partir, était revenu faire -gémir son divan, comment l'aborder?... Que lui dire?... Comment -supporter son regard, ses mépris, ses colères.... Ses colères, oui!... -Mais ses mépris, mais ses silences terribles, mais le ricanement -déconcertant que je voyais déjà se tordre au coin de ses lèvres?... -Non, en vérité, je n'osais pas!... L'attendrir, lui prendre la main, -lui demander pardon de mon manque de confiance, faire appel à toutes -les générosités de son cÅ“ur!... non!... Je jouerais mal ce rôle, et -puis, d'un mot, Lirat me glacerait, arrêterait l'effusion.... Eh bien! -chaque jour qui fuyait nous séparait davantage, nous mettait plus loin -l'un de l'autre ... quelques mois encore, et il ne serait plus question -de Lirat dans ma vie!... J'aimerais mieux cela que de franchir ce -seuil, que d'affronter ces yeux.... Je répondis à Juliette:</p> - -<p>—Lirat?... Oui, oui.... Un de ces jours, j'y pense!</p> - -<p>—Non, non! insista Juliette.... C'est aujourd'hui.... Tu le connais, -tu sais comme il est méchant.... Ah! il doit en fabriquer des potins -sur nous!</p> - -<p>Il fallut bien me décider. De la rue de Balzac à la cité Rodrigues, -le trajet est court. Afin de reculer le moment de cette entrevue -pénible, je fis de longs détours, flânant aux étalages du faubourg -Saint-Honoré. Et je songeais: «Si je n'allais pas chez Lirat!... Je -dirais, en rentrant, que je l'ai vu, que nous nous sommes fâchés, -j'inventerais une histoire qui me sauverait à tout jamais de cette -visite.» J'eus honte de cette pensée gamine.... Alors j'espérai que -Lirat ne serait pas chez lui!... Avec quelle joie je roulerais ma carte -et la glisserais dans le trou de la serrure!... Réconforté par cette -idée, je m'engageai enfin dans la cité Rodrigues, m'arrêtai devant la -porte de l'atelier.... Et cette porte me parut effrayante. Néanmoins, -je frappai, et, aussitôt, de l'intérieur, une voix, la voix de Lirat, -répondit:</p> - -<p>—Entrez!</p> - -<p>Mon cÅ“ur battait, une barre de feu me traversait la gorge.... Je voulus -m'enfuir.</p> - -<p>—Entrez! répéta la voix.</p> - -<p>Je tournai le bouton:</p> - -<p>—Ah! c'est vous, Mintié! s'écria Lirat.... Entrez donc....</p> - -<p>Lirat, assis devant sa table, écrivait une lettre.</p> - -<p>—Vous permettez que j'achève?... me dit-il. Deux minutes, et je suis à -vous.</p> - -<p>Il se remit à écrire. Cela me rassurait un peu de ne pas sentir sur moi -le froid de son regard. Je profitai de ce qu'il me tournait le dos, -pour parler, pour me soulager vite du fardeau qui m'oppressait l'âme.</p> - -<p>—Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu, mon bon Lirat!</p> - -<p>—Mais oui, mon cher Mintié.</p> - -<p>—J'ai déménagé....</p> - -<p>—Ah!</p> - -<p>—J'habite rue de Balzac.</p> - -<p>—Beau quartier!...</p> - -<p>J'étranglais.... Je fis un suprême effort, rassemblai toutes mes forces -... mais, par une étrange aberration, je crus devoir prendre une -tournure dégagée ... Ma parole d'honneur! je raillai, oui, je raillai.</p> - -<p>—Je vais vous apprendre une nouvelle qui vous amusera ... ah! ah!... -qui vous amusera, j'en suis sûr ... je ... je vis ... avec Juliette.... -Ah! ah! avec Juliette Roux ... Juliette, enfin ... ah! ah!...</p> - -<p>—Mes compliments!...</p> - -<p>«Mes compliments!» Il avait prononcé cela: «Mes compliments!» d'une -voix parfaitement calme, indifférente!... Comment! pas un sifflement, -pas une colère, pas un bondissement!... Mes compliments!... Comme -il aurait dit: «Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse?... «Et -son dos, courbé vers la table, demeurait immobile, sans un ressaut, -sans un frisson!... Sa plume ne lui était pas tombée des doigts; il -continuait d'écrire!... Ce que je lui apprenais là , il le savait depuis -longtemps.... Mais l'entendre de ma bouche!... J'étais stupéfait, -et—dois-je l'avouer?—froissé que cela ne l'indignât pas!... Lirat se -leva, et se frottant les mains:</p> - -<p>—Eh bien! quoi de nouveau? me dit-il.</p> - -<p>Je n'y pus tenir davantage. Je me précipitai vers lui, les larmes aux -yeux.</p> - -<p>—Écoutez-moi, criai-je en sanglotant.... Lirat, par grâce, écoutez-moi -... j'ai mal agi envers vous ... je le sais, et je vous en demande -pardon.... J'aurais dû tout vous dire.... Je n'ai pas osé.... Vous me -faites peur.... Et puis, vous vous souvenez de Juliette, ici ... de ce -que vous m'avez raconté d'elle ... vous vous souvenez ... c'est cela -qui m'en a empêché ... Comprenez-vous?</p> - -<p>—Mais, mon cher Mintié, interrompit Lirat ... je ne vous en veux pas -du tout.... Je ne suis ni votre père ni votre confesseur.... Vous -faites ce qui vous plaît, et cela ne me regarde en rien....</p> - -<p>Je m'exaltais:</p> - -<p>—Vous n'êtes pas mon père, c'est vrai ... mais vous êtes mon ami, mon -seul ami, et je vous devais plus de confiance.... Pardonnez-moi!... -Oui, je vis avec Juliette, et je l'aime, et elle m'aime!... Est-ce -donc un crime que de chercher un peu de bonheur?... Juliette n'est pas -la femme que vous pensez ... on l'a odieusement calomniée.... Elle est -bonne, honnête.... Oh! ne souriez pas ... oui, honnête!... Elle a des -naïvetés d'enfant qui vous attendriraient, Lirat.... Vous ne l'aimez -point, parce que vous ne la connaissez pas!... Si vous saviez toutes -les gentillesses, toutes les prévenances de brave femme qu'elle a pour -moi!... Juliette veut que je travaille.... Elle a la fierté de ce que -je pourrai créer de bon.... Tenez, c'est elle qui m'a forcé à venir -vous voir ... moi, j'avais honte, je n'osais pas.... C'est elle!... -Oui, Lirat; ayez un peu pitié d'elle.... Aimez-la un peu, je vous en -supplie!</p> - -<p>Lirat était devenu grave. Il mit sa main sur mon épaule, et me -regardant tristement:</p> - -<p>—Mon pauvre enfant! me dit-il d'une voix émue.... Pourquoi me -dites-vous tout cela?</p> - -<p>—Mais, parce que c'est la vérité, mon cher Lirat!... parce que je vous -aime et que je veux rester votre ami ... Prouvez-moi que vous êtes -toujours mon ami! ... Tenez, venez dîner ce soir, chez nous, comme -autrefois chez moi? Oh! je vous en prie, venez!</p> - -<p>—Non! fit-il.</p> - -<p>Et ce <i>non</i> était impitoyable, définitif, bref ainsi qu'un coup de -pistolet.</p> - -<p>Lirat ajouta:</p> - -<p>—Venez, vous, souvent!... Et quand vous aurez envie de pleurer ... -vous savez ... le divan est là .... Les larmes des pauvres diables, ça -le connaît....</p> - -<p>Lorsque la porte se referma, il me sembla que quelque chose d'énorme et -de lourd se refermait avec elle sur mon passé, que des murs plus hauts -que le ciel et plus profonds que la nuit me séparaient, pour toujours, -de ma vie honnête, de mes rêves d'artiste. Et j'éprouvai, dans tout -mon être, comme un déchirement.... Pendant une minute, je demeurai là , -hébété, les bras ballants, les yeux ouverts démesurément sur cette -porte fatidique, derrière laquelle une chose venait de finir, une chose -venait de mourir.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>VI</h3> - - -<p class="p2">Juliette ne tarda pas à s'ennuyer dans ce bel appartement où elle -s'était promis tant de calme, tant de bonheur. Ses armoires rangées, -ses petits bibelots mis en ordre, elle ne sut que faire et elle -s'étonna. La tapisserie l'agaça, la lecture ne lui procura aucune -distraction. Elle allait d'une pièce dans l'autre, sans savoir à quoi -occuper ses mains, son esprit, bâillant, s'étirant les bras. Elle -se réfugiait en son cabinet de toilette, où elle passait de longues -heures à s'habiller, à essayer des coiffures nouvelles devant sa -glace, à faire jouer les robinets de la baignoire, ce qui l'amusait un -instant; à épucer Spy, et à lui fabriquer des nÅ“uds compliqués avec -les vieilles brides de ses chapeaux. La direction de sa maison eût pu -emplir le vide de ses journées, mais je m'aperçus vite, avec chagrin, -que Juliette n'était pas la femme de ménage qu'elle se vantait d'être. -Elle ne prenait de soin, n'avait de goût, n'exerçait de surveillance -que pour sa lingerie de corps et pour son chien; le reste lui importait -peu, et les choses allaient comme elles voulaient, ou plutôt comme -voulaient les domestiques. Notre personnel renouvelé se composait d'une -cuisinière, vieille fille sale, avide, grincheuse, dont les talents -en cuisine ne s'étendaient pas au delà du tapioca, de la blanquette -de veau, de la salade; d'une femme de chambre, Célestine, effrontée, -vicieuse, qui n'avait d'estime que pour les gens qui dépensaient -beaucoup d'argent; enfin d'une femme de charge, la mère Sochard, -qui prisait sans cesse, se saoulait effroyablement, afin d'oublier -ses malheurs, disait-elle, son mari qui la battait et la grugeait, -sa fille qui avait mal tourné. Aussi le gaspillage était-il énorme, -notre table très mauvaise, le reste à l'avenant. Si, par hasard, -nous avions du monde, Juliette commandait chez Bignon des plats très -chers et très prétentieux. Je vis avec déplaisance des familiarités -inconvenantes, une sorte de liaison amicale s'établir entre Juliette -et Célestine. Quand elle habillait sa maîtresse, elle lui contait -des histoires dont celle-ci se réjouissait, dévoilait les intimités -malpropres des maisons où elle avait passé, donnait des conseils.... -Chez M<sup>me</sup>K... on faisait comme ci; chez M<sup>me</sup> V... -comme ça. Aussi, c'étaient des «chouettes places», on peut le dire. -Souvent, Juliette se rendait à la lingerie où Célestine cousait, et -elle restait là , des heures entières, assise sur une pile de draps, à -écouter les inépuisables «potins» de la bonne.... De temps en temps, -des discussions s'élevaient à propos d'un objet dérobé, d'un manquement -au service. Célestine s'emportait, lançait les plus grossières injures, -tapait les meubles, glapissait de sa voix esquintée:</p> - -<p>—Ah ben!... merci!... En v'là une sale baraque! Des grues pareilles, -ça se permet de vous accuser!... Hé, tu sais, ma petite, je me fiche de -toi, et puis de ton nigaud, là -bas ... qu'a l'air d'un melon!...</p> - -<p>Juliette la renvoyait, ne voulait pas même qu'elle fît ses huit jours.</p> - -<p>—Oui, oui!... tout de suite vos paquets, vilaine fille ... tout de -suite.</p> - -<p>Elle venait se blottir près de moi, tremblante et pâle.</p> - -<p>—Ah! mon chéri, l'indigne créature, la vilaine fille!... Moi qui étais -si gentille pour elle!</p> - -<p>Le soir, tout était raccommodé. Et, par-dessus les rires qui -recommençaient de plus belle, la voix de Célestine braillait.</p> - -<p>—Bien sûr que c'était une rude salope que M<sup>me</sup> la comtesse! -Ah! la salope.</p> - -<p>Un jour, Juliette me dit:</p> - -<p>—Ta petite femme n'a plus rien à se mettre.... Elle est nue comme un -ver, la pauvre!</p> - -<p>Alors, ce furent des courses nouvelles, chez la couturière, la modiste, -la lingère; et elle redevint gaie, vive, plus aimante. L'ombre d'ennui -qui avait assombri son visage, se dissipa.... Au milieu des étoffes, -des dentelles, parmi les plumes et les fanfreluches, elle se trouvait -vraiment dans son élément, s'épanouissait, resplendissait. Ses doigts -passionnés éprouvaient des jouissances physiques à courir sur les -satins, à toucher les crêpes, à caresser les velours, à se perdre dans -les flots laiteux des fines batistes. Le moindre bout de soie, à la -façon dont elle le chiffonnait, revêtait aussitôt un joli air de chose -vivante; des soutaches et des passementeries, elle savait tirer les -plus exquises musiques. Quoique je fusse très inquiet de toutes ces -fantaisies ruineuses, je ne pouvais rien refuser à Juliette, et je me -laissais aller au bonheur de la savoir si heureuse, au charme de la -voir si charmante, elle dont la beauté embellissait les objets inertes -autour d'elle, elle qui animait tout ce qu'elle touchait d'une vie de -grâce!</p> - -<p>Pendant plus d'un mois, tous les soirs, on apporta chez nous -des paquets, des cartons, des gaines étranges.... Et les robes -succédaient aux robes, les chapeaux aux manteaux. Les ombrelles, les -chemises brodées, les plus extravagantes lingeries s'entassaient, -s'amoncelaient, débordaient des tiroirs, des placards, des armoires.</p> - -<p>—Tu comprends, mon chéri, m'expliquait Juliette, surprenant dans mes -regards un étonnement; tu comprends ... je n'avais plus rien.... Ça, -c'est un fonds.... Je n'aurai maintenant qu'à l'entretenir.... Oh! ne -crains rien, va! Je suis très économe.... Ainsi, regarde ... j'ai fait -faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un -corsage décolleté, pour quand nous irons à l'Opéra!... Compte ce que -cela m'économise de costumes.... Un ... deux ... trois ... quatre ... -cinq ... cinq costumes, mon chéri!... Tu vois bien.</p> - -<p>Elle étrenna, au théâtre, une robe qui <i>fit sensation.</i> Tant que dura -cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes.... Je -sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur -Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, -de ces regards qui laissent tomber tant d'ordures autour de la femme -qu'on admire. J'aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et -jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière; et, le cÅ“ur mordu -par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s'effondrât -dans un cataclysme; qu'il broyât, en une chute formidable de son lustre -et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de -la pudeur de Juliette, qui m'emportaient chacun un peu de son amour. -Elle, triomphante, semblait dire: «Je vous aime bien, Messieurs, de me -trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens.»</p> - -<p>A peine rentrés chez nous, j'attirai Juliette contre moi, et longtemps, -longtemps, je la tins pressée sur mon cÅ“ur, répétant sans cesse: -«Tu m'aimes bien, ma Juliette?...» mais déjà le cÅ“ur de Juliette ne -m'entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des -larmes prêtes à rouler sur sa joue, elle se dégagea de mes bras, et, -un peu fâchée, me dit:</p> - -<p>—Comment! j'ai été la plus belle de toutes, de toutes!... et tu n'es -pas content?... Et tu pleures?... Ce n'est pas gentil!... Qu'est-ce -qu'il te faut, alors?</p> - -<p>Notre première fâcherie eut lieu à propos des amis de Juliette. -Gabrielle Bernier, Jesselin et quelques autres personnages amenés par -Malterre, jadis, rue de Saint-Pétersbourg, revenaient, sans que je -les en eusse priés, nous poursuivre, rue de Balzac.... Et cela ne me -convenait pas, j'entendais séparer ma maîtresse de tout son passé. Je -le déclarai nettement à Juliette, qui parut d'abord très étonnée.</p> - -<p>—Qu'as-tu contre M. Jesselin? me demanda-t-elle. Elle appelait les -autres par leur petit nom.... Mais elle disait <i>Monsieur</i> Jesselin avec -un grand respect.</p> - -<p>—Je n'ai rien contre lui, positivement, ma chérie.... Il me déplaît, -il m'agace ... il est absurde ... Voilà , je pense, de bonnes raisons -pour ne point désirer voir cet imbécile....</p> - -<p>Juliette fut fort scandalisée.... Que j'aie pu traiter d'imbécile un -homme de l'importance et de la réputation de M. Jesselin, cela ne lui -entrait pas dans la tête. Elle me regardait avec effroi, comme si je -venais de proférer un abominable blasphème.</p> - -<p>—Imbécile, M. Jesselin!... Lui, un homme si comme il faut, si -sérieux!... qui est allé dans les Indes!... Mais tu ne sais donc pas -qu'il est de la Société de Géographie?</p> - -<p>—Et Gabrielle Bernier?... Est-elle aussi de la Société de Géographie?</p> - -<p>Juliette ne s'emportait jamais. Seulement, quand elle se fâchait, ses -yeux devenaient subitement plus durs, le pli de son front se creusait -davantage, sa voix perdait un peu de sa douce sonorité. Elle répondit -simplement:</p> - -<p>—Gabrielle est mon amie.</p> - -<p>—C'est bien cela que je lui reproche!</p> - -<p>Il y eut un moment de silence. Juliette, assise dans un fauteuil, -tortillait les dentelles de sa robe de chambre, réfléchissait. Un -sourire ironique erra sur ses lèvres.</p> - -<p>—Alors, il faut que je ne voie personne?... C'est ce que tu veux, -n'est-ce pas?... Hé bien, ça va être amusant!... Nous ne sortons -jamais, déjà !... Nous vivons comme de vrais loups!...</p> - -<p>—Il n'est point question de cela, ma chérie.... J'ai des amis ... je -leur dirai de venir....</p> - -<p>—Oui, je les connais, tes amis ... je les vois d'ici!... des -littérateurs, des artistes!... des gens qu'on ne comprend pas quand ils -vous parlent ... et qui nous emprunteront de l'argent!... Merci!...</p> - -<p>Je fus blessé, et répondis vivement:</p> - -<p>—Mes amis sont d'honnêtes garçons, tu entends, et qui ont du -talent.... Tandis que ce crétin et cette sale fille!...</p> - -<p>—Assez, n'est-ce pas! commanda Juliette.... Tu veux? c'est bien! -Je leur fermerai ma porte.... Seulement, quand tu as exigé de vivre -avec moi, tu aurais bien dû me prévenir que tu voulais m'enterrer -vivante.... J'aurais vu ce que j'avais à faire....</p> - -<p>Elle se leva.... Je ne pensai point à lui dire que c'était elle, au -contraire, qui avait désiré cette existence à deux, comprenant que ce -serait aggraver la discussion inutilement. Je lui pris la main.</p> - -<p>—Juliette! suppliai-je.</p> - -<p>—Eh bien, quoi?</p> - -<p>—Tu es fâchée?</p> - -<p>—Moi? au contraire, je suis très contente....</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>—Allons, laisse moi ... finis ... tu me fais mal.</p> - -<p>Juliette me bouda toute la journée; lorsque je lui adressais la -parole, elle ne me répondait pas, ou se contentait d'articuler, -d'une voix brève, des monosyllabes irritants. J'étais malheureux et -colère; j'eusse voulu l'embrasser et la battre, la couvrir de baisers -et de coups de poings. Au dîner, elle conserva une dignité de femme -offensée, les lèvres pincées, du dédain plein les yeux. En vain, je -tentai de l'attendrir par des allures humbles, des regards repentants -et douloureux; son masque demeurait impitoyable, son front avait -toujours cette barre d'ombre qui m'inquiétait. Le soir, couchée, elle -prit un livre et me tourna le dos. Et sa nuque, sa nuque parfumée où -mes lèvres aimaient à se pâmer, sa nuque me paraissait plus obstinée -qu'un mur de pierre.... De sourdes impatiences s'agitaient en moi, et -je m'efforçais de les dompter. A mesure que la colère m'envahissait, -ma voix cherchait des intonations plus caressantes, se faisait plus -douce, plus suppliante.</p> - - -<p>—Juliette! ma Juliette!... Parle-moi, je t'en prie!... Parle-moi!... -Je t'ai fait de la peine, j'ai été trop dur?... c'est vrai.... Je me -repens, je te demande pardon.... Mais parle-moi.</p> - -<p>On eût dit que Juliette ne m'entendait pas. Elle coupait les feuillets -de son livre, et le sifflement du couteau sur le papier m'agaçait -horriblement.</p> - -<p>—Ma Juliette!... Comprends-moi.... C'est parce que je t'aime que je -t'ai dit cela.... C'est parce que je te veux si pure, si respectée!... -Et qu'il me semble que ces gens sont indignes de toi... Si je ne -t'aimais pas, que m'importerait?... Et puis, tu crois que je ne veux -pas que tu sortes!... Mais non.... Nous sortirons souvent, tous les -soirs.... Ah! ne sois pas ainsi!... J'ai eu tort!... Gronde-moi, -bats-moi.... Mais parle, parle donc!...</p> - -<p>Elle continuait de tourner les pages du livre.... Les mots -s'étranglaient dans ma gorge:</p> - -<p>—C'est mal, Juliette, ce que tu fais là ... Je t'assure que c'est -mal d'être comme tu es.... Puisque je me repens!... Ah! quel plaisir -éprouves-tu donc à me torturer de la sorte?... Puisque je me repens!... -Voyons, Juliette, puisque je me repens!...</p> - -<p>Aucun muscle de son corps ne tressaillait à mes prières. Sa nuque -surtout m'exaspérait. Entre des mèches de cheveux follets, j'y voyais -maintenant une tête de bête ironique, des yeux qui me raillaient, une -bouche qui me tirait la langue. Et j'eus la tentation d'y porter la -main, de la labourer avec mes doigts, d'en faire jaillir du sang.</p> - -<p>—Juliette! criai-je.</p> - -<p>Et mes doigts crispés, écartés, crochus comme des serres, s'avançaient, -malgré moi, prêts à s'abattre sur cette nuque, impatients de la -déchirer.</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>Juliette retourna légèrement la tête, me regarda avec mépris, sans -terreur.</p> - -<p>—Que veux-tu? me dit-elle.</p> - -<p>—Ce que je veux?... Ce que je veux?...</p> - -<p>J'allais proférer des menaces.... Je m'étais levé, à demi, hors des -draps, je gesticulais.... Et, tout à coup, ma colère tomba.... Je -me rapprochai de Juliette, me blottis contre elle, tout honteux, et -baisant cette belle nuque parfumée:</p> - -<p>—Ce que je veux, ma chérie, c'est que tu sois heureuse.... Que tu -reçoives tes amis.... C'était si bête ce que j'exigeais de toi!... -N'es-tu donc pas la meilleure des femmes.... Ne m'aimes-tu pas?... Ah! -je n'aurai plus d'autre volonté que la tienne, je te le promets!... -Et tu verras comme je serai gentil avec eux.... Tiens ... pourquoi -n'inviterais-tu pas Gabrielle à dîner?... Et Jesselin aussi?...</p> - -<p>—Non! non!... Tu dis cela maintenant, et demain tu me le -reprocherais.... Non, non!... Je ne veux pas t'imposer des gens que tu -détestes.... Des sales filles, et des crétins!...</p> - -<p>—Je ne sais où j'avais la tête.... Je ne les déteste pas ... au -contraire, ils me plaisent beaucoup.... Invite-les, tous les deux.... -Et j'irai prendre une loge au Vaudeville.</p> - -<p>—Non!</p> - -<p>—Je t'en conjure I</p> - -<p>Sa voix se radoucit. Elle ferma le livre.</p> - -<p>—Eh bien! nous verrons demain.</p> - -<p>Sincèrement, à cette minute, j'aimais Gabrielle, Jesselin, -Célestine.... Je crois même que j'aimais Malterre.</p> - -<p>Je ne travaillais plus. Non que l'amour du travail m'eût abandonné, -mais je n'avais plus la faculté créatrice. Tous les jours je -m'asseyais, à mon bureau, devant du papier blanc, cherchant des idées, -n'en trouvant pas, et retombant fatalement dans les inquiétudes du -présent, qui était Juliette, dans les effrois de l'avenir qui était -Juliette encore!... De même qu'un ivrogne presse la bouteille tarie -pour en exprimer une dernière goutte de liqueur, de même je pressais -mon cerveau dans l'espoir d'en faire gicler des gouttes d'idées!... -Hélas! mon cerveau était vide!... Il était vide, et il me pesait sur -les épaules, autant qu'une boule énorme de plomb!... Mon intelligence -avait toujours été lente à s'ébranler; il lui fallait l'excitation, le -cinglement du coup de fouet. En raison de ma sensibilité mal réglée, de -ma passivité, je subissais facilement des influences intellectuelles -et morales, bonnes ou mauvaises. Aussi l'amitié de Lirat m'était-elle -très utile, autrefois. Mes idées se dégelaient à la chaleur de son -esprit; sa conversation m'ouvrait des horizons nouveaux, insoupçonnés; -ce qui grouillait en moi de confus, se dégageait, prenait une forme -moins indécise que je m'efforçais de transcrire: il m'habituait à voir, -à comprendre, me faisait descendre avec lui dans le mystère de la vie -profonde.... Maintenant, jour par jour, et, pour ainsi dire, heure par -heure, se rétrécissaient, se refermaient les horizons de lumière où -j'avais tendu, et la nuit venait, une nuit épaisse, qui non seulement -était visible, mais qui était tangible aussi, car je la touchais -réellement, cette nuit monstrueuse; je sentais ses ténèbres se coller à -mes cheveux, s'agglutiner à mes doigts, s'enrouler autour de mon corps, -en anneaux visqueux....</p> - -<p>Mon cabinet donnait sur une cour, ou plutôt sur un petit jardin que -décoraient deux grands platanes, et que limitait un mur, tapissé d'un -treillage et couronné de lierre. Par delà ce mur, au fond d'un autre -jardin, une façade de maison montait grise et très haute, dardant sur -moi cinq rangées de fenêtres; au troisième étage, contre la croisée -qui l'encadrait comme un vieux tableau, un vieux homme était assis. -Il avait une calotte de velours noir, une robe de chambre à carreaux, -et jamais il ne bougeait. Tassé sur lui-même, la tête inclinée sur -la poitrine, il semblait dormir. De son visage, je ne voyais que des -angles de chair jaune et ridée, des trous d'ombre et des mèches de -barbe sale, pareilles aux végétations bizarres qui poussent sur les -troncs des arbres morts. Parfois, un profil de femme se penchait sur -lui, sinistrement; et ce profil avait l'air d'une chouette posée sur -l'épaule du vieillard; je distinguais son bec recourbé et ses yeux -ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le -jardin, la croisée s'ouvrait, et j'entendais une voix aigre, pointue, -colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme -se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d'oscillation, -puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa -robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je -restais des heures à regarder le malheureux, et j'imaginais des drames -terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, -broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je -me le représentais beau, jeune et fort.... C'était peut-être jadis un -artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon.... Et il -marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait -vers la gloire ou vers le bonheur.... Un jour, il avait rencontré cette -femme, chez un ami; et cette femme, elle aussi, avait une voilette -parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un -air d'angélique douceur.... Et tout de suite, il l'avait aimée.... Je -le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses -lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu'à l'effondrement -dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique....</p> - -<p>Et ce que j'imaginais de lui, c'était ma vie à moi: c'étaient mes -propres sensations, mes terreurs de l'avenir, mes angoisses.... Peu -à peu, l'hallucination prenait un caractère seulement physique, et -c'était moi, que je voyais, sous cette calotte de velours, dans cette -robe de chambre, avec ce corps délabré, cette barbe sale, et Juliette -qui se posait sur mon épaule, comme un hibou....</p> - -<p>Juliette!... Elle rôdait dans le cabinet, le corps lassé, la figure -toute barbouillée d'ennui, laissant échapper des bâillements et des -soupirs. Elle ne savait qu'inventer pour se distraire. Le plus souvent, -près de moi, elle installait une table de jeu et s'absorbait dans les -combinaisons d'une patience compliquée; ou bien elle s'allongeait sur -le divan, étalait sur elle une serviette, sur la serviette de menus -instruments d'écaille, de microscopiques pots d'onguent, et brossait -ses ongles avec acharnement, les limait, les obligeait à être plus -brillants que de l'agate. Toutes les cinq minutes, elle les examinait, -cherchant son image reflétée, comme en un miroir, sur les surfaces -polies.</p> - -<p>—Regarde, mon chéri!... sont beaux, pas? Et toi aussi, Spy, regarde -les jolis <i>nonongles</i> à ta maîtresse.</p> - -<p>Ce frottement léger de la brosse de peau, cet imperceptible craquement -du divan, les réflexions de Juliette, ses conversations avec Spy, -suffisaient à mettre en déroute le peu d'idées que je tentais de -rassembler. Ma pensée revenait aussitôt aux préoccupations ordinaires, -et je rêvais des rêves pénibles, je vivais des vies douloureuses ... -Juliette!... L'aimais-je?... Bien des fois cette question se dressait -devant moi, grosse d'un doute affreux? N'avais-je point été dupe d'un -étonnement des sens?... Ce que j'avais pris pour de l'amour, n'était-ce -point l'éphémère et fugitive révélation d'un plaisir non encore -goûté?... Juliette!... Certes, je l'aimais.... Mais cette Juliette que -j'aimais, n'était-ce point celle que j'avais créée, qui était née de -mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j'avais donné une -âme, une flamme de divinité, celle que j'avais pétrie impossiblement, -avec la chair idéale des anges?... Et encore ne l'aimais-je point -comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la -réalisation visible et palpable d'un rêve d'artiste!... Mais l'autre -Juliette!... celle qui était là ?... Ce joli animal inconscient, -ce bibelot, ce bout d'étoffe, ce rien?... Je la considérais avec -attention, tandis qu'elle lissait ses ongles!... Oh! j'aurais voulu -déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cÅ“ur et en mesurer -le néant! Et je me disais: «Quelle existence sera la mienne avec cette -femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que -dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré -son apparence chaste, va au vice instinctivement; qui, du soir au -lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable -Malterre; qui me quittera demain, peut-être; cette femme qui est la -négation vivante de mes aspirations, de mes admirations; qui jamais, -jamais, n'entrera dans ma vie intellectuelle; cette femme enfin qui, -déjà , pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cÅ“ur comme un -remords, sur tout <i>moi</i> comme un crime?...» J'avais des envies de fuir, -de dire à Juliette: «Je sors, mais je serai revenu dans une heure,» -et de ne pas rentrer dans cette maison où les plafonds m'étaient plus -écrasants que des couvercles de cercueil, où l'air m'étouffait, où les -choses elles-mêmes semblaient me dire: «Va-t'en.» Eh bien, non!... Je -l'aimais! Et c'était cette Juliette que j'aimais, non l'autre, qui -était allée où vont les chimères!... Je l'aimais de tout ce qui faisait -ma souffrance, je l'aimais de son inconscience, de ses futilités, de -ce que je soupçonnais en elle de perverti; je l'aimais de ce torturant -amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu.... -Avez-vous rencontré, par un jour glacé d'hiver, avez-vous rencontré, -accroupi dans l'angle d'une porte, un pauvre être dont les lèvres -sont gercées, dont les dents claquent, dont la peau tremble, sous les -guenilles déchirées?... Et si vous l'avez rencontré, n'avez-vous pas -été envahi par une pitié poignante, et n'avez-vous pas eu la pensée de -le prendre, de le réchauffer contre vous, de lui donner à manger, de -couvrir ses membres frissonnants de vêtements chauds? J'aimais Juliette -ainsi; je l'aimais d'une pitié immense ... ah! ne riez pas!... d'une -pitié maternelle, d'une pitié infinie!...</p> - -<p>—Est-ce que nous n'allons pas sortir, mon chéri?... Ce serait si -gentil de faire un tour de Bois.</p> - -<p>Et jetant les yeux sur le papier blanc, où je n'avais pas écrit une -ligne:</p> - -<p>—C'est tout ça?... Vrai!... tu ne t'es pas foulé la rate.... Et moi -qui suis restée pour te faire travailler!... Oh! d'abord, je sais que -tu n'arriveras jamais à rien.... Tu es bien trop mou!...</p> - -<p>Bientôt, tous les jours et tous les soirs nous sortîmes. Je ne -résistais pas, presque heureux d'échapper aux mortels dégoûts, aux -réflexions désespérées que me suggérait notre appartement, à la vision -symbolique du vieil homme, à moi-même.... Ah! surtout à moi-même. Dans -la foule, dans le bruit, dans cette hâte fiévreuse de l'existence de -plaisir, j'espérais trouver un oubli, un engourdissement, dompter les -révoltes de mon esprit, faire taire le passé dont j'entendais, au -fond de mon être, la voix gémir et pleurer. Et, puisque j'étais dans -l'impossibilité d'élever Juliette jusqu'à moi, j'allais m'abaisser -jusqu'à elle. Les hauteurs sereines où trône le soleil, que j'avais -gravies lentement, au prix de quels efforts! je les redescendrais -d'un coup, d'une chute instantanée, irrémédiable, dussé-je, en bas, -me fracasser la tête contre les pierres, ou disparaître dans la boue -profonde. Il n'était plus question de m'enfuir. Si, par hasard, cette -idée venait encore traverser les brumes de mon cerveau, si, dans -l'égarement de ma volonté j'apercevais, toujours plus lointaine, une -route de salut, où le devoir semblait m'appeler, pour me soustraire à -l'idée, pour ne pas m'élancer sur cette route, je m'accrochais à de -faux semblants d'honneur.... Pouvais-je quitter Juliette! moi qui avais -exigé qu'elle quittât Malterre? Moi parti, que deviendrait-elle?... -Mais non! mais non! je mentais.... Je ne voulais pas la quitter, -parce que je l'aimais, parce que j'avais pitié d'elle, parce que.... -N'était-ce point moi que j'aimais, de moi que j'avais pitié?... Ah! je -ne sais plus! je ne sais plus!... Aussi ne croyez point que l'abîme où -j'ai roulé m'ait surpris brusquement.... Ne le croyez pas! Je l'ai vu -de loin, j'ai vu son trou noir et béant horriblement, et j'ai couru à -lui.... Je me suis penché sur les bords pour respirer l'odeur infecte -de sa fange, je me suis dit: «C'est là que tombent, que s'engouffrent -les destinées perverties, les vies perdues; on n'en remonte jamais, -jamais!» Et je m'y suis précipité....</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Malgré les menaces du ciel chargé de nuages, la terrasse du café -est grouillante de monde. Pas une table qui ne soit occupée; les -cafés concerts, les cirques, les théâtres, ont vomi là «le gratin» -de leur public. Partout des toilettes claires et des habits noirs; -des demoiselles empanachées comme des chevaux de cortège, ennuyées, -malsaines et blafardes; des gommeux ahuris, dont la tête se penche -sur la boutonnière défleurie et qui mordillent le bout de leurs -cannes, avec des gestes grimaçants de macaque. Quelques-uns, les -jambes croisées, pour montrer leurs chaussettes de soie noire, brodées -de fleurettes rouges, le chapeau renvoyé légèrement en arrière, -sifflotent un air à la mode,—le refrain que, tout à l'heure, ils -ont chanté aux Ambassadeurs, en s'accompagnant avec des assiettes, -des verres et des carafes.... La dernière lumière s'est éteinte à -la façade de l'Opéra. Mais tout autour, les fenêtres des cercles et -des tripots flamboient, rouges, pareilles à des bouches d'enfer. -Sur la place, acculées au bord du trottoir, des voitures de remise -s'alignent, lamentables et rapiécées, sur une triple file. Les cochers -dormaillent, couchés sur leurs sièges; d'autres, réunis en groupe, -comiques sous des livrées de hasard, causent en mâchonnant des bouts de -cigare et se racontent, avec de gros rires, les gaillardes histoires -de leurs clientes. On entend sans cesse la voix criarde des vendeurs -de journaux, qui passent et repassent, jetant, au milieu d'un boniment -croustillant, le nom d'une femme connue, la nouvelle d'un scandale, -tandis que des gamins crapuleux et sournois, glissant comme des -chats entre les tables, offrent des photographies obscènes, qu'ils -découvrent à demi, pour fouetter les désirs qui s'endorment, rallumer -les curiosités qui s'éteignent. Et des petites filles, dont le vice -précoce a déjà flétri les maigres visages d'enfant, viennent présenter -des bouquets en souriant, d'un sourire équivoque, en mettant dans leurs -Å“illades la savante et hideuse impureté des vieilles prostituées. A -l'intérieur du café, toutes les tables sont prises.... Pas une place -vide.... On boit du bout des lèvres un verre de champagne, on grignote -une sandwich du bout des dents. Toutes les minutes, des curieux -entrent, avant de monter au club ou d'aller se coucher, par habitude, -ou par «chic» et pour voir aussi s'il n'y a pas «quelque chose à -faire». Lentement, et se dandinant, ils font le tour des groupes, -s'arrêtent pour causer avec des amis, envoient un rapide bonjour de la -main, de-ci, de-là , se regardent dans les glaces, remettent en ordre -la cravate blanche qui déborde le pardessus clair; puis s'en vont, -l'esprit orné d'une nouvelle expression d'argot demi-mondain, plus -riches d'un potin cueilli au passage et dont leur désÅ“uvrement vivra -pendant tout un jour. Les femmes, accoudées devant un soda-water, leur -tête veule—que vergettent de petites hachures roses—appuyée sur la -main long gantée, prennent des airs languissants, des mines souffrantes -et rêveuses de poitrinaires. Elles échangent avec les tables voisines -des clignements d'yeux maçonniques et d'imperceptibles sourires, -tandis que le monsieur qui les accompagne, silencieux et béat, frappe, -à petits coups de canne, la pointe de ses souliers. La réunion -est brillante, tout enjolivée de fanfreluches et de dentelles, de -passequilles et de pompons, de plumes teintées et de fleurs épanouies, -de boucles blondes, de tresses brunes, et de lueurs de diamants. -Et tous sont à leur poste de combat, les jeunes et les vieux, les -débutants au visage imberbe, les chevronnés aux cheveux blanchis, les -dupes naïves et les hardis écumeurs: irrégularités sociales, situations -fausses, vices déréglés, basses cupidités, marchandages infâmes, -toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent -et s'engraissent à la chaleur du fumier parisien.</p> - -<p>C'est dans cette atmosphère, chargée d'ennuis, d'inquiétude et de -parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la -journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses; la -nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où -ce monde spécial s'étale, on était certain de nous voir apparaître; -nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont -on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l'envie, -l'émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre -appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. -Quand Juliette s'habillait, elle devenait dure, presque féroce. Le pli -de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait -par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de -destruction. Autour d'elle, le cabinet était au pillage: les tiroirs -ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs -étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, -des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des -serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues -aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, -effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s'agenouillait -aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait -des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flasques, faites -pour tripoter de sales choses, se plaquaient sur le corps de Juliette -avec amour. Elle était heureuse, ne répondait plus aux observations -vives, aux reproches blessants, et ses yeux, allumés d'une flamme -de vice canaille, s'attachaient sur moi, obstinément ironiques. Ce -n'est qu'en public, à l'éclat des lumières, sous le feu croisé des -regards d'homme, que Juliette retrouvait son sourire, et l'expression -de joie un peu étonnée et candide qu'elle conservait jusque dans ces -milieux répugnants de la débauche. Et nous venions, en ce cabaret, -avec Gabrielle, avec Jesselin, avec des gens rencontrés on ne sait où, -présentés on ne sait par qui, des imbéciles, des escrocs, des princes, -toute une <i>chiennerie</i> internationale et boulevardière que nous -traînions à nos trousses. On disait, généralement: «La bande Mintié.»</p> - -<p>—Que faites-vous ce soir?</p> - -<p>—Je vais avec la bande Mintié.</p> - -<p>Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l'endroit; -il n'ignorait rien des dessous de la vie galante; il en parlait, -d'ailleurs, avec une sorte d'admiration, en dépit de tous les détails -honteux ou tragiques qu'il nous révélait.</p> - -<p>«Cet homme très entouré et qu'on écoute respectueusement?... Il avait -été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se -fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier -de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. -Aujourd'hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des -parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, -des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de -l'argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l'embarras et dont -il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à -ses heures, avec esclandre; achetant des tableaux très cher, il passait -pour un homme honorable et un protecteur des arts Dans les journaux, on -citait son nom, dévotieusement.</p> - -<p>«Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est -éternellement fendu d'un rire d'idiot?... Un enfant!... Dix-huit ans, à -peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au -Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu'il conduit au lac, le mardi, -dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l'éducation de ce fils, -voulant qu'il menât de front les saintes croyances et les galantes -aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille -folle de mère. «Un vrai type!» résumait Jesselin.</p> - -<p>«Un duc, celui-là , un duc porteur d'un grand nom de France!... Ah! -le joli duc! Le roi des pique-assiettes! Il entre timidement, comme -un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, -s'installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n'a -peut-être pas dîné, le duc; il est sans doute revenu bredouille de ses -quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, -en quête d'un ami et d'un menu. Très bien avec les petites dames et -les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les -bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va: «Ah! quelle femme -charmante!... Ah! quelle admirable bête!» Il reçoit, en échange de ces -services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.</p> - -<p>«Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la -pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci -fut brillant, autrefois; il garde encore, malgré l'embonpoint qui -est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et -un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés -bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a -cinquante ans, les majors dans les tables d'hôte. Sa politesse et son -éducation lui sont un capital qu'il exploite en perfection. Il sait -tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, -car nul, mieux que lui, ne s'entend à mettre ses malheurs conjugaux en -coupe réglée.</p> - -<p>«Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, -cet Å“il éteint?... On ne savait pas!... Longtemps des bruits sinistres -avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang.... D'abord, -on eut peur et on s'éloigna.... Un vieux souvenir, après tout!... -D'ailleurs, il dépensait beaucoup d'argent.... Qu'importe quelques -gouttes rouges qui roulent sur des piles d'or!... Les femmes en étaient -folles....</p> - -<p>«Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée? ... -Un jour, n'ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, -il eut l'ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec -fracas une vieille maîtresse qu'il avait, et s'en revint à la maison -paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l'adorait. Elle -était riche. Il l'épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait -la dot et retrouvait la vieille maîtresse. «Elle est bonne! ajoutait -Jesselin, non là vrai!... Elle est très bonne!»</p> - -<p>«Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des -Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le -diable sait d'où, qu'un scandale apporte et que remporte un autre -scandale, et les vivants hors la loi et l'estime bourgeoise, qui -s'adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s'incline! -Tous ils grouillaient là , superbes, impunis et tarés!»</p> - -<p>Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et -par ce sang, flattée des hommages ignobles qu'elle sentait lui arriver -des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa -tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et -abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m'étais damné!...</p> - -<p>Voilà que les figures pâlissent, les traits s'étirent ... la fatigue -gonfle et rougit les paupières.... Un à un, ils quittent le cabaret, -las et inquiets.... Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les -attend chez eux; quelle ruine les guette; au fond de quel gouffre -de misère et d'infamie ils sombreront, les pauvres diables?... -Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande.... -Ne sera-ce pas leur tour, demain?... Demain!... Ne sera-ce pas mon -tour aussi? Ah! demain!... toujours la menace de demain!... Et nous -rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.</p> - -<p>Le boulevard était désert. Un grand silence s'appesantissait sur la -ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux -de bêtes géantes, tapies dans la nuit.</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la -ruine proche. J'avais payé des sommes considérables, les dettes -s'accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies -de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes: l'or -coulait de ses doigts, comme l'eau d'une fontaine, en un ruissellement -continu. «Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, -pensais-je, voulant me tromper moi-même: je devrais l'avertir, -peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs.» La vérité -est que j'écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je -redoutais les conséquences probables d'une pareille révélation, plus -que n'importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de -lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son -air de douceur, sous ses naïvetés d'enfant gâtée, sous la passion -robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible -d'être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui -n'eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral.... Je -m'apercevais qu'elle m'aimait moins que le dernier de ses chiffons, -qu'elle m'eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une -paire de gants.... Entraînée dans cette existence, elle ne s'arrêterait -point.... Et alors?... Alors un grand froid me secouait de la tête -aux pieds.... Qu'elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne -voulais pas!... Le moment le plus pénible pour moi, c'était le matin, -au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma -tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec -d'épouvantables tortures.... Et plus elle me paraissait compromise, -plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J'avais beau me -dire que l'argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, -malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l'agonie -de mes espérances, me serait retiré; je m'entêtais, je m'acharnais -en d'impossibles combinaisons.... Je me voyais abattant des besognes -formidables en huit jours.... Je rêvais de trouver des millions dans -des fiacres.... Des héritages prodigieux me tombaient du ciel.... Le -vol me hantait.... Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps -dans mon cerveau détraqué.... Je donnais à Juliette des palais, des -châteaux; je l'écrasais sous le poids des diamants et des perles; -l'or, autour d'elle, coulait, flambait; et, par-dessus la terre, je la -hissais sur des pourpres vertigineuses.... Puis, la réalité revenait -brusquement.... Je m'enfonçais davantage dans le lit.... Je cherchais -des néants au fond desquels j'aurais disparu ... je m'efforçais de -dormir.... Et, tout d'un coup, haletant, la sueur au front, les yeux -hagards, je me collais à Juliette, l'étreignais de toutes mes forces, -sanglotant.</p> - -<p>—Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette!... dis, dis que tu ne me -quitteras jamais.... Parce que, vois-tu, j'en mourrais ... j'en -deviendrais fou ... je me tuerais!... Juliette, je te jure que je me -tuerais!</p> - -<p>—Mais, qu'est-ce qui te prend?... Pourquoi trembles-tu? Non, mon -chéri, je ne te quitterai pas.... Ne sommes-nous pas heureux ainsi?... -Et puis, je t'aime tant!... quand tu es bien gentil, comme maintenant!</p> - -<p>—Oui, oui, je me tuerais!... je me tuerais!...</p> - -<p>—Es-tu drôle, mon chéri!... Pourquoi me dis-tu cela?...</p> - -<p>—Parce que....</p> - -<p>J'allais tout lui révéler.... Je n'osai pas. Et je repris:</p> - -<p>—Parce que je t'aime!... parce que je ne veux pas que tu me quittes -... parce que je ne veux pas!...</p> - -<p>Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence.... Juliette -avait vu, à la vitrine d'un bijoutier de la rue de la Paix, un collier -de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions -dans le quartier:</p> - -<p>—Viens voir le beau bijou, me dit-elle.</p> - -<p>Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla -le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l'écrin, son -triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la -peau.</p> - -<p>—Pas, qu'il est beau?... Et pas cher du tout! J'ai demandé le prix ... -cinquante mille francs.... C'est une occasion unique.</p> - -<p>Je cherchai à l'entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon -bras, elle me retint. Et elle soupira:</p> - -<p>—Ah! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme!</p> - -<p>Elle ajouta, avec un air de désolation profonde:</p> - -<p>—C'est vrai, aussi!... Toutes les femmes ont des tas de bijoux.... -Moi, je n'ai rien.... Si tu étais bien gentil, bien gentil!... tu le -donnerais à ta pauvre petite Juliette... Voilà !</p> - -<p>Je balbutiai:</p> - -<p>—Certainement, je veux bien ... mais plus tard ... dans huit jours!...</p> - -<p>Le visage de Juliette s'assombrit.</p> - -<p>—Pourquoi dans huit jours?... Oh! je t'en prie, tout de suite, tout de -suite!</p> - -<p>—C'est que vois-tu, maintenant, je suis gêné ... très gêné....</p> - -<p>—Comment? déjà ?... Tu n'as plus le sou?... Ah bien, vrai!... Où ça -passe-t-il donc, tout ton argent?... Tu n'as plus le sou?</p> - -<p>—Mais si.... Mais si! seulement je suis gêné, momentanément.</p> - -<p>—Eh bien, alors? qu'est-ce que ça fait?... J'ai demandé aussi pour -le paiement.... On se contenterait de billets.... Cinq billets de dix -mille francs.... Ce n'est pas une affaire d'État!</p> - -<p>—Sans doute.... Plus tard! je te promets.... Viens!</p> - -<p>—Ah! fit Juliette simplement.</p> - -<p>Je la regardai, le pli de son front me terrifia; je vis passer en -ses yeux une flamme sombre.... Et, dans l'espace d'une seconde, tout -un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, -m'envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un -implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je -me posai cette double question: «Juliette et le déshonneur; Juliette et -la prison?» Je n'hésitai pas.</p> - -<p>—Entrons, dis-je.</p> - -<p>Elle emporta le collier.</p> - -<p>Le soir, parée de ses perles, elle s'assit sur mes genoux, radieuse, -et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer -de sa douce voix.</p> - -<p>—Ah! mon pauvre chéri, disait-elle.... Je n'ai pas toujours -été sage!... Oui, je me rends compte ... je suis un peu folle -quelquefois.... Mais c'est fini maintenant!... Je veux être une femme -bonne, sérieuse.... Et puis, tu travailleras bien ... tu feras un beau -roman, une belle pièce de théâtre.... Et puis nous serons riches, très -riches.... Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau -collier!... Parce que les bijoux, c'est pas comme les robes; c'est de -l'argent, les bijoux.... Embrasse-moi fort....</p> - -<p>Ah! comme elle s'envola vite, cette nuit-là ? Comme les heures -s'enfuirent, effarées sans doute d'entendre hurler l'amour avec la voix -maudite des damnés.</p> - -<p>Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, -souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c'est à -peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l'argent nécessaire -à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances -à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits -cultivateurs dans l'embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, -contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout -de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de -tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j'achetais -des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque -dans les brocantes les plus véreuses.... Des projets de chantage -inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles -demandes d'argent. Enfin, une fois, j'allai chez Lirat. Il me fallait -cinq cents francs pour le soir, et j'allai chez Lirat, délibérément, -effrontément! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de -souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j'eus une sorte de pudeur -tardive.... Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d'heure, sans -parvenir à lui expliquer ce que j'attendais de son amitié.... De son -amitié!... Et je me disposais à partir.</p> - -<p>—Eh bien, au revoir, Lirat.</p> - -<p>—Au revoir, mon ami.</p> - -<p>—Ah! j'oubliais.... Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs? -Je comptais sur mes fermages.... Ils sont en retard.</p> - -<p>Et rapidement, j'ajoutai:</p> - -<p>—Je vous les rendrai demain ... demain matin.</p> - -<p>Lirat fixa un instant ses yeux sur moi.... Je revois encore ce -regard.... En vérité, il était douloureux.</p> - -<p>—Cinq cents francs!... me dit-il.... Où diable voulez-vous que je les -prenne?... Est-ce que j'ai jamais eu cinq cents francs?</p> - -<p>J'insistai, répétant:</p> - -<p>—Je vous les rendrai demain ... demain matin.</p> - -<p>—Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié!... Il me reste deux cents -francs.... Si cela peut vous être utile?</p> - -<p>Je pensai que ces deux cents francs qu'il m'offrait, c'était le pain de -tout un mois. Je répondis, le cÅ“ur déchiré:</p> - -<p>—Eh bien, oui!... Tout de même!... Je vous les rendrai demain ... -demain matin.</p> - -<p>—C'est bon, c'est bon!...</p> - -<p>J'aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander -pardon, lui crier: «Non, non, je ne veux pas de cet argent!» Et, comme -un voleur, je l'emportai.</p> - -<p>Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, -couverts d'hypothèques, furent vendus!... Ah! le triste voyage que -je fis à cette occasion!... Il y avait bien longtemps que je n'étais -retourné à Saint-Michel! Et cependant, aux heures de dégoût et de -lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit -pays tranquille m'était une douceur, un apaisement. Les souffles purs -qui me venaient de là -bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, -calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie -l'air empesté des villes, et je m'étais promis souvent, quand je serais -fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là , dans -la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel!... -Jamais il ne m'avait été cher autant que depuis que je l'avais quitté; -il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n'avais -pas su jouir encore, et que je découvrais subitement.... J'aimais à en -rappeler les souvenirs, j'aimais surtout à évoquer la forêt, la belle -forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m'étais perdu.... -Délicieusement, humant l'arôme des puissantes sèves, l'oreille charmée -par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, -ainsi que des harpes et des violoncelles, je m'enfonçais dans les -grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées -droites qui, très loin, là -bas, finissaient brusquement et s'ouvraient -comme une baie d'église, sur la clarté d'un pan de ciel ogival et -radieux.... Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendrent -vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver; les -jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux; -ils me disaient: «Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc -est lisse et vigoureux, comme l'air est bon où nous étendons nos fines -ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos -racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants.» Les mousses et les -bruyères m'appelaient: «Nous t'avons fait un bon lit, petit, un bon lit -parfumé, et tel qu'il n'y en a pas dans les maisons avares et dorées -des grandes villes.... Allonge-toi, et roule-toi; si tu as trop chaud, -la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails; si tu as trop -froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un -rayon de soleil qui te réjouira.» Hélas! depuis que j'aimais Juliette, -peu à peu ces voix s'étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, -comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes -blanches, dans l'azur détruit de mes songes!... Le passé s'éloignait de -moi, honteux de moi!...</p> - -<p>Le train filait; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus -mélancoliques encore à regarder qu'aux jours poignants de la -guerre.... Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs -haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes -peupliers à la cîme penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, -dans la campagne, à d'étranges processions de pénitents bleus, mes -fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés -et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des -verdures robustes; ma forêt là -bas, noire dans le soleil couchant.... -Il faisait nuit quand j'arrivai à Saint-Michel. J'aimais mieux cela. -Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces -braves gens qui m'avaient vu enfant, cela m'eût été pénible.... Il me -semblait qu'il y avait sur moi tant de hontes, qu'ils se seraient -détournés avec horreur, comme d'un chien galeux.... Je hâtai le pas, -relevant le collet de mon pardessus.... L'épicière, qu'on appelait -M<sup>me</sup> Henriette, et qui, jadis, me bourrait de gâteaux, était -devant sa boutique, à causer avec des voisines. Je tremblai qu'elles -ne parlassent de moi, je quittai le trottoir et pris la chaussée.... -Heureusement qu'une charrette passa, dont le bruit couvrit les paroles -de ces femmes.... Le presbytère ... la maison des sÅ“urs ... l'église -... le Prieuré!... A cette heure, le Prieuré n'était rien qu'une masse -noire, énorme, dans le ciel.... Et pourtant, le cÅ“ur me manqua.... Je -dus m'appuyer contre un des piliers de la grille, reprendre haleine.... -A quelques pas de moi, la forêt grondait, sa grosse voix s'enflait, -colère, et pareille à la voix déchaînée des brisants....</p> - -<p>Marie et Félix m'attendaient.... Marie, plus vieille, plus ridée; -Félix, plus courbé, dodelinant de la tête davantage....</p> - -<p>—Ah! monsieur Jean! monsieur Jean!</p> - -<p>Et, tout de suite, Marie, s'emparant de ma valise:</p> - -<p>—Vous devez avoir joliment faim, monsieur Jean!... Je vous ai fait une -soupe, comme vous l'aimiez, et puis j'ai mis un bon poulet à la broche.</p> - -<p>—Merci! dis-je.... Je ne dînerai pas.</p> - -<p>J'aurais voulu les embrasser tous les deux, leur ouvrir mes bras, -pleurer sur leurs vieilles faces parcheminées.... Eh bien, ma voix -était dure, cassante. J'avais prononcé: «Je ne dînerai pas», sur un ton -de menace. Ils m'examinaient, un peu effarés, ne cessaient de répéter:</p> - -<p>—Ah! monsieur Jean!... Comme il y a longtemps!... Ah! monsieur -Jean!... Comme vous êtes beau garçon!...</p> - -<p>Alors Marie, pensant qu'elle m'intéresserait, commença de me débiter -les nouvelles du pays.</p> - -<p>—Ce pauvre monsieur le curé est mort, vous avez su cela!... Le nouveau -ne prend point ici; c'est trop jeune, ça veut faire du zèle.... -Baptiste a été tué par un arbre....</p> - -<p>Je l'interrompis:</p> - -<p>—Bien, bien, Marie.... Vous me conterez tout cela demain....</p> - -<p>Elle me conduisit à ma chambre, et me demanda:</p> - -<p>—Faudra-t-il vous porter votre bol de lait, monsieur Jean?</p> - -<p>—Comme vous voudrez!</p> - -<p>Et, la porte refermée, je m'abattis dans un fauteuil, et longtemps, -longtemps, je sanglotai.</p> - -<p>Le lendemain je me levai dès l'aube.... Le Prieuré n'avait pas changé; -il y avait seulement un peu plus d'herbes dans les allées, de mousse -sur le perron, et quelques arbres étaient morts. Je revis la grille, -les pelouses teigneuses, les sorbiers chétifs, les marronniers -vénérables; je revis le bassin où baignaient les arums, où le petit -chat avait été tué, le rideau de sapins qui cachait les communs, -l'étude abandonnée; je revis le parc, ses arbres tordus et ses bancs -de pierre pareils à de vieilles tombes.... Dans le potager, Félix -binait une plate-bande.... Ah! comme il était cassé, le pauvre homme!</p> - -<p>Il me montra une épine blanche, et me dit:</p> - -<p>—C'est là que vous veniez avec défunt vot' pauv' père, pour guetter le -merle.... Vous rappelez-vous ben, monsieur Jean?</p> - -<p>—Oui, oui, Félix.</p> - -<p>—Et pis la grive, itou, dame!</p> - -<p>—Oui, oui, Félix ...</p> - -<p>Je m'éloignai. Je ne pouvais supporter la vue de ce vieillard, qui -pensait mourir au Prieuré, et que j'allais chasser, et qui s'en irait -où?... Il nous avait servis avec fidélité, il était presque de la -famille, pauvre, incapable de gagner sa vie désormais.... Et j'allais -le chasser!... Ah! comment ai-je fait cela?</p> - -<p>Au déjeuner, Marie me parut nerveuse. Elle tournait autour de ma chaise -avec une agitation inaccoutumée.</p> - -<p>—Faites excuse, monsieur Jean, me dit-elle enfin.... Faut que j'en aie -le cÅ“ur net.... C'est-y vrai que vous vendez le Prieuré?...</p> - -<p>—Oui, Marie.</p> - -<p>La vieille fille écarquilla les yeux, stupéfaite, et posant ses deux -mains sur la table, elle répéta:</p> - -<p>—Vous vendez le Prieuré?</p> - -<p>—Oui, Marie.</p> - -<p>—Le Prieuré où toute votre famille est née.... Le Prieuré où votre -père et votre mère sont morts?... Le Prieuré, Seigneur Jésus!</p> - -<p>—Oui, Marie.</p> - -<p>Elle se recula comme effrayée:</p> - -<p>—Mais vous êtes donc un méchant enfant, monsieur Jean?</p> - -<p>Je ne répondis rien. Marie sortit de la salle à manger et ne m'adressa -plus la parole.</p> - -<p>Deux jours après, mes affaires terminées, les actes signés, je -repartais.... De ma fortune, il me restait de quoi vivre un mois, à -peine. C'était fini, bien fini!... Des dettes écrasantes, des dettes -ignobles, et rien!... Ah! si le train avait pu m'emporter loin, -toujours plus loin, n'arriver jamais! C'est à Paris que je m'aperçus -seulement que je n'avais pas été m'agenouiller sur les tombes de mon -père et de ma mère.</p> - -<p>Juliette me reçut tendrement. Elle m'embrassait avec passion.</p> - -<p>—Ah! mon chéri, mon chéri!... J'ai cru que tu ne reviendrais plus!... -Cinq jours! pense donc! D'abord, si tu refais encore des voyages, je -veux aller avec toi....</p> - -<p>Elle se montrait si affectueuse, si véritablement émue, ses caresses me -donnaient tant de confiance, et puis ce que j'avais de gros sur le cÅ“ur -me semblait si lourd à porter, que je n'hésitai pas à lui tout avouer. -Je la pris dans mes bras et l'assis sur mes genoux.</p> - -<p>—Écoute-moi, ma Juliette, lui dis-je, écoute-moi bien.... Je suis -perdu, ruiné ... ruiné, tu entends: ruiné!... Nous n'avons plus que -quatre mille francs!...</p> - -<p>—Pauvre mignon! soupira Juliette, en posant sa tête sur mon épaule, -pauvre mignon!</p> - -<p>J'éclatai en sanglots, et je m'écriai:</p> - -<p>—Tu comprends qu'il faut que je te quitte.... Et j'en mourrai!</p> - -<p>—Allons, tu es fou de parler ainsi.... Est-ce que tu crois que je -pourrais vivre sans toi, mon chéri?... Voyons, ne pleure pas, ne te -désole pas....</p> - -<p>Elle essuya mes yeux humides, et continua de sa voix, à chaque instant -plus douce:</p> - -<p>—D'abord nous avons quatre mille francs ... nous pouvons vivre quatre -mois avec cela ... Pendant ces quatre mois, tu travailleras.... Voyons, -en quatre mois, si tu n'as pas le temps de faire un beau livre!... Mais -ne pleure plus ... parce que si tu pleures, je ne te dirai pas un gros -secret ... un gros, gros, gros secret.... Sais-tu ce qu'elle fait, ta -petite femme qui se doutait bien un peu de cela?... le sais-tu?... Eh -bien! depuis trois jours, elle va au manège, elle prend des leçons -d'équitation ... et, l'année prochaine, comme elle sera très forte, -Franconi l'engagera.... Sais-tu ce que gagne une écuyère de haute -école?... Deux mille, trois mille francs par mois.... Ainsi, tu vois -qu'il n'y a pas de quoi se désoler, pauvre mignon!</p> - -<p>Toutes les déraisons, toutes les folies m'étaient bonnes. Je m'y -accrochais désespérément, comme le marin perdu s'accroche aux épaves -incertaines que la vague pousse. Pourvu qu'elles me soutinssent un -instant, je ne me demandais pas vers quels plus dangereux récifs, -vers quelles profondeurs plus noires, elles m'entraîneraient. Je -conservais aussi cet espoir absurde du condamné à mort qui, jusque sur -la sanglante plate-forme, jusque sous le couteau, attend un événement -impossible, une révolution instantanée, une catastrophe planétaire, -qui le délivreront de la mort. Je me laissai bercer par le joli ronron -des paroles de Juliette!... Des résolutions de travail héroïque me -venaient à l'esprit, me jetaient dans des enthousiasmes désordonnés.... -J'entrevoyais des foules haletantes, penchées sur mes livres; des -théâtres où des messieurs graves et maquillés s'avançaient, lançant mon -nom aux admirations frénétiques du public. Vaincu par la fatigue, brisé -par l'émotion, je m'endormis....</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Nous finissons de dîner.... Juliette a été plus tendre encore qu'au -moment de mon retour. Pourtant, je vois en elle une inquiétude, une -préoccupation. Elle est triste et gaie, tout à la fois: qu'y a-t-il -donc derrière ce front où des nuages passent? Malgré ses protestations, -est-elle décidée à me quitter, et veut-elle rendre moins pénible notre -séparation, en me prodiguant tous les trésors de ses caresses?...</p> - -<p>—Que c'est donc ennuyeux, mon chéri! dit-elle.... Il faut que je sorte.</p> - -<p>—Comment, il faut que tu sortes?... Maintenant?</p> - -<p>—Mais oui, figure-toi.... Cette pauvre Gabrielle est très malade.... -Elle est seule ... j'ai promis d'aller la voir. Oh! je ne serai pas -longtemps.... Une heure à peine....</p> - -<p>Juliette parle très naturellement.... Et je ne sais pas pourquoi, je -pense qu'elle ment, qu'elle ne va pas chez Gabrielle ... et je suis -mordu au cÅ“ur par un soupçon, vague, affreux.... Je lui dis:</p> - -<p>—Ne pourrais-tu attendre demain?</p> - -<p>—Oh! c'est impossible!... Tu comprends, j'ai promis!</p> - -<p>—Je t'en prie!... demain....</p> - -<p>—C'est impossible!... Cette pauvre Gabrielle!</p> - -<p>—Eh bien!... Je vais avec toi.... Je resterai à la porte, je -t'attendrai!</p> - -<p>Sournoisement, je l'examine.... Son visage n'a pas frémi.... Non, en -vérité, elle n'a pas eu la moindre surprise des nerfs. Elle répond avec -douceur:</p> - -<p>—Ça n'est pas raisonnable!... Tu es fatigué, mon chéri.... Couche-toi!</p> - -<p>Déjà j'ai vu glisser, comme une couleuvre, la traîne de sa robe, -derrière la portière retombée.... Juliette est dans son cabinet de -toilette.... Et moi, les yeux obstinément fixés sur la nappe, où -danse le reflet rouge d'une bouteille de vin, je réfléchis que, dans -ces temps derniers, des femmes sont venues ici, des femmes grasses, -louches, des femmes qui avaient l'air de chiennes, flairant des -ordures.... J'ai demandé à Juliette: «Qui sont ces femmes?» Juliette -m'a répondu, une fois: «C'est la corsetière», une autre fois: «C'est la -brodeuse....» Et je l'ai cru!... Un jour, sur le tapis, j'ai ramasse -une carte de visite qui traînait.... Madame Rabineau, 114, rue de -Sèze.... «Qui ça, M<sup>me</sup> Rabineau?» Juliette m'a répondu: «Ce -n'est rien, donne....» Et elle a déchiré la carte.... Et moi, imbécile, -je ne suis même pas allé rue de Sèze, pour savoir!... Je me souviens de -tout cela.... Ah! comment n'ai-je pas compris?... Comment ne leur ai-je -pas sauté à la gorge, à ces vilaines brocanteuses de viande humaine?... -Et un grand voile se lève, par delà lequel je vois Juliette, le ventre -sali, épuisée et hideuse, se prostituant à des boucs!... Juliette -est là , devant moi, qui met ses gants, devant moi, en costume sombre -... avec une voilette épaisse qui lui cache la figure.... L'ombre de -sa main court sur la nappe, elle s'allonge, s'élargit, se rétrécit, -disparaît et revient.... Toujours je verrai cette ombre diabolique, -toujours!...</p> - -<p>—Embrasse-moi bien, mon chéri.</p> - -<p>—Ne sors pas, Juliette; ne sors pas, je t'en conjure.</p> - -<p>—Embrasse-moi ... bien fort ... plus fort encore.... Elle est -triste.... A travers la voilette épaisse, je sens sur ma joue -l'humidité d'une larme.</p> - -<p>—Pourquoi pleures-tu, Juliette?... Juliette, par pitié, reste près de -moi!</p> - -<p>—Embrasse-moi.... Je t'adore, mon Jean.... Je t'adore!...</p> - -<p>Elle est partie.... Des portes s'ouvrent, se referment.... Elle est -partie.... Dehors, j'entends le bruit d'une voiture qui roule.... Le -bruit s'éloigne, s'éloigne et meurt.... Elle est partie!...</p> - -<p>Et me voilà dans la rue, moi aussi.... Un fiacre passe,</p> - -<p>—114, rue de Sèze!</p> - -<p>Ah! ma résolution a été vile prise.... J'ai réfléchi que j'avais le -temps d'arriver avant elle.... Elle a bien compris que je n'étais -pas dupe de la maladie de Gabrielle.... Ma tristesse, mon insistance -lui ont sans doute inspiré la crainte d'être espionnée, suivie, et -vraisemblablement, elle ne se sera pas dirigée, tout droit, là -bas.... -Mais pourquoi cette abominable pensée est-elle tombée sur moi, tout à -coup, comme la foudre?... Pourquoi cela, et pas autre chose? J'espère -encore que mes pressentiments m'ont trompé, que M<sup>me</sup> Rabineau -«ce n'est rien», que Gabrielle est malade!...</p> - -<p>Une sorte de petit hôtel étranglé entre deux hautes maisons; une porte -étroite, creusée dans le mur, au-dessus de trois marches; une façade -sombre, dont les fenêtres closes ne laissent filtrer aucune lumière.... -C'est là !... C'est là qu'elle va venir, qu'elle est venue peut-être!... -Et des rages me poussent vers cette porte, je voudrais mettre le -feu à cette maison; je voudrais, dans une flambée infernale, faire -hurler et se tordre toutes les chairs damnées qui sont là .... Tout à -l'heure, une femme, les mains dans les poches de sa jaquette claire, -les coudes écartés, est entrée en chantant et se dandinant.... Pourquoi -ne lui ai-je pas craché à la figure?... Un vieillard est descendu de -son coupé.... Il a passé près de moi, s'ébrouant, soufflant, soutenu -aux aisselles par son valet de chambre.... Ses jambes tremblantes ne -pouvaient le porter; entre ses paupières bouffies, molles, luisait une -flamme de débauche sanguinaire.... Pourquoi n'ai-je pas balafré la face -hideuse de ce vieux faune ataxique?... Il attend peut-être Juliette!... -La porte d'enfer s'est refermée sur lui ... et, un instant, mes yeux -ont plongé dans le gouffre.... Je croyais voir des flammes rouges, -de la fumée, des enlacements abominables, des dégringolades d'êtres -affreusement emmêlés.... Non, c'est un couloir triste, désert, éclairé -par la clarté pâle d'une lampe, puis au fond quelque chose de noir, -comme un trou d'ombre, où l'on sent grouiller des choses impures.... -Et les voitures s'arrêtent, vomissant leur provision de fumier humain, -dans cette sentine de l'amour.... Une petite fille, de dix ans à -peine, me poursuit: «Les belles violettes!... les belles violettes!» -Je lui donne une pièce d'or: «Va-t'en, petite, va-t'en!... Ne reste -pas là . Ils te prendraient!...» Mon cerveau s'exalte, j'éprouve au -cÅ“ur la douleur de mille crocs, de mille griffes qui le fouillent, -le déchirent, s'acharnent... Des désirs de meurtre s'allument en moi -et mettent dans mes bras les gestes de tuer.... Ah! me précipiter, -le fouet en main, au milieu de ces priapées, et zébrer ces corps -d'ineffaçables plaies, éparpiller des coulées de sang chaud, des -morceaux de chair vive, sur les glaces, sur les tapis, les lits.... Et -à la porte de la maison infâme, ainsi qu'une chouette aux portes des -granges campagnardes, clouer la Rabineau, nue, éventrée, les entrailles -pendantes!... Un fiacre s'est arrêté: une femme en sort; j'ai reconnu -le chapeau, la voilette, la robe.</p> - -<p>—Juliette!</p> - -<p>En me voyant, elle pousse un cri.... Mais elle se remet vite.... Ses -yeux me bravent:</p> - -<p>—Laisse-moi, crie-t-elle.... que fais-tu là ?... Laisse-moi!</p> - -<p>Je lui broie les poignets, et d'une voix qui s'étrangle, qui râle:</p> - -<p>—Écoute-moi.... Si tu fais un pas, si tu dis un mot ... je te renverse -sur le trottoir et je t'écrase la tête sous le talon de mes souliers.</p> - -<p>—Laisse-moi!</p> - -<p>Lourdement, je plaque une main sur son visage, et de mes ongles, -furieux, je laboure son front, ses joues, d'où le sang jaillit.</p> - -<p>—Jean! oh! Jean!... Pitié, je t'en prie!... Jean, grâce! grâce!... -Sois bon!... Tu me tues....</p> - -<p>Je la conduis brutalement vers la voiture ... et nous rentrons.... -Pliée en deux, elle est là , près de moi, qui sanglote.... Que vais-je -faire?... Je n'en sais rien.... En vérité, je n'en sais rien.... Je ne -me demande rien, je ne pense à rien.... Il me semble qu'une montagne -de rochers s'est abattue sur moi.... J'ai cette sensation de blocs -lourds sous lesquels mon crâne s'est aplati, ma chair s'est écrasée.... -Pourquoi, dans le noir où je suis, pourquoi ces murs hauts et blafards -fuient-ils dans le ciel? Pourquoi des oiseaux sombres volent-ils dans -des clartés subites?... Pourquoi une chose, affaissée près de moi, -pleure-t-elle?... Pourquoi? Je l'ignore....</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>VII</h3> - - -<p class="p2">Je vais la tuer.... Elle est dans sa chambre, sans lumière, couchée.... -Moi, dans le cabinet de toilette, je marche, je marche.... Je marche -haletant, la tête en feu, les poings crispés, impatients de justice.... -Je vais la tuer!... De temps en temps, je m'arrête près de la porte -et j'écoute.... Elle pleure.... Et, tout à l'heure, j'entrerai.... -J'entrerai et je l'arracherai du lit, je la traînerai par les cheveux, -je m'acharnerai sur son ventre, je lui frapperai le crâne contre les -angles de marbre de la cheminée.... Je veux que la chambre soit rouge -de son sang.... Je veux que son corps ne soit plus qu'un paquet de -chair pilée, que je jetterai aux ordures et que le tombereau, demain, -ramassera.... Pleure, pleure!... Dans une minute, tu hurleras, ma -mie!... Ai-je été stupide?... Penser à tout, excepté à cela!... Avoir -peur de tout, excepté de cela!.... Me dire à chaque instant: «Elle -me quittera,» et jamais, jamais: «Elle me trompera....» N'avoir pas -deviné ce bouge, ce vieux, toute cette fange!... Non, en vérité, je -n'y songeais pas, aveugle brute que j'étais.... Elle devait bien rire, -quand je la suppliais de ne pas me quitter!... Me quitter, ah! oui, me -quitter!... Elle ne le voulait pas.... Je comprends maintenant.... Je -lui suis non pas une pudeur, non pas une honorabilité, mais bien une -enseigne, une marque de fabrique.... une plus-value!... Oui, qu'on la -voie à mon bras, et elle vaut davantage, elle peut se vendre plus cher -que si, goule nocturne, elle s'en allait, rôdant sur les trottoirs et -fouillant l'ombre obscène des rues.... Ma fortune, elle l'a dévorée -d'un coup de dent.... Mon intelligence, ses lèvres, d'un trait, l'ont -tarie.... Alors, elle spécule sur mon honneur, c'est logique.... Sur -mon honneur!... Comment saurait-elle qu'il ne m'en reste plus?... -Vais-je donc la tuer? Être mort, et puis, après, c'est fini!... On se -découvre devant le cercueil d'un bandit, on salue le cadavre de la -prostituée.... Dans les églises, les fidèles s'agenouillent et prient -pour ceux-là qui ont souffert, pour ceux-là qui ont péché.... Dans -les cimetières, le respect veille sur les tombes, et la croix les -protège.... Mourir, c'est être pardonné!... Oui, la mort est belle, -sainte, auguste!... La mort, c'est la grande clarté éternelle qui -commence.... Oh! mourir!... s'allonger sur un matelas plus moelleux -que la plus moelleuse mousse des nids.... Ne plus penser.... Ne -plus entendre les bruits de la vie.... Sentir l'infinie volupté au -néant!... Être une âme!... Je ne la tuerai pas.... Je ne la tuerai pas, -parce qu'il faut qu'elle souffre, abominablement, toujours ... qu'elle -souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille -vendue!... Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d'une telle -laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s'enfuiront, -épouvantés.... Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières -ourlées de cicatrices, je l'obligerai, tous les jours, tous les soirs, -à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout!</p> - -<p>Tout à coup, les sanglots m'étouffent.... Je me roule sur le divan, -mordant les coussins, et je pleure, je pleure!... Les minutes -s'envolent, les heures passent et je pleure!... Ah! Juliette, infâme -Juliette! Pourquoi as-tu fait cela?... Pourquoi? Ne pouvais-tu me dire -«Tu n'es plus riche, et c'est de l'argent que je veux de toi.... Va -t'en!» Cela eût été atroce; j'en serais peut-être mort.... Qu'importe? -Cela eût mieux valu.... Comment est-il possible que maintenant, je -te regarde en face.... Que nos bouches jamais se rejoignent?... -Nous avons, entre nous, l'épaisseur de cette maison maudite!... Ah! -Juliette!... Malheureuse Juliette!...</p> - -<p>Je me souviens, quand elle est partie.... Je me souviens de tout!... -Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l'ombre de sa main, qui -dansait, bizarre, sur la nappe.... Je la revois aussi nettement, plus -nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute.... Elle -était triste, elle pleurait.... Je n'ai pas rêvé ... elle pleurait ... -puisque ses larmes ont mouillé ma joue!... Pleurait-elle sur moi, sur -elle?... Ah! qui sait?... Je me souviens.... Je lui disais: «Ne sors -pas, ma Juliette!». Elle me répondait: «Embrasse-moi fort, bien fort, -plus fort!...» Et ses baisers avaient une étreinte plus douloureuse, -une crispation, une peur, comme si elle eût voulu s'accrocher à moi; -chercher, tremblante, une protection dans mes bras.... Je revois -ses yeux, ses yeux suppliants.... Ils m'imploraient: «Quelque chose -d'infernal me pousse.... Retiens-moi.... Je suis sur ton cÅ“ur.... Ne -me laisse pas partir?...» Et, au lieu de la prendre, de l'emporter, -de la cacher, de la tant aimer qu'elle en fût étourdie de bonheur, -j'ai ouvert les bras et elle est partie!... Elle se réfugiait en mon -amour, et mon amour l'a rejetée.... Elle m'a crié: «Je t'adore, je -t'adore!...» Et je suis resté là , bête, aussi étonné que l'enfant à qui -l'oiseau captif vient d'échapper, dans un bruit d'ailes imprévu.... -A cette tristesse, à ces larmes, à ces baisers, à ces paroles plus -tendres, à ces frissonnements, je n'ai rien compris.... Et c'est -maintenant, seulement, que je l'entends, ce langage muet et si -mélancolique: «Mon cher Jean, je suis une pauvre petite femme, un peu -folle, et si faible!... Je n'ai pas la notion de grand-chose.... Qui -donc m'eût appris ce que c'est que la pudeur, le devoir, la vertu!... -Tout enfant, le spectacle du vice m'a salie, et le mal m'a été révélé -par ceux-là mêmes qui avaient charge de veiller sur moi.... Je ne suis -pas méchante, pourtant, et je t'aime.... Je t'aime plus encore que je -ne t'ai jamais aimé!... Mon Jean adoré, tu es fort, toi; tu sais de -belles choses que j'ignore.... Eh bien, défends-moi!... Un désir plus -impérieux que ma volonté m'attire là -bas.... C'est que j'ai vu des -bijoux, des robes, des riens charmants et très chers que tu ne peux -plus me donner, et qu'on m'a promis tout cela!... J'ai l'instinct que -c'est mal et que tu en auras de la peine.... Eh bien, dompte-moi!... Je -ne demande pas mieux que d'être bonne et vertueuse.... Apprends-moi.... -Si je te résiste ... bats-moi.» Pauvre Juliette!... Il me semble -qu'elle est près de moi, agenouillée; les mains jointes.... Les larmes -coulent de ses yeux, de ses grands yeux humiliés et doux, les larmes -coulent sans cesse, comme, autrefois, elles coulaient des yeux de ma -mère.... Et, à la pensée que j'ai voulu la tuer, que j'ai voulu, par -des mutilations horribles, défigurer ce visage délicieux et repentant, -des remords m'assaillent, la colère s'évanouit dans la pitié.... Elle, -continue: «Pardonne-moi!... Oh! mon Jean, tu dois me pardonner.... -Ce n'est pas de ma faute, je t'assure.... Réfléchis.... M'as-tu -avertie, une seule fois?... Une seule fois, m'as-tu montré le chemin -que je devais suivre.... Par mollesse, par crainte de me perdre, par -une complaisance exagérée et criminelle, tu t'es courbé à tous mes -caprices, même les plus mauvais.... Comment était-il possible que je -comprisse que cela était mal, puisque tu ne me disais rien.... Au lieu -de m'arrêter sur les bords de l'abîme où je courais, c'est toi-même -qui m'as précipitée.... Quels exemples m'as-tu mis sous les yeux?... -Où donc m'as-tu conduite?... M'as-tu, un jour, arrachée à ce milieu -inquiétant de la débauche?... Pourquoi n'as-tu pas chassé de chez -nous Jesselin, Gabrielle, tous ces êtres dépravés, dont la présence -était un encouragement à mes folies?... Me souffler un peu de ton âme, -faire pénétrer un peu de lumière dans la nuit de mon cerveau, voilà -ce qu'il fallait!... Oui, il fallait me redonner la vie, me créer -une seconde fois!... Je suis coupable, mon Jean!... Et j'ai tant de -honte que je n'espère pas, par toute une existence de sacrifice et de -repentir, racheter l'infamie de cette heure maudite.... Mais toi!... -As-tu bien la conscience d'avoir rempli ton devoir? Je ne redoute pas -l'expiation.... Je l'appelle au contraire, je la veux.... Mais toi?... -Peux-tu t'ériger en justicier d'un crime qui est mien, oui, et qui -est tien aussi, puisque tu n'as pas su l'empêcher!... Mon cher amour, -écoute-moi.... Ce corps que j'ai tenté de souiller, il te fait horreur; -tu ne pourrais le voir, désormais, sans colère et sans déchirement.... -Eh bien, qu'il disparaisse!... Qu'il s'en aille pourrir dans l'oubli -d'un cimetière!... Mon âme te restera, elle t'appartient, car elle ne -t'a pas quitté, car elle t'aime.... Vois, elle est toute blanche....» -Un couteau brille dans les mains de Juliette.... Elle va se frapper.... -Alors, je tends les bras, je crie: «Non, non, Juliette, non je ne -veux pas.... Je t'aime!... Non, non, je ne veux pas!...» Mes bras se -referment et je n'étreins que l'espace.... Je regarde, épouvanté ... -autour de moi, la pièce est vide!... Je regarde encore.... Le gaz -brûle, plus jaune, aux appliques de la toilette ... sur le tapis, des -jupons gisent affaissés, des bottines sont éparses. Et le jour, très -pâle, glisse entre les lamelles des volets.... J'ai peur que Juliette, -vraiment, ne se soit tuée, car pourquoi cette vision se serait-elle -dressée devant moi?... Sur la pointe des pieds, doucement, je me dirige -vers la porte, et j'écoute.... Un soupir faible m'arrive, puis une -plainte, puis un sanglot.... Et, comme un fou, je me précipite dans la -chambre.... Une voix me parle dans l'ombre, la voix de Juliette:</p> - -<p>—Ah! mon Jean! mon pauvre petit Jean!</p> - -<p>Et, sur son front, chastement, ainsi que le Christ baisa Magdeleine, je -l'embrassai.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>VIII</h3> - - -<p class="p2">—Lirat!... Ah! enfin, c'est vous!... Depuis huit jours, je vous -cherche, je vous écris, je vous appelle, je vous attends ... Lirat, mon -cher Lirat, sauvez-moi!</p> - -<p>—Hé! mon Dieu!... Qu'y a-t-il?</p> - -<p>—Je veux me tuer.</p> - -<p>—Vous tuer!... Je connais ça.... Allons, ça n'est pas dangereux.</p> - -<p>—Je veux me tuer ... je veux me tuer!</p> - -<p>Lirat me regarda, cligna de l'Å“il et marcha dans la bureau, à grands -pas.</p> - -<p>—Mon pauvre Mintié! dit-il, si vous étiez ministre, agent de change -..., je ne sais pas moi ... épicier, critique d'art, journaliste, -je vous dirais: «Vous êtes malheureux et vous en avez assez de la -vie, mon garçon!... Eh bien, tuez-vous!...» Et là -dessus je m'en -irais.... Comment, vous avez cette chance rare d'être un artiste, -vous possédez ce don divin de voir, de comprendre, de sentir ce que -les autres ne voient, ne comprennent et ne sentent!... Il y a, dans -la nature, des musiques qui ne sont faites que pour vous et que les -autres n'entendront jamais.... Les seules joies de la vie, les nobles, -les grandes, les pures, celles qui vous consolent des hommes et vous -rendent presque pareils à Dieu, vous les avez toutes.... Et, parce -qu'une femme vous a trompé, vous allez renoncer à tout cela?... Elle -vous a trompé; c'est évident qu'elle vous a trompé.... Qu'est-ce que -vous voulez qu'elle fasse?... Et vous, qu'est-ce que cela peut bien -vous faire?</p> - -<p>—Ne raillez point, je vous en prie!... Vous ne savez rien, Lirat.... -Vous ne soupçonnez rien.... Je suis perdu, déshonoré!</p> - -<p>—Déshonoré, mon ami?... En êtes-vous sûr?... Vous avez de sales -dettes?... Vous les paierez!</p> - -<p>—Il ne s'agit pas de cela!... Je suis déshonoré! déshonoré, -comprenez-vous?... Tenez, il y a quatre mois que je n'ai donné d'argent -à Juliette ... quatre mois!... Et je vis ici, j'y mange, j'y suis -entretenu!... Tous les soirs ... avant le dîner ... tard ... Juliette -rentre.... Elle est rompue, pâle, dépeignée.... De quels bouges, de -quelles alcôves, de quels bras sort-elle? Sur quels oreillers sa tête -s'est-elle roulée!... Quelquefois, je vois des raclures de drap danser, -effrontées, à la pointe de ses cheveux.... Elle ne se gêne plus, ne -prend même plus la peine de mentir ... on dirait que c'est affaire -convenue entre nous.... Elle se déshabille, et je crois qu'elle éprouve -une joie sinistre à me montrer ses jupons mal rattachés, son corset -délacé, tout le désordre de sa toilette froissée, de ses dessous -défaits qui tombent autour d'elle, s'étalent, emplissant la chambre -de l'odeur des autres!... Des rages me secouent, et je voudrais la -mordre; des colères s'allument, grondent, et je voudrais la tuer ... -et je ne dis rien!... Souvent, même, je m'approche pour l'embrasser -... mais elle me repousse: «Non, laisse-moi, je suis éreintée!» Dans -les commencements de cette abominable existence, je l'ai battue -... car il ne me manque rien, et toutes les hontes, Lirat, je les -ai épuisées,—oui, je l'ai battue!... Elle courbait le dos ... à -peine si elle se plaignait.... Un soir, je lui sautai à la gorge, -je la renversai sous moi.... Oh! j'étais bien décidé à en finir.... -Pendant que je lui serrais le cou, dans la crainte d'être attendri, -je détournais la tête, fixais obstinément une fleur du tapis, et, -pour ne rien entendre, ni une plainte, ni un râle, je hurlais des -mots sans suite comme un possédé.... Combien de temps suis-je resté -ainsi?... Bientôt elle ne se débattit plus ... ses muscles contractés -se détendirent ... je sentis, sous mes doigts, sa vie s'étouffer ... -encore quelques frissons ... puis rien ... elle ne bougeait plus ... et -tout à coup, j'aperçus son visage violet, ses yeux convulsés, sa bouche -ouverte, toute grande, son corps rigide, ses bras inertes.... Ainsi -qu'un fou, je me précipitai dans toutes les pièces de l'appartement, -appelant les domestiques, criant: «Venez, venez, j'ai tué Madame! -J'ai tué Madame!» Je m'enfuis, dégringolant l'escalier, sans chapeau, -j'entrai dans la loge du concierge: «Montez vite, j'ai tué Madame!» -Et me voilà , dans la rue, éperdu.... Toute la nuit, j'ai couru, sans -savoir où j'allais, enfilant d'interminables boulevards, traversant des -ponts, m'échouant sur les bancs des squares, et revenant, toujours, -machinalement, devant notre maison.... Il me semblait qu'à travers les -volets fermés, des cierges tremblottaient; des soutanes de prêtres, des -surplis, des viatiques, passaient, effarés; que des chants funèbres, -que des bruits d'orgues, que des sifflements de cordes sur le bois -d'un cercueil, m'arrivaient. Je me représentais Juliette, étendue sur -son lit, parée d'une robe blanche, les mains jointes, un crucifix -sur la poitrine, des fleurs tout autour d'elle.... Et je m'étonnais -qu'il y n'eût point encore, à la porte, des draperies noires et, -sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes, -des foules en deuil, se disputant l'aspergeoir.... Ah! Lirat, quelle -nuit!... Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures, fracassé -la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!... Je n'en sais -rien!... Le jour parut.... J'eus l'idée de me livrer au commissaire de -police; j'avais envie d'aller au-devant des sergents de ville et de -leur dire: «J'ai tué Juliette.... Arrêtez-moi!...» Mais les pensées -les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s'y bousculaient, -faisaient place à d'autres.... Et je courais, je courais, comme si une -meute aboyante de chiens m'eût poursuivi.... C'était un dimanche, -je me rappelle ... il y avait beaucoup de monde dans les rues -ensoleillées.... J'étais convaincu que tous les regards s'attachaient -sur moi, que tous ces gens, en me voyant courir, clamaient avec -horreur: «C'est l'assassin de Juliette!» Vers le soir, exténué, prêt -à m'abattre sur le trottoir, je rencontrai Jesselin: «Hé! dites donc, -me cria-t-il, vous en faites de belles, vous!—Vous savez déjà ?...» -demandai-je, tremblant.... Jesselin riait, il répondit: «Si je le -sais?... Mais tout Paris le sait, cher ami.... Tantôt, aux courses, -Juliette nous montrait son cou, et les marques que vos doigts y ont -laissées. Elle disait: «C'est Jean qui m'a fait cela....» Sapristi! -vous allez bien, vous!...» Et, en me quittant, il ajouta: «D'ailleurs, -elle n'a jamais été plus jolie.... Et un succès!...» Ainsi, je la -croyais morte, et elle se pavanait aux courses!... J'étais parti, elle -pouvait penser que, plus jamais, je ne reviendrais, et elle était aux -courses ... plus jolie!...</p> - -<p>Lirat, très grave, m'écoutait.... Il ne marchait plus, s'était assis et -balançait la tête.... Il murmura:</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?... Il faut vous en -aller....</p> - -<p>—M'en aller? repartis-je ... m'en aller? Mais je ne veux pas!... Une -glu, chaque jour plus épaisse, me retient à ces tapis; une chaîne, -chaque jour plus pesante, me rive à ces murs.... Je ne peux pas!... -Tenez, en ce moment, je rêve d'héroïsmes fous ... je voudrais, pour -me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les -gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d'écraser, de mes -seuls poings, des armées formidables.... Quand je me promène dans les -rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n'importe quoi de -terrible où je puisse me dévouer ... il n'est pas une action dangereuse -et surhumaine que je n'aie le courage d'accomplir.... Eh bien, ça!... -je ne peux pas!... D'abord, je me suis donné les excuses les plus -ridicules, les plus déraisonnables raisons.... Je me suis dit que si je -m'en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, -en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la -ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre.... Vraiment, je me -suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice.... Mais je mentais!... -Je ne peux pas!... Je ne peux pas, parce que je l'aime, parce que, -plus elle est infâme, et plus je l'aime.... Parce que je la veux, -entendez-vous, Lirat?... Et si vous saviez de quoi c'est fait, cet -amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures?... -Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous -seriez épouvanté!... Le soir, alors qu'elle est couchée, je rôde dans -le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de -la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le -linge qu'elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, -à des examens plus ignobles!... Il ne me suffit pas de savoir, il faut -que je voie!... Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cÅ“ur, plus -rien.... Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui -réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans -l'ardeur des nuits sanglantes.</p> - -<p>J'étais épuisé ... les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu'en sons -sifflants ... néanmoins, je poursuivis:</p> - -<p>—Ah! c'est à n'y rien comprendre!... Parfois, il arrive à Juliette -d'être malade ... ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de -la servir; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se -révolte.... Elle s'alite.... Si vous la voyiez alors?... Une enfant, -Lirat, une enfant attendrissante et douce! Elle ne rêve que de -campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves: -«Oh! mon chéri, s'écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, -comme nous serions heureux!...» Elle forme des projets virgiliens et -délicieux.... Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une -petite maison entourée de grands arbres ... elle élèvera des poules -qui pondront des Å“ufs qu'elle-même dénichera, tous les matins; elle -fera des fromages blancs et des confitures ... et elle fanera, et -elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des -chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur -un âne qu'elle appellera Joseph.... «Hue! Joseph, hue!... Ah! que ce -serait gentil!» Moi, en l'écoutant, je sens l'espoir qui me revient, -et je me laisse aller à ce rêve impossible d'une existence champêtre -avec Juliette, déguisée en bergère. Des paysages calmes comme des -refuges, enchantés comme des paradis, défilent devant nous.... Et nous -nous exaltons, et nous nous extasions.... Juliette pleure: «Mon pauvre -mignon, je t'ai causé bien de la peine, mais c'est fini, maintenant, -va; je te le promets.... Et puis, j'aurai un mouton apprivoisé, -pas!... Un beau mouton, tout gros, tout blanc, que je cravaterai d'un -nÅ“ud rouge, pas!... Et qui me suivra partout, avec Spy, pas?...» Elle -exige que je dîne, près de son lit, sur une petite table; et elle a -pour moi des câlineries de nourrice, des attentions de mère ... elle -me fait manger ainsi qu'un enfant, ne cessant de répéter d'une voix -émue: «Pauvre mignon!... Pauvre mignon!...» A d'autres moments, elle -devient songeuse et grave: «Mon chéri, je voudrais te demander une -chose qui me tracasse depuis longtemps ... jure que tu la diras.—Je -te le jure.—Eh bien?... quand on est mort, dans le cercueil, est-ce -qu'on a les pieds appuyés contre la planche?—Quelle idée!... Pourquoi -parler de cela?—Dis, dis, dis, je t'en prie!—Mais je ne sais pas, -ma petite Juliette.—Tu ne sais pas?... C'est vrai, aussi, tu ne sais -jamais, quand je suis sérieuse ... parce que, vois-tu?... moi je ne -veux pas que mes pieds soient appuyés contre la planche.... Lorsque je -serai morte ... tu me mettras un coussin ... et puis une robe blanche -... tu sais ... avec des fleurs roses ... ma robe du Grand Prix!... Tu -auras un gros chagrin, pauvre mignon?... Embrasse-moi ... viens là , -tout près, plus près ... je t'adore!...» Et je souhaitais que Juliette -fût malade, toujours!... Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de -rien; ses promesses, ses résolutions s'évanouissent, et la vie d'enfer -recommence, plus emportée, plus acharnée.... Et moi, de ce petit coin -de ciel où j'ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, -dans la boue et dans le sang de cet amour!... Ah! ce n'est pas tout, -Lirat!... Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma -honte, n'est-ce pas!... Je devrais entasser sur moi tant d'ombre et -tant d'oubli, qu'on pût me croire mort?... Ah! bien oui!... Allez au -Bois, et vous m'y verrez tous les jours.... Au théâtre, moi encore, que -vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière -fleurie ... moi partout!... Juliette, elle, resplendit parmi les -fleurs, les plumes, et les bijoux.... Elle est charmante, elle a une -robe nouvelle qu'on admire, des sourires de plus en plus virginaux, -et le collier de perles, que je n'ai pas payé, avec lequel, du bout -de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords.... Et je n'ai -pas un sou, pas un!... Et je suis à fin de dettes, de <i>carottages</i>, -d'escroqueries!... Souvent, je frissonne.... C'est qu'il m'a semblé -que la main lourde d'un gendarme s'appesantissait sur moi.... Déjà , -j'entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, -chargés de mépris ... peu à peu, le vide s'élargit, se recule autour -de moi, comme autour d'un pestiféré.... Des anciens amis passent, -détournent la tête, m'évitent pour ne pas me saluer.... Et, malgré -moi, je prends les allures sournoises et serviles des gens tarés qui -vont, l'Å“il louche, l'échine craintive, en quête d'une main tendue!... -Ce qui est horrible, voyez-vous, c'est que je me rends compte très -nettement que, seule, la beauté de Juliette me protège. Ce sont les -désirs qu'elle excite, c'est sa bouche, c'est le mystère dévoilé et -profané de son corps qui, dans ce monde de joie, me couvrent d'une -fausse estime, d'une apparence menteuse de considération.... Une -poignée de main, un regard obligeant, cela veut dire: «J'ai couché avec -ta Juliette, et je te dois bien cela.... Tu aimerais peut-être mieux de -l'argent.... En veux-tu?...» Oui, que je quitte Juliette, et, d'un coup -de pied, je serai rejeté hors de ce milieu même, de ce milieu facile, -complaisant et perverti, et j'en serai réduit à l'amitié borgne des -croupiers et des souteneurs!...»</p> - -<p>J'éclatai en sanglots.... Lirat ne remua pas ... ne leva pas la tête -sur moi.... Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi -... rien sans doute.... Je continuai, après quelques minutes de silence:</p> - -<p>—Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l'atelier, de nos -causeries?... Je vous écoutais, et c'était si beau ce que vous me -disiez!... Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des -désirs nobles, des enthousiasmes sublimes.... Vous me souffliez un -peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme ... -vous m'appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage -passionné, à ressentir l'émotion éparse dans les choses ... vous me -faisiez toucher du doigt la beauté immortelle ... vous me disiez: -«L'amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille -vermineuse que je peins.... Une sensibilité, une joie, une souffrance, -une palpitation, une lumière, un frisson, n'importe quoi de fugitif qui -ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des -mots ou des sons, c'est aimer!... L'amour, c'est l'effort de l'homme -vers la création!...» Et j'ai rêvé d'être un grand artiste!... Ah! mes -rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous -les rappelez-vous?... Voilà donc ce que j'ai fait de tout cela!... -J'ai voulu l'amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d'amour.... -J'étais parti, avec des ailes, ivre d'espace, d'azur, de clarté!... Et -je ne suis plus qu'un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin -vorace, les flancs secoués de ruts impurs.... Vous voyez bien, Lirat, -que je suis perdu, perdu, perdu!... et qu'il faut que je me tue!...</p> - -<p>Alors, Lirat s'approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.</p> - -<p>—Vous êtes perdu, dites-vous!... Allons donc, quand on est de votre -race, est-ce qu'une vie d'homme est jamais perdue?... Il faut vous -tuer?... Est-ce qu'un malade qui a la fièvre typhoïde crie: «Il faut -me tuer....» Il dit: «Il faut me guérir....» Vous avez la fièvre -typhoïde, mon pauvre enfant ... guérissez-vous.... Perdu!... mais il -n'existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et -si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter ... non pas le pardon -de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, -qui est autrement difficile et meilleur à obtenir.... Perdu!... Je -vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais?... -Je pensais que vous avez l'âme la plus belle et la plus noble que je -connaisse.... Non, non ... un homme qui s'accuse comme vous faites -... non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les -accents déchirants que vous y avez mis ... non, celui-là n'est pas -un homme perdu.... Il se retrouve au contraire, et il est près de la -rédemption.... L'amour a passé sur vous, et il y a laissé d'autant plus -de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate.... Eh -bien! il faut vous laver de cette boue ... et je sais où est l'eau qui -l'efface.... Vous allez partir d'ici ... quitter Paris....</p> - -<p>—Lirat! suppliai-je ... ne me demandez pas de partir! Vingt fois je -l'ai tenté et je n'ai pas pu.</p> - -<p>—Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, -s'assombrit.... Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille!</p> - -<p>Il reprit:</p> - -<p>—Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s'appelle -Le Ploc'h.... L'air y est pur, la nature superbe, l'homme rude et bon. -C'est là que vous allez vivre ... trois mois, six mois, un an, s'il le -faut.... Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de -pin, les rochers; vous bêcherez la terre, vous pécherez le goémon, vous -soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent.... Enfin, mon ami, -vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l'amour.... Dans les -commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, -des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de -retour.... Ne vous rebutez pas, je vous en supplie.... Aux jours -pesants, marchez davantage ... passez des nuits en mer avec les braves -gens de là -bas.... Et, si vous avez le cÅ“ur gros, pleurez, pleurez.... -Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom -écrit sur les rocs et tracé sur le sable.... Ne pensez pas, ne pensez à -rien!... En ces occasions-là , la littérature et l'art sont de mauvais -conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l'amour.... Une -activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair -brisée par l'écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi -par le vent, par la pluie, par les rafales.... Je vous le dis, vous -reviendrez de là , non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux -armé pour la lutte.... Et vous aurez payé votre dette au monstre.... -Vous l'aurez payée de votre fortune?... Qu'est-ce que c'est, cela?... -Ah! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous.... -Allons, mon cher Mintié, un peu de courage!... Venez!</p> - -<p>—Oui, Lirat, vous avez raison ... il faut que je parte....</p> - -<p>—Eh bien, venez!</p> - -<p>—Je partirai demain, je vous le jure!</p> - -<p>—Demain?... Ah! demain! Elle va rentrer, n'est-ce pas?... Et vous vous -jetterez dans ses bras.... Non, venez!</p> - -<p>—Laissez-moi lui écrire!... Je ne peux pourtant pas la quitter comme -ça, sans un mot, sans un adieu.... Lirat, songez donc!... Malgré les -souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des -heures bénies.... Elle n'est pas méchante ... elle ne sait pas, voilà -tout ... mais elle m'aime ... Je m'en irai, je vous promets que je -m'en irai.... Accordez-moi un jour ... un seul jour!... Ce n'est pas -beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus! Ah! un seul jour!</p> - -<p>—Non, venez!</p> - -<p>—Lirat!... mon bon Lirat!...</p> - -<p>—Non!...</p> - -<p>—Mais je n'ai pas d'argent!... Comment, voulez-vous que je parte, sans -argent?</p> - -<p>—Il m'en reste assez pour votre voyage.... Je vous en enverrai -là -bas.... Venez!</p> - -<p>—Que je fasse une valise au moins!</p> - -<p>—J'ai des tricots de laine et des bérets ... ce qu'il vous faut.... -Venez!</p> - -<p>Il m'entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai -l'appartement, me butant aux meubles.... Je ne souffrais pas, car -je n'avais conscience de rien; je marchais derrière Lirat de ce -pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l'on conduit à -l'abattoir....</p> - -<p>—Eh bien, et votre chapeau?</p> - -<p>C'est vrai! je sortais sans chapeau.... Il ne me semblait pas que -j'abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même; que -les choses que je voyais, au milieu desquelles j'avais vécu, mouraient -l'une après l'autre, à mesure que je passais devant elles....</p> - -<p>Le train partait à huit heures, le soir.... Lirat ne me quitta pas du -reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir -en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes; mais -je n'entendais rien qu'un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes -oreilles, comme un vol de mouches.... Nous dînâmes dans un restaurant, -près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m'abrutissant -de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des -lignes géographiques et bizarres.</p> - -<p>—Vous voyez bien, c'est là !... Alors vous suivrez la côte, et....</p> - -<p>Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, -à mon exil, là -bas ... citait des noms de village, de personnes.... Ce -mot: la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que -la vague remue.</p> - -<p>—Vous vous rappellerez?</p> - -<p>Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais:</p> - -<p>—Oui, oui, je me rappellerai.</p> - -<p>Ce n'est qu'à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, -que j'eus véritablement conscience de ma situation.... Et j'éprouvai -une affreuse douleur.... J'allais donc partir! C'était donc fini!... -Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!... En ce moment, -j'oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l'irréparable -conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de -bonheur, et je me révoltai contre l'injustice qui me séparait de ma -bien-aimée.... Lirat disait:</p> - -<p>—Et puis, si vous saviez, quelle douceur c'est de vivre parmi les -petits ... d'étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation -de martyrs, leurs....</p> - -<p>Je songeais à tromper sa surveillance, à m'enfuir tout à coup.... -Une espérance folle me retint.... Je me répétais: «Célestine aura -averti Juliette que Lirat est venu, qu'il m'a emmené de force ... -elle devinera tout de suite qu'il se passe une chose horrible, que je -suis dans cette gare, que je vais partir ... et elle accourra....» -Sérieusement, je le croyais.... Je le croyais si bien que, par les -larges baies ouvertes, j'examinais les gens qui entraient, fouillais -les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant -devant les guichets.... Et, si une femme élégante apparaissait, je -tressaillais, prêta m'élancer vers elle... Lirat poursuivait:</p> - -<p>—Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros.... Ah! -vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, -leurs yeux tout pleins d'infini, et leurs dos qui font pleurer....</p> - -<p>Même sur le quai, j'espérais encore la venue de Juliette.... -Certainement que, dans une seconde, elle serait là , pâle, défaite, -suppliante, me tendant les bras: «Mon Jean, mon Jean, j'étais une -mauvaise femme, pardonne-moi!... Ne m'en veux pas, ne m'abandonne -pas.... Que veux-tu que je devienne sans toi?... Oh! reviens, mon Jean, -ou emmène-moi!» Et des silhouettes s'effaraient, s'engouffraient dans -les wagons ... des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux -murs; de longues fumées s'échevelaient, blanchâtres, sous la voûte....</p> - -<p>—Embrassez-moi, mon cher Mintié.... Embrassez-moi....</p> - -<p>Lirat m'étreignit sur sa poitrine.... Il pleurait.</p> - -<p>—Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé.... Adieu!</p> - -<p>Il me poussa dans un wagon, referma la portière....</p> - -<p>—Adieu!...</p> - -<p>Un sifflet, puis un roulement sourd ... puis des lumières qui se -poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu'une nuit noire -... Pourquoi Juliette n'est-elle pas venue?... Pourquoi?... et, -distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son -cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l'aperçois -qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz.... Célestine, -de ses doigts mous et flasques, coud, au col d'un corsage, une bande de -crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le -divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir -luit.... Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu'on -vient d'apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de -la toilette! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse -les feuilles et la pique à la boutonnière de l'homme, tendrement, en -souriant.... Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au -haut d'un candélabre.</p> - -<p>Et le train marche, souffle, halète.... La nuit est toujours noire, et -je m'enfonce dans le néant.</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>IX</h3> - - -<p class="p2">A plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les -mains, le regard perdu au loin, je rêve ... la mer est devant moi, -immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des -vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là , blanchissent. -Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les -pointes sombres de ses rocs, m'envoient des bruits sourds de lointaine -canonnade. Hier, la tempête était déchaînée; aujourd'hui, le vent -a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle -s'avance, s'enfle, roule, monte, secoue ses crinières d'écume tordue, -crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, -avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, -l'azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et -les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté -le port, elles s'en vont, une à une, penchant leurs voiles: elles -s'en vont, diminuent, se dispersent, s'effacent, disparaissent.... A -ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu'au -Ploc'h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de -verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre -ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l'extrémité duquel -le phare se dresse.... Par delà la jetée, l'Å“il devine des espaces -incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises -d'un bleu doux, poudrées d'embrun, si légères qu'elles semblent des -vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, -là -bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses.... -A ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de -fleurs pourprées, brusquement finit; le terrain s'élève, s'escarpe, -et des roches s'entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de -gouffres mugissants, ou bien s'enfoncent dans la mer, la fendent -violemment, comme des étraves de navires géants. Là , plus de grève; -la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s'acharne, -bondit, sans cesse furieuse et blanche d'écume. Et la côte continue, -déchiquetée, entaillée, minée par l'effort éternel des vagues, -s'éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là , se redressant et découpant -sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des -bandes de linots, et le vent m'apporte, par-dessus la colère des -flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.</p> - -<p>C'est là que tous les jours je viens.... Qu'il vente, qu'il pleuve, que -la mer hurle ou bien qu'elle chante, qu'elle soit claire ou sombre, je -viens là .... Ce n'est pas cependant que ces spectacles m'attendrissent -et qu'ils m'impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et -charmante une consolation. Cette nature, je la hais; je hais la mer, -je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l'oiseau qui -tournoie dans l'air; je hais tout ce qui m'entoure, et tout ce que je -vois, et tout ce que j'entends. Je viens là , par habitude, poussé par -l'instinct des bêtes qui les ramène à l'endroit familier. Comme le -lièvre, j'ai creusé mon gîte sur ce sable et j'y reviens.... Sur le -sable ou sur la mousse, à l'ombre des forêts, au fond des trous, ou au -grand soleil des grèves solitaires, il n'importe!... Où donc l'homme -qui souffre pourrait-il trouver un abri?... Où donc est la voix qui -apaise! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent?... Ah! je les -connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les -nuits étoilées!... Les lointains où l'âme se dilate, où les douleurs -se fondent. Ah! je les connais!... Au delà de cette ligne d'horizon, -au delà de cette mer, n'y a-t-il pas des pays comme les autres!... N'y -a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits?... Nulle part le repos, -et nulle part le silence!... Mourir!... mais qui me dit que la pensée -de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer?... Un -jour de tempête, j'ai vu la mort, face à face, et je l'ai suppliée. -Mais elle s'est détournée.... Elle m'a épargné, moi qui ne suis -utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que -le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est -allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres -attendaient!... Oui, la mer, une fois, m'a saisi, elle m'a roulé dans -ses vagues, et puis, elle m'a revomi, vivant, sur un coin de la plage, -comme si j'étais indigne de disparaître en elle....</p> - -<p>Les nuages s'émiettent, plus blancs; le soleil tombe en pluie brillante -sur la mer, dont le vert changeant s'adoucit, se dore par places, -par places s'opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne -bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les -reflets du ciel que la vague divise à l'infini, qu'elle coupe en une -multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface -tourmentée.... Derrière le môle, la mâture fine d'un cotre, que des -hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis -la coque se montre, les voiles hissées s'enflent, et peu à peu le -bateau s'éloigne, dansant sur la lame.... Au long de la grève que -le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses -arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, -soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches -et des cancres.... Bientôt le cotre n'est plus qu'une tache grisâtre, -à l'horizon, dont la ligne s'attendrit, s'enveloppe d'une brume -nacrée.... On dirait que la mer s'apaise.</p> - -<p>Et voilà deux mois que je suis là !... deux mois!... J'ai marché dans -les chemins, dans les champs, dans les landes; tous les brins d'herbe, -toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des -routes, je les connais.... Comme les vagabonds, j'ai dormi dans les -fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond -des roches, sur des lits de feuilles humides; j'ai parcouru les grèves -et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l'embrun, étourdi -par le vent; les mains saignantes, les genoux déchirés, j'ai gravi -des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans; -j'ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l'épouvante de la -mort, j'ai vu les marins se signer; j'ai roulé des blocs énormes, et, -de l'eau jusqu'au ventre, dans les courants dangereux, j'ai péché le -goémon; je me suis colleté avec les arbres, et j'ai remué la terre -profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j'étais fou.... -Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie.... Et bien! pas -une minute, pas une seconde, l'amour ne m'a quitté.... Non seulement, -il ne m'a pas quitté, mais il me possède davantage.... Je le sens qui -m'étrangle, qui m'écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge -le cÅ“ur, me brûle les veines.... Je suis ainsi que la bestiole, sur -laquelle s'est jeté le putois; j'ai beau me rouler sur le sol, me -débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, -et il ne me lâche pas.... Pourquoi suis-je parti?... Ne pouvais-je -me cacher au fond d'une chambre d'hôtel meublé?... Juliette serait -venue de temps en temps, personne n'aurait su que j'existais, et dans -cette ombre, j'aurais goûté des joies abominables et divines.... -Lirat m'a parlé d'honneur, de devoir, et je l'ai cru!... Il m'a dit: -«La nature te consolera....» Et je l'ai cru!... Lirat a menti.... La -nature est sans âme. Tout entière à son Å“uvre d'éternelle destruction, -elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle -ne s'est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma -poitrine haletante pour la calmer.... Et l'infini m'a rapproché de la -douleur!... Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m'abandonne -à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser.... Que le soleil -se lève dans les aubes vermeilles, qu'il se couche dans la pourpre, que -la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, -je veux ne rien voir, ne rien entendre ... ne voir que Juliette dans -la forme fugitive du nuage, n'entendre que Juliette dans la plainte -errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les -choses!... Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté; -je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres; je la vois -surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, -d'autres viennent et s'en vont, tous gavés d'amour! A la lueur de la -veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; -des rires, des baisers, des spasmes sourds s'étouffent dans l'oreiller, -et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les -luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant -les ongles dans ma gorge, je crie: «Juliette! Juliette!» comme si cela -était possible que Juliette m'entendît, à travers l'espace: «Juliette! -Juliette!» Hélas! le cri des goëlands et la voix grondante des vagues -qui brisent sur les rochers, seuls me répondent: «Juliette! Juliette!»</p> - -<p>Et le soir vient.... Des brumes s'élèvent, toutes roses et légères, -noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire, -semble la coque d'un grand navire démâté; le soleil incline vers la -mer son globe de cuivre enflammé qui trace, sur l'étendue immense, -une route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l'eau -s'assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C'est -l'heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant toujours -les mêmes charrettes que traînent les bÅ“ufs enchemisés de lin gris, -apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes silhouettes -de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la pierre. Et -sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent, dans la -clarté du ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire étend ses bras -suppliciés....</p> - -<p>J'habitais, à l'extrémité du village, chez la mère Le Gannec, une brave -femme qui me soignait du mieux qu'elle pouvait. La maison, qui avait -vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie de meubles luisants -et neufs. La pauvre vieille s'ingéniait à me plaire, se tourmentait -l'esprit pour inventer quelque chose qui déridât mon front, qui amenât -un sourire sur mes lèvres. Elle était vraiment touchante. Lorsque, -le matin, je descendais, je la trouvais, le ménage fait, en train de -tricoter des bas ou de travailler à des filets, vive, alerte, presque -jolie sous sa coiffe plate, son châle noir court, et son tablier de -serge verte....</p> - -<p>—Nostre Mintié, s'écriait-elle, j'vas vous fricasser de bonnes -coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper.... Si vous aimez mieux -une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe au congre....</p> - -<p>—Comme vous voudrez, mère Le Gannec!</p> - -<p>—Mais vous dites toujours la même chose.... Ah! bé, Jésus!... Nostre -Lirat n'était point comme vous: «Mère Le Gannec, je veux des palourdes -... mère Le Gannec, je veux des bigorneaux....» Ah! dame, on lui en -donnait des palourdes et des bigorneaux! Et puis, il n'était point -triste comme vous êtes!... Ah! dame, non!</p> - -<p>Et la mère Le Gannec me contait des histoires de Lirat, qui avait passé -chez elle tout un automne....</p> - -<p>—Et dégourdi! et intrépide!... Par la pluie, par le vent, il s'en -allait «prendre des vues».... Ça ne lui faisait rien.... Il rentrait -trempé jusqu'aux os, mais toujours gai, toujours chantant!... Fallait -voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le mâtin!</p> - -<p>Parfois, pour me distraire, elle me faisait le récit de ses malheurs, -simplement, sans se plaindre, répétant avec une sublime résignation:</p> - -<p>—Ce que le bon Dieu veut, il faut bien le vouloir.... Quand on serait -là , à pleurer tout le temps, ça n'avance point les affaires.</p> - -<p>Et, de la voix chantante qu'ont les Bretonnes, elle disait:</p> - -<p>—Le Gannec était le meilleur pêcheur du Ploc'h, et le plus intrépide -marin de toute la côte. Aucun dont la chaloupe fût mieux armée, aucun -qui connût comme lui les basses poissonneuses. Lorsque, par les gros -temps, une chaloupe sortait, on pouvait être sûr que c'était la -<i>Marie-Joseph</i>. Tout le monde l'estimait, non seulement parce qu'il -avait du courage, mais parce que sa conduite était irréprochable et -digne. Il fuyait le cabaret comme la peste, détestait les <i>soûlauds</i>, -et c'était un honneur que d'être de son bord.... Faut vous dire -aussi qu'il était patron du bateau de sauvetage.... Nous avions -deux gars, nostre Mintié, forts, bien découplés, hardis, l'un de -dix-huit ans, l'autre de vingt, que le père avait dressés à être, -comme lui, de braves marins.... Ah! si vous les aviez vus, mes deux -jolis gars, nostre Mintié!... Et ça marchait bien, les affaires, si -bien, qu'avec les économies, nous avions bâti cette maison et acheté -ce mobilier.... Enfin, nous étions contents!... Une nuit, il y a -deux ans, le père et les gars ne rentrent point!... Je ne m'étonne -pas.... Ça lui arrivait quelquefois d'aller loin, jusqu'au Croisic, -aux Sables, à l'Herbaudière.... Dame! il suivait le poisson, n'est-ce -pas?... Mais les jours passent, et personne!... Et voilà que les -jours passent encore. Personne, tout de même!... Alors, chaque matin -et chaque soir, j'allais sur le môle, et je regardais la mer.... Je -demandais aux marins: «T'as point vu la <i>Marie-Joseph</i>, donc?—Non, -la patronne.—Comment que ça se fait qu'elle n'est point rentrée?—Je -ne sais pas.—N'y serait-il point arrivé un malheur?—Dame, ça se peut -bien, la patronne!» Et en disant cela, ils se signaient.... Alors, -j'ai brûlé trois cierges à la Notre-Dame du Bon-Voyage!... Enfin, un -jour, ils revinrent, tous les trois, dans une grande charrette, noirs, -gonflés, à moitié mangés par les cancres et les étoiles de mer.... -Morts, quoi.... Morts, nostre Mintié, tous les trois, mon homme et mes -deux jolis gars.... Le gardien du phare de Penmarc'h les avait trouvés -roulés dans les rochers.</p> - -<p>Je n'écoutais pas et pensais à Juliette.... Où est-elle?... Que -fait-elle?... Éternelles questions!</p> - -<p>La mère Le Gannec continuait:</p> - -<p>—Je ne connais pas vos affaires, nostre Mintié, et je ne sais pas de -quoi vous êtes malheureux!... Mais vous n'avez point perdu, d'un coup, -votre homme et vos deux gars, vous!... Et si je ne pleure pas, nostre -Mintié, ça ne m'empêche pas d'avoir du chagrin, allez!</p> - -<p>Et si lèvent sifflait, si la mer, au loin, grondait, elle ajoutait, -d'une voix grave:</p> - -<p>—Sainte Vierge! ayez pitié de nos pauvres enfants, là -bas, sur la -mer....</p> - -<p>Moi, je songeais:</p> - -<p>—Elle s'habille peut-être.... Peut-être dort-elle encore, lassée de sa -nuit!</p> - -<p>Je sortais, traversais le village, allais m'asseoir sur une borne de -la route de Quimper, au bas d'une longue montée, attendant que le -courrier arrivât. La route, creusée dans le roc, est bordée, d'un -côté, par un haut talus, que couronnent des sapins et de maigres -cépées de chêne; de l'autre côté, elle domine un petit bras de mer -qui contourne la lande, rase et plate, au milieu de laquelle des -flaques d'eau miroitent. Des cônes de pierre grise s'élèvent, de -distance en distance, et quelques pins ouvrent dans le ciel brumeux -leur bleu parasol. Les corbeaux passent, passent sans cesse, passent, -en files interminables et noires, se hâtant vers on ne sait quelles -carnassières ripailles, et le vent apporte le tintement triste des -clochettes pendues au cou des vaches qui paissent, égaillées, l'herbe -avare de la lande.... Sitôt que j'apercevais les deux petits chevaux -blancs et la voiture à caisse jaune qui descendaient la côte, dans -un bruit de ferraille et de grelots, mon cÅ“ur battait.... «Il y a -peut-être une lettre d'elle, dans cette voiture!» me disais-je.... Et -le vieux véhicule, disloqué, criant sur ses ressorts, me paraissait -plus splendide que les voitures du sacre, et le conducteur, avec sa -casquette à soufflet et sa trogne écarlate, me faisait l'effet d'un -libérateur.... Comment Juliette aurait-elle pu m'écrire puisqu'elle -ignorait où j'étais?... Mais j'espérais toujours en des miracles.... -Je rentrais alors au village, d'un pas rapide, me persuadant, par une -suite d'irréfutables raisonnements, que, ce jour-là , je recevrais une -longue lettre, dans laquelle Juliette m'annoncerait sa venue au Ploc'h, -et, par avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, -les repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de -larmes, car, en ces moments-là , je me figurais que Juliette passait -son temps à pleurer.... Hélas! rien: quelquefois une lettre de Lirat, -admirable, paternelle, et qui m'ennuyait.... Le cÅ“ur gros, sentant -davantage le poids écrasant de mon abandon, l'esprit sollicité par -mille projets, plus fous les uns que les autres, je m'en retournais à -ma dune.... De cette espérance courte, je retombais dans une douleur -plus aiguë, et la journée s'écoulait à invoquer Juliette, à l'appeler, -à la demander aux pâles fleurs des sables, à l'écume des vagues, à -toute la nature insensible qui me la refusait et qui me renvoyait son -image incomplète, effacée par les baisers de tous!</p> - -<p>—Juliette! Juliette!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu'un vieux -monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous le -voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les bouts, -noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le vent. -Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de Juliette. -Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate de la -taille, dans la tombée des bras, dans le balancement aérien de la robe, -je retrouvais un peu de Juliette!... Je la regardai avec émotion, et -deux larmes roulèrent sur ma joue.... Elle alla jusqu'à l'extrémité du -môle; moi, je m'étais assis sur le parapet, suivant la silhouette de -la jeune fille, pensif et charmé.... A mesure qu'elle s'éloignait, -je m'attendrissais.... Pourquoi ne l'avais-je pas connue plus tôt, -avant l'autre?... Je l'aurais aimée peut-être!... Une jeune fille qui, -jamais, n'a senti souffler sur elle l'haleine empestée des hommes, dont -les oreilles sont chastes, dont les lèvres ignorent les sales baisers; -que ce serait délicieux de l'aimer, de l'aimer ainsi qu'aiment les -anges!... Le voile blanc battait au-dessus d'elle, semblable aux ailes -d'une mouette.... Et tout à coup, derrière le phare, elle disparut.... -Au bas de la jetée, la mer remuait, comme un berceau d'enfant, qu'une -nourrice, en chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il -s'épandait sur la surface immobile des flots, pareil à un grand -voile traînant de mousseline claire.... La jeune fille ne tarda pas -à revenir, passa si près de moi que sa robe me frôla presque. Elle -était blonde; je l'eusse préférée brune, comme était Juliette.... Elle -s'éloigna, quitta la jetée, prit le chemin du village, et, bientôt, je -ne vis plus que le voile blanc qui me disait: «Adieu, adieu! ne sois -plus triste, je reviendrai.»</p> - -<p>Le soir, je m'informai auprès de la mère Le Gannec.</p> - -<p>—C'est la demoiselle de Landudec, me répondit-elle.... Une bien brave -enfant, et bien méritante, nostre Mintié. Le vieux monsieur, c'est son -père.... Ils habitent ce grand château sur la route de Saint-Jean.... -Vous savez, vous y avez été bien des fois....</p> - -<p>—Comment se fait-il que je ne les aie jamais vus?</p> - -<p>—Ah! Jésus!... C'est que le père est toujours malade, et que la -demoiselle reste à le soigner, la pauvre petite! Sans doute qu'il va -mieux aujourd'hui, et elle le promène un peu.</p> - -<p>—Elle n'a plus sa mère?</p> - -<p>—Non! voilà déjà bien longtemps qu'elle est morte.</p> - -<p>—Ils sont riches?</p> - -<p>—Riches!... Point tant, allez! Ça donne à tout le monde! Si seulement -vous alliez le dimanche à la messe, nostre Mintié, vous la verriez, la -bonne demoiselle.</p> - -<p>Ce soir-là , je m'attardai à causer avec la mère Le Gannec.</p> - -<p>Plusieurs fois je la revis, la bonne demoiselle, sur la jetée, et, ces -jours-là , la pensée de Juliette me fut moins lourde. Je rôdai autour -du château, qui me parut aussi désolé que le Prieuré; l'herbe poussait -dans la cour, les pelouses étaient mal entretenues, les allées du parc -défoncées par les charrettes pesantes de la ferme voisine. La façade de -pierre grise, écaillée par le temps, verdie par la pluie, était aussi -triste que les gros blocs de granit qu'on voit dans les landes.... Le -dimanche suivant, j'allai à la messe, et j'aperçus la demoiselle de -Landudec, parmi les paysans et les marins, qui priait.... Agenouillée -sur son prie-Dieu, le corps mince incliné comme celui des vierges -primitives, la tête penchée sur un livre, elle priait avec ferveur.... -Qui sait?... Elle avait peut-être compris que j'étais malheureux, et, -peut-être, me mêlait-elle à ses prières?... Et tandis que le prêtre -chevrotait des oraisons, tandis que la nef de l'église s'emplissait du -bruit des sabots sur les dalles et du chuchotement des lèvres pieuses, -tandis que l'encens des encensoirs montait vers la voûte, avec la voix -grêle des enfants de chÅ“ur, tandis que la jeune fille priait, comme -eût prié Juliette, si Juliette avait prié, je rêvais.... J'étais dans -un parc, et la jeune fille s'avançait vers moi, toute baignée de lune. -Elle me prenait par la main, et nous marchions sur les pelouses, et -sous les arbres qui chantaient.</p> - -<p>—Jean, me disait-elle, vous souffrez et je viens à vous.... J'ai -demandé à Dieu si je pouvais vous aimer, Dieu me l'a permis.... Je -t'aime!</p> - -<p>—Vous êtes trop belle, trop pure, trop sainte pour m'aimer!... Il ne -faut pas m'aimer!</p> - -<p>—Je t'aime!... Penche ton bras sur le mien.... Appuie ta tête sur mon -épaule, et allons ainsi toujours!...</p> - -<p>—Non, non! Est-ce que l'hirondelle peut aimer le hibou?... Est-ce que -la colombe qui vole dans le ciel peut aimer le crapaud qui se cache -dans la bourbe des eaux croupies?</p> - -<p>—Tu n'es pas le hibou, et tu n'es pas le crapaud, puisque je t'ai -choisi.... L'amour que Dieu permet efface tous les péchés et console de -toutes les douleurs.... Viens avec moi et je te rendrai ta pureté.... -Viens avec moi et je te donnerai le bonheur.</p> - -<p>—Non! non!... mon cÅ“ur est grangrené, et mes lèvres ont bu le poison -qui tue les âmes, le poison qui damne les vierges comme toi.... Ne -t'approche pas ainsi, je te flétrirais; ne me regarde pas ainsi, mes -yeux te saliraient, et tu serais pareille à Juliette!...</p> - -<p>La messe était finie, la vision s'évanouit.... Il se fit, dans -l'église, un grand bruit de chaises remuées et de pas lourds, et les -enfants de chÅ“ur éteignirent les cierges de l'autel.... Toujours -agenouillée, la jeune fille priait. De son visage, je ne distinguais -qu'un profil perdu dans l'ombre douce de la voilette blanche.... -Elle se leva, après s'être signée.... Je dus écarter ma chaise pour -la laisser passer.... Elle passa.... Et j'éprouvai une véritable -satisfaction, comme si, en refusant l'amour que la jeune fille -m'offrait en rêve, je venais d'accomplir un grand devoir.</p> - -<p>Elle m'occupa une semaine. J'avais recommencé mes courses acharnées, -dans les landes, sur les grèves, et je voulais guérir. Pendant que je -marchais, excité par le vent, emporté dans cette ivresse particulière -que vous donne la pluie fouettante des rivages, j'imaginais des -conversations romanesques avec la demoiselle de Landudec, des aventures -nocturnes qui se déroulaient en des paysages féeriques et lunaires. -Tous deux, comme des personnages d'opéra, nous luttions de pensées -sublimes, de sacrifices héroïques, de dévouements prodigieux; nous -reculions, sur des rythmes passionnés et des ritournelles émouvantes, -les bornes de l'abnégation humaine. Un orchestre sanglotant se mêlait -au déchirement de nos voix.</p> - -<p>—Je t'aime! je t'aime!</p> - -<p>—Non! non! il ne faut pas m'aimer!</p> - -<p>Elle, en robe blanche très longue, les yeux égarés, les bras tendus.... -Moi, sombre, fatal, les mollets houlant sous le maillot de soie -violette, les cheveux en coup de vent....</p> - -<p>-Je t'aime! je t'aime!</p> - -<p>—Non! non! il ne faut pas m'aimer!</p> - -<p>Et les violons avaient des plaintes inouïes, les hautbois gémissaient, -tandis que les contrebasses et les tympanons grondaient comme des vents -d'orage et des roulements de tonnerre.</p> - -<p>O cabotinisme de la douleur!</p> - -<p>Chose curieuse! la demoiselle de Landudec et Juliette ne faisaient -plus qu'une; je ne les séparais plus, je les confondais dans le même -rêve extravagant et mélodramatique. Elles étaient trop pures pour moi, -toutes les deux.</p> - -<p>—Non! non! je suis un lépreux, laissez-moi!</p> - -<p>Elles s'acharnaient à baiser mes plaies, parlaient de mourir, criaient:</p> - -<p>—Je t'aime! je t'aime!</p> - -<p>Et vaincu, dompté, racheté par l'amour, je tombais à leurs pieds. Le -vieux père, mourant, étendait les mains sur nous et nous bénissait tous -les trois!</p> - -<p>Cette folie dura peu, et, bientôt, je me retrouvai, sur la dune, face à -face avec Juliette.</p> - -<p>—Juliette! Juliette!</p> - -<p>Il n'y avait plus de violons, plus de hautbois; il n'y avait qu'un -hurlement de douleur et de révolte, le cri du fauve captif, qui réclame -sa proie.</p> - -<p>—Juliette! Juliette!</p> - -<p>Un soir, plus énervé que jamais, je rentrai, le cerveau hanté de -folies sombres, les bras et les mains en quelque sorte poussés par des -rages de tuer, d'étouffer.... J'aurais voulu sentir, sous la pression -de mes doigts, des existences se tordre, râler et mourir. La mère Le -Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant son éternelle -paire de bas.... Elle me dit:</p> - -<p>—Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd'hui!... Je vous ai -préparé une belle écrevisse de mer!</p> - -<p>—Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je.... Je n'en veux pas -de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendez-vous?</p> - -<p>Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l'obligeai à se -déranger, pour me laisser passer.... La pauvre bonne femme, stupéfaite, -levait les bras au ciel, geignait:</p> - -<p>—Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!</p> - -<p>Je gagnai ma chambre où je m'enfermai.... D'abord, je me roulai sur -le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les murs, et, -tout d'un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre exaltée, -folle, remplie de menaces terribles et d'humbles supplications; une -lettre dans laquelle, en phrases incohérentes, je parlais de la tuer, -de lui pardonner, je la suppliais de venir, avant que je ne mourusse, -lui décrivant, avec des raffinements tragiques, un rocher d'où je me -jetterais dans la mer.... Je la comparais à la dernière des filles de -maison publique, deux lignes plus loin, à la Sainte Vierge. Plus de -vingt fois, je recommençai la lettre, m'emportant, pleurant, tour à -tour furieux jusqu'au délire, attendri jusqu'à la pâmoison.... A un -moment, j'entendis un bruit derrière la porte, comme un grattement de -souris. J'allai ouvrir.... La mère Le Gannec était là , tremblante, -toute pâle, et qui me regardait de ses bons yeux effarés.</p> - -<p>—Que faites-vous ici? m'écriai-je.... Pourquoi m'espionnez-vous?... -Allez-vous-en!</p> - -<p>—Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne vous fâchez -pas!... Je vois bien que vous êtes malheureux, et je venais voir si je -pouvais vous être utile à quelque chose.</p> - -<p>—Eh bien, oui, je suis malheureux, là !... Est-ce que cela vous -regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi -tranquille.</p> - -<p>Pendant quatre jours, je ne sortis pas.... La mère Le Gannec venait -dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas, humble, -craintive, redoublant de soins, soupirant:</p> - -<p>—Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!</p> - -<p>Je comprenais que j'avais mal agi envers elle, qui était si tendre -pour moi, et j'aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités.... -Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille mère -affligée, m'attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile glaçait -l'effusion prête à s'échapper.... Elle trottinait autour de moi, -résignée, avec un air d'infinie, de maternelle commisération, et, de -temps en temps, elle répétait:</p> - -<p>—Ah! quel malheur!... Ma Doué! quel malheur!</p> - -<p>Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le -couvert, balayait la chambre, je m'étais accoudé à l'appui de la -fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d'horizon, -ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu'une clarté rougeâtre, -et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. -La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l'air était si calme, -qu'on percevait le bruit rythmique des avirons battant l'eau du port -et le cri lointain des drisses au haut des mâts.... Je vis le phare -s'allumer, son feu rouge tourner dans l'espace, comme un astre fou.... -Et je me sentais bien malheureux!...</p> - -<p>Juliette ne me répondait pas!... Juliette ne viendrait pas!... Ma -lettre, sans doute, l'avait effrayée, elle s'était rappelé les scènes -de colère, d'étranglement sauvage.... Elle avait eu peur, et elle ne -viendrait pas!... Et puis, n'y avait-il pas des courses, des fêtes, des -dîners, des files d'hommes impatients, à sa porte, qui l'attendaient, -la réclamaient, qui avaient payé d'avance la nuit promise?... Pourquoi -serait-elle venue, d'ailleurs?... Pas de Casino sur cette grève -désolée; dans ce coin perdu de l'Océan, personne à qui elle pût vendre -son corps?... Moi, elle m'avait tout pris, mon argent, mon cerveau, -mon honneur, mon avenir, tout!... que pouvais-je lui donner encore?... -Rien. Alors pourquoi viendrait-elle?... J'aurais dû lui dire qu'il -me restait dix mille francs, et elle serait accourue!... A quoi -bon?... Ah! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!... Ma -colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût -épouvantable!... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps, -un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne -manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible -que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu'aucune -force humaine n'était capable de l'en retirer!... Ce dont je souffrais, -à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, -de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi.... -La vieille Marie!... Le vieux Félix! Ah! les pauvres gens!... Où -étaient-ils?... Que faisaient-ils?... Avaient-ils seulement de quoi -manger?... Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier -leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus -abandonnés que des chiens sans maître!... Je les voyais, courbés sur -des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le -soir dans des gîtes de hasard! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me -soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses -réchauffantes qu'ont les petites gens!... Au lieu de m'agenouiller -devant elle, de la remercier, ne l'avais-je pas brutalisée, presque -battue!... Ah! non! qu'elle ne vienne pas!... qu'elle ne vienne pas!...</p> - -<p>La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer -la fenêtre, quand j'entendis, dans le chemin, des grelots, puis le -roulement d'une voiture.... Machinalement, je regardai.... Une -voiture, en effet, montait la rampe très raide à cet endroit, une -sorte d'omnibus qui me parut haut, et chargé de malles.... Un marin -passait.... Le postillon l'interpella:</p> - -<p>—Hé! la maison de M<sup>me</sup> Le Gannec, s'il vous plaît?</p> - -<p>—C'est là , en face toi, répondit le marin, qui indiqua la maison d'un -geste de la main et continua sa route.</p> - -<p>J'étais devenu tout pâle ... et je vis, éclairée par la lumière de la -lanterne, une petite main gantée se poser sur le bouton de la portière.</p> - -<p>—Juliette! Juliette! criai-je, éperdu ... mère Le Gannec, c'est -Juliette!... vite, vite ... c'est Juliette!</p> - -<p>Courant, dégringolant l'escalier, je me précipitai dans la rue.</p> - -<p>—Juliette! ma Juliette!</p> - -<p>Des bras m'enlacèrent, des lèvres se collèrent à ma joue, une voix -soupira:</p> - -<p>—Jean! mon petit Jean!</p> - -<p>Et je défaillis dans les bras de Juliette.</p> - -<p>Je ne tardai pas à revenir de mon évanouissement. On m'avait couché -sur le lit, et Juliette, penchée sur moi, m'embrassait, m'appelait, -pleurait:</p> - -<p>—Ah! pauvre mignon!... Comme tu m'as fait peur!... Comme tu es blanc -encore!... C'est fini, dis!... Parle-moi, mon Jean!</p> - -<p>Sans rien dire, je la contemplais.... Il me semblait que tout mon être, -inerte et glacé, détruit d'un coup, par une grande souffrance ou par un -grand bonheur,—je ne savais,—refoulait dans mon regard la vie qui -s'en allait, s'égouttait de mes membres, de mes veines, de mon cour, -de mon cerveau.... Je la contemplais!... Elle était toujours belle, -un peu plus pâle encore qu'autrefois, et je la retrouvais toute, avec -ses yeux brillants et doux, sa bouche aimante, sa voix délicieusement -enfantine, au timbre clair.... Je cherchais sur son visage, dans ses -gestes, dans l'habitude de son corps, dans ses paroles, je cherchais -des traces douloureuses de son existence inconnue, une flétrissure, -une déformation, quelque chose de nouveau et de plus fané!... Non, en -vérité, elle était un peu plus pâle, et voilà tout.... Et je fondis en -larmes....</p> - -<p>—Encore, que je te voie, ma petite Juliette!</p> - -<p>Elle buvait mes larmes, pleurait aussi, me tenait embrassé.</p> - -<p>—Mon Jean!... Ah! mon Jean adoré!</p> - -<p>La mère Le Gannec vint frapper à la porte de la chambre.... Elle ne -s'adressa pas à Juliette, affecta même de ne pas la regarder.</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il faut faire des malles, nostre Mintié? demanda-t-elle.</p> - -<p>—Il faut les faire monter, mère Le Gannec!</p> - -<p>—On ne peut pas monter toutes ces malles ici, répliqua durement la -vieille femme.</p> - -<p>—Tu en as donc beaucoup, ma chérie?</p> - -<p>—Beaucoup, mais non!... il y en a six.... Ces gens sont stupides!</p> - -<p>—Eh bien, mère Le Gannec, dis-je, gardez-les en bas, pour ce soir.... -Nous verrons demain....</p> - -<p>Je m'étais levé, et Juliette furetait dans la chambre, s'exclamait à -chaque instant:</p> - -<p>—Mais c'est gentil ici.... C'est drôle tout plein, mon chéri.... Et -puis, tu as un lit, un vrai lit.... Moi qui croyais qu'on couchait dans -des armoires, en Bretagne.... Ah!... qu'est-ce que c'est que ça?... Ne -bouge pas, Jean, ne bouge pas.</p> - -<p>Elle avait pris sur la cheminée un gros coquillage, l'appliquait contre -son oreille.</p> - -<p>—Tiens! disait-elle désappointée.... Tiens! ça ne fait pas: <i>chuuu</i>! -dans tes coquillages!... Pourquoi, dis?</p> - -<p>Puis brusquement, elle se jetait dans mes bras, me couvrait de baisers.</p> - -<p>—Ah! ta barbe!... Ah! tu laisses pousser ta barbe, vilain!... Et comme -tes cheveux sont longs! Et comme tu as maigri! Est-ce que je suis -changée, moi?... Est-ce que je suis belle autant?</p> - -<p>Nouant ses mains autour de mon cou, penchant sa tête sur mon épaule:</p> - -<p>—Raconte ce que tu fais ici, comment tu passes tes journées, à quoi -tu penses.... Raconte à ta petite femme.... Et ne mens pas.... Dis-lui -bien tout, tout, tout!...</p> - -<p>Alors, je lui parlai de mes marches acharnées, de mes abattements sur -la dune, de mes sanglots, d'elle que je voyais sans cesse, d'elle que -j'appelais, comme un fou, dans le vent, dans la tempête....</p> - -<p>—Pauvre petit! soupirait-elle.... Et je parie que tu n'as pas même un -caoutchouc?...</p> - -<p>—Et toi? et toi? ma Juliette, as-tu pensé à moi seulement?</p> - -<p>—Ah! moi, quand je ne t'ai plus trouvé à la maison, j'ai cru que -j'allais mourir.... Célestine m'avait dit qu'un homme était venu te -prendre! J'ai tout de même attendu.... Il rentrera, il rentrera.... -Et tu ne rentrais pas.... Et j'ai couru chez Lirat, le lendemain!... -Ah! si tu savais comme il m'a reçue!... comme il m'a traitée!... Et -je demandais à tout le monde: «Savez-vous où est Jean?» Et personne -ne pouvait me répondre.... Oh! méchant! partir comme ça ... sans un -mot!... Tu ne m'aimais donc plus?... Alors, tu comprends, j'ai voulu -m'étourdir.... Je souffrais trop!...</p> - -<p>Sa voix prit une intonation brève:</p> - -<p>—Quant à Lirat!... sois tranquille, mon chéri, je me vengerai de -lui.... Et tu verras!... Ça sera farce!... Quelle crapule que ton ami -Lirat!... Mais tu verras, tu verras.</p> - -<p>Une chose me tourmentait: combien de jours, de semaines Juliette -passerait-elle avec moi?... Elle avait apporté six malles; donc, elle -avait l'intention de demeurer au Ploc'h un mois au moins, peut-être -davantage.... A la joie si grande de la posséder, sans trouble, sans -crainte, se mêlait une vive inquiétude.... Je n'avais pas d'argent ... -et je connaissais trop Juliette pour ne point ignorer qu'elle ne se -résignerait pas à vivre comme moi, et je prévoyais des dépenses que -je n'étais pas en état de supporter.... Or comment faire?... N'osant -l'interroger directement, je répondis:</p> - -<p>—Nous avons le temps de songer à cela, ma chérie, dans trois mois, -quand nous rentrerons à Paris....</p> - -<p>—Dans trois mois.... Mais, mon pauvre mignon, je repars dans huit -jours.... Ça m'ennuie tant!</p> - -<p>—Reste, ma petite Juliette, je t'en supplie, reste tout à fait ... -plus longtemps ... quinze jours!</p> - -<p>—C'est impossible, tu comprends.... Oh! ne sois pas triste, mon -chéri.... Ne pleure pas ... parce que, si tu pleures, je ne te dirai -pas une chose, une belle chose.</p> - -<p>Elle se fit plus tendre encore, se pelotonna contre moi, et reprit:</p> - -<p>—Écoute-moi bien, mon chéri.... Je n'ai qu'une pensée, une seule -pensée, vivre avec toi!... Nous quitterons Paris, nous nous en irons -dans une petite maison, si bien cachés, vois-tu, que personne ne saura -plus si nous existons.... Seulement, il nous faut vingt mille francs de -rente.</p> - -<p>—Où donc veux-tu que je les prenne maintenant? m'écriai-je découragé.</p> - -<p>—Écoute-moi donc! poursuivit Juliette.... Il nous faut vingt mille -francs de rente.... Oh! j'ai tout calculé!... Eh bien, dans six mois, -nous les aurons....</p> - -<p>Juliette me regarda d'un air mystérieux ... elle répéta:</p> - -<p>—Nous les aurons!...</p> - -<p>—Je t'en supplie, ma chérie, ne parle pas ainsi.... Tu ne sais pas le -mal que tu me fais....</p> - -<p>Juliette éleva la voix; le pli de son front devint dur:</p> - -<p>—Alors, tu aimes mieux que je sois à d'autres toujours?...</p> - -<p>—Ah! tais-toi, Juliette!... tais-toi!... Ne parle jamais comme cela, -jamais!...</p> - -<p>—Es-tu drôle!... Allons, sois gentil, et embrasse-moi!...</p> - -<p>Le lendemain, pendant qu'au milieu des malles ouvertes, des robes -étalées partout, elle s'habillait, très déconcertée de l'absence -de sa femme de chambre, elle forma une quantité de projets pour la -journée.... Elle voulait se promener sur la jetée, monter au phare, -pêcher, aller à la dune, et s'asseoir à la place où j'avais tant -pleuré.... Elle se réjouissait d'apercevoir de jolies Bretonnes, en -costume soutaché et brodé, comme au théâtre, de boire du lait, dans des -fermes!</p> - -<p>—Il y a des bateaux ici?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Beaucoup?</p> - -<p>—Mais oui.</p> - -<p>—Ah! quelle chance, j'aime tant les bateaux! Puis elle me contait les -nouvelles de Paris.... Gabrielle n'était plus avec Robert.... Malterre -se mariait.... Jesselin voyageait.... Il y avait eu des duels.... Et -des anecdotes sur tout le monde!... Toute cette mauvaise odeur de Paris -me ramenait à des mélancolies, à des souvenirs poignants.... Me voyant -triste, elle s'interrompait, m'embrassait, prenait des airs navrés:</p> - -<p>—Ah! tu crois peut-être que cette existence me plaît! gémissait-elle -... que je ne songe qu'à m'amuser, à être coquette!... Si tu -savais!... Tu comprends, il y a des choses que je ne peux pas te -dire.... Mais si tu savais quel supplice c'est pour moi!... Tu es -malheureux, toi!... Eh bien, moi?... Tiens, si je n'avais pas l'espoir -de vivre avec mon Jean, souvent, j'ai tant de dégoût que je me tuerais.</p> - -<p>Et, rêveuse, câline, elle revenait à ses bergeries, à ses petits -sentiers de verdure, au calme de l'existence douce et cachée, avec des -fleurs, des bêtes, et de l'amour.... Ah! de l'amour dévoué, soumis, de -l'amour éternel, de l'amour qui nous illuminerait, jusqu'à la mort, -ainsi qu'un chaud soleil.</p> - -<p>Nous sortîmes après le déjeuner, que la mère Le Gannec nous servit -sévèrement, sans desserrer les lèvres une seule fois. A peine dehors, -comme la brise fraîchissait et lui défrisait les cheveux, Juliette -désira rentrer.</p> - -<p>—Ah! le vent, mon chéri!... Le vent, vois-tu, je ne peux pas supporter -ça.... Il me décoiffe et me rend malade!...</p> - -<p>Elle s'ennuya toute la journée, et nos baisers ne suffirent pas à -en remplir le vide.... De même qu'autrefois, dans mon cabinet, elle -étendit une serviette sur sa robe, sur la serviette posa de menues -brosses et des limes et, grave, se mit à lisser ses ongles. Je -souffrais cruellement, et la vision du vieux homme, à la fenêtre, -m'obsédait.</p> - -<p>Le jour suivant, Juliette me déclara qu'elle était obligée de partir le -soir même.</p> - -<p>—Ah! quel malheur, mon chéri!... J'avais oublié!... vite, vite, -commande une voiture.... Oh! quel malheur!</p> - -<p>Je n'essayai pas de la retenir.... Affalé sur une chaise, immobile, -sombre, la tête dans les mains, j'assistai aux préparatifs du départ, -sans prononcer une parole, sans laisser échapper une prière.... -Juliette allait, venait, pliant ses robes, rangeant son nécessaire, -refermant ses malles, et je n'entendais rien, je ne voyais rien, je ne -savais rien.... Des hommes entrèrent, dont les pas pesants faisaient -craquer le plancher.... Je compris qu'ils emportaient les malles. -Juliette s'assit sur mes genoux.</p> - -<p>—Mon pauvre chéri, pleurait-elle, cela te fait de la peine que je -m'en aille ainsi.... Il le faut ... sois sage.... Et puis, bientôt, -je reviendrai ... pour longtemps ... Ne sois pas ainsi.... Je -reviendrai.... Je te le promets.... J'emmènerai Spy.... J'emmènerai un -cheval aussi, pour me promener, tu veux, pas?... Tu verras comme ta -petite femme monte bien.... Embrasse-moi donc, mon Jean!... Pourquoi ne -m'embrasses-tu pas?... Jean voyons!... Adieu! Je t'adore!... Adieu!</p> - -<hr class="tb" /> - -<p>Il faisait nuit quand la mère Le Gannec pénétra dans ma chambre. Elle -alluma la lampe et, doucement, s'approcha de moi.</p> - -<p>—Nostre Mintié! nostre Mintié!</p> - -<p>Je levai les yeux vers elle, et elle était si triste, il y avait en -elle tant de miséricordieuse pitié, que je me précipitai dans ses bras.</p> - -<p>—Ah! mère Le Gannec! mère Le Gannec!... sanglotai-je. Et c'est de ça -que je meurs.... De ça!</p> - -<p>Et tendrement, la mère Le Gannec murmura:</p> - -<p>—Nostre Mintié, pourquoi que vous ne priez pas le bon Dieu?... Ça vous -soulagerait!</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>X</h3> - - -<p class="p2">Voilà huit jours que je ne puis dormir. J'ai, sur le crâne, un casque -de fer rougi. Mon sang bout, on dirait que mes artères tendues se -rompent, et je sens de grandes flammes qui me lèchent les reins. Ce qui -restait d'humain en moi, ce que la douleur morale avait laissé, sous -les ordures entassées, de pudeur, de remords, de respect, d'espoirs -vagues, ce qui me rattachait, par un lien, si faible fût-il, à la -catégorie des êtres pensants, tout cela a été emporté par une folie de -brute forcenée.... Je n'ai plus la notion du bien, du vrai, du juste, -des lois inflexibles de la nature. Les répulsions sexuelles d'un règne -à l'autre qui maintiennent les mondes en une harmonie constante, je -n'en ai plus conscience: tout se meut, se confond en une fornication -immense et stérile, et, dans le délire de mes sens, je ne rêve que -d'impossibles embrassements.... Non seulement l'image de Juliette -prostituée ne m'est plus une torture, elle m'exalte au contraire.... Et -je la cherche, je la retiens, je tâche de la fixer par d'ineffaçables -traits, je la mêle aux choses, aux bêtes, aux mythes monstrueux, et, -moi-même, je la conduis à des débauches criminelles, fouettée par -des verges de fer.... Juliette n'est plus la seule dont l'image me -tente et me hante ... Gabrielle, la Rabineau, la mère Le Gannec, la -demoiselle de Landudec défilent toujours, devant moi, dans des postures -infâmes.... Ni la vertu, ni la bonté, ni le malheur, ni la vieillesse -sainte ne m'arrêtent et, pour décors à ces épouvantables folies, je -choisis de préférence les endroits sacrés et bénits, les autels des -églises, les tombes des cimetières.... Je ne souffre plus dans mon -âme, je ne souffre plus que dans ma chair.... Mon âme est morte dans -le dernier baiser de Juliette, et je ne suis plus qu'un moule de chair -immonde et sensible, dans lequel les démons s'acharnent à verser -des coulées de fonte bouillonnante!... Ah! je n'avais pas prévu ce -châtiment!</p> - -<p>L'autre jour, sur la grève, j'ai rencontré une pêcheuse de -palourdes.... Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas -de goémon pourrissant. Je me suis approché d'elle avec des gestes -fous.... Et, subitement, je me suis enfui, car j'avais la tentation -infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les galets -et les flaques d'eau.... A travers la campagne, je marche, je marche, -les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse, des odeurs -de femelles.... Une nuit, la gorge en feu, le cerveau affolé par -des visions abominables, je m'engage dans les ruelles tortueuses du -village, frappe à la porte d'une fille à matelots.... Et je suis entré -dans ce bouge.... Mais sitôt que j'ai senti sur ma peau cette peau -inconnue, j'ai poussé un cri de rage ... et j'ai voulu partir.... Elle -me retenait.</p> - -<p>—Laisse-moi! ai-je crié.</p> - -<p>—Pourquoi t'en vas-tu?</p> - -<p>—Laisse-moi.</p> - -<p>—Reste.... Je t'aimerai.... Sur la côte, souvent, je t'ai suivi.... -Souvent, près de la maison que tu habites, j'ai rôdé.... Je voulais de -toi.... Reste!</p> - -<p>—Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me dégoûtes!...</p> - -<p>Et comme elle se penchait à mon cou, je l'ai battue.... Elle gémissait:</p> - -<p>—Ah! ma Doué! il est fou!</p> - -<p>Fou!... Oui, je suis fou!... Je me suis regardé dans la glace et j'ai -eu peur de moi.... Mes yeux agrandis s'effarent au fond de l'orbite qui -se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie; ma bouche est pâle, -tremblante, elle pend, pareille à celle des vieillards lubriques.... -Mes gestes s'égarent, et mes doigts, sans cesse agités de secousses -nerveuses, craquent, cherchant des proies, dans le vide....</p> - -<p>Fou!... Oui, je suis fou!... Lorsque la mère Le Gannec tourne autour de -moi, lorsque j'entends glisser ses chaussons sur le plancher, lorsque -sa robe me frôle, des pensées de crime me viennent, m'obsèdent, me -talonnent et je crie:</p> - -<p>—Allez-vous-en!... mère Le Gannec, allez-vous-en! Fou!... Oui, je -suis fou!... Souvent la nuit j'ai passé des heures à la porte de sa -chambre, la main sur la clef de la serrure, prêt à me précipiter dans -l'ombre.... Je ne sais ce qui m'a retenu.... La peur, sans doute; car -je me disais: «Elle se débattra, criera, appellera, et je serai forcé -de la tuer!...» Une fois, surprise par le bruit, elle s'est levée.... -Me voyant en chemise, les jambes nues, elle est restée un moment -stupéfaite.</p> - -<p>—Comment!... c'est vous, nostre Mintié!... Qu'est-ce que vous faites -ici?... Êtes-vous malade?</p> - -<p>J'ai balbutié des mots incohérents, et je suis remonté....</p> - -<p>Ah! que l'on me chasse, que l'on me traque, que l'on me poursuive -avec des fourches, des pieux et des faux, comme on fait d'un chien -enragé!... Est-ce que des hommes n'entreront pas, là , tout à l'heure, -qui se jetteront sur moi, me bâillonneront, et m'emporteront dans -l'éternelle nuit du cabanon!</p> - -<p>Il faut que je parte!... Il faut que je retrouve Juliette!... Il faut -que j'épuise sur elle cette rage maudite!...</p> - -<p>Quand l'aube paraîtra, je descendrai, et je dirai à la mère Le Gannec:</p> - -<p>—Mère Le Gannec, il faut que je parte!... Donnez-moi de l'argent.... -Je vous le rendrai plus tard.... Donnez-moi de l'argent ... il faut que -je parte!...</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>XI</h3> - - -<p class="p2">Juliette m'avait choisi, dans le faubourg Saint-Honoré, tout près -de la rue de Balzac, une chambre, au second étage d'un petit hôtel -meublé. Les meubles étaient de guingois, les tapisseries, les tiroirs -s'ouvraient en grinçant, une odeur aigre de bois suri, de poussière -ancienne, imprégnait les rideaux des fenêtres et les draperies du lit; -mais elle avait su donner, en plaçant çà et là quelques bibelots, un -aspect plus intime à cette pièce banale et froide où tant d'existences -inconnues avaient passé sans laisser de trace aucune. Juliette avait -tenu aussi à ranger elle-même mes affaires, dans l'armoire, qu'elle -bourrait de paquets d'iris.</p> - -<p>—Tu vois, mon chéri ... ici les chaussettes ... là les chemises de -nuit ... j'ai mis tes cravates dans le tiroir ... tes mouchoirs sont -là .... J'espère qu'elle a de l'ordre, ta petite femme.... Et puis, -tous les jours, je te porterai une fleur qui sent bon.... Allons ne -sois pas triste.... Dis-toi bien que je t'aime, que je n'aime que toi, -que je viendrai souvent.... Ah! tes caleçons que j'ai oubliés!... Je -te les enverrai par Célestine, avec ma photographie dans le beau cadre -en peluche rouge.... Ne t'ennuie pas, pauvre mignon!... Tu sais, si -ce soir, à minuit et demi, je ne suis pas là , ne m'attends pas.... -Couche-toi.... Dors bien.... Tu me promets?</p> - -<p>Et jetant un dernier coup d'Å“il sur la chambre, elle était partie.</p> - -<p>Tous les jours, en effet, Juliette revenait, en allant au Bois, et en -rentrant chez elle, avant le dîner. Elle ne restait que deux minutes, -fiévreuse, agitée par une hâte d'être dehors; le temps de m'embrasser, -le temps d'ouvrir l'armoire, pour se rendre compte si les choses -étaient dans le même ordre.</p> - -<p>—Allons! je m'en vais.... Ne sois pas triste ... je vois que tu as -encore pleuré.... Ça n'est pas gentil! Pourquoi me faire de la peine?</p> - -<p>—Juliette! te verrai-je ce soir?... Oh! je t'en prie, ce soir!</p> - -<p>—Ce soir?</p> - -<p>Elle réfléchissait un instant.</p> - -<p>—Ce soir, oui, mon chéri.... Enfin, ne m'attends pas trop.... -Couche-toi.... Dors bien.... Surtout, ne pleure pas.... Tu me -désespères!... Vraiment, on ne sait comment être avec toi!</p> - -<p>Et je vivais là , vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais, -comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte, -tombaient dans l'éternité de l'attente.</p> - -<p>A l'exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand -accablement.... Je demeurais des après-midi entiers, sans bouger, -la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi, comme au -lendemain d'une ivresse. Ma vie ressemblait à un sommeil lourd, que -traversent des rêves pénibles, coupés par de brusques réveils, plus -pénibles encore que les rêves, et dans l'anéantissement de ma volonté, -dans l'effacement de mon intelligence, je ressentais plus vive encore -l'horreur de ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me -jetait en des angoisses perpétuelles.... Comme autrefois, sur la dune -du Ploc'h, il ne m'était pas possible de chasser l'image de boue, -qui grandissait, devenait plus nette, et revêtait des formes plus -cruelles.... Perdre un être qu'on aime, un être de qui toutes vos -joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu'à des souvenirs -de bonheur, cela vous est une douleur déchirante.... Mais où il y a -une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance s'endort -en quelque sorte bercée par sa tendresse même.... Moi, je perdais -Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure, chaque minute, -et à ces morts successives, à ces morts impénitentes, je ne pouvais -rattacher que des souvenirs suppliciants et des souillures.... J'avais -beau chercher, sur la vase remuée de nos deux cÅ“urs, une fleur, une -toute petite fleur dont il eût été si bon de respirer le parfum, je ne -la trouvais pas.... Et cependant, je ne concevais rien sans Juliette. -Toutes mes pensées avaient Juliette pour point de départ, Juliette -pour aboutissement; et plus elle m'échappait, plus je m'acharnais -dans l'idée absurde de la reconquérir. Je n'espérais pas, emportée, -comme elle l'était, dans cette existence de plaisirs mauvais, qu'elle -s'arrêtât jamais; pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des -projets d'avenir meilleur. Je me disais «Il n'est pas possible qu'un -jour le dégoût ne la prenne qu'un jour la douleur n'éveille en son -âme un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous -en irons dans un appartement d'ouvrier, et moi, comme un forçat, je -travaillerai ... J'entrerai dans le journalisme, je publierai des -romans, j'implorerai des besognes de copiste.... Hélas! je m'efforçais -de croire à tout cela, afin d'atténuer l'état d'abjection où j'étais -descendu. Avec le produit de la vente des deux études de Lirat, des -quelques bijoux que je possédais, de mes livres, j'avais réalisé une -somme de quatre mille francs que je gardais précieusement, pour cette -chimérique éventualité.... Une fois que Juliette était songeuse et plus -tendre qu'à l'ordinaire, j'osai lui communiquer ce projet admirable.... -Elle battit des mains.</p> - -<p>—Oui! oui!... Ah! ce serait si amusant!... Un tout petit appartement, -tout petit, tout petit!... Je ferais le ménage, j'aurais de jolis -bonnets, un joli tablier!... Mais c'est impossible avec toi! Quel -dommage!... C'est impossible!</p> - -<p>—Pourquoi donc est-ce impossible?</p> - -<p>—Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons de -faim ... C'est ta nature, comme ça!... As-tu travaillé au Ploc'h!... -Travailleras-tu maintenant?... Jamais tu n'as travaillé!...</p> - -<p>—Le puis-je? ... Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me quitte pas -un seul instant?... C'est tout l'inconnu de ta vie, c'est la douleur -atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui me ronge, qui -me dévore, qui me vide les moelles!... Quand tu n'es pas là , j'ignore -où tu es, et pourtant je suis là , où tu es, toujours!... Ah! si tu -voulais!... Te savoir près de moi, aimante et tranquille, loin de ce -qui salit et de ce qui torture.... Mais j'aurais la force d'un Dieu!... -De l'argent!... De l'argent! mais je t'en gagnerais par pelletées, par -tombereaux!... Ah! Juliette, si tu voulais! si tu voulais!...</p> - -<p>Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d'or que mes paroles -faisaient tinter à ses oreilles.</p> - -<p>—Eh bien, gagnes-en tout de suite, mon chéri.... Oui, beaucoup, des -tas!... Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font du mal.... -Les hommes, est-ce drôle!... Ça ne veut pas comprendre!</p> - -<p>Tendrement, elle s'assit sur mes genoux.</p> - -<p>—Puisque je t'adore, mon cher mignon!... Puisque les autres, je les -déteste, et qu'ils n'ont rien de moi, tu entends, rien.... Puisque je -suis bien malheureuse!...</p> - -<p>Les yeux pleins de larmes, elle cherchait à se faire toute petite -contre moi, et répétait: «Oui, bien, bien malheureuse!...» J'en avais -horreur et pitié....</p> - -<p>—Ah! il croit que c'est par plaisir! s'écria-t-elle en sanglotant, il -croit cela!... Mais si je n'avais pas mon Jean pour me consoler, mon -Jean pour me bercer, mon Jean pour me donner du courage, je ne pourrais -plus ... je ne pourrais plus.... J'aimerais mieux mourir.</p> - -<p>Brusquement, changeant d'idée, et d'une voix où il me sembla entendre -les regrets gémir:</p> - -<p>—D'abord, pour ça ... pour le petit appartement... il faudrait de -l'argent, et tu n'en as pas!</p> - -<p>—Mais si, ma chérie.... Mais si, clamai-je triomphalement, j'ai -de l'argent!... Nous avons de quoi vivre deux mois, trois mois, en -attendant que je conquière une fortune!</p> - -<p>—Tu as de l'argent?... Fais voir.</p> - -<p>J'étalai devant elle les quatre billets de mille francs. Juliette les -saisit dans sa main, un à un, âprement, les compta, les examina. Ses -yeux luisaient, étonnés et charmés.</p> - -<p>—Quatre mille francs, mon chéri!... Comment, tu as quatre mille -francs?...Mais tu es riche!... Alors....</p> - -<p>Elle se pendit à mon cou, caressante.</p> - -<p>—Alors, reprit-elle, puisque tu es très riche.... J'ai envie d'un -petit nécessaire de voyage que j'ai vu, rue de la Paix!... Tu veux me -l'acheter, mon chéri; tu veux, pas?</p> - -<p>Je reçus au cÅ“ur un coup si douloureux que je faillis tomber sur le -plancher; et un flot de larmes m'aveugla. Pourtant, j'eus le courage de -demander:</p> - -<p>—Qu'est-ce qu'il vaut, ton nécessaire?</p> - -<p>—Deux mille francs, mon chéri.</p> - -<p>—C'est bien!... Prends deux mille francs.... Tu l'achèteras toi-même.</p> - -<p>Juliette me baisa au front, prit deux billets qu'elle enfouit -précipitamment dans la poche de son manteau, et son regard attaché -sur les deux qui restaient et qu'elle regrettait sans doute de ne pas -m'avoir demandés, elle dit:</p> - -<p>—Vrai?... Tu veux bien?... Ah! c'est gentil!... Cela fait que si tu -retournes au Ploc'h, j'irai te voir avec mon nécessaire tout neuf.</p> - -<p>Quand elle fut partie, je m'abandonnai à une violente colère contre -elle, contre moi surtout, et, la colère apaisée, tout d'un coup, je -m'étonnai de ne plus souffrir.... Oui, en vérité, je respirais plus -librement, j'étendais les bras avec des gestes forts, j'avais dans les -jarrets une élasticité nouvelle; enfin, on eût dit que quelqu'un venait -de m'enlever le poids écrasant que je portais depuis si longtemps -sur les épaules.... J'éprouvais une joie très vive à détendre mes -membres, à faire jouer mes articulations, à étirer mes nerfs, ainsi -qu'il arrive, le matin, au saut du lit.... Ne me réveillais-je pas, -en effet, d'un sommeil aussi pesant que la mort? Ne sortais-je pas -d'une sorte de catalepsie, où tout mon être engourdi avait connu les -cauchemars horribles du néant?... J'étais comme un enseveli qui -retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de -pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce.... J'allai à la -fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d'un angle doré -les maisons en face de moi; sur le trottoir, des gens passaient vite, -affairés, avec des figures heureuses; des voitures se croisaient sur la -chaussée, joyeusement.... Le mouvement, l'activité, le bruit de la vie -me grisaient, m'enthousiasmaient, m'attendrissaient, et je m'écriai:</p> - -<p>—Je ne l'aime plus! Je ne l'aime plus!</p> - -<p>Dans l'espace d'une seconde, j'eus la vision très nette d'une existence -nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre -le rêve interrompu, j'en avais hâte; non seulement je voulais racheter -mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir -si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de -dépit d'avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà , dans -la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des -piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image -immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c'était de penser que -Juliette n'aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais -impitoyablement, hors de mon soleil.</p> - -<p>Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je -ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue.... Je marchais -rapidement, les reins souples, l'allure victorieuse, intéressé par -les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux. Et je -me demandais avec stupeur comment j'avais pu être malheureux aussi -longtemps, comment mes yeux ne s'étaient pas ouverts plus vite à -la vérité.... Ah! la méprisable Juliette!... Comme elle avait dû -rire de mes soumissions, de mes aveuglements, de mes pitiés, de mes -inconcevables folies!... Sans doute, elle racontait à ses amants de -hasard mes douleurs imbéciles, et ils s'excitaient à l'amour en se -moquant de moi!... Mais j'aurais ma revanche, et cette revanche serait -terrible!... Bientôt Juliette se roulerait à mes pieds, suppliante; -elle implorerait son pardon.</p> - -<p>—Non, non, misérable, jamais!... Quand j'ai pleuré, m'as-tu -consolé?... M'as-tu épargné une souffrance, une seule?... Un seul -instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma vie?... Tu -n'es pas digne de partager ma gloire.... Non ... va-t'en!</p> - -<p>Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement, je lui jetterai des -millions à la figure.</p> - -<p>—Tiens des millions!... En veux-tu des millions?... Tiens, encore!</p> - -<p>Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera:</p> - -<p>—Pitié, Jean!... pitié!... Oh! de l'argent, je n'en veux pas!... Ce -que je veux, c'est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre, heureuse -si un seul des rayons de la lumière qui t'entoure vient, un jour, se -poser sur ta pauvre Juliette.... Pitié!</p> - -<p>—As-tu eu pitié de moi, quand je t'ai demandé grâce!... Non!... Les -filles comme toi, on les assomme à coups d'or!... Tiens! en voilà -encore!... Tiens! en voilà toujours!</p> - -<p>Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant avec la -main le geste de jeter des millions à travers l'espace.</p> - -<p>—Tiens, misérable; tiens!</p> - -<p>Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette n'était point -si farouche, que la moindre femme aperçue ne me donnât une inquiétude, -et que je ne sondasse, d'un coup d'Å“il impatient, l'intérieur des -voitures qui, sans cesse, passaient dans la rue.... Sur le boulevard, -mon assurance tomba, et l'angoisse me ressaisit tout entier. De -nouveau, je sentis une pesanteur intolérable sur mes épaules, et la -bête dévorante, un instant chassée, s'abattit sur moi, plus féroce, -enfonçant plus profondément ses griffes dans ma chair.... Il avait -suffi pour cela que je visse des théâtres, des restaurants, ces -endroits maudits, pleins du mystère de la vie de Juliette.... Les -théâtres me disaient: «Cette nuit elle était là , ta Juliette; pendant -que tu gémissais, l'appelant, l'attendant, elle se pavanait dans une -loge, des fleurs au corsage, heureuse, sans une pensée pour toi.» Les -restaurants me disaient: «Cette nuit elle était là , ta Juliette ... les -yeux ivres de débauche, elle s'est vautrée sur nos divans disloqués, -et des hommes qui puaient le vin et le cigare, l'ont possédée....» -Et tous les jeunes gens que je rencontrais, fringuants, superbes, me -disaient aussi: «Ta Juliette, nous la connaissons.... Est-ce qu'elle -t'apporte un peu de l'argent qu'elle nous coûte?» Chaque maison, -chaque objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec -d'affreux ricanements: «Juliette! Juliette!» La vue des roses, chez -les fleuristes, m'était une torture, et j'éprouvais des rages, rien -qu'à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes. -Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force, n'usait toute -sa séduction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais de le voir -disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les temps justiciers -de la Commune, où l'on versait dans les rues le pétrole et la mort! Je -rentrai....</p> - -<p>—Il n'est venu personne? demandai-je au concierge.</p> - -<p>—Personne, monsieur Mintié.</p> - -<p>—Pas de lettre, non plus?</p> - -<p>—Non, monsieur Mintié.</p> - -<p>—Vous êtes sûr qu'on n'est pas monté chez moi, pendant mon absence?</p> - -<p>—La clef n'a pas bougé de là , monsieur Mintié.</p> - -<p>Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon: «Je veux te voir.»</p> - -<p>—Portez cela rue de Balzac....</p> - -<p>J'attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne tarda pas à -reparaître.</p> - -<p>—La bonne m'a dit que Madame n'était pas encore rentrée.</p> - -<p>Il était sept heures.... Je gagnai ma chambre et je m'allongeai sur le -canapé.</p> - -<p>—Elle ne viendra pas.... Où est-elle?... Que fait-elle?</p> - -<p>Je n'avais pas allumé de bougies.... Les fenêtres, éclairées par -les lumières de la rue, glissaient dans la pièce un jour sombre, -projetaient sur le plafond une clarté jaune, où l'ombre des rideaux -se dessinait et tremblait.... Et les heures s'écoulèrent, lentes, -infinies, si infinies et si lentes qu'on eût dit que le temps, -subitement, avait cessé de marcher.</p> - -<p>—Elle ne viendra pas!</p> - -<p>De la rue, m'arrivait le bruit ininterrompu des voitures; les omnibus -roulaient lourdement, les fiacres fatigués ferraillaient, les coupés -passaient, plus légers et plus rapides.... Quand l'un d'eux rasait le -trottoir ou ralentissait son allure, je me précipitais à la fenêtre, -que j'avais laissée entr'ouverte, et je me penchais vers la rue.... -Aucun ne s'arrêtait.</p> - -<p>—Elle ne viendra pas!</p> - -<p>Et, tout en disant: «Elle ne viendra pas!» j'espérais bien que Juliette -serait là dans quelques minutes.... Que de fois je m'étais roulé sur le -canapé, en criant: «Elle ne viendra pas!» et Juliette était venue!... -Toujours, au moment où je désespérais le plus, j'entendais une voiture -s'arrêter, puis des pas dans l'escalier, puis un craquement dans le -couloir, et Juliette apparaissait souriante, empanachée, emplissant la -chambre d'un parfum violent, et d'un froufrou de soie remuée.</p> - -<p>—Allons, prends ton chapeau, mon chéri.</p> - -<p>Irrité par ce sourire, par ces toilettes, par ce parfum, exaspéré par -l'attente, souvent, je la traitais durement.</p> - -<p>—Où as-tu été? dans quels bouges t'es-tu traînée?... Dis, dans quels -bouges?</p> - -<p>—Oh! si c'est une scène, merci!... Je m'en vais.... Bonsoir!... -Moi qui ai eu toutes les peines du monde à me rendre libre, pour te -retrouver?</p> - -<p>Alors, tendant les poings, tous les muscles crispés, je hurlais:</p> - -<p>—Eh bien, va-t'en!... Va-t'en au diable!... Et ne reviens jamais, -jamais!</p> - -<p>La porte à peine refermée sur Juliette, je courais après elle.</p> - -<p>—Juliette! Juliette!</p> - -<p>Elle descendait l'escalier.</p> - -<p>—Juliette!... remonte, je t'en prie!... Juliette ... attends, je vais -avec toi.</p> - -<p>Elle descendait toujours sans détourner la tête. Je la rattrapais.</p> - -<p>Près d'elle, près de cette robe, de ces plumes, de ces fleurs, de ces -bijoux, la fureur me reprenait.</p> - -<p>—Allons, remonte, ou je te casse la tête sur ces marches.</p> - -<p>Et, dans la chambre, je tombais à ses pieds.</p> - -<p>—Oui, ma petite Juliette, j'ai tort, j'ai tort.... Mais je souffre -tant!... Aie un peu pitié de moi!... Si tu savais dans quel enfer je -vis!... Si tu pouvais, avec tes mains, écarter les cloisons de ma -poitrine et voir ce qu'il y a dans mon cÅ“ur!... Juliette!... Ah! je ne -peux plus, je ne peux plus vivre comme ça!... Une bête aurait pitié de -moi, je t'assure.... Oui, une pauvre bête aurait pitié!</p> - -<p>Je lui pressais les mains, j'embrassais sa robe....</p> - -<p>—Ma Juliette!... je ne t'ai pas tuée ... j'en avais le droit pourtant, -je te le jure ... je ne t'ai pas tuée!... Tu devrais me tenir compte -de cela.... C'est de l'héroïsme, car tu ignores, toi, ce qu'un homme -qui souffre et qui est seul, toujours, peut concevoir de choses -terribles et vengeresses.... Je ne t'ai pas tuée!... J'espérais, -j'espère encore!... Reviens à moi ... j'oublierai tout, j'effacerai -tout, mes douleurs et nos hontes ... tu seras pour moi la plus pure, -la plus radieuse des vierges.... Nous nous en irons très loin ... où -tu voudras.... Je t'épouserai!... Tu ne veux pas?... Ce que je te -dis, tu crois que c'est pour t'avoir à moi, davantage? Jure que tu -changeras d'existence, et je me tue là , devant toi!... Écoute, je t'ai -tout sacrifié, moi!... Je ne parle pas de ma fortune ... mais ce qui -faisait autrefois la fierté de ma vie, mon honneur d'homme, mes rêves -d'artiste, j'ai tout abandonné, sans un regret, pour toi.... Tu peux -bien me sacrifier quelque chose à ton tour.... Et qu'est-ce que je te -demande? Rien ... la joie d'être honnête et bonne.... Se dévouer, ma -Juliette, se dévouer, mais, c'est si grand, si noble!... Ah! si tu -connaissais la volupté du sacrifice?... Tiens!... Malterre, il est -riche, lui.... C'est un brave garçon, meilleur que les autres, il t'a -aimée!... J'irai chez lui, je lui dirai: «Vous seul pouvez sauver -Juliette, la retirer du monde où elle vit.... Revenez à elle ... et ne -craignez rien de moi ... je partirai....» Veux-tu?...</p> - -<p>Juliette me regardait, étonnée prodigieusement. Un sourire inquiet -errait sur ses lèvres.... Elle murmura:</p> - -<p>—Allons, mon chéri, tu dis des bêtises.... Ne pleure pas, viens!</p> - -<p>M'en allant, je continuais de gémir:</p> - -<p>—Une bête aurait pitié!... Oui, une bête....</p> - -<p>D'autres fois, elle envoyait Célestine pour me chercher, et je la -trouvais couchée dans son lit, fraîche, triste et lasse. Je comprenais -que quelqu'un était là , tout à l'heure, qui venait de partir; je -le comprenais au regard plus tendre de Juliette, à tout ce qui -m'entourait, au lit qui avait été refait, à la toilette rangée avec un -soin trop méticuleux, à toutes les traces effacées, et que je voyais -reparaître dans leur réalité horrible et douloureuse. Je m'attardais -dans le cabinet de toilette, fouillant les tiroirs, interrogeant les -objets, descendant à un examen ignoble des choses familières.... De -temps en temps, de la chambre, Juliette m'appelait:</p> - -<p>—Viens donc, mon chéri! ... qu'est-ce que tu fais?</p> - -<p>Oh! reconstituer son image, percevoir une odeur de lui!... Je humais -l'air, dilatant mes narines, croyant saisir des senteurs fortes de -mâle, et il me semblait que l'ombre de torses puissants s'allongeait -sur les tentures, que je distinguais des carrures d'athlète, des bras -héroïques, des cuisses nerveuses et velues, aux muscles bombants.</p> - -<p>—Viens-tu?... disait Juliette....</p> - -<p>Ces nuits-là , Juliette ne parlait que d'âme, que de ciel, que -d'oiseaux; elle avait un besoin d'idéal, de rêveries célestes.... Toute -petite dans mes bras, chaste comme une enfant, elle soupirait.</p> - -<p>—Oh! qu'on est bien ainsi!... Dis-moi de belles choses, mon Jean, des -choses douces ainsi que dans les vers.... J'aime tant ta voix.... elle -a des sons d'harmonium ... parle-moi longtemps.... Tu es si bon, tu me -consoles si bien!... Je voudrais vivre ainsi, toujours dans tes bras, -ne pas bouger, et t'entendre!... Sais-tu aussi ce que je voudrais?... -Ah! j'en rêve!... Avoir de toi une petite fille qui serait comme un -chérubin, toute rose et blonde!... Je la nourrirais ... et tu lui -chanterais des chansons très jolies, pour l'endormir!... Mon Jean, -quand je serai morte, tu trouveras dans ma caisse à bijoux un petit -cahier rose, avec des dorures.... C'est pour toi ... tu le prendras.... -J'ai écrit là mes pensées, et tu verras si je t'aimais bien!... tu -verras!... Ah! il faudra se lever demain, sortir, quel ennui!... -Berce-moi, parle-moi, dis-moi que tu aimes mon âme ... mon âme!...</p> - -<p>Et elle s'endormait; et elle était si blanche, si pure, que les rideaux -du lit lui faisaient comme deux ailes.</p> - -<p>La nuit s'avançait; le faubourg redevenait calme.... De loin en loin, -des voitures attardées rentraient, et, sur le trottoir, deux sergents -de ville marchaient d'un pas lourd et traînant, toujours pareil!... -Plusieurs fois, la porte de l'hôtel s'était ouverte et refermée; -j'avais entendu des craquements, des glissements de robe, des voix -chuchotantes dans le couloir.... Mais ce n'était pas Juliette!.... Et, -depuis longtemps, l'hôtel silencieux semblait dormir.... Je quittai le -canapé, allumai une bougie, regardai la pendule; elle marquait trois -heures.</p> - -<p>—Elle ne viendra pas!... Maintenant, c'est fini ... elle ne viendra -pas!</p> - -<p>Je me mis à la fenêtre.... La rue était déserte, le ciel, au-dessus, -tout sombre, pesait sur les maisons, comme un couvercle de plomb.... -Là -bas, dans la direction du boulevard Haussmann, de grosses voitures -descendaient, ébranlant la nuit de leurs cahots sonores.... Un rat -courut d'un trottoir à l'autre, et disparut par un caniveau.... Je -vis un pauvre chien, tête basse, la queue entre les jambes, passer, -s'arrêter aux portes, flairer le ruisseau, s'en aller, l'échine -dolente.... J'avais la fièvre, mon cerveau brûlait, mes mains étaient -moites, et je ressentais, dans la poitrine, comme un étouffement.</p> - -<p>—Elle ne viendra pas!... Où est-elle?... Est-elle rentrée?... Ou bien -dans quel coin de cette grande ombre impure se vautre-t-elle?</p> - -<p>Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti.... Elle -avait reçu ma carte ... elle savait qu'elle ne viendrait pas ... et -elle ne m'avait pas envoyé un seul mot!... J'avais pleuré, je l'avais -suppliée, je m'étais traîné à ses genoux ... et pas un mot!... Quelles -larmes, quel sang fallait-il donc verser pour attendrir cette âme -de pierre?... Comment pouvait-elle courir au plaisir, les oreilles -encore pleines du bruit de mes sanglots, la bouche encore humide de -mes prières?... Les filles les plus perdues, les créatures les plus -damnées ont parfois des arrêts dans leur existence de débauche et de -proie; il y a des moments où elles laissent le soleil pénétrer leur -cÅ“ur refroidi, où, les yeux tournés vers le ciel, elles implorent -l'amour qui pardonne et qui rachète!... Juliette! jamais!... quelque -chose de plus insensible que le destin, de plus impitoyable que la -mort, la poussait, l'emportait, la roulait éternellement, sans un -répit, sans une halte, des amours fangeuses aux amours sanglantes, de -ce qui déshonore à ce qui tue!... Plus les jours s'écoulaient, plus la -débauche marquait sa chair de flétrissures. A sa passion, jadis robuste -et saine, se mêlaient aujourd'hui des curiosités abominables, et cet -inassouvissement farouche, cet <i>alcoolisme</i> de l'amour inextinguible, -que donnent les plaisirs irréguliers et stériles. Hormis les nuits où -l'épuisement revêtait les formes imprévues de l'idéal le plus pur, -on sentait sur elle l'empreinte de mille corruptions différentes et -raffinées, de mille fantaisies perverses de blasés et de vieillards. -Il lui échappait des paroles, des cris, qui ouvraient sur sa vie, -brusquement, des horizons de fange enflammée; et, bien qu'elle m'eût -communiqué l'ardeur dévorante de ses dépravations, bien que j'y -goûtasse une sorte de volupté infernale, criminelle, je ne pouvais, -souvent, regarder Juliette sans frissonner de terreur!... En sortant -de ses bras, honteux, dégoûté, j'avais ce besoin qu'ont les réprouvés -de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j'enviais, -avec quels cuisants regrets! j'enviais les êtres supérieurs qui -ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur -vie!... Je rêvais de couvents où l'on prie, d'hôpitaux où l'on se -dévoue.... Un désir fou s'emparait de moi d'entrer dans les bouges -afin d'évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans -le vice, sans une bonne parole; je me promettais de suivre, la nuit, -les prostituées dans l'ombre des carrefours, et de les consoler, et -de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si -touchants, qu'elles en seraient émues, pleureraient et me diraient: -«Oui, oui, sauvez-nous....» J'aimais à rester des heures entières, dans -le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de -bonheur, en l'Å“il des jeunes mères; je m'attendrissais à reconstituer -ces existences, si lointaines de la mienne; à revivre, près d'elles, -ces joies saintes, à jamais perdues pour moi.... Le dimanche j'errais -dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits -employés et les ouvriers qui s'en allaient, en famille, chercher un -peu d'air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu -de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m'attachais -aux pas d'un ouvrier dont la physionomie m'intéressait; j'aurais voulu -avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail -rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue.... Hélas! -j'aurais voulu avoir tout ce que je n'avais pas; être tout ce que je -n'étais pas!... Ces promenades, qui me rendaient plus pénible encore la -constatation de mon abaissement, me faisaient pourtant du bien, et j'en -revenais, chaque fois, avec des résolutions courageuses.... Mais, le -soir, je revoyais Juliette, et Juliette, c'était l'oubli de l'honneur -et du devoir....</p> - -<p>Au-dessus des maisons, le ciel s'éclairait d'une faible lueur, -annonçant l'aube prochaine; et, j'aperçus, au bout de la rue, dans -l'ombre, deux points brillants, deux lanternes de voiture qui -vacillaient, se balançaient, s'avançaient, pareilles à deux becs de -gaz errants.... J'eus un espoir, un instant d'espoir ... la voiture -approchait, dansant sur les pavés, les lumières grandissaient, le -bruit s'accélérait.... Il me sembla que je reconnaissais le roulement -familier du coupé de Juliette!... Mais non!... Tout à coup, la voiture -obliqua sur sa gauche, disparut.... Et, dans une heure, ce serait le -jour!</p> - -<p>—Elle ne viendra pas!... Cette fois, c'est bien fini, elle ne viendra -pas!</p> - -<p>Je fermai la fenêtre et me recouchai sur le canapé, les tempes -battantes, tous les membres endoloris.... En vain, j'essayai de -dormir.... Je ne pus que pleurer, sangloter, crier:</p> - -<p>—Oh! Juliette! Juliette!</p> - -<p>Ma poitrine était en feu, j'avais dans la tête comme un bouillonnement -de lave.... Mes idées s'égaraient, tournaient en hallucinations.... -Le long des murs de ma chambre, des belettes se poursuivaient, -bondissaient, se livraient à des jeux obscènes.... Et j'espérai que -la fièvre m'abattrait, me coucherait dans mon lit, m'emporterait.... -Être malade!... Oh! oui, être malade, longtemps, toujours!... Juliette -s'installait près de moi, elle me veillait, me soulevait la tête pour -me faire boire des remèdes, elle reconduisait le médecin en disant des -choses à voix basse; et le médecin avait un air grave:</p> - -<p>—Mais non! mais non! Madame, tout n'est pas désespéré.... Calmez-vous.</p> - -<p>—Ah! docteur, sauvez-le, sauvez mon Jean!</p> - -<p>—C'est vous seule qui pouvez le sauver, puisque c'est de vous qu'il -meurt!</p> - -<p>—Ah! que puis-je faire?... Dites, docteur, dites!</p> - -<p>—Il faut l'aimer, être bonne....</p> - -<p>Et Juliette se jetait dans les bras du médecin....</p> - -<p>—Non! C'est toi que j'aime ... viens!</p> - -<p>Elle l'entraînait, pendue à ses lèvres ... et, dans la chambre, ils -cabriolaient, sautaient au plafond et retombaient sur mon lit, enlacés.</p> - -<p>—Meurs, mon Jean, meurs, je t'en prie!... Ah! pourquoi tardes-tu tant -à mourir?...</p> - -<p>Je m'étais assoupi.... Quand je me réveillai, il faisait grand jour.... -Les omnibus, de nouveau, roulaient dans la rue; les marchands ambulants -glapissaient leurs ritournelles matinales; contre ma porte, dans le -couloir où des gens marchaient, j'entendais le grattement d'un balai.</p> - -<p>Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac.... Vraiment, je -n'avais pas d'autres projets que de voir la maison de Juliette, de -regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère -Sochard.... Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et -repassai.... Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et -je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l'ombre.... -Au balcon, un tapis pendait.... Les fenêtres de la chambre étaient -fermées.... Qu'y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de -mur blanc, impénétrable?... Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes -d'amour, et deux corps vautrés qui dormaient.... Le corps de Juliette -... et l'autre?... Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette -avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue!... -Ils dormaient, saoulés de luxures!... La concierge vint secouer des -tapis sur le trottoir; je m'éloignai, car depuis que j'avais quitté -l'appartement j'évitais le regard ironique de cette vieille femme, -je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux -petits yeux bouffis et méchants qui avaient l'air de se moquer de mes -malheurs.... Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je -restai longtemps à m'irriter contre ce mur derrière lequel une chose -épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d'un -sphinx accroupi dans le ciel.... Subitement, comme si la foudre était -tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans -raisonner ce que j'allais faire, sans le savoir même, j'entrai dans la -maison, montai l'escalier, sonnai à la porte de Juliette.... Ce fut la -mère Sochard qui m'ouvrit.</p> - -<p>—Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de -suite, lui parler.... Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c'est -moi qui irai la trouver, qui l'arracherai du lit, entendez-vous!... -Dites-lui....</p> - -<p>La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait:</p> - -<p>—Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n'est pas là .... Madame -n'est pas rentrée....</p> - -<p>—Prenez garde, vieille sorcière!... Ne vous foutez pas de moi, -hein!... et faites ce que je commande.... Ou, sinon, Juliette, vous, -les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout....</p> - -<p>La vieille domestique levait les bras au plafond, d'un geste effaré....</p> - -<p>—En vérité du bon Dieu! s'exclama-t-elle.... Puisque je vous dis que -Madame n'est pas rentrée, monsieur Mintié!... Allez dans sa chambre, -vous verrez bien!... puisque je vous le dis!</p> - -<p>En deux bonds, je me précipitai dans la chambre ... la chambre était -vide ... le lit n'avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas -à pas, répétant:</p> - -<p>—Voyons, monsieur Mintié!... Voyons!... Puisque vous n'êtes plus -ensemble, à c't'heure!...</p> - -<p>Je passai dans le cabinet de toilette.... Tout y était en ordre, comme -lorsque nous rentrions, le soir, tard.... Les affaires de Juliette -rangées sur le divan, la bouillotte pleine d'eau, posée sur le fourneau -à gaz....</p> - -<p>—Et où est-elle? demandai-je.</p> - -<p>—Ah! Monsieur! répondit la mère Sochard.... Est-ce qu'on sait où va -Madame?... Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui -a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de -rechange pour Madame.... Voilà tout ce que je sais!</p> - -<p>En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui -avais envoyée.</p> - -<p>—Est-ce que Madame a lu ça?</p> - -<p>—Probablement que non, allez!...</p> - -<p>—Et vous ne savez pas où elle est?</p> - -<p>—Ah! dame, non! ben sûr.... Madame ne me conte point ses affaires!</p> - -<p>Je rentrai dans la chambre, m'assis sur la chaise longue.</p> - -<p>—C'est bien, mère Sochard.... Je vais l'attendre.... Et je vous -avertis que ça va être drôle!... Ha! ha!... A la fin, voyez-vous, mère -Sochard, il faut que ça éclate!... J'ai eu de la patience ... j'ai eu -... Eh bien! en voilà assez!...</p> - -<p>Je brandissais mes poings dans le vide.</p> - -<p>—Et ça va être drôle, mère Sochard!... et vous pourrez vous vanter -d'avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n'oublierez jamais, -jamais!... Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu!</p> - -<p>—Ah! monsieur Mintié!... monsieur Mintié!... supplia la vieille -femme. Pour l'amour du bon Dieu, calmez-vous.... Allez-vous-en!... -Vous commettrez un malheur, c'est sûr!... Et qu'est-ce que vous ferez, -monsieur Mintié?... Qu'est-ce que vous ferez?...</p> - -<p>En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s'avançait vers moi, bombant -le dos, dansant sur ses pattes grêles d'araignée.... Et je regardai -Spy, obstinément.... Et je pensai que Spy était le seul être qu'aimât -Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu'on pût infliger -à Juliette.... Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de -grimper sur mes genoux. Il semblait me dire:</p> - -<p>—Si tu souffres tant, je n'en suis pas la cause.... Te venger sur moi, -si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche.... Et puis, tu crois -qu'elle m'aime tant que ça!... Je l'amuse comme un joujou, je lui suis -une distraction d'une minute et voilà tout.... Si tu me tues, ce soir, -elle aura un autre petit chien comme moi, qu'elle appellera Spy comme -moi, qu'elle comblera de caresses comme moi, et il n'y aura rien de -changé!</p> - -<p>Je n'écoutais pas Spy, de même que je n'écoutais jamais aucune des -voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise -action.... Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les -pattes de derrière.</p> - -<p>—Ce que je ferai, mère Sochard! m'écriai-je.... Tenez!...</p> - -<p>Et faisant tournoyer Spy dans l'air, de toutes mes forces, je lui -écrasai la tête contre l'angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la -glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les -flambeaux, un Å“il arraché tomba sur le tapis....</p> - -<p>—Ce que je ferai, mère Sochard?... répétai-je en lançant le chien -au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s'étala.... Ce que je -ferai?... Ha, ha!... Vous voyez ce sang, cet Å“il, cette cervelle, ce -cadavre, ce lit!... Ha, ha!... Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je -ferai de Juliette!... de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde!...</p> - -<p>—Oh! de ma vie! bégaya la mère Sochard terrifiée!... De ma vie du bon -Dieu, je....</p> - -<p>Elle n'acheva pas.... Les yeux tout grands, la bouche ouverte -démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du -chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la -tache pourprée s'élargissait....</p> - - - -<hr class="chap" /> -<h3>XII</h3> - - -<p class="p2">Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action -monstrueuse, et j'en eus horreur, comme si j'avais assassiné un enfant. -De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et -la plus odieuse!... Tuer Juliette!... C'eût été un crime, assurément, -mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de -mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce -crime.... Tuer Spy!... Un chien ... une pauvre bête inoffensive!... -Pourquoi?... Ah! oui, pourquoi?... A moins d'être une brute, d'avoir -en soi l'instinct sauvage et irrésistible du meurtre!... Pendant la -guerre, j'avais tué un homme, bon, jeune et fort; je l'avais tué au -moment précis où, les yeux charmés, le cÅ“ur ému, il s'attendrissait -à regarder le soleil levant!... Je l'avais tué, caché derrière un -arbre, protégé par l'ombre, lâchement!... C'était un Prussien?... -Qu'importe!... C'était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que -moi.... De son existence dépendaient des existences faibles de femmes -et d'enfants; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, -l'attendaient; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans -ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l'humanité -espérait! Et d'un coup de fusil imbécile et peureux, j'avais détruit -tout cela.... Maintenant, voilà que je tuais un chien!... et que je le -tuais alors qu'il venait à moi, et qu'il essayait, avec ses petites -pattes, de grimper sur mes genoux!... J'étais donc véritablement un -assassin!... Ce petit cadavre me poursuivait; toujours je voyais cette -tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claires de la -chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement!...</p> - -<p>Ce qui me tourmentait aussi, c'était de penser que Juliette ne me -pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de -moi.... Je lui écrivis des lettres repentantes, l'assurant que -désormais j'accepterais d'elle tout ce qu'elle voudrait, que je ne me -plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa -conduite; des lettres si humiliées, si basses, d'une soumission si -vile, qu'une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cÅ“ur soulevé -de dégoût.... Je les faisais porter par un commissionnaire dont je -guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.</p> - -<p>—Il n'y a pas de réponse!</p> - -<p>—Vous ne vous êtes pas trompé?... C'est bien au premier que vous avez -remis la lettre?</p> - -<p>—Oui, Monsieur.... Même que la bonne m'a dit: «Il n'y a pas de -réponse!»</p> - -<p>Je me présentai chez elle. La porte ne s'ouvrit que de la longueur -d'une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait -poser, dès le soir de l'horrible scène ... et, dans l'entrebâillement, -j'aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.</p> - -<p>—Madame n'y est pas!</p> - -<p>—Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer!</p> - -<p>—Madame n'y est pas!</p> - -<p>—Célestine!... Ma chère petite Célestine.... Laissez-moi -l'attendre.... Et je vous donnerai beaucoup d'argent!...</p> - -<p>—Madame n'y est pas!</p> - -<p>—Célestine, je vous en prie!... Allez dire à Madame que je suis là -... que je suis bien calme ... que je suis très malade ... que je vais -mourir!... Et vous aurez cent francs, Célestine ... deux cents francs!</p> - -<p>Célestine m'examinait en dessous, d'un air narquois, heureuse de me -voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu'à -elle, l'implorer servilement.</p> - -<p>—Une toute petite minute, Célestine ... que je la voie seulement, et -je partirai!</p> - -<p>—Non, non, Monsieur!... je serais grondée....</p> - -<p>La sonnette d'un timbre retentit; j'entendis ses drins drins se -précipiter.</p> - -<p>—Vous voyez, Monsieur, on m'appelle!</p> - -<p>—Eh bien!... Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n'est pas -venue chez moi; si elle ne m'a pas écrit à six heures, dites-lui que je -me tue!... A six heures, Célestine!... N'oubliez pas ... dites-lui que -je me tue!</p> - -<p>—Bien, Monsieur!</p> - -<p>Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.</p> - -<p>L'idée me vint d'aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes -malheurs, de lui demander conseil, de l'employer à une réconciliation. -Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, -noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait -toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et -fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis -de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et -<i>sirotait</i> un verre de chartreuse.</p> - -<p>—Tiens, Jean!... Vous êtes donc revenu?</p> - -<p>Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux -premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s'écria:</p> - -<p>—Comment!... Vous ne savez pas?... Mais nous sommes fâchées depuis -un mois ... depuis qu'elle m'a chipé un consul, mon cher, un consul -d'Amérique, qui me donnait cinq mille par mois!... Oui, elle me l'a -chipé, cette peau-là !... Eh bien, et vous?... Vous l'avez lâchée d'un -cran, j'espère?</p> - -<p>—Oh! moi! fis-je ... je suis bien malheureux!... Ainsi, c'est un -consul qui est son amant, aujourd'hui?</p> - -<p>Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.</p> - -<p>—Son amant!... Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme -ça?... Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n'y -tiendrait pas!... Ah! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, -c'est moi qui vous le dis!... Ça vient un jour, et puis le lendemain, -ça fiche le camp!... Ah bien! merci!... C'est bon de les plumer, -mais encore faut-il mettre des gants, hein?... Et vous êtes toujours -amoureux d'elle, pauvre garçon?</p> - -<p>—Toujours, plus que jamais!... J'ai fait tout pour me guérir de cette -passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue ... et -je n'ai pas pu!... Alors, elle mène une abominable conduite, n'est-ce -pas?</p> - -<p>—Ah! bien, vrai!... s'exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en -l'air.... Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi ... je rigole comme -tout le monde ... mais là , parole d'honneur!... sur la tête de ma mère, -je rougirais de faire ce qu'elle fait!</p> - -<p>La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en -vibrant, vers le plafond.... Et pour accentuer ce qu'elle venait de -dire:</p> - -<p>—Ah! bien, vrai! répéta-t-elle.</p> - -<p>Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de -Gabrielle me frappât au cÅ“ur, ainsi qu'un coup de couteau, je pris un -air câlin, m'approchai d'elle.</p> - -<p>—Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je ... racontez-moi.</p> - -<p>—Vous raconter!... vous raconter!... Tenez!... vous connaissez les -deux Borgsheim?... ces deux sales Allemands!... Eh bien, Juliette était -avec eux en même temps!... Ça, vous savez, je l'ai vu!... En même -temps, mon cher!... Un soir, elle disait à l'un: «Ah! bien, c'est toi -que j'aime.» Et elle l'emmenait. Le lendemain, elle disait à l'autre: -«Non, décidément, c'est toi!...» Et elle l'emmenait.... Et si vous -aviez vu ça!... Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur -les additions!... Et puis un tas de choses.... Mais je ne veux rien -vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine!</p> - -<p>—Non, criai-je ... non, Gabrielle ... racontez ... parce que, vous -comprenez, à la fin, le dégoût ... le dégoût....</p> - -<p>Je suffoquais.... J'éclatai en sanglots.</p> - -<p>Gabrielle me consolait:</p> - -<p>—Allons! allons.... Ne pleurez donc pas, pauvre Jean!... Est-ce -qu'elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon?... -Un gentil garçon comme vous!... Si c'est possible?... Je lui disais -toujours: «Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l'as jamais compris -... c'est une perle, un homme comme ça!...» Ah! j'en connais des femmes -qui seraient joliment heureuses d'avoir un petit homme comme vous ... -et qui vous aimeraient bien, allez!...</p> - -<p>Elle s'assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa -voix était devenue caressante, et son regard luisait:</p> - -<p>—Ayez donc un peu de courage.... Lâchez-la!... prenez-en une autre ... -une bonne, une douce, une qui vous comprendrait.... Tiens!...</p> - -<p>Et subitement, elle m'entoura de ses bras, colla sa bouche sur la -mienne.... Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, -s'écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent -horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai -Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa -toilette, et me dit:</p> - -<p>—Oui, je comprends!... J'ai éprouvé ça aussi.... Mais tu sais, mon -petit.... Quand tu voudras.... Viens me voir....</p> - -<p>Je m'en allai.... Mes jambes étaient molles, j'avais, autour de ma -tête, comme des cercles de plomb; une sueur froide m'inondait le -visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins.... -Afin de pouvoir marcher, je dus m'appuyer aux murs des maisons.... -Comme j'étais près de défaillir, j'entrai dans un café, avalai quelques -gorgées de rhum, avidement.... Je ne puis dire que je souffrisse -beaucoup.... C'était une stupeur qui m'alourdissait les membres, un -anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, -de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante.... Et dans mon -esprit égaré, Juliette s'impersonnalisait; ce n'était plus une femme -ayant son existence particulière, c'était la Prostitution elle-même, -vautrée, toute grande, sur le monde; l'Idole impure, éternellement -souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des -nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux.... -Longtemps, je restai là , les coudes sur la table, la tête dans les -mains, les yeux fixés, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs -étaient peintes.... Je quittai enfin le café, et je marchai devant -moi, sans savoir où j'allais, je marchai, je marchai.... Après une -course longue, sans que j'eusse projeté de venir là , je me trouvai -dans l'avenue du Bois-de-Boulogne, près de l'Arc de Triomphe.... Le -jour commençait de baisser.... Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud -qui se violaçaient, le ciel s'empourprait glorieusement, et de petits -nuages roses erraient dans l'espace d'un bleu très pâle.... Le bois se -tassait, plus sombre: une poussière fine, rouge des reflets du soleil -mourant, s'élevait de l'avenue, noire de voitures.... Et les voitures -compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, -traînant les filles de proie aux nocturnes carnages.... Étendues sur -leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs -flasques, nourries d'ordures, toutes, elles étaient là , si pareilles, -que je reconnaissais Juliette en chacune d'elles.... Le défilé me parut -plus lugubre que jamais.... En regardant ces chevaux, ces panaches, -ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures -comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d'étoffes rouges, -jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j'eus -l'impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de -la conquête s'abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu.... Et, -sincèrement, je m'indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne -pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l'avenue.... -Un ouvrier, qui s'en revenait du travail, s'était arrêté au bord du -trottoir.... Ses outils sur l'épaule, le dos rond, il contemplait ce -spectacle.... Non seulement, il n'y avait pas de haine dans ses yeux, -mais on y sentait une sorte d'extase.... La colère me prit.... J'avais -envie d'aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier:</p> - -<p>—Que fais-tu là , imbécile? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi?... -Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras -brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances -quotidiennes.... Aux jours de révolution, tu crois te venger de la -société qui t'écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles -et des souffrants comme toi?... Et jamais tu n'as songé à dresser des -échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te -volent de ton pain, de ton soleil.... Regarde donc!... La société qui -s'acharne sur toi, qui s'efforce de rendre toujours plus lourdes les -chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, -les enrichit; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour -en couvrir les seins avachis de ces misérables.... C'est pour qu'elles -habitent des palais que tu t'épuises, que tu crèves de faim, ou qu'on -te casse la tête sur les barricades.... Regarde donc!... Lorsque, dans -la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t'assomment, -toi, pauvre diable!... Vois, comme ils font la route libre à leurs -cochers et à leurs chevaux! Regarde donc!... Ah! les belles vendanges -pourtant!... Ah! les belles cuvées de sang!... Et comme le bon blé -pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient!...</p> - -<p>Tout à coup, j'aperçus Juliette.... Je l'aperçus, une seconde, de -profil.... Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, -semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux -saluts qu'on lui adressait.... Juliette ne me vit pas.... Elle passa.</p> - -<p>—Elle va chez moi!... Elle s'est rappelée.... Elle va chez moi.</p> - -<p>Je n'en doutais pas.... Un fiacre revenait à vide.... Je montai -dedans.... Juliette avait déjà disparu....</p> - -<p>—Pourvu que j'arrive en même temps qu'elle!... Car elle va chez -moi!... Vite, cocher, vite donc!</p> - -<p>Aucune voiture devant la porte de l'hôtel.... Juliette était déjà -partie! Je me précipitai dans la loge du concierge.</p> - -<p>—On est venu me demander à l'instant? Une dame?... M<sup>me</sup> -Juliette Roux?</p> - -<p>—Mais non, monsieur Mintié.</p> - -<p>—Alors, j'ai une lettre?</p> - -<p>—Rien, monsieur Mintié.</p> - -<p>Je pensai:</p> - -<p>—Tout à l'heure elle sera là !</p> - -<p>Et j'attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute -voix, pour me rassurer:</p> - -<p>—Tout à l'heure elle sera là !</p> - -<p>J'attendis.... Personne!... J'attendis encore.... Personne!... Le temps -fuyait.... Personne toujours.</p> - -<p>—La misérable!... Et elle souriait!... Et son visage était gai!... Et -elle savait que je devais me tuer à six heures!</p> - -<p>Je courus rue de Balzac.... Célestine m'assura que Madame venait de -sortir.</p> - -<p>—Écoutez-moi, Célestine ... vous êtes une brave fille.... Je vous aime -bien.... Vous savez où elle est?... Allez la trouver, et dites-lui que -je veux la voir.</p> - -<p>—Mais je ne sais pas où est Madame.</p> - -<p>—Si, Célestine, si, vous le savez.... Je vous en supplie.... Allez! Je -souffre trop!</p> - -<p>—Parole d'honneur!... Monsieur, je ne sais pas.</p> - -<p>J'insistai.</p> - -<p>—Elle est peut-être chez son amant?... au restaurant?... Oh! -dites-le-moi!</p> - -<p>—Puisque je ne sais pas!</p> - -<p>L'impatience me gagnait.</p> - -<p>—Célestine ... je vous dis des choses gentilles.... Ne m'irritez pas -... parce que....</p> - -<p>Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d'une voix traînante -de voyou:</p> - -<p>—Parce que quoi?... Ah! vous commencez par m'embêter, espèce de -panné!... Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la -police, vous entendez?...</p> - -<p>Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta:</p> - -<p>—Ah! bien, vrai!... Ces saligauds-là , c'est pire que des chiens!</p> - -<p>J'eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine -et, tout honteux, je redescendis l'escalier.</p> - -<p>Il était minuit quand je revins rue de Balzac.... J'avais rôdé -autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les -glaces, entre les fentes des rideaux.... J'étais entré dans plusieurs -théâtres.... A l'Hippodrome, où elle allait, les jours d'abonnement, -j'avais fait le tour des loges.... Ce grand espace, ces lumières -aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et -triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j'avais pleuré!... Je -m'étais rapproché des groupes d'hommes, pensant qu'ils parleraient de -Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en -habit je disais:</p> - -<p>—C'est peut-être celui-là , son amant!</p> - -<p>Que faisais-je ici?... Il semblait que ma destinée fût de courir, -partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais -lieux, d'y attendre la venue de Juliette!... Épuisé de fatigue, la -tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m'étais échoué, -de nouveau, dans la rue. Et j'attendais!... Quoi?... En vérité je -l'ignorais.... J'attendais tout et je n'attendais rien.... J'étais -là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un -crime.... J'espérais que Juliette rentrerait seule ... Alors, j'irais -à elle, je l'attendrirais.... Je craignais aussi de la voir avec un -homme.... Alors, je la tuerais peut-être.... Je ne préméditais rien.... -J'étais venu, voilà tout!... Pour la mieux surprendre, je me dissimulai -dans l'angle de la porte de la maison voisine de la sienne.</p> - -<p>De là , je pourrais tout observer, sans être aperçu, s'il me convenait -de ne pas me montrer.... L'attente ne fut pas longue. Un fiacre, -débouchant du faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue de Balzac, -obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s'arrêta devant la -maison de Juliette!... Je haletais.... Tout mon corps tremblait, secoué -par un frisson.... Juliette descendit d'abord.... Je la reconnus.... -Elle traversa le trottoir en courant, et je l'entendis qui tirait le -bouton de la sonnette.... Puis un homme descendit à son tour, il me -sembla que je reconnaissais cet homme aussi.... Il s'était approché -de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des -pièces d'argent, maladroitement, qu'il examinait à la lumière, le coude -levé.... Et son ombre, sur le sol, s'étalait anguleuse et bête!... Je -voulus me précipiter.... Une lourdeur me retenait cloué à ma place.... -Je voulus crier.... Le son s'étrangla dans ma gorge.... En même temps, -un froid me monta du cÅ“ur au cerveau.... J'eus la sensation que la -vie m'abandonnait.... Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je -m'avançai vers l'homme.... La porte s'était ouverte et Juliette avait -disparu, en disant:</p> - -<p>—Allons!... Venez-vous?</p> - -<p>L'homme fouillait toujours dans son porte-monnaie....</p> - -<p>C'était Lirat!... Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la -tête, que je n'aurais pas été plus stupéfait!... Lirat rentrant avec -Juliette!... Cela ne se pouvait pas!... J'étais fou.... J'avançai -encore.</p> - -<p>—Lirat!... criai-je, Lirat! ...</p> - -<p>Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié!... Immobile, -la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot -dire....</p> - -<p>—Lirat!... Est-ce vous?... Ce n'est pas possible.... Ce n'est pas -vous, n'est-ce pas?... Vous ressemblez à Lirat, mais vous n'êtes pas -Lirat!...</p> - -<p>Lirat se taisait....</p> - -<p>—Voyons, Lirat!... Vous ne ferez pas cela ... ou alors je dirai que -vous m'avez envoyé au Ploc'h pour me voler Juliette!... Vous, ici, -avec elle!... Mais c'est de la folie!... Lirat! rappelez-vous ce -que vous m'avez dit d'elle ... rappelez-vous les belles choses dont -vous aviez nourri mon esprit ... les belles choses que vous aviez -mises dans mon cÅ“ur!... Cette misérable fille!... C'est bon pour -moi, qui suis perdu.... Mais vous!... Vous êtes généreux, vous êtes -un grand artiste!... Est-ce pour vous venger de moi?... Un homme -comme vous ne se venge pas de la sorte.... Il ne se salit pas!... Si -je n'ai pas été vous voir, Lirat, c'était parce que je n'osais pas, -pour ne pas encourir votre colère!... Voyons, parlez-moi, Lirat.... -Répondez-moi!...</p> - -<p>Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l'appelait:</p> - -<p>—Allons, venez-vous?...</p> - -<p>Je saisis les mains de Lirat.</p> - -<p>—Tenez, Lirat ... elle se moque de vous.... Vous ne comprenez donc -pas?... Un jour, elle m'a dit: «Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, -de ses rigueurs hautaines ... et ce sera farce!» Elle se venge ... -vous allez entrer chez elle, n'est-ce pas?... et demain, ce soir, -tout à l'heure, elle vous chassera honteusement!... Oui, c'est cela -qu'elle veut, je vous le jure!... Ah! je me rends compte!... Elle -vous a poursuivi.... Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine -de vous qu'elle soit ... elle vous a affolé.... Elle a le génie du -mal, et vous, vous êtes un chaste!... Elle a versé le poison dans vos -veines.... Mais vous êtes fort!... Après ce qui s'est passé entre nous, -vous ne pouvez pas!... Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un -sale cochon, vous que j'admire!... Un sale cochon, vous!... Allons donc.</p> - -<p>Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m'écartant de ses deux -poings crispés:</p> - -<p>—Eh bien, oui! s'écria-t-il, je suis un sale cochon!... Laissez-moi!</p> - -<p>Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de -tonnerre.... C'était la porte qui se refermait sur Lirat.... Les -maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent.... -Et je ne vis plus rien. J'étendis les bras en avant, et je m'abattis -sur le trottoir.... Alors, au milieu des champs apaisés, j'aperçus une -route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait.... -L'homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au -soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle -enfoui dans l'herbe.... Les pommiers tendaient vers lui leurs branches -chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs -niches moussues.... Il s'assit sur la berge, fleurie à cet endroit de -petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine -des choses.... De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, -des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient: -«Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché.... Nous sommes -les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et -la paix de la conscience.... Viens à nous, toi qui veux vivre!...» -Et l'homme, les bras au ciel, supplia: «Oui, je veux vivre!... Que -faut-il que je fasse pour ne plus souffrir? Que faut-il que je fasse -pour ne plus pécher?» Les arbres s'agitèrent, les blés froissèrent -leurs chaumes: un bruissement sortit de chaque brin d'herbe; les -fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, -et de toutes les choses une voix unique s'éleva: «Nous aimer!» dit -la voix.... L'homme reprit sa route.... Autour de lui les oiseaux -tourbillonnaient....</p> - -<p>Le lendemain, j'achetai un vêtement d'ouvrier....</p> - -<p>—Alors, Monsieur s'en va?... me dit le garçon de l'hôtel, à qui je -venais de donner mes vieilles hardes.</p> - -<p>—Oui, mon ami!</p> - -<p>—Et où Monsieur s'en va-t-il?</p> - -<p>—Je ne sais pas....</p> - -<p>Dans la rue, les hommes me firent l'effet de spectres fous, de -squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, -mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec -d'étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des -colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, -les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de -côtes.... Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, -se ruaient l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide, -toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes -charognes....</p> - -<p style="margin-left: 5%;">Noirmoutier, novembre 1886.</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Le Calvaire, by Octave Mirbeau - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE *** - -***** This file should be named 44139-h.htm or 44139-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/4/4/1/3/44139/ - -Produced by Madeleine Fournier and Marc D'Hooghe at -http://www.freeliterature.org (From images generously made -available by the Internet Archive) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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