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Il était à deux petites lieues de la ville de +Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui +descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son +visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne +paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de +secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur. + +«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que +vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner +le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans +ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se +battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En +achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après +avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre. + +«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, +et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se +battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en +étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le +sujet de leur différend. + +«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique +de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona +Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu +d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu +imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. +Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son +indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est +avisé de me faire un appel. + +«--Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user +ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait +m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me +défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur. + +«--Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre +combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de +Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame +vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs, +quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir +exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un +oeil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur +vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez: +rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment +inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que +j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en +coûte du sang. + +«--Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.--Il faut que cette dame se +déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de +vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui +laisse le champ libre.--J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle +me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins +insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.--Et moi, dit à son +tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore +ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si +je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.» + +«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il, +c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux +rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la +constance.--Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre +tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur +accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je +ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte +que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que +mon coeur ne saurait avouer. + +«--La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut, +s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également +bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un +que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue +agitée. + +«--Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de +l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me +la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause +innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui +menace ma réputation a fait toute ma crainte.» + +«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin +patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse +de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.» +En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique, +qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir. + +«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son +penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais +vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui +intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce +que je donne la préférence.» + +«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un +seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et +disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa +maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie: +tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait +le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur +marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré. + +«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don +Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à +souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite, +mais pour qui son coeur n'était point prévenu. + +«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas +de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où +je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas +que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je +sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous +êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je +vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut +flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour +moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes +à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je +ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon coeur: mon +indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste +encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de +Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et +qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses +richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort: +je le regrette encore tous les jours. + +«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait +nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se +persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur +faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la +font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en +ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. +D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait +son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais +souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, +que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il +est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans +doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me +plaire.» + +«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona +Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de +votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que +vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma +constance.--Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame, +puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de +votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en +sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments +favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts +vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez +pas en droit de me faire des reproches.» + +«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que +la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de +son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre, +et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta +dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la +cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui +l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se +séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena +dans la sienne le Tolédan. + +«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en +particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire +un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui +répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et +m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes +d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde +j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de +ces funestes climats.--Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec +surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr +ce que tous les hommes aiment naturellement?--Après ce qui m'est arrivé, +répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le +quitter pour jamais.--Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de +compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis +soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre +physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et +je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort. + +«--C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don +Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les +bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant +tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement +d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne, +me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus +de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez +depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir +vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur +secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs. + +«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu +presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je +commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils +m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me +croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon coeur dans le choix +que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite, +sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos +conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le +plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours +après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède. + +«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de +Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour +qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint +amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader, +c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il +avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit +force présents, et encore plus d'offres de services. + +«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec +mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée; +effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma +femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la +confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas +possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état +obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la +connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si +naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne. + +«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle +se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement +d'un homme que l'on traitait d'_Excellence_ chatouilla son orgueil et +remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et +m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa +reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda +comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand +seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il +n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et +séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux +secrets empressements du duc. + +«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de +leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon +aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à +l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne +m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se +préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue; +j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai +qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait; +mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à +la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein, +malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles: + + _Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous + êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant + tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à + Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus + d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez + que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment + d'en attendre longtemps la possession._ + +«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je +mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté +d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant +réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment +demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je +dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut +possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son +rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le +faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne +m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre +indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que +désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la +mériter.» + +«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant +pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour +chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère +qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du +moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant +d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma +femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la +priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence. + +«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins +secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre +d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma +maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ, +et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la +conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une +entière vengeance. + +«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se +disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que +l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés +sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que +mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu +tout commerce avec son amant. + +«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me +livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je +courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et +lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue +que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. +Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas +sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes +illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel, +vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus +notre union.» + +«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques +pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné +sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si +justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement +ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles: +je ne regagnerai jamais votre confiance.--Je vous la redonne, Madame, +interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître, +je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.» + +«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais +eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été +si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme, +comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de +l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire +qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses +caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin +qu'elle m'avait causé. + +«Je tombai malade en ce temps-là . Quoique ma maladie ne fût point +mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée: +elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un +appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour +apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une +extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais +besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté, +j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me +donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, +seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me +l'imaginais. + +«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre +vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché +d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir +vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est +avec madame.» + +«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon +valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me +faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio, +m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si +grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.--Seigneur, +reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses +apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je +soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans +l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, +et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.» + +«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et +mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de +Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le +duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il +avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut +avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je +m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le coeur. Je +m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi, +lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant +cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son +amant. + +«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que +j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais +quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture? +Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie; +représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les +circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit +point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait. + +«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir +pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien +que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient +chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant +balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger: +c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce +que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le +jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la +route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau +qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du +bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la +suivre et de l'aider à vous séparer.» + +«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit: +«Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera; +soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire: +vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de +passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus +en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être +uni désormais avec vous d'une étroite amitié.» + +«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et +accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, +seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se +sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se +forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec +un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui +plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le +même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique, +surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même +s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora. + +«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours +avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était +très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le +consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient +enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre +ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou +tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur +l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne +pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta +dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut +bientôt plus à plaindre que lui. + +«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après +l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona +Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait +son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la +pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il +résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le +voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en +excuser. + +«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame, +qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un +jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que +son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir? +dit dona Théodora.--Madame, répartit Mendoce, comme je voulais +aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur +ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il +faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait +une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans +cette ville, les moments lui étaient chers. + +«--Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la +veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs +amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la +vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame +n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa +conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion +qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, +elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien, +un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand +il n'aurait pas d'abord pris le change. + +«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une +profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination +qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée +qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en +soupirant, se plaît à enflammer des coeurs qui ne s'accordent pas? Je +n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une +autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon +indifférence: ton ami t'en venge assez.» + +«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre +quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des +amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle +se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don +Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses +bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre. +Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut +d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se +trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls, +dona Théodora prit ainsi la parole: + +«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant +homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus +chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me +plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre +propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute +défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais +que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils +n'oseraient désobéir à leurs maîtresses. + +«--Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous +étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie: +contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.--Quelle que +puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que +vous me la disiez.--Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous +obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en +voulez savoir. + +«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait +quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le coeur plein de +ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais +surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je +vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je +soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même +depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de +fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre +esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai +pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer. + +«Voilà , Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit +que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse +confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que +j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec +lui.» + +«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa +une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai +qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses +yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, +et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi +vous découvrir le mien: écoutez-moi. + +«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de +Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous +fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où +j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre +secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes +séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort +avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous +proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de +peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien +déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance: +car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma +don Fadrique, je sentis que mon coeur se déclarait pour l'inconnu. +Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous +m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous. + +«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je +vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne +l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour +un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se +venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois +que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme +qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et +j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour +l'autre.» + +«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui +donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance +qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté +des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur. + +«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort +qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté +de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que +doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence +glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel +étrange effet produisent en vous mes bontés! + +«--Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan, +peuvent-elles faire sur un coeur comme le mien? Je suis d'autant plus +misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas +ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie: +pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces +espérances?--Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai +rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses +reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue +que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don +Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend? + +«--Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a +plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de +concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous +me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes +intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne +sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je +partage son âme avec vous. + +«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les +laisser voir avant que j'eusse formé les noeuds d'une amitié si forte. +Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que +comme un rival: mon coeur, en garde contre l'affection qu'il me +marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui +tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu +tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que +j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me +réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que +vous me présentez.» + +«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes, +prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il +sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien. +«Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu, +il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, +ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour +jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié +veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un +reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver. + +«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements +confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu +retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le +seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait, +elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au +lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de +s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle +résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses +chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre +à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir. + +«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était +enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur. +Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était +permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt +interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, +il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut +obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit +aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que +le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en +lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout +le malheur de ma vie?» + +«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint +avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son +château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en +reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des +peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on +lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait +penser, il en conçut un funeste présage. + +«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là -dessus +que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de +s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens +dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien +aujourd'hui.--Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu +de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette +mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, +lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on +croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on +caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?» + +«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui +persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il +eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que +son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours, +dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait +peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora. +Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon +crime. + +«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans +l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire +préparer des chevaux.--Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne +mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans +témoins.--Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona +Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon +coeur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à +l'apaiser en ma faveur. + +«--Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être +utile. Partez tout seul, je vous en conjure.--Non, mon cher don Juan, +répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de +votre amitié.--Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin. +Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous +accorder?» + +«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont +elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son +ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens +d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop +vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous +marquez à m'accompagner? + +«--Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous +m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je +dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la +conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits +qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona +Théodora...--Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en +pâlissant!--Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai +combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez: +vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de +ma passion, si je ne pouvais la détruire. + +«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez +elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir +l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé +de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette +déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, +par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je +dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.» + +«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus +raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et +interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui +dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous +ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous +m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous +m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que +dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments +perfides que vous me déclarez. + +«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous +n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un +amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens +d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...--Rendez-moi +plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un +moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, +et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.» + +«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes +et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle +lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. +Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il +parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait +évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur +l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit; +mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je +ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. +Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants, +Mendoce, mon coeur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma +faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si +dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut +craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus +m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique +m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie? + +«--Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre +innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier +transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! +devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans +vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le +pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à +la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma +tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona +Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en +serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas +un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don +Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de +Cifuentes; que mon coeur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse. + +«--Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le +confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon +bonheur.--Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il +être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour +vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour +me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je +n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne +lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. +Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour +vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse +qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses +désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas +trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du +destin.» + +Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter +l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y +a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le +monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses +comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il +renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre +un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du +roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que +tels qu'ils sont.--Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est +pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature +du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si +vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. +Revenons à mon histoire. + +«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et +l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments +amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de +s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom. +Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de +Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec +tyrannie, et se faisait obéir sans résistance. + +«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de +Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et +ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y +attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour +don Fadrique. + +«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de +la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut +une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord +qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais +après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, +elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, +c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes. + +«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente +qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le +château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les +observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils +commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force; +mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques +étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et +l'arrêtèrent. + +«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui +attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au +château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de +fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la +troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la +suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance, +pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui +commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les +hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent +leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se +retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent +paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à +outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette +vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que +l'empressement des cavaliers fut inutile. + +«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu +ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris +de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait +équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui +n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes +la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le +Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence +sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils +avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre +de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et +soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient +leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. +Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour +être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir. + +«Pendant ce temps-là , Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, +s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un +petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible +de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. +Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de +plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, +animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout +le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation +régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, +dans la cour de Sparte, une si grande consternation.» + + + + +CHAPITRE XIV + +_Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique._ + + +L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit: +«Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la +curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon +attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque +dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et +aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent +à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le +démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette +satisfaction de la manière suivante. + +«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui +dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont +deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la +même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des +étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des +comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France, +est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, +a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une +meilleure fortune. + +«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, +en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation +dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; +ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le +sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut +est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle +d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa +chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de +l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait +d'un profond sommeil. + +«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, +d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à +mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter +des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me +les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison +en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur +notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. +Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter. + +«--Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en +baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous +prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil +m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les +vers que vous avez à me dire.--Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le +poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de +composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification +n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions +triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut +le coeur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les +pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, +et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être +consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la +foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte +modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne. + +«Voici ma tragédie: _La mort de Patrocle_. Scène première. Briseïde et +les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux +et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la +perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par +leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz +que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les +petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans +oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur +timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et +ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils +ne s'attendent point. + +«Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur +d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre. +Ensuite il commence la protase par ces vers: + + Priam va perdre Hector et sa superbe ville; + Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille + Le fier Agamemnon, le Divin Camelus, + Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus, + Léonte de la pique adroit à l'exercice, + Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse; + Achille s'y prépare, et déjà ce héros + Pousse vers Ilium ses immortels chevaux[1]. + Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne, + Quoique l'oeil qui les voit ne les suive qu'à peine, + Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez: + Et lorsque vous serez de carnage lassés, + Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville, + Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille. + Xantus baisse la tête et répond par ces mots: + Achille, vous serez content de vos chevaux: + Ils vont aller au gré de votre impatience; + Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance. + Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler, + Et d'Achille aussitôt le char semble voler. + Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie + Soudain font retentir le rivage de Troie. + Ce prince, revêtu des armes de Vulcain, + Paraît plus éclatant que l'astre du matin, + Ou tel que le soleil commençant sa carrière + S'élève pour donner au monde la lumière, + Ou brillant comme un feu que les villageois font + Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont. + + [1] _Hom. Lib. XIX._ + +«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer +un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de +ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées +sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de +cette comparaison: _Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..._ +Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du +véritable, vous en devez être enchanté.--Je le suis sans doute, a +répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, +et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre +tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui +s'approchaient du corps de Patrocle.--Ne pensez pas vous en moquer, a +répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer: +cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me +fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole. + +«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon +coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je +m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un +jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les +jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans +vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de +Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte +favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut +obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que +sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à +la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.» + +«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son +sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais +bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là : c'est une femme qui ne +peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique, +qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour +emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que +l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des +amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je +composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs +qu'elle. + +«--Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation +de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...--Je me +défierais encore du suffrage de ces personnes-là , interrompit l'auteur +comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien +pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la +plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté +d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur +faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être +d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la +platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas +davantage pour décrier une bonne pièce. + +«--Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces +juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du +parterre.--Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a +répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. +Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces +nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un +mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse, +et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès. + +«--C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le +tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont +représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies; +l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des +bagatelles, que de petites productions d'esprit...--Tout beau, monsieur +l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas +que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie +avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit +moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas +plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer. +Sachez qu'un sujet ingénieux dans les moeurs de la vie ordinaire ne +coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque. + +«--Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi +de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour +éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je +les ai méprisés jusqu'ici.--Je me soucie fort peu de vos mépris, +monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour +répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je +pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les +pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille +parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là -dedans une +image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois +font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les +piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses +admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour +faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux. + +«--Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué +Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir +d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.--Je ne +suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas: +il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la +plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos +tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder +sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et +délicate. + +«--Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le +malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La +cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension +dont elle m'a bien voulu...--Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos +pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on +les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois, +ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous +prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des +poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en +France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à +faire des tragédies. + +«--Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous +avez bien de la vanité.--Pour un versificateur qui ne doit sa réputation +qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien +accroire.--Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas +chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure +vous apprendrait à respecter le cothurne.--Que cette considération ne +vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si +vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez +moi qu'ailleurs.» + +«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et +les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre. +Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, +et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils +étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français, +quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui +sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec +l'Italien séparer les combattants. + +--Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois, +les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus +importants que ceux qui ne font que des comédies.--Sans doute, répondit +Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les +héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.--Eh, +sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il +serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?--La +question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée, +et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en +déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est +pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la +dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là +qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que +le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec +l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un +caractère différent, mais d'une égale habileté. + +«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais +reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue. + + + + +CHAPITRE XV + +_Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié._ + + +«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement, +ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait +été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre +autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas +permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu +sur le sable. + +«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on +s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on +n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout, +quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême +faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses +jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il +voulût dire où son maître emmenait dona Théodora. + +«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût +avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui +restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait +reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve +de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent +dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile. + +«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils +laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures +après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils +avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun +dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à +Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent +une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne +furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau +freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils +profitèrent de l'occasion. + +«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais +cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit, +le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans +l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant +trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils +découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils +le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il +s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne +doutèrent plus que ce ne fût un corsaire. + +«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que +les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il +s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il +jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est +pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat. + +«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens +semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un +vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au +milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du +bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux. + +«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas +continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. +Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à +crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se +rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce +cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de +demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les +chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être +qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la +douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le +maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs +barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec +quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger. + +«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment +espagnol, c'est-à -dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire +de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens; +de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un +instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le +vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut +réglé par le sort. + +«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de +tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs +chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la +Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don +Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous +le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se +jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point +séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des +spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au +contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes +considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils +résolurent de les partager. + +«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des coeurs +impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs +regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le +partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord +avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer +de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras: +«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse +nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure +impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don +Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa +colère?--Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit +don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes +que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans +doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour +un misérable que poursuit sa justice.» + +«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment, +et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en +étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats +de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce +tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du +Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu, +cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est +point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres +peines de mon esclavage.» + +«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait +faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la +voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le +Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis. + +«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena +ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a +coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour +son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans +les jardins du harem[2]. Cette occupation, quoique pénible pour un +gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude +qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait +le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y +pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se +détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se +les retracer. + + [2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers; + il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail. + +«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il +chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour +l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par +curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit +qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos +de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris +celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de +Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un +autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs +questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la +conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes, +à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait. + +«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois +pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur +de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces +mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas +de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête. + +«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai +que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une +entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand +seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en +apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que +son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du +rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté. + +«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une +tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. +Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point +encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage +ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je +me suis attaché à gagner son coeur par une complaisance et par des +respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une +esclave chrétienne. + +«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont +l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est +point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes +regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue +ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que +je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme +l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de +la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui +mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de +toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut +aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que +j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une +sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.» + +«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu +satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible +pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne +ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en +particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance: +des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de +vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de +mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui +avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à +recevoir son agent. + +«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord +qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec +beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui +arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et +pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour +vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez +peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui +accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.» + +«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous +l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos +ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan +qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu +auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre +compte de cet entretien.» + +«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave +sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le +regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre +avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit +le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me +séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?--Ah! don Juan, +s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?--Oui, Madame, +répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan +lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous +revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule +est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle +vous rend à mes voeux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie +que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y +êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire +ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains +d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu! + +«--Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le +temps de vous raconter...--Vous en avez tout le loisir, interrompit don +Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous +surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux +moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre +enlèvement jusqu'ici.--Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par +don Alvar que j'ai été enlevée?--Je ne le sais que trop bien, répartit +don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait +appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher +son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût +achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes: + +«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir +saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de +celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut +sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes, +en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les +voiles au vent. + +«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus +lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon +ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes +pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert +pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par +quel attachement j'ai disputé votre coeur à don Fadrique jusqu'au jour +que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une +passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon +malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je +suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien +pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre +liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends +que, dans la retraite où je vous conduis, un noeud éternel et sacré +unisse nos coeurs. + +«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me +ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à +l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder +comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il +parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me +quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit +un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât +adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir. + +«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un +enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro +Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation +ordonnait ce sacrifice à mon coeur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer +mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux: +aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque +tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira +toute notre attention. + +«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue +d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme +le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là , il nous fut impossible +de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier: +_Arrive, arrive!_ Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que +de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut +très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement +que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme +des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau, +qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses +officiers. + +«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à +mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane: +Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage; +ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! +C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle +pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point +fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les voeux des +premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous +posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je +n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître, +sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne +l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui +va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail. + +«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je +redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre oeil que moi le +sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que +je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel, +et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux +chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent. +Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si +effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma +pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me +conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto. + +«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni +ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais +je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le +malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol +achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette +opinion. + +«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait +pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes +biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du +monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de +son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la +tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un +et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il +m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes +chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent +sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs +qui me sont réservés. + +«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout +contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais +qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre +encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire +l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce +jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins +d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà +peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche +de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice +nouveau.» + +«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don +Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que +vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant +épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que +vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur; +je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez. + +«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin +tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre: +avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...--Ah! +don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous +concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette +mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments +les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs, +n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey, +me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat, +peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à +toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu +me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime +qui t'offense. + +«--Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il +m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un +avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour +vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de +notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes +pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à +soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer; +secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve +moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de +plaisir à ses discours. + +«--Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche +et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là , et quel sera le fruit +d'une feinte si pénible?--Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce +changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner: +pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en +conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère +que l'industrie ne nous sera pas inutile. + +«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous +nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des +fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir: +dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse, +soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre +tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui +le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut +tout promettre pour ne rien accorder.--C'est assez, répartit Théodora, +je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace +m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos +soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je +tiens de vous ma liberté.» + +«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé +bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles +m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si +tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche +douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que +j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma +complaisance.--Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de +faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours +à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame +qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les voeux +des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son +pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir +longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe +Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous +dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences +attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle +n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à +peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition; +continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux +respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans +vos bras l'amour de la liberté. + +«--Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me +donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour +mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas +trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux +voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as +remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le +Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était +cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer +d'esclavage la veuve de Cifuentes. + +«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait +parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que +d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez +très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus +considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa +rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est +amoureux.--Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit +Francisque.--C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: +ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne +fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté. + +«--Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose +vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame +étaient d'humeur à bien payer ce service.--N'en doutez pas, répartit don +Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la +nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de +grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis +Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire. + +«--Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais +chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...--Que +dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier +à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion +pour...?--Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne +laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de +haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir +quelque excuse. Voici son histoire en deux mots. + +«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne +faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller +s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il +deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour +Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui +les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un +More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le +mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la +liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le +More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla +plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa +une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se +mit en tête d'écumer la mer pour son compte. + +«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec +quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla +croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il +retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit +enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises +considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une +frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la +peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite +des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses +disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il +vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où, +depuis ce temps-là , il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et +plusieurs esclaves qui les servent. + +«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même +patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées, +et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il +ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa +foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il +était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard +d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, +le scandale qu'il avait causé aux chrétiens. + +«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un +homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous +prétexte d'aller au bagne[3]: je me rendrai chez lui; je lui +représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être +éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer: +qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de +sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment +nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi +passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone. + + [3] Lieu où s'assemblent les esclaves. + +«--Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance +que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce +renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais +croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le +concevez?--Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon +esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi, +Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise, +et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous +annoncer.» + +«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui +revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au +renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue +délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout +équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, +il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il +engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie +d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera +pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera +l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une +petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le +plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et +l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de +captivité.» + +«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à +dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour +suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui +dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle +esclave: êtes-vous plus satisfait?...--J'en suis charmé, interrompit le +dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses +discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son +état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux +miens une attention obligeante. + +«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu +connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes +encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton +esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes +chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te +renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens, +en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.» + +«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit +d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir +avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave. +Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient +étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le +renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur +avaient été faites. + +«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris +de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible, +s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer +de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de +périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que +cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi? +Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui +enlevez? + +«--Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles +flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant +malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la +douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que +Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de +Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne +soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous +avoir pas vengée. + +«--Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends +le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi; +je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel +effet de la malignité des astres, mon coeur ne saurait être le prix de +ses services.» + +«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui +servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et, +faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave, +dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les +fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus +aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le +traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.» +Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut +compris que par cette dame. + +«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du +dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque +tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours +avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles +alarmes. + +«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet: +«Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en +retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai +vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette +personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le +sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que +je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans +deux jours.» + +«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît +pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey, +qui lui en demanda la cause. + +«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute +fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman +veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela +n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto, +qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la +Porte...--J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même +aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi +de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je +préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce +dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte +des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en +précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez +digne du rang où ma tendresse l'appelle. + +«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour +mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés +ridicules le lui fassent mépriser?--Non, seigneur, répartit don Juan; je +suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi +pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne +précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une +religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui +le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu +de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de +vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de +gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses +scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre +dessein.» + +«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui +proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort +judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque +impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit +jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs +après ce temps-là . Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi +auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.» + +«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui +venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât +là -dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat +serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de +quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que +toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner +l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous +embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur +le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que +j'aurai soin de vous fournir.» + +«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan +que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien +qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et, +pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment +d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la +fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui +descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite +elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du +jardin qui ouvrait sur la mer. + +«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance +le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces +amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur +plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui +qu'ils auraient le moins prévu. + +«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour +s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils +prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune +défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant +dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don +Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point +que je t'attaque en brave homme.» + +«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre: +et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois +d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. +«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous +venez de percer.--Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien +possible que j'eusse assassiné!...--Je vous pardonne ma mort, +interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu +par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content, +puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer +que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie. + +«--Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de +désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va +punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle +ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée +contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps +de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait +que surpris de la fureur de son ami. + +«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là , et qui avaient +eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort +étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa +dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés +étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru; +alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans +sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne +savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se +contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le +rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils +n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit +qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures +n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son +vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il +n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment. + +«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter, +le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent +dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants, +encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur +vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les +voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la +faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer +la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto. + +«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manoeuvre un esclave +français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à +dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses +remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La +veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper +don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir +elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé +son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme +qu'elle aimait. + +«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois +personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer, +quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona +Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les +mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les +deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de +profonds soupirs. + +«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, +don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes: +«Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous +voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais +il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous +chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le +coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de +votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin +d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle +sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où +était le Tolédan. + +«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. +Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce +que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et +n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua +l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui +tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il; +j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne +mourrai point chargé de votre haine.» + +«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes +en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa +de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait +toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un +transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est +peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au +soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre +heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion +et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à +don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.» + +«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en +parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie: +elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie +supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de +sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier +appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur +deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona +Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible. + +«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin +de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que +le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à +dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre. +Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique, +il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui +se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à +représenter. + +«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de +violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux +pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour +m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate, +ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater; +je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié +m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma +mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de +pitié. + +«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de +ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette +nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami +et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre +don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps +qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste +éclaircissement. + +«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où +j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous +attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre +auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter +mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent +comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des +Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je +m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur +don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il +peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que +j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens, +qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera. + +«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que +fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y +trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à +qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait +autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le +priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché, +me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger +cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.--Et +comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se +nommait Théodora. + +«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au +renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein +qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il +fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro +Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au +renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.--Vous serez +bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet +que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre +histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous +n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et +après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec +nous à Valence conduire dona Théodora.» + +«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai +de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé +Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter +s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le +renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant +une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui +nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient +sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.» + +«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au +malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais +frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces +au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera +point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora. + +«--Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon +affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même +j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre +amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre +entretien.--C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite +pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure, +que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro +Ponce.--Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour +qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit. + +«--Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en +sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et +l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle +que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur. +Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la +jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan; +souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé +que vous.» + +«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient +leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal, +poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort +m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me +pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule +devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au +ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt +l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta. + +«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie: +il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et +le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est +effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour +détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant, +qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin +l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il +reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets +insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment. + +«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, +avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le +corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui +témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de +la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant +toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage: +comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir +les côtes d'Espagne. + +«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le +vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son +parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à +Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona +Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses +parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit +une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu. + +«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de +Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du +malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en +faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent +attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet +état. + +«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher +à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler +sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était +arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles +larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses +parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la +félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de +la tyrannie de Mezomorto. + +«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de +don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y +fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don +Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en +retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu. + +«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de +Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se +retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à +Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore +aujourd'hui fort commodément. + +«Dans ce temps-là , don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel +était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il +avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce +qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant +plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner +le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela. + +«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de +qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don +Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission +des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en +demeurèrent point là ; ils portèrent le deuil de leur ami durant une +année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié. + +«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour +Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de +l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie +que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était +toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et +le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son +esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les +charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu +à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et +content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se +blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu +sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous +voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, +pourra le suivre bientôt.» + + + + +CHAPITRE XVI + +_Des songes._ + + +Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui +dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir +deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que +l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui +puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant +aimé. + +--Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, +et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. +J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent +pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont +amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se +met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait +la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses +les unes des autres pour être capables d'amitié. + +--L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un +peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous +allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour: +j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de +personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les +divers songes qu'elles peuvent faire.--Très volontiers, répartit le +démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter. + +--Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien +ridicules.--Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre +Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du +jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme +est dégagée des vapeurs des aliments?--Pour moi, répliqua don Cléofas, +quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.--Vous +avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les +croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. +L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne +méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui +en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit +qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille +autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les +passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse. + +«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous +voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. +Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, +et qu'il se rend à la voix de cette sirène. + +«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le +jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en +gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents +pistoles, moyennant un très-honnête profit. + +«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même +caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il +rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et +son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à +mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces +songes-là ? Vous paraissent-ils extravagants?--Non, ma foi, répondit don +Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir +qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et +conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit +pas être un cavalier du commun.--C'est un gentilhomme de province, +répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme +en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui +cède le pas dans une cérémonie publique. + +«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des +songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui +défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades; +et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil +à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.--Je +souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et +qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un +lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a +condamné.--J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce +cas-là , que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà +fait exécuter la sienne. + +--Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les +yeux en se levant avec précipitation?--C'est un homme de qualité qui +sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant +vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait +de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est +pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de +condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont +elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une +aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à +ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si +pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus +favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature +pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu. + +«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le +domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre +où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits +jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour +l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari +chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux. + +--J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que +c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant +à la demeure du procureur.--Justement, répondit Asmodée; c'est un +chanoine qui rêve qu'il dit son _benedicite_. + +«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise +fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce +marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui +apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent +qu'il est sur le point de faire banqueroute.--Ces deux songes, dit +l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même +porte.--Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr, +est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne. + +«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux +libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. +En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante +pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en +fait une seconde édition sans l'en avertir. + +--Oh! pour ce songe-là , dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander +par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et +entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un +scrupule de tromper les auteurs.--Rien n'est plus véritable, reprit le +boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne +sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée +il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver. + +«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba +sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là -dessus un des +convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces +jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la +vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre +libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une +emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le +troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec +vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait +aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa +poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se +trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée _le Juif +errant_, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même +ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément. + +«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant +timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute +des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il +lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous +êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre +les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs +paroles: je veux des actions.--Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous +de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon +amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?--Hé non! don Nicaise, +non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là -dessus il +s'est réveillé. + +--Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans +ce lit brun se débat comme un possédé.--C'est, répondit le boiteux, un +habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il +rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit +docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin. +Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, +nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour +demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup +d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le +gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit +mériter une vice-royauté. + +«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui +rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte, +songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère +résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la +garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat +éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le +prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure +court après l'exorde de son discours.--Il n'est pas impossible, dit don +Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.--Non vraiment, répondit le +diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur +en pareille occasion. + +«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder +dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?--J'aperçois, dit Léandro +Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une +étrille à la main.--Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui +dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en +dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine +dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier +lui-même le croit comme les autres. + +«Dans une grande maison, vis-à -vis l'hôtel garni, demeure un vieux +chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est +tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à +l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie +son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une +mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute +l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa +mort.--Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien +extraordinaire.--Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque +chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il +était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les +victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en +l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en +pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après +quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir, +où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y +avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de +s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous +les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta +place auprès de nous.» + +--Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir +l'imagination blessée.--En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est +couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit +délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est +une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que +son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle +voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la +gloire de lui plaire. + +--Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière +nous.--Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui +rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui +n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec +une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir. + +«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme +un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il +possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus +il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un +grand coffre.--Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps +de son trésor.--A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai +riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses. + +«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont +voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à +la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les +donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le +profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des +chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut +plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié. + +--Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y +avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils +seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là .--Pas trop, répondit le +diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui +chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net. + +--Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en +soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un +superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de +laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.--C'est une +femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant, +et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne +mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne +pourrait fermer l'oeil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les +Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet +instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter +est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme +d'un grand page des mieux bâtis. + +«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus +plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la +douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, +qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il +y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi +dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il +s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme. +Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il +se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour +décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il +entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien, +après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter +et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort +commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe +céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres +dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une +apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le +vieux comédien en une figure de décoration.» + +Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant: +«Halte-là , seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour: +j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la +populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons +des huées qui ne finiront pas si tôt. + +--On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir +que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que +sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour +cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais +former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra +percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai +vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une +fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de +l'écolier. + +«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas +réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la +nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez +vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là , +je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours +de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous +sur nouveaux frais.--Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point +las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir +de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà +levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles +faire de si grand matin?--Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le +démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau +des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent +pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est +possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort. + + + + +CHAPITRE XVII + +_Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies._ + + +Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue. +Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en +communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire +la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de +pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller +jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront +pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent +pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons +savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les +coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour. + +«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui +qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et +semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va +tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air +décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un +daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent, +dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de +cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art +de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes +accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage +pour lui apporter un maravedi. + +«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper +l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique +Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. +J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour +aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette +nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches +l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire! + +--Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme +chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec +précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.--Oui, +certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court +à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une +comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien +embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui +s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre +ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un +Amphitryon qui sont auteurs du parti. + +«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que +c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux +des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le +divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va +gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous +cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère +sévère et vigilante. + +«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume +d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son +oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette +maison, vis-à -vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose +à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez +sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit +la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier +_hidalgo_ qui la demande. Il va consulter ses amis là -dessus; et dans le +fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le +gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en +tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous +les meubles. + +«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps +de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre +de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur +en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt +maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un +équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la +frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son +particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par +ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à +des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher +un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après +quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront +convenus.--Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.--Hé mais! +répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement +deviennent avares ou prodigues: c'est la règle. + +--Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa +toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.--Ah! +vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre +attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son +douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec +elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve. + +«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a +promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois +mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents, +qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec +l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié +de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa +maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda +la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions +qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais +ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se +séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre. + +«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il +s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la +conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris +une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment +donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des +billets doux qu'on vous envoie?--Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous +voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser +en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier +a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, +il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il +lui jure de nouveau une éternelle fidélité. + +«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe +au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire +pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.--Ce personnage, dit +l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.--Il est +certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a +des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le +Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine +dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il +demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à +jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son +registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à -dire +quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il +mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène: +«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des +oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux +grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le +faire ramper sous un autre homme.» + +«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs; +ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était +pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. +Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il +éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné +presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé +de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins +honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que +chez les grands seigneurs. + +«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez +accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures +maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon +de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant +des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et +princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des +réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils +ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est +resté fidèle: c'est son chien. + +--Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient +cet équipage que je vois arrêté devant une maison.--C'est, répondit le +démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans +cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de +race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir +qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa +cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de +menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de +prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce +matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit +plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un +si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, +pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien +qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans +une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence. + +«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa +maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a +trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son +rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la +consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de +la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne, +qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial. + +--Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà +un cavalier qui entre chez un traiteur.--Ce cavalier, reprit Asmodée, +est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument +passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour +critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a +point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur +pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre +comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon +qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie. + +«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent +dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se +méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement +que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et +l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides. + +--Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette +église? dit Zambullo.--C'est, répondit le boiteux, un personnage digne +d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un +notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse +de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent, +reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le +voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes. +On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent +qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une +riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.--Vous +savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.--Oh! pour cela oui, +répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère. + +«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant +dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut +une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or +qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le +religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de +juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le +parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la +pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à +Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses +pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui +lui donne un beau rang dans la société civile. + + + + +CHAPITRE XVIII + +_Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas._ + + +Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un +trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un +médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il +passera toute la journée à jouer aux échecs. + +«Pendant ce temps-là , ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point, +et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas +les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez +une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait +semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de +valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui +apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de +qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve +prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur +le point de gagner la partie. + +«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je +ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes +qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y +découvrez-vous?--J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit +l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont +déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine +voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent. + +--Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits +des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont +quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi +dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par +leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles +attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent +charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait +faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les +rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher. + +--Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que +je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.--Vous +l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y +conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.--Vous ne +pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je +m'en fais par avance un grand plaisir.» + +Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le +palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des +manoeuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était +un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est +la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez; +cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera +digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus. + +--Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces +deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.--Les voici, reprit le démon; +préparez-vous à les admirer. + + Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas, + Momus ubi fatuos vendidit ante sales! + +«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.--Je +n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas +bien ce que signifient ces _fatuos sales_.--Vous ignorez donc, répartit +le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des +denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la +jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient +représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, +et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser +jusqu'aux _prétérits_ et aux _supins_.--Oh! ne m'en dites pas davantage, +interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de +collége. L'inscription me paraît admirable.» + +A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du +roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A +mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le +nomenclateur: «Voilà , disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du +doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de +la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est +don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le +comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il +faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque +trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon. + +«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous +écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous +l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un +homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un +quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui +avez dit. + +«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la +cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses +pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de +caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye +pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services +qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il +laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir +bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.» + +Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les +mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une +salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et +particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de +chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!--Je vous en +réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être +chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire, +comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille +écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien +mêlée. + +«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.--Parlez +plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.--Non, non, +répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet +pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là : c'est un Catalan qui +revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le +voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions +prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par +lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je +doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au +premier ministre. + +--Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros +et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par +l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche +seigneur.--Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un +_hidalgo_ des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la +protection d'un grand. + +«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse +observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la +première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils +parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais +vous en faire le détail. + +«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de +Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux +auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies +et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette +production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils +présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme +contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole. + +«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois +commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en +était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il +était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a +décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des +académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne +composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver +la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être +remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première +qualité. + +--Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en +riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à +craindre.--Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de +cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont +pas tous de l'académie de Tolède.» + +Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de +velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié. +«C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde +espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, +pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit +hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce +bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui +était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps. + +«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don +André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais +nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des +meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas +riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il +pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon +l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit +qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les +communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui +travaillera là -dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De +mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille +pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il +accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent +qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit +depuis ce temps-là . + +«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table +où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du +roi; et là -dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce +jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non, +Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là : c'est mon frère.» + +L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus +plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un +courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce +seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui +demander.--Ce que vous remarquez là , reprit le diable, vaut bien la +peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un +honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs +de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en +réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce +seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie +très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui +s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre +service. + +«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, +lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est +devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres. +Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, +et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et +l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un +autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules +et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et +paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait +marchandé et trouvé trop cher.--Quelle insolence! dit Léandro; un Turc +qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de +le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de +fortune.--J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de +penser comme un Turc. + +«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en +faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle +un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, +après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols? +il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui. + +«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur +un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range +pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala, +grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé +cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration. + +--Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.--Il +serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le +prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui +n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter +un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un +commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont +l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son +autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, +il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi +n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre +que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui +règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin +d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois. + +--Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais +curieux de l'entendre parler au roi.--Je suis bien mortifié, répondit le +diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau +désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de +m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de +Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois +esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux +autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je +pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait, +je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables +m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre +nous, je ne serais pas le plus fort. + +--Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce +palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos +confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie, +je crois que vous n'en seriez guère mieux.--Non, sans doute, répondit +Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les +leurs. + +«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas +entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un +plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles, +il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de +la Merci. + + + + +CHAPITRE XIX + +_Des Captifs._ + + +Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la +porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de +l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie +assemble ici tout ce peuple?--C'est, répondit le démon, une cérémonie +que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en +temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver +dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption +les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se +remplir de spectateurs. + +--Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort +curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre +Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas +tant m'en faire fête.--Je vous connais trop bien, répartit le diable, +pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que +d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant +considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables +qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver +quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne +serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.--Oh! pour cela non, +reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez +un vrai plaisir de tenir votre promesse.» + +Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à +coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui +marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs +habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez +grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux +les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire, +comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait +l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête; +les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit +cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout +l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait +les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe +grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse +espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de +chrétiens dans leur patrie. + +«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir +recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point +de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre +que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des +événements plus cruels pour eux que l'esclavage. + +«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier +cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir +été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles +de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq +enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de +laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre +lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé +de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère +sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé +par leur mauvaise conduite. + +--J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son +air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.--Le captif +que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa +délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de +mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien +agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui +remarquez. + +«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté: +une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. +Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en +Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant +qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été +inébranlable.--Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.--Dix-huit +mois, répondit Asmodée.--Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois +que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance +de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.--C'est +ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su +qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant. + +«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit +immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse +barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien +pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse +le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter. + +«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque +son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, +mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant +fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont +l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. +Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit +ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea +rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé +favorablement de dona Hipolita, soeur d'un petit gentilhomme qui avait +sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello. + +«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice, +qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le +lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était +bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le +fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup +d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son +frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en +Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse. + +«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il +appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une +masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses +facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la +peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et, +de plus, il y avait une femme maure auprès de sa soeur. + +«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le +bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout +pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il +conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la +semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de +sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les +profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre +par un regard. Sa soeur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité +de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa +beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand +viendrait la demander en mariage. + +«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le +savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il +prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit +avec tant d'adresse, que le frère et la soeur enfin trouvèrent bon qu'il +eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne +connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous +les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre +lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité +trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il +un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre +en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette +obligation-là .» + +«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était +mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea +volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains +qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa +chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf +d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume +verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il +était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La +belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée. +C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, +sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne +pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user +ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur +d'être en commerce avec un gentilhomme. + +«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté +qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, +qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui +pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. +Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui +firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme +riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à +lait. Xaral et sa soeur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses +que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent +que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et +des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur +déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les +jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés +d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui +flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage. + +«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don +Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère; +et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le +dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le +superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et +dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le +mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque +indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans +témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se +déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter +là -dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents. + +«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une +diète composée de quelques _hidalgos_ de son voisinage, lesquels étaient +de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la +_Hidalguia_. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils +étaient d'avis qu'il accordât sa soeur à Fabricio, mais pour délibérer +de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la +bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de +la qualité d'Hipolite. + +«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice +et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles +s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les +uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier +l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux +hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le +résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, +pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont +il aurait sujet de se souvenir longtemps. + +«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida +qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et +que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que +don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une +nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit +par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette +soubrette, qu'on lui ferait épouser par force. + +«La soeur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; +il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure +la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais +cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de +pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière +Hipolite. + +«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre oeil; elle trouva +l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il +avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son +affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement +que cette passion est capable de produire: cette même fille qui +s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un +instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après +les avoir envisagées comme une ignominie. + +«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir +le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète +intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer +quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque +soupçon de ce qui se passait: sa soeur lui devint suspecte; il observa, +et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux +intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement +deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à +crier: _Vengeance, don Thomas! vengeance!_ Xaral, qui n'avait pas besoin +d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, +avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire +de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur; +ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il +leur marqua. + +«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha +dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut; +puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt +que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y +venir cette nuit-là ; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile +de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour +s'entretenir. + +«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir +des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que +répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils +furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour +les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois +courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en +défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se +battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant +toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et +de se sauver. + +«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément +déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et +lui plongea son épée dans le coeur; et ses deux parents, très-mortifiés +du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs +blessures. + +«Demeurons-en là , poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous +les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de +quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à +l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait +esclave en voyageant sur mer. + +--Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don +Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait +l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous +aie interrompu pour vous en demander la cause.--Vous n'y perdrez rien, +répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de +savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de +famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un +patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave, +qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant +douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât +chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce +temps-là , pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut +l'en consoler. + +--Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui +est cet homme-là ?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de +Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de +captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de +Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une +fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux +que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans +son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.--Quelle +satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir +son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et +tranquilles! + +--Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de +sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. +L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie: +au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner +pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire +concierge d'une de ses terres. + +«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre +qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit +médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les +Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le +garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères +de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont +ramené qu'à regret en Espagne. + +«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous +plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de +drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger +pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.--Et qui est ce +pauvre captif? dit Zambullo.--C'est un cordelier de Navarre, répondit le +démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un +misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent +esclaves chrétiens de prendre le turban. + +--Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je +suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un +barbare.--Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, +répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze +années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé +tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des +tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues. + +--Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien +tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma +curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.--Vous me +prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous +voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel +devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté +de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des +captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures +méritent de vous être racontées.» + +L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de +tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le +diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE XX + +_De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant, +il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce +démon don Cléofas et lui furent séparés._ + + +Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille, +après avoir partagé avec un frère et une soeur la modique succession que +leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour +Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de +l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait +alors dans sa vingt-troisième année. + +«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine +à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. +Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui +serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je +dis don Pablos, parce qu'il avait pris le _Don_, pour être en droit de +vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu +l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et +il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui +manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit +qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put +le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource. + +«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent +de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il +assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change +de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si +vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire +emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de +Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit: +«Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un +alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la +main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.» + +«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de +ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il +quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la +campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à +ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus +sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes +leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit +sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage. + +«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte +de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles +réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta +toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il +se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura +surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent +un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les +fumées du vin. + +«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les +unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant +d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à +se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut +discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première +peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, +le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au +pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir +fait le tour deux ou trois fois.» + +Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit: +«Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu +de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en +peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à +propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je +n'abuserai point de votre patience. + +«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage +dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se +mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où +il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit +proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec +une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en +transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre +de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y +eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais +quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce +travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles +de la terre. + +«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et, +persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois +avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de +l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le +ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha +légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir +fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour +il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la +vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il +avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce +frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre +un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour +comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante. + +«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à +ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra +ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à +Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui +préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce +jour-là même, à Salamanque. + +«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, +que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa +fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant +point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en +envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir +précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier +qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une +situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il +ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient +eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis +longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher +ses revenus. + +«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain, +tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes +amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il +avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils +recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à +ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il +avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre +son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la +science des lois, et l'étude devint son unique occupation. + +«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des +doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il +faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui +en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, +si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant +sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant +patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après. + +«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé +Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de +pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il +s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre +homme à la mendicité. + +«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa +conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa +où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il +y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il +d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident +qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns +les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un +petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste +aventure. + +«--Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux +mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant +qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux +cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que +de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les +porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que +j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un +déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par +ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, +hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a +cruellement été ravie.» + +«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son +affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut +attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes +les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles +ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement +sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? +Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne +manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à +vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette +espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui +donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de +buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir +parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout +confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions +qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses; +on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs. + +«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don +Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon +accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages +qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me +serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit +et ma bourse. + +«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce +que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui +sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur +inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus +que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où +il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette +somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en +recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la +vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son +but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa +réputation avec sa conscience. + +«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de +l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête +faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il +regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un +cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement. + +«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère +mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux +jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre +à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma +condition dans ce pays-ci, et le coeur me dit que je serai plus heureux +au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant +vous cent écus seulement. + +«--Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo; +j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie +aux Indes.» Là -dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle +Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, +qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à +partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut +soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait +que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en +profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que +dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en +l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés. + +«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par +là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais, +considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à +Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à +l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, +tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint +le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son +recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une +profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les +vertus d'un homme de bien. + +«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de +Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie. +Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme, +il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le +fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a +d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes +pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en +servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à +cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui +opéra plus que tout le reste. + +«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla +remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de +votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en +donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et +y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à +l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous +pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune +Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre +Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si +grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste +d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, +le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui +disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession; +employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai +point.» + +«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de +temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en +pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.--«Seigneur, répondit +le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le +coeur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est +actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient +d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont +racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans +l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et +s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le +libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa +patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! +Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la +justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me +laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.» + +«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut +touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon +enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos +fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce +qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa +délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux +qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant +en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra +plus de son mauvais sort.» + +«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout +consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant +arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent +pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites: +_Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un +pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à +Alger._ Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à +Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont +racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air +tranquille. + +--Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère +de reste à ce bourgeois.--Don Pablos pense autrement que vous, répondit +Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de +sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il +a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a +dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre +bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent +que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous +rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour +parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous +appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le +diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un +frisson et il changea de visage. + +«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous +agite et vous coupe subitement la parole?--Ah! seigneur Léandro, s'écria +le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui +me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne +suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations +si fortes, que je n'y pourrai résister.--Que j'en suis mortifié! dit don +Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons +nous séparer pour jamais.--Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le +magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de +lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me +remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que +je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à +personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez +l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que +vous ne me reverriez plus. + +«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, +c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle +Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de +Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; +ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! +ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est +effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je +ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir, +cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et +disparut après l'avoir transporté dans son appartement. + + + + +CHAPITRE XXI ET DERNIER + +_De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de +lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le +finir._ + + +Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué +d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de +mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. +Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à +s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui +doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où +il passa la journée et la nuit suivante. + +Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don +Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en +criant de toute sa force: «Holà , ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au +bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous +êtes couché depuis hier matin?--Cela n'est pas possible! répondit +Léandro.--Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux +fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont +assuré.» + +L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son +aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne +pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il +ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en +être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don +Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand +ils furent arrivés là , et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre +presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que +vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette +malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?» + +Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite: +«Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage +considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous +apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est +belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de +flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que +néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point +encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On +élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour +prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, +il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.» + +Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre +intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un +prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres, +il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord +occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher +Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et +j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans +doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est +peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il +peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende +incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il +prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de +voir la belle Séraphine. + +Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras +ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je +commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après +les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à +s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui +témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!» + +Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit +au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans +l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne +suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez +être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans +une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous +plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En +parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à +l'appartement de Séraphine. + +Cette dame venait de faire la _sieste_: «Ma fille, lui dit son père, je +viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé +la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a +fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le +permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose, +adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui +charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot; +mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer +sous silence que de le défigurer. + +Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité; +qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut +aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder +comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré +tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau +prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait +charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir. + +Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage, +c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble, +ne toucha point cette corde-là , et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, +sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son +beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des +discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression +qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui; +de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour +et fort peu d'espérance. + +«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût +été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était +dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait +d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous +ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne +savez pas mieux le présent que l'avenir.» + +Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la +passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait +vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se +reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût +trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta +qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice. + +Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant +envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il +est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous +n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à +ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine +soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je +l'ai consultée là -dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance. +Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé +pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui +m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc +une chose résolue, vous épouserez ma fille.» + +Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait +avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si +grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé. +«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où +vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre +elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un +grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque +tache que j'ignore? + +--Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le +ciel a mise entre nous.--Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous +si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi, +don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son +intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.--Si j'avais une maîtresse +à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute +ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette +raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de +délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me +proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous +détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine. + +--Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui +l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous +qui avez fait une action si hardie?--Non, Seigneur, répondit Zambullo: +tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre +que c'est un diable qui a sauvé votre fille.» + +Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas +les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus +clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée, +raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le +vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que +vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma +fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le +diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas +manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours +de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la +moitié de mon bien.» + +Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux +pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après, +ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du +seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre +écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté +qu'il avait procurées au diable boiteux. + + +FIN DU DIABLE BOITEUX. + + + + +APPENDICE AU DIABLE BOITEUX + + +I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726. + +_Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre +démon:_ + +Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons +d'examiner ce qui se passe en cette ville.--J'y consens, reprit le +diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson +passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il +vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles +sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son +mari pour les mettre en chant. + +_Même chapitre, après l'article du souffleur:_ + +Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la +maison voisine?--Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable; +et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus +grands seigneurs de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies et +amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité +les courent. (_La suite à peu près comme dans l'histoire des trois +Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition._) + +_Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117 +de notre édition):_ + +Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?--Ce +sont deux soeurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent +depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements +qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet +entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu +voir d'aujourd'hui leurs amants. + +_Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre +édition):_ + +Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me +semble, un autre.--Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a +quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le +maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été +représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation +a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est +bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir +tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes. + +_Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné +un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):_ + +Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un +licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier +brusquement sa servante. + +_Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):_ + +Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de +religieuses. + +_Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):_ + +Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui +s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs +affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le +premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées. +L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec +une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination, +peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le +bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. +Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par +inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par +intérêt le poursuit par inclination. + +_Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I, +p. 153):_ + +Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui +certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se +promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la +tête embarrassée.--Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est +un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est +donné la peine de traduire le _Misanthrope_, l'une des meilleures +comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter +aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les +Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait +dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit. + +--Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne +ce malheureux sort?--C'est, répondit le diable, que les Espagnols +n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent +que des comédies de caractère.--Sur ce pied-là , répliqua l'écolier, si +l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y +réussiraient pas.--Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont +capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette +dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus +composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe. +Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir +tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur +satirique. Enfin, le goût des nations est différent.--Mais quelle sorte +de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce +d'intrigue ou de caractère?--C'est une chose fort problématique, +répartit le diable. Il n'en faut pas croire là -dessus les Espagnols ni +les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en +sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce +qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres. + +_Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p. +101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:_ + +Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et +principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en +trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un +chevalier d'industrie s'entretenant là -dessus avec un de ses amis, lui +disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a +quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours +tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés +des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la +Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je +me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à +rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire, +tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont +en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille +ni ma jeunesse.--Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le +chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes. +Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.» + +_Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):_ + +Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la +nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé +un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa +grand'mère.--Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas, +quel est le genre de sa folie?--Oh! pour celui-là , répondit Asmodée, +c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et +d'un gros commis de la douane. + +_Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence +ainsi:_ + +La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un +jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse +somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse +pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un +verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a +perdu l'esprit. + +_Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:_ + +La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une +croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle +en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête +a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait +médité la ruine.--Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames, +il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être +pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de +joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique +héritière. + +_Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T. +I, p. 196):_ + +Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne +sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours +aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un +quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce +qu'il leur a dit. + +_Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses +oeuvres de jeunesse (T. I, p. 200):_ + +Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs +que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de +sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des +tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à +son voisin: c'est un homme...--Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec +précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et +vous me le montrez avec des fous.--Ah! il est vrai, reprit le diable; +j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les +endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à +ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même +toute la douceur. + +_Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir +son inventaire (T. I, p. 201):_ + +Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre +d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il +se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que +son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il +disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un +homme si raisonnable. + +_Et quelques lignes plus loin:_ + +Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous +parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un +homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes +les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original, +et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou +Calderon. + +_Le chapitre XII, _Des Tombeaux_, débute par plusieurs histoires +supprimées en 1726:_ + +Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite +renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas +remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui +s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort +deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le +quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique. +Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir +pris des remèdes rafraîchissants. + +_Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:_ + +Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que +la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme +d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue +étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une +duchesse. (V. t. I, p. 175.) + +_Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I, +p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après +quoi on lit:_ + +Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons +de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie +pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans +le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par +précaution. + +_Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite +à une dame:_ + +Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il +voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu. + +_Après l'histoire de la vestale morte en couches:_ + +Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie +au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation +d'une pièce d'un de ses amis. + +_Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la +jalousie des femmes, on trouve:_ + +A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une +femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos +jours!--Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on +enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à +celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux +empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si +triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir, +l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, +aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle +à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir +de deux jours.» + +_L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée +ainsi:_ + +C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle +fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de +Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se +présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs. + +_Après l'histoire du vicomte Aragonais:_ + +Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un +jeune homme qui rit en dormant.--Vous ne vous trompez pas, répartit le +diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve +qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je +remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien +mortifiants. + +Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un +marquis dont il commence à souffler le patrimoine. + +_Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un +courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:_ + +Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il +rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec +deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris +garde et l'ont fait tomber de haut en bas. + +_Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:_ + +Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des +duretés à un auteur qui lui fait des compliments. + +Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je +ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de +la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais +poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant. + +_Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:_ + +Vis-à -vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa +femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux +en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit +une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un +marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au +même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit. + +_Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement +après vient le dénouement:_ + +Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui +l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur +don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait +en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me +menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit. +Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre +appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» +En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses +yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre. + + +II. _Dédicace de la première édition._ + +AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA. + +Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est +pas moins de vous que de moi. Votre _Diablo Cojuelo_ m'en a fourni le +titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de +l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien +ne pourrait pas justement vous la disputer. + +Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de +ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que +me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation. + +Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre _Cojuelo_. Je le crois +digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a +fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je +conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et +vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs; +mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat +en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la +justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis +donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau +livre sur le même fonds. + +C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda. +Je n'ai pas traduit plus fidèlement son _D. Quichotte_ que votre +_Cojuelo_. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des +écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque +réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on +me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli. + +J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre +_Cojuelo_ tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos +Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le +rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de +succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il +n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de +vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous +n'auriez jamais été connu. + + +III. _Dédicace de 1726._ + +AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA. + +C'est à vous, _seigneur de Guevara_, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa +nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien +ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà +déclaré et je déclare encore publiquement que votre _Diablo Cojuelo_ +m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de +l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si +quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le +disputer. + +J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans +le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y +en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma +nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire +d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou, +pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan. + +Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en +France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux +l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à +Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est +vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et +qu'elle y est devenue un ouvrage original. + +J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore, +_Seigneur Louis Velez_; mais, pour la rendre plus digne de revoir le +jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour +ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y +fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter +quelque changement. + +Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté +d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une +source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. +J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui +veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de +place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer +pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en +petit un tableau des moeurs du siècle. + +Après avoir reconnu, _Seigneur de Guevara_, que votre Diable a toujours +hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma +conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco +Santos, auteur du livre intitulé: _Dia y noche de Madrid_. Quoique le +larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait, +afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs +qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les +armoiries. + +Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition +qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique +l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux +pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût. + + +IV. TABLE ANALYTIQUE. + +_La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, _El +Diablo cojuelo_; la lettre B, l'édition originale du _Diable boiteux_._ + +_L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726._ + + +TOME I + +CHAPITRE I. _Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel +hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, +tranco I; B, chap. I.)_ + +On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa +et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (_Dans +Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame, +qui veut se faire épouser._)--Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il +se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. +2.--Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient +enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles +sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.--Promesses +que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7. + +CHAPITRE II. _Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap. +II.), 11._ + +Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (_Ceci est autrement expliqué dans +Guevara_).--Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment +celui-ci s'est attiré sa haine, 13. + +CHAPITRE III. _Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier, +et des premières choses qu'il lui fit voir, 16._ + +Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de +lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits +des maisons (A, tranco I, 16).--L'avare et ses héritiers, 18.--La +vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.--Le vieux galant, 19 (A, +tr. II).--La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).--Le concert +ridicule, 19 (B, ch. XVI).--Le seigneur aux billets doux, 20.--Doña +Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).--Le vieux qui va au sabbat, 21 +(A, tr. II).--Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses +confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).--Le souffleur, 22 (A, +II).--L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.--Le prélat qui tousse, +23.--Le poëte tragique, 23.--* L'épître dédicatoire, 25.--Les voleurs +chez le banquier, 25 (A, II).--Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A, +II).--Le greffier et son démon, 26.--Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. +VI).--* Le bachelier Donoso, 27.--* L'amoureux transi, 28.--Le contador +qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).--* La veuve et les deux +conseillers, 29.--* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.--Le chanoine +frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).--Les deux frères morts de la même +maladie, 31, (B, ch. VI).--Le charivari, 32 (B, ch. VI).--* Le trio +ridicule, 32.--* Les trois Galiciennes, 33. + +CHAPITRE IV. _Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de +Cespedes, 34._ + +La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI). + +CHAPITRE V. _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B, +chap. V), 70._ + +CHAPITRE VI. _Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle +manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99._ + +Le grand seigneur endetté, 99.--* Le président qui va chez l'Asturienne, +100.--Le compilateur, 100.--Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. +IX).--L'impression clandestine, 103.--L'inquisiteur malade, 104 (B, ch. +IV).--Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII). + +CHAPITRE VII. _Des prisonniers (B, chap. VIII), 109._ + +Le cabaretier empoisonneur, 110.--L'assassin de profession, 110.--Le +maître à danser, 111.--L'amoureux arrêté comme voleur, 111.--La feinte +sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.--Le valet de chambre +accusé de viol, 118.--L'écuyer de la duchesse, 119.--Le chirurgien qui a +saigné sa femme, 120.--* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.--* +Domingo et le maître d'hôtel, 122.--* Le Castillan qui a souffleté son +père, 137--* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.--Les vingt +ou trente filous, 138. + +CHAPITRE VIII. _Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui +révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX), +136._ + +Le capitaine et l'usurier, 139.--Les deux filles qui ont perdu leur +père, 142.--L'aventurière aragonaise, 143.--Le cavalier qui a écrit des +lettres, 143.--* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme, +145.--La comtesse qui lit Hippocrate, 153.--* Le mendiant manchot, +154.--* Le poëte et le peintre, 155.--Le banquier et son père le +savetier, 156. + +CHAPITRE IX. _Des fous enfermés (B, chap. X), 161._ + +Le nouvelliste castillan, 161.--* Le licencié qui se croit archevêque, +161.--* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.--Le grammairien, 162 (A, +tr. III).--Le marchand ruiné, 162.--Le capitaine Zanubio, 162.--* Le +mari fou de la mort de sa femme, 170.--Le portier enrichi, +171.--L'amoureux fou, 171.--Sa chanson, 172.--Chanson française, 172.--* +L'envieux, 173.--* Le vieux secrétaire, 173.--Le Mécène ruiné, 174.--La +femme du corrégidor, 175.--La femme du conseiller, 175.--La bourgeoise +qui voulait épouser un grand seigneur, 175.--* Doña Béatrix et Doña +Mencia, 175.--* L'ayeule de l'avocat, 177.--* La vieille folle de +regret, 177.--* Doña Emerenciana, 178. + +CHAPITRE X. _Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195._ + +Le mari de l'aventurière, 195.--L'homme aisé qui se fait domestique, 195 +(A, tr. III).--La veuve du jurisconsulte, 196.--Les deux filles de +cinquante ans, 196.--Les femmes qui se rajeunissent, 196.--* Prudent +emploi de l'argent, 199.--Le peintre de portraits, 199.--La veuve et son +testament, 200.--Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.--La +coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.--Le chanoine qui +achète pour enrichir son inventaire, 201.--* Le courtisan par vanité, +202.--* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.--* L'amoureux de la +pantoufle, 203.--* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de +louage, 204.--* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager +ses mules, 204.--* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses +d'autrefois, 205.--* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.--* La vieille +veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.--* Le vieux garçon qui +épouse sa blanchisseuse, 206.--Le comte, son frère et le bel esprit, +207.--* L'amateur de fleurs, 207.--* L'histrion modeste, 207.--* Le +chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.--* Portraits vivants de +Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.--* La sérénade, 208. + +* CHAPITRE XI. _De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette +occasion par amitié pour Don Cléofas, 213._ + +CHAPITRE XII. _Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218._ + +L'officier trompé par sa femme, 219.--Jeune cavalier tué par un taureau, +219.--Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.--* Le courtisan +assidu, 219.--* L'ambassadeur ruiné, 220.--* Le négociant et son +épitaphe, 220.--* Le grand sommelier, 221.--* La duchesse qui change de +directeur, 221.--Le vieux mari et sa jeune femme. 223.--* Le premier +ministre, 224.--* La belle bourgeoise, 224.--* Le tombeau d'un auteur de +comédies, 225. + +* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.--L'Allemand qui +mettait du tabac dans son vin, 228.--Le Français qui offrait l'eau +bénite aux dames, 228.--* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et +l'autre de débauche, 229.--La vestale morte en couches, 229. + +* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses +trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux +religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, +229 à 234. + + +TOME II + +CHAPITRE XIII. _La force de l'amitié, histoire, 5._ + +CHAPITRE XIV. _Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique, +47._ + +CHAPITRE XV. _Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59._ + +CHAPITRE XVI. _Des songes, 109._ + +Le comte galant et libéral, 111.--La comtesse joueuse, 111.--Le marquis +et son intendant, 111.--Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).--Les deux +frères médecins, 112.--Le courtisan regardé de travers, 112.--La jeune +dame qui allait succomber, 113.--Le procureur et sa femme, 113.--Le gros +chanoine, 114.--Le marchand de soie et ses créanciers, 114.--Le libraire +qui rêve, 114.--* Les libraires dupés, 115.--L'amant trop respectueux, +116.--Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.--Don Baltazar +Fanfarronico, 117.--* Le gouverneur qui se rend, 117.--* L'orateur qui +reste court, 117.--Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.--* Le +vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.--* La médisante, 119.--* Le +bourgeois qui ramasse de l'or, 120.--* Les deux comédiennes, 120.--* La +métamorphose, 121.--* Le comédien dans l'Olympe, 122. + +* CHAPITRE XVII, _où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans +copies, 124._ + +Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.--La comédienne +en couches, 126.--Le chasseur amoureux, 126.--Le jeune bachelier et son +oncle, 127.--Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.--L'auteur avare +et vaniteux, 128.--La veuve allemande et son amoureux, 128.--Le +philosophe cynique, 130.--Le gentilhomme ruiné et son dernier ami, +131.--Le Contador et la Galicienne, 132.--Le gentilhomme auteur, +133.--Les deux auteurs, 134.--Le novice qui a trouvé un trésor, 134. + +* CHAPITRE XVIII. _Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas, +135._ + +Le médecin qui joue aux échecs, 135.--Les aventurières qui vivent à +frais communs, 136.--La porte du marché, 138.--Le lever du roi; les +éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo +pauvre, 139.--Le livre censuré, 142.--Le cadet catalan, 143.--Le +bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.--Le bourgeois parvenu, +145.--Le poëte satirique, 146.--Le grand juge de police, 146. + +* CHAPITRE XIX. _Des Captifs, 149_ + +Le captif dont la femme est remariée, 151.--Celui dont le bien a été +dissipé par ses frères, 151.--Celui qui trouve un riche héritage à +recueillir, 151.--Le captif amoureux et son infidèle, 152.--Le paysan et +la soeur du gentillâtre, 152.--Le captif aimé de la femme de son maître, +162.--Le barbier et son fils enrichi, 162.--Le médecin aragonais, +163.--Le cordelier, 164. + +* CHAPITRE XX. _De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en +la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière +désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165._ + +Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait +caché, 163.--Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181. + +* CHAPITRE XXI. _De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux +se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé +à propos de le finir, 182._ + +Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de +l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190. + + +APPENDICE. + +Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.--Les deux courtisanes, +193.--Les deux soeurs coquettes, 193.--Dispute littéraire dans un café, +194.--Le bourgeois caution d'un licencié, 194.--Le jeune homme déguisé +en fille, 194.--Le joaillier accusé de recel, 194.--Le polygame, +194.--Le traducteur du _Misanthrope_, 195.--L'amoureux à gages sans +emploi, 196.--Le marchand devenu fou (_V._ t. I, 162), 196.--Le soldat +qui a perdu sa grand'mère, 196.--L'imbécile, 196.--La vieille marquise +et le jeune officier, 197.--La procureuse, 197.--La coquette qui a +manqué un grand seigneur, 197.--Les deux servantes, 197.--Le courtisan, +197.--L'auteur de mérite, 197.--L'auteur sérieux, 198.--L'auteur qui +copie les anciens et se croit original, 198.--L'amant mort de chagrin, +198.--L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.--Le père +dont la fille a été enlevée, 198.--Le jeune homme mort de pleurésie, +199.--La vieille fille morte d'ennui, 199.--La femme du trésorier, +199.--La femme du mari jaloux, 199.--Mort d'un dévot et d'une dévote, +199.--Le comédien qui allait à pied, 199.--L'auteur dramatique mort +d'envie, 199.--La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.--La +comtesse qui lit des romans, 200.--Le jeune homme qui rit en dormant, +200.--Le souffleur désappointé, 200.--Le courtisan qui rêve, 200.--Le +comédien qui rudoie un auteur, 200.--L'académicien de la Crusca, +201.--Le notaire et sa femme, 201.--Séparation de l'écolier et du Diable +boiteux, 201. + + + + +ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID + + +ENTRETIEN I + +LA CHEMINÉE _A_ ET LA CHEMINÉE _B_. + +LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les +dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir +depuis les pieds jusqu'à la tête. + +LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie? +Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai +toujours vue toute en feu. + +LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise +fortune de mon savant, et le pauvre homme... + +LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé? + +LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à -dire +ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés. + +LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore. + +LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son +revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il +composait, et l'on a proscrit ce genre. + +LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre? + +LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à +limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an. + +LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon +ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure +chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté +d'acheter ce qui l'amuse. + +LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts +des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite +l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies, +des riens, et qu'on appellera notre siècle le _siècle des romans et de +la futilité_. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à +parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini; +enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent +soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année. + +LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les +Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un +roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les +esprits. + +LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est +jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie. + +LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées +des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous. + +LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que +d'avoir des compagnons de leur misère. + +LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire +autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y +a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, +et arrêter le progrès du genre romancier. + +LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous? + +LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à +présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on +écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le +monde l'approuve. + +LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile? + +LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre +cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction, +des moeurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais +il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile; +c'est-à -dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en +fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, +pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez +bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur. + +LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes +la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et +ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne +passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes +douleurs. + +LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à +votre malheur. + +LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause? +Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous +appartenez. + +LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la +tête. Laissez là , je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut +mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide, +admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, +je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des +vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir +chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous +réchauffer, un financier comme le mien. + + +ENTRETIEN II + +LA CHEMINÉE _C_ ET LA CHEMINÉE _D_. + +LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce +qui vient de m'arriver? + +LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps? + +LA CHEMINÉE C. Environ une heure. + +LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se +faisait sous mon manteau. + +LA CHEMINÉE C. Un mariage! + +LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et +Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates +seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été +admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils +goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse. + +LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide. + +LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais +l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs +parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les +plus réguliers? + +LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat +politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point, +et qui se haïront toute leur vie. + +LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les noeuds qui viennent +d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes +mêmes de l'amour. + +LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré +de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme +leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez +donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous +savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule. + +LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante, +de Julie. + +LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé +Trason, et Trason n'aimait point une ingrate. + +LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas. + +LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être +heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre +de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé. + +LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la +fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer; +mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable +à une pluie d'or. + +LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour +amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres +en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien +en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or. + +LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi? + +LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort +près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la +cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a +enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister); +ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se +soutenant avec le dos et les genoux. + +LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle? + +LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir +entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le +voyant descendre. + +LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie. + +LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il +vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est +bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si +tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous +sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à +quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son +coeur est animé de sentiments bien différents. + +LA CHEMINÉE D. Voilà , ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages +assez ressemblants. + +LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement +prononcé le voeu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la +mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de +la déconsolation de cette pauvre femme. + +LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille. + + +ENTRETIEN III + +LA CHEMINÉE _E_ ET LA CHEMINÉE _F_. + +LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne +pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y +a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je +gage que vous en êtes bien lasse. + +LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir +déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer, +lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes, +par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme: +surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent +rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que +j'exhale alors est un vrai parfum. + +LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût, +et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les +aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez, +cheminée de chambre garnie. + +LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté. + +LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six +mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé +depuis que j'existe. + +LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier. + +LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus +instruites. + +LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous +en prie par notre voisinage. + +LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons +dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain +qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets +n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de +vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier +degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus +lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était +la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il +s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et +il passait les nuits à les mettre en pratique. + +LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent. + +LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain, +de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa +manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas +longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de +jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre +mois. Il était joli homme; je le regrette encore. + +LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé? + +LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir. +C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de +sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes; +enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et +fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre +lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que +sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un +fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il +s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle +eût répondu à ses discours passionnés. + +LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte. + +LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait +le coeur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son +idolâtrie. + +LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît +incroyable. + +LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai +entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de +fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y +ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette +nature doit être unique. + +LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa +folie? + +LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient +à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver +ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que +par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le +tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire +violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage. + +LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée. + +LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme; +j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une +parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de +gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des +dévotes, je crus que c'en était une. + +LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être. + +LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui +aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier +ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile +contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui +elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui +rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une +folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace +des années. + +LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote! + +LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne +négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait +parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer +quelques artifices. + +LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir? + +LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait +la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement, +tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son +amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait +sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de +vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les +complaisances, elle en possédait l'art à merveille. + +LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît +point aimer. + +LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus +puissants sur le coeur d'un jeune homme: elle était riche et donnait +largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une +femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces +deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba +malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus +expérimentés médecins purent apporter. + +LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute? + +LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna +édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide +longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la +profession était de faire des mariages. + +LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier. + +LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations +demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait +les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin +l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle +avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et +donnait du lustre à la vertu la plus équivoque. + +LA CHEMINÉE F. L'admirable femme! + +LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé +toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite +profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si +loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa +vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile +négociatrice. + +LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de +la regretter. + +LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des +personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort +ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et +qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. +Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous +achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon +foyer. + +LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la +parole que vous me donnez. + + +FIN DES CHEMINÉES DE MADRID. + + + + +UNE JOURNÉE DES PARQUES + +SONGE. + + +AVANT-PROPOS + +Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur +les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce +savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des +anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois soeurs, filles de +Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de +la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne +le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, +depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent +personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.» + +Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de +deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la +blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des +jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles +filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs +pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées +blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes +était mêlée, c'est-à -dire que, pour marquer un malheur qui devoit +arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se +servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un +mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à +donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.» + +En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en +moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la +confusion des idées qui s'offraient là -dessus à mon esprit m'assoupit +peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai +que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin +d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels +il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et +au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me +paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces +boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste +et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond. + +Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois +Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient +entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et +laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et +commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur +conversation. + +A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire +pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut +l'entretien des Parques. + + + + +UNE JOURNÉE DES PARQUES + +DIVISÉE EN DEUX SÉANCES + + +SÉANCE PREMIÈRE + +CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS. + +LACHESIS. Holà ! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, +mes soeurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de +commencer la journée. + +CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la +table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons +notre travail avec plus d'ardeur. + +LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes +doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons! + +ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux +l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne. + +CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers +d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains +qui naîtront aujourd'hui. + +LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la +journée! + +CLOTHO, _à Atropos, en lui présentant un paquet de fils_. Tenez, +Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, +qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont +les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les +frontières de Perse. + +ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (_Elle coupe._) + +En voilà pour le moins trente mille à bas. + +CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en +faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous +avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers. + +ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que +noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous +les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites +créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours! +Allons, mes soeurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la +besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition. + +LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter. + +ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans! + +CLOTHO, _apportant un autre paquet de fils_. Autre paquet de guerriers +que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les +bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime, +et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains. + +LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent. + +ATROPOS, _coupant_. J'en vais exterminer un grand nombre de part et +d'autre. + +CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais. + +ATROPOS. Et encore plus d'Allemands. + +LACHESIS, _présentant deux écheveaux_. On assiége en Allemagne une place +importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la +rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux +semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent +d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer +l'ouvrage-à -corne, et les assiégés se préparent à les repousser. + +ATROPOS, _coupant une partie des deux écheveaux_. Détruisons plus +d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne +se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts. + +LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants +perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de +la ville pour les assiégés. + +CLOTHO, _montrant un autre écheveau_. Tranchez cet écheveau, vous ferez +périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et +passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une +horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots +qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà +démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement. + +ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte +ne sont bons qu'à noyer. + +LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se +trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les +côtes d'Albanie. + +CLOTHO. Soit. + +ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se +faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé, +pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans. + +LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter +ainsi par les Turcs. + +CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il +échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la +pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les +habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de +poissons que les poissons ne mangent d'hommes. + +ATROPOS, _coupant tout l'écheveau à un fil près_. Les monstres marins +vont faire bonne chère. + +LACHESIS, _apportant un autre écheveau_. Nouveau paquet de fils à +couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment +dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre +s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent. +Combien ferons-nous périr de citoyens? + +CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à +massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur; +autrement le genre humain finirait bientôt. + +ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous +donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait +pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin. + +LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que +nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les +espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns +aux autres en un clin-d'oeil: en un mot, nous avons l'univers sous nos +yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux +que nous voudrons ôter du monde. + +CLOTHO, _apportant un gros paquet de fils_. Voici les fils des habitants +de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous +retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux; +faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques +Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment +mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en +retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune. + +ATROPOS, _coupant une partie des fils_. Que ces Espagnols sont glorieux! + +LACHESIS, _présentant un nouvel écheveau_. Ce petit écheveau contient +les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une +montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le +bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils +ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix +mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces +cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca: +ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui +tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se +précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service +à leur prince. + +ATROPOS, _après avoir coupé l'écheveau_. Ces Indiens du Pérou sont de +bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en +faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus +humainement qu'ils n'ont fait. + +CLOTHO, _donnant un petit paquet de fils_. Jupiter va lancer sa foudre +auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout +l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère +des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où +sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui +sont dessus. + +ATROPOS, _coupant_. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers. + +LACHESIS, _présentant un écheveau_. Vous voyez soixante-quinze religieux +mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement +dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent +que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux +moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et +proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des +patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre, +s'échauffent là -dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils +tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les +voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le +carreau? + +CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un +provincial et un définiteur. + +ATROPOS, _après avoir coupé_. L'affaire en est faite; il y a quinze +morts et vingt blessés. + +LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines +bas-bretons. + +CLOTHO, _tenant plusieurs fils_. Nouvelle opération pour nous. + +ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez? + +CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux +comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table, +ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir +sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous? + +LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des +femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent +recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la +garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie +se fasse. Vous souvient-il, mes soeurs, que nous avons filé à ces deux +demoiselles des jours bien agréables. + +ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens. + +CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé +qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur +fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un +riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un +appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses +guichetiers. + +LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret. + +ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne. + +CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté, +brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs +généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne +sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge, +disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux +applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles +seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes, +presque dans le même temps, chez un peuple voisin. + +LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les +Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents, +comme vous voyez. + +CLOTHO, _apportant un écheveau_. Cette petite botte de fils parisiens va +nous amuser quelques moments. + +ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant +ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris. + +LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours. + +CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant +parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, +et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut +plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente +ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille, +il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin. + +LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses +opérations chimiques. + +ATROPOS, _coupant le fil_. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour +lui, je veux bien par pitié l'en délivrer. + +CLOTHO, _tirant un autre fil de l'écheveau_. Tandis que vous êtes si +pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours +trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé +deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie +de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il +serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé. + +LACHESIS. D'où vient donc...? + +CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la +crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de +repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé. + +ATROPOS, _coupant_. Je vais par charité mettre fin à son embarras. + +CLOTHO, _souriant et tirant un fil du même écheveau_. Quelle bonté! il +faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action +charitable. + +ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper. + +CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans +compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une +sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces +maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au +moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende. + +LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques +figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence. +C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger. + +ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la +décrépitude. + +CLOTHO, _montrant un autre fil_. Faites donc main-basse sur ce vieux +professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait +point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté +des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra +pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me +console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne. + +LACHESIS, _riant_. La plaisante consolation. + +ATROPOS, _coupant_. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de +l'antiquité. + +CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Voici encore trois mortels +qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous +semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois +vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions +ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir +l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon +père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en +ville. + +LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages. + +ATROPOS, _tranchant les trois fils_. C'est leur faire plaisir que +d'abréger une vie triste. + +CLOTHO, _montrant un autre fil_. Ce fil délié attend de nous la même +grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort +avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans +traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit +de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber +en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se +regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours +de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir +décrépite. + +ATROPOS, _coupant_. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin. + +LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer +qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes. + +CLOTHO, _présentant deux fils_. Ces deux fils féminins méritent aussi un +coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et +l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses +biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, +la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se +trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans +soudoyé des cadets. + +LACHESIS, _d'un air railleur_. Je plains ces deux pauvres créatures. + +ATROPOS, _coupant les deux fils_. Cessez de les plaindre, elles ne +vivent plus. + +CLOTHO, _donnant un autre fil_. Donnez promptement un passe-port pour +les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous +comblerez par-là les voeux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de +se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle +apprend la musique. + +ATROPOS, _coupant_. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait +un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait +que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son +mari. + +LACHESIS, _apportant un fil_. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a +passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à +présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit +moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour +de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, +il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se +fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un +après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, +comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir +dit, qu'il ne veut plus même en entendre. + +ATROPOS, _coupant_. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis +d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par +avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie. + +CLOTHO _va prendre un nouveau fil qu'elle apporte_. Parmi les vieillards +qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma +compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente +années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, +qu'il n'a plus que la peau et les os. + +LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand +crime. + +CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les +maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en +vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des +larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons +moins de dureté que les moines. + +ATROPOS _coupe le fil_. Prêtons-lui donc notre assistance. + +LACHESIS, _présentant un autre fil_. Payons en même temps les dettes +d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune +de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de +son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle +a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité +de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers +des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement. + +ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il +faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent +les ombres heureuses. (_Elle coupe le fil._) + +CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs +les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses +créanciers. + +LACHESIS, _apportant un nouveau fil_. Il me vient une maligne envie que +je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il +a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et +pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, +qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à +son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des voeux +qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir +fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a +point d'enfants. + +ATROPOS, _coupant_. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen +de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de +ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre. + +LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, +vont devenir ses héritiers. _Lachesis et Clotho prennent chacune +plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés._ + +CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi. + +ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter? + +CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Point de miséricorde pour ces +trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands +et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller +chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de +ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un +fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est +devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses +études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant +chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et +d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente +que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers +des trois états. + +ATROPOS, _tranchant les trois fils_. Puisque vous le voulez, le seigneur +de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un +instant à la redoutable prairie[4] où Æacus les attend pour les +interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir +s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare. + + [4] Platon, dans le _Gorgias_, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient + leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui + conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que + la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante + sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux + juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le + sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait + souverainement. + + Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties. + +LACHESIS, _donnant un fil à couper_. Délivrons le genre humain de cet +abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui +s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin +la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme +le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les +rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à +bout de les dépenser. + +ATROPOS, _se hâtant de couper_. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite +pas de voir le jour. + +CLOTHO, _présentant un nouveau fil_. Point de pardon pour ce plaideur +extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant +vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en +séparation. + +ATROPOS, _coupant_. Quel fou! + +LACHESIS, _donnant un autre fil_. Finissons les divisions qui règnent +dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait +soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent +de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui. + +ATROPOS, _tranchant le fil du père_. Je vais mettre d'accord le père et +les enfants. + +CLOTHO, _offrant un autre fil_. Coupez ce fil; c'est celui d'un +ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: +l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il +a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en +chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent. + +ATROPOS, _tranchant le fil_. Il n'aura pas le plaisir de les voir. + +LACHESIS, _donnant un autre fil et riant_. Un gros cochon d'homme +gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une +clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer +pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice +de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas. + +ATROPOS, _coupant_. Vous voilà satisfaite. + +CLOTHO, _apportant un écheveau_. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et +d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour +aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice. +L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu +de leur supplice. + +ATROPOS, _coupant l'écheveau_. Oh! les Anglais sont des hommes bien +résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne +craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a +point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il +leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain. + +LACHESIS. Attendez, mes chères soeurs: je fais une réflexion. Nous +sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets +insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi +pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins +cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le +choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître +équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils +désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs +plaintes et de leurs murmures. + +CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de +chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des +coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous +reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations. + +ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les +fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles +à la douleur que nous allons causer. + +LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté. + +CLOTHO, _tirant un fil d'un nouvel écheveau_. Le beau coup à faire, ma +chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce +fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce +jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles +espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se +dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage, +dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais +prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons +l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans +son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers +courtisans. + +ATROPOS, _coupant_. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie +d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre. + +LACHESIS, _apportant un fil_. Une jeune et charmante princesse, qui fait +l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle +est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais +rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans +les maladies aiguës. + +ATROPOS, _coupant_. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée +des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni +des lamentations des femmes qui sont autour d'elle. + +CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma soeur. +Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je +ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (_Elle lui +présente un fil._) + +ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil? + +CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui +réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre +ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et +le feu respectent depuis soixante-dix ans. + +ATROPOS, _coupant_. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il +doit mourir content. + +LACHESIS, _donnant un autre fil_. Main basse, main basse sur cet +illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort +estimé et des plus éclairés. + +ATROPOS, _d'un air étonné_. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis? + +LACHESIS. Pardonnez-moi. + +ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre +des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs. + +LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera +d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les +Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle +affectionne sera fort bien remplacé. + +ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (_Elle coupe le +fil._)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les +autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre +prononcer son arrêt. + + +SÉANCE DEUXIÈME + +CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS. + +CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes soeurs, je juge à propos que nous +nous reposions un peu. + +LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le +repos? + +CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, +pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous +servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants +qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi. + +ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à +jouer des ciseaux. + +LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon +occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, +mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et +nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe +ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent +diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et +les autres les vertus. + +ATROPOS, _apportant un vase_. Voici déjà un des vases où vous mettez le +plus souvent la main; c'est celui de la volupté. + +CLOTHO, _apportant deux vases_. Et voilà les vases du jeu et de +l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts. + +ATROPOS, _apportant un autre vase_. Vous voyez celui dont la liqueur a +été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les +autres mauvais hommes. + +CLOTHO, _apportant deux nouveaux vases_. Ces vases sont ceux du mensonge +et de la trahison. (_Atropos et Clotho apportent tous les vases des +passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de +Lachesis._) + +LACHESIS, _regardant de tous côtés_. Je ne vois point ici les vases de +la douceur et de la beauté. + +ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche. + +LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (_Elle s'aperçoit que Clotho +cherche quelque chose_)... Que cherchez-vous, Clotho? + +CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne +l'avons plus. + +LACHESIS. Quel vase est-ce donc? + +CLOTHO. Celui de la chasteté. + +LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être +aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne +pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde +fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à +peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses. + +ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est +encore bien précieux, celui-là ; aussi le conservons-nous fort +soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous +faisons des moines. + +LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque +chose. + +CLOTHO. Quoi? + +LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie. +La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel +heureux. + +ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement. + +CLOTHO, _apportant un petit panier de fils d'or et de soie_. Si par +hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire. + +LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont +naître. + +CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage. +Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un +prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là . (_Elle +tire la filasse pour filer._) + +LACHESIS, _filant_. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce +prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le +sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses +gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit. + +ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires +l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint +sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se +révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, +et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur +d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses +prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera +point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui +l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que +s'il était son propre fils. + +CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera +pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une +nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille +musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il +reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi +d'humanité, il épargnera le sang de sa famille. + +LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts +irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant. + +ATROPOS. Doucement, ma soeur. D'où vient qu'en filant la vie de ce +prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour +en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus. + +LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce +caractère-là . + +CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose +raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un +chartreux dans sa cellule? + +LACHESIS, _souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté_. +Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan. + +ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les +principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le +sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur +de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de +cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[5], et +la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté +chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme +vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père, +surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, +avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient +guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner +à la femelle? + + [5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes. + La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la + seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la + quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de + la sixième n'est pas fixé. + + M. Le Gentil, dans son _Voyage autour du monde_. + +CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la +beauté, avec des pieds si petits[6] qu'elle ne puisse se soutenir +dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui +fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle. + + [6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir + avoir les pieds petits. + +LACHESIS, _après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les +vases de l'esprit et de la beauté_. Cette princesse, je vous assure, +sera bien difficile à servir. + +ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux +enfants du commun? + +CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux +pour nous? + +LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans +distinction filer leurs aventures. + +ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy +vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans +l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur +leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les +aller noyer dans la mer. + +CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la +première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus +heureux. + +LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père. + +ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du +mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par +un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa +femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue +d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et +brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux. + +CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs +ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose, +cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer +que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes +où leurs noms sont gravés en lettres d'or. + +LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les +hommes. + +ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés? + +CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier +s'adonnera de tout son coeur aux sciences, et son père adoptif aura la +satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié. + +LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences_. +Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans +le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et +sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que +modernes. + +CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra +précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera +qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs. + +ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et +fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un +malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours. + +LACHESIS. Vous me prévenez. + +CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer. + +ATROPOS, _souriant_. Dans la disposition où nous sommes toutes trois, +nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord +la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel +qui soit capable de tout. + +LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases_. Vous +pouvez, mes soeurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il +vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les +dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que +vous voudrez. + +CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont +germer à vue d'oeil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le +marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les +châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses +mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice, +qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant +appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce +qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour +trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui +est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et +lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte. + +LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne +l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de +l'hypocrisie... (_Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie._)... Il +ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables +solitaires. + +CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui +laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année +entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de +porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De +plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il +combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de +ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en +acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une +longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans +bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront +des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné +de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant. +Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un +repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les +confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts. + +ATROPOS, _à Clotho_. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il +arrive à ce pieux Chinois? + +CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira. + +ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu +bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la +pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il +sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces +de la Chine. + +LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement +dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze. + +CLOTHO. Et moi tout de même. + +ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes +servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte; +elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle +s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à +genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir +sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira +promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces +trois femmes. + +LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il +sera brusquement exécuté? + +ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et +fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de +perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir. +Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se +plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre +justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et +demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est +devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux +suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en +voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble +de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans +s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de +sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront +d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui +fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du +docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront +toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général, +le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec +ses infâmes ministres[7]. + + [7] M. Le Gentil dit dans son _Voyage autour du monde_ que les + missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que + pareille aventure était arrivée dans une pagode. + +CLOTHO, _à Lachesis_. Que vos doigts se préparent à filer les jours +d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique +méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à +son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait +dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, +faisons-en une petite Lucrèce. + +LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien +déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher +le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la +prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un +phénomène nouveau... (_Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases +de la beauté et de la volupté_)... Contentons-nous de rendre celle-ci +parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et +luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits +yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du +Brésil. + +ATROPOS, _riant_. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant +Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une +pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens. + +LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche +vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables +aux Ethiopiens brûlés. + +CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur +de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si +vous voulez, sur le caprice des nations. + +ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais +du Brésil. + +LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle, +ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas. + +CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand +vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles +qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge? + +LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus +beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman. + +ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage. + +LACHESIS, _filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases_. Il +aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin, +le jeu et les femmes. + +CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui +arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il +se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec +lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le +bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera +l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce +qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse +qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera +point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller +en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie +de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville +de Londres. + +ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là ; car +vous ne l'y faites point aller pour rien. + +CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et +qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir +la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un +soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera +logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une +telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir +cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au +reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour. + +LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la +proposition. + +CLOTHO. Sans balancer. + +ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui +bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où, +l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en +question. + +CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une +conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances +que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le +guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené, +lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous. +Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une +jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir +d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est +qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois +cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du +monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme. +Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans +savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour +avoir fait un mylord. + +LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension? + +CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti +des armes, et périra dès sa première campagne. + +ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter +deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un oeil +favorable; faisons-en deux sujets fameux. + +LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre +danse aussi bien que Terpsichore. + +CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles +ne sortiront que chargées d'or et de pierreries. + +ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis +hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets. + +LACHESIS. Ecoutez, mes soeurs: entendez-vous les cris que pousse une +femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est +l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que +Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous +nos trois noms mystérieux. + +CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et +finissons ses douleurs. + +ATROPOS. Nous le devons. + +LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet +instant. + +CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant +des jours d'or et de soie! + +ATROPOS. Il n'y faut pas manquer. + +LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie. + +CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (_A +Lachesis._) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit +et de la probité. + +ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche +qui n'est pas généreux est un monstre. + +CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait +quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus +parfaits que les dieux. + +LACHESIS, _filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases_. +Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera +longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession +continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront +point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter +leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant, +généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique +payeur il possédera le coeur de ses maîtresses. + +ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris +vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien +nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point +de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine. + +CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain +qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de +Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant +sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux +succès. + +LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal +reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de +les remettre au théâtre. + +ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de +linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant +nouveau-né qu'on expose. + +CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de +condition. + +_Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai..._ + + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND. + + + Pages + CHAPITRE XIII. La force de l'amitié, histoire 5 + + CHAPITRE XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur + comique 47 + + CHAPITRE XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de + l'amitié 59 + + CHAPITRE XVI. Des songes 109 + + CHAPITRE XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont + pas sans copies 124 + + CHAPITRE XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don + Cléofas 135 + + CHAPITRE XIX. Des captifs 149 + + CHAPITRE XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; + comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de + quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui + furent séparés 165 + + CHAPITRE XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable + boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de + cet ouvrage a jugé à propos de le finir 182 + + APPENDICE. + + I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 193 + + II. Dédicace de la première édition 201 + + III. Dédicace de 1726 203 + + IV. Table analytique 205 + + ENTRETIENS DES CHEMINÉES DE MADRID 213 + + UNE JOURNÉE DES PARQUES 233 + + + + + + +End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 *** diff --git a/44142-h/44142-h.htm b/44142-h/44142-h.htm new file mode 100644 index 0000000..0d327e6 --- /dev/null +++ b/44142-h/44142-h.htm @@ -0,0 +1,9147 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> +<head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Le Diable boiteux, by Le Sage. +</title> +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> +<style type="text/css"> +body { margin-left: 10%; margin-right: 10% } +h1, h2, h3, h4, .c { text-align: center; line-height: 1.5em; } +h1, h2, h3 { margin-top: 2em; } +.titre { margin-top: 3em; text-align: center; font-size: 150%; } +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; } +.sc { font-variant: small-caps; } +.small {font-size: smaller; } +.large {font-size: larger; letter-spacing: .2em; } +.item { margin-top: 1.5em; } +.r { text-align: right; margin-right: 10% } +i cite { font-style: normal; } + +hr { width: 16%; margin: 1.5em 42% } +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; +} +.footnote { margin-left: 5%; font-size: 95%; } +.footnote .label { float: left; text-align: left; width: 2em; } +.footnote a { text-decoration: none; } +td { margin-top: .2em; margin-right: 1em; text-align: left; vertical-align: bottom; } +td.drap { padding-left: 1em; text-indent: -1em; } +td.topr { text-align: right; vertical-align: top; } +td.num { text-align: right; vertical-align: bottom; } + +.poem { text-align: left; margin-left: 5%; width: 90%; position: relative; } +.stanza { margin-top: 1em; } +.stanza br { display: none; } +.i0 { display: block; margin: 0 0 0 2em; text-indent: -2em; } +.i1 { display: block; margin: 0 0 0 3em; text-indent: -2em; } + +.break { margin-top: 3em; } + +@media handheld { + .break, .titre { page-break-before: always; margin-top: 0; padding-top: 1em; } + .nobreak { page-break-before: avoid; } +} + +</style> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 ***</div> + +<h1><span class="small">LE</span><br/> +<span class="large">DIABLE BOITEUX</span></h1> + +<p class="c"><span class="large">PAR LE SAGE</span></p> + +<p class="c"><span class="small">SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID<br/> +ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES</span><br/> +PAR LE MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c">ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE<br/> +PAR M. PIERRE JANNET</p> + +<p class="c">TOME II</p> + +<div class="c"><img src="images/lemerre.png" alt="" /></div> +<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br/> +ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br/> +27, <span class="small">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27</p> + +<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXVI</span></p> + + + + +<p class="break"><i>Tous droits réservés.</i></p> +<p class="r"><span class="sc">E. PICARD.</span></p> +<p class="c"><span class="small">IMP. EUGÈNE HEUTTE ET C<sup>e</sup>, A SAINT-GERMAIN.</span></p> + + + +<p class="titre">LE<br/> +<b class="large">DIABLE BOITEUX</b></p> + + +<h2 class="nobreak"><a name="c13" id="c13"></a>CHAPITRE XIII<br/> +<i>La force de l'amitié.</i></h2> + +<p class="c">HISTOIRE.</p> + + +<p>Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son +valet de chambre, s'éloignait à grandes +journées du lieu de sa naissance, pour éviter +les suites d'une tragique aventure. Il était +à deux petites lieues de la ville de Valence, +lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une +dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation: +aucun voile ne couvrait son visage, +qui était d'une éclatante beauté, et cette +charmante personne paraissait si troublée, +que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin +de secours, ne manqua pas de lui offrir celui +de sa valeur.</p> + +<p>«Généreux inconnu, lui dit la dame, je +ne refuserai point l'offre que vous me +faites: il semble que le ciel vous ait envoyé +ici pour détourner le malheur que +je crains. Deux cavaliers se sont donné +rendez-vous dans ce bois; je viens de les +y voir entrer tout à l'heure; ils vont se +battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez +m'aider à les séparer.» En achevant ces +mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, +après avoir laissé son cheval à son +valet, se hâta de la joindre.</p> + +<p>«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils +entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils +découvrirent entre les arbres deux hommes +qui se battaient avec fureur. Le Tolédan +courut à eux pour les séparer, et, en étant +venu à bout par ses prières et par ses +efforts, il leur demanda le sujet de leur +différend.</p> + +<p>«Brave inconnu, lui dit un des deux +cavaliers, je m'appelle don Fadrique de +Mendoce, et mon ennemi se nomme don +Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, +cette dame que vous accompagnez; +elle a toujours fait peu d'attention à nos +soins, et quelques galanteries que nous +ayons pu imaginer pour lui plaire, la +cruelle ne nous en a pas mieux traités. +Pour moi, j'avais dessein de continuer à +la servir malgré son indifférence; mais +mon rival, au lieu de prendre le même +parti, s'est avisé de me faire un appel.</p> + +<p>«—Il est vrai, interrompit don Alvar, +que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je +crois que si je n'avais point de rival, dona +Théodora pourrait m'écouter: je veux +donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, +pour me défaire d'un homme qui s'oppose +à mon bonheur.</p> + +<p>«—Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, +je n'approuve point votre combat; il +offense dona Théodora: on saura bientôt +dans le royaume de Valence que vous vous +serez battus pour elle: l'honneur de votre +dame vous doit être plus cher que votre +repos et que vos vies. D'ailleurs, quel +fruit le vainqueur peut-il attendre de sa +victoire? Après avoir exposé la réputation +de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra +d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! +Croyez-moi, faites plutôt sur vous, +l'un et l'autre, un effort plus digne des +noms que vous portez: rendez-vous maîtres +de vos transports furieux, et, par un +serment inviolable, engagez-vous tous +deux à souscrire à l'accommodement que +j'ai à vous proposer; votre querelle peut +se terminer sans qu'il en coûte du sang.</p> + +<p>«—Eh! de quelle manière? s'écria don +Alvar.—Il faut que cette dame se déclare, +répliqua le Tolédan; qu'elle fasse +choix de don Fadrique ou de vous, et que +l'amant sacrifié, loin de s'armer contre +son rival, lui laisse le champ libre.—J'y +consens, dit don Alvar, et j'en jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona +Théodora se détermine: qu'elle me préfère, +si elle veut, mon rival; cette préférence +me sera moins insupportable que +l'affreuse incertitude où je suis.—Et +moi, dit à son tour don Fadrique, j'en +atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore +ne prononce point en ma faveur, je vais +m'éloigner de ses charmes; et si je ne +puis les oublier, du moins je ne les verrai +plus.»</p> + +<p>«Alors le Tolédan, se tournant vers dona +Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à +vous de parler: vous pouvez d'un seul +mot désarmer ces deux rivaux; vous +n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez +récompenser la constance.—Seigneur +cavalier, répondit la dame, cherchez un +autre tempérament pour les accorder. +Pourquoi me rendre la victime de leur +accommodement? J'estime, à la vérité, +don Fadrique et don Alvar, mais je ne +les aime point; et il n'est pas juste que, +pour prévenir l'atteinte que leur combat +pourrait porter à ma gloire, je donne des +espérances que mon cœur ne saurait +avouer.</p> + +<p>«—La feinte n'est plus de saison, Madame, +reprit le Tolédan; il faut, s'il vous +plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers +soient également bien faits, je suis +assuré que vous avez plus d'inclination +pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à +la frayeur mortelle dont je vous ai vue +agitée.</p> + +<p>«—Vous expliquez mal cette frayeur, +répartit dona Théodora: la perte de l'un +ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait +sans doute, et je me la reprocherais +sans cesse, quoique je n'en fusse que la +cause innocente; mais si je vous ai paru +alarmée, sachez que le péril qui menace +ma réputation a fait toute ma crainte.»</p> + +<p>«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement +brutal, perdit enfin patience. «C'en est +trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame +refuse de terminer la chose à l'amiable, +le sort des armes en va donc décider.» +En parlant de cette sorte, il se mit en devoir +de pousser don Fadrique, qui, de son côté, +se disposa à le bien recevoir.</p> + +<p>«Alors la dame, plus effrayée par cette +action que déterminée par son penchant, +s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs +cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y +a pas d'autre moyen d'empêcher un +combat qui intéresse mon honneur, je +déclare que c'est à don Fadrique de +Mendoce que je donne la préférence.»</p> + +<p>«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que +le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, +courut délier son cheval, qu'il avait attaché +à un arbre, et disparut en jetant des regards +furieux sur son rival et sur sa maîtresse. +L'heureux Mendoce, au contraire, +était au comble de sa joie: tantôt il se mettait +à genoux devant dona Théodora, tantôt +il embrassait le Tolédan, et ne pouvait +trouver d'expressions assez vives pour leur +marquer toute la reconnaissance dont il se +sentait pénétré.</p> + +<p>«Cependant la dame, devenue plus tranquille +après l'éloignement de don Alvar, +songeait avec quelque douleur qu'elle +venait de s'engager à souffrir les soins d'un +amant dont à la vérité elle estimait le +mérite, mais pour qui son cœur n'était point +prévenu.</p> + +<p>«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, +j'espère que vous n'abuserez pas de la +préférence que je vous ai donnée; vous +la devez à la nécessité où je me suis trouvée +de prononcer entre vous et don +Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours +fait beaucoup plus de cas de vous que de +lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les +bonnes qualités que vous avez: vous +êtes le cavalier de Valence le plus parfait, +c'est une justice que je vous rends; +je dirai même que la recherche d'un +homme tel que vous peut flatter la vanité +d'une femme; mais, quelque glorieuse +qu'elle soit pour moi, je vous +avouerai que je la vois avec si peu de +goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer +aussi tendrement que vous le faites +paraître. Je ne veux pourtant pas vous +ôter toute espérance de toucher mon +cœur: mon indifférence n'est peut-être +qu'un effet de la douleur qui me reste +encore de la perte que j'ai faite depuis un +an de don André de Cifuentes, mon +mari. Quoique nous n'ayons pas été +longtemps ensemble, et qu'il fût dans un +âge avancé lorsque mes parents, éblouis +de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser, +j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette +encore tous les jours.</p> + +<p>«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? +ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement +à ces vieillards chagrins et jaloux qui, +ne pouvant se persuader qu'une jeune +femme soit assez sage pour leur pardonner +leur faiblesse, sont eux-mêmes des +témoins assidus de tous ses pas, ou la +font observer par une duègne dévouée à +leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu +une confiance dont un jeune mari +adoré serait à peine capable. D'ailleurs, +sa complaisance était infinie, et j'ose +dire qu'il faisait son unique étude d'aller +au-devant de tout ce que je paraissais +souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. +Vous jugez bien, Mendoce, que +l'on n'oublie pas aisément un homme +d'un caractère si aimable: il est toujours +présent à ma pensée, et cela ne contribue +pas peu, sans doute, à détourner +mon attention de tout ce que l'on fait +pour me plaire.»</p> + +<p>«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre +en cet endroit dona Théodora: +«Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie +d'apprendre de votre propre bouche que +ce n'est pas par aversion pour ma personne +que vous avez méprisé mes soins: +j'espère que vous vous rendrez un jour +à ma constance.—Il ne tiendra point à +moi que cela n'arrive, reprit la dame, +puisque je vous permets de me venir voir +et de me parler quelquefois de votre +amour: tâchez de me donner du goût +pour vos galanteries; faites en sorte que +je vous aime: je ne vous cacherai point +les sentiments favorables que j'aurai pris +pour vous; mais si malgré tous vos efforts +vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, +Mendoce, que vous ne serez pas +en droit de me faire des reproches.»</p> + +<p>«Don Fadrique voulut répliquer; mais +il n'en eut pas le temps, parce que la dame +prit la main du Tolédan et tourna brusquement +ses pas du côté de son équipage. Il +alla détacher son cheval qui était attaché +à un arbre, et, le tirant après lui par la bride, +il suivit dona Théodora, qui monta dans +son carrosse avec autant d'agitation qu'elle +en était descendue; la cause toutefois en +était bien différente. Le Tolédan et lui +l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes +de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le +chemin de sa maison, et don Fadrique emmena +dans la sienne le Tolédan.</p> + +<p>«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien +régalé, il lui demanda en particulier ce qui +l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y +faire un long séjour. «J'y serai le moins +de temps qu'il me sera possible, lui répondit +le Tolédan: j'y passe seulement +pour aller gagner la mer, et m'embarquer +dans le premier vaisseau qui s'éloignera +des côtes d'Espagne; car je me mets peu +en peine dans quel lieu du monde j'acheverai +le cours d'une vie infortunée, pourvu +que ce soit loin de ces funestes climats.—Que +dites-vous? répliqua don Fadrique +avec surprise; qui peut vous révolter contre +votre patrie, et vous faire haïr ce que +tous les hommes aiment naturellement?—Après +ce qui m'est arrivé, répartit le +Tolédan, mon pays m'est odieux, et je +n'aspire qu'à le quitter pour jamais.—Ah! +seigneur cavalier, s'écria Mendoce +attendri de compassion, que j'ai d'impatience +de savoir vos malheurs! si je ne +puis soulager vos peines, je suis du moins +disposé à les partager. Votre physionomie +m'a d'abord prévenu pour vous; +vos manières me charment, et je sens que +je m'intéresse déjà vivement à votre sort.</p> + +<p>«—C'est la plus grande consolation que +je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, +répondit le Tolédan; et pour reconnaître +en quelque sorte les bontés que vous me +témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous +voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai +penché de votre côté. Un mouvement +d'inclination, que je n'ai jamais senti à +la première vue de personne, me fit +craindre que dona Théodora ne vous préférât +votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle +se fut déterminée en votre faveur. +Vous avez depuis si bien fortifié cette +première impression, qu'au lieu de vouloir +vous cacher mes ennuis, je cherche +à m'épancher, et trouve une douceur +secrète à vous découvrir mon âme; apprenez +donc mes malheurs.</p> + +<p>«Tolède m'a vu naître, et don Juan de +Zarate est mon nom. J'ai perdu presque +dès mon enfance ceux qui m'ont donné +le jour, de manière que je commençai +de bonne heure à jouir de quatre mille +ducats de rente qu'ils m'ont laissés. +Comme je pouvais disposer de ma main, +et que je me croyais assez riche pour ne +devoir consulter que mon cœur dans le +choix que je ferais d'une femme, j'épousai +une fille d'une beauté parfaite, sans +m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, +ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais +charmé de mon bonheur, et, pour mieux +goûter le plaisir de posséder une personne +que j'aimais, je la menai, peu de +jours après mon mariage, à une terre que +j'ai à quelques lieues de Tolède.</p> + +<p>«Nous y vivions tous deux dans une +union charmante, lorsque le duc de +Naxera, dont le château est dans le voisinage +de ma terre, vint, un jour qu'il +chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma +femme et en devint amoureux; je le crus +du moins, et ce qui acheva de me le persuader, +c'est qu'il rechercha bientôt mon +amitié avec empressement, ce qu'il avait +jusque-là fort négligé; il me mit de ses +parties de chasse, me fit force présents, +et encore plus d'offres de services.</p> + +<p>«Je fus d'abord alarmé de sa passion; +je pensai retourner à Tolède avec mon +épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait +cette pensée; effectivement, si j'eusse +ôté au duc toutes les occasions de voir +ma femme, j'aurais évité les malheurs +qui me sont arrivés; mais la confiance +que j'avais en elle me rassura. Il me +parut qu'il n'était pas possible qu'une +personne que j'avais épousée sans dot et +tirée d'un état obscur fût assez ingrate +pour oublier mes bontés. Hélas! je la +connaissais mal. L'ambition et la vanité, +qui sont deux choses si naturelles +aux femmes, étaient les plus grands défauts +de la mienne.</p> + +<p>«Dès que le duc eut trouvé moyen de +lui apprendre ses sentiments, elle se sut +bon gré d'avoir fait une conquête si importante. +L'attachement d'un homme +que l'on traitait d'<i>Excellence</i> chatouilla +son orgueil et remplit son esprit de fastueuses +chimères; elle s'en estima davantage +et m'en aima moins. Ce que j'avais +fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, +ne fit plus que m'attirer ses +mépris: elle me regarda comme un mari +indigne de sa beauté, et il lui sembla que, +si ce grand seigneur qui était épris de +ses charmes l'eût vue avant son mariage, +il n'aurait pas manqué de l'épouser. +Enivrée de ces folles idées, et séduite par +quelques présents qui la flattaient, elle +se rendit aux secrets empressements du +duc.</p> + +<p>«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais +pas le moindre soupçon de leur intelligence; +mais enfin je fus assez malheureux +pour sortir de mon aveuglement. +Un jour je revins de la chasse de meilleure +heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement +de ma femme; elle ne m'attendait +pas sitôt: elle venait de recevoir +une lettre du duc, et se préparait à lui +faire réponse. Elle ne put cacher son +trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant +sur une table du papier et de l'encre, je +jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai +de me montrer ce qu'elle écrivait; mais +elle s'en défendit, de sorte que je fus +obligé d'employer jusqu'à la violence +pour satisfaire ma jalouse curiosité; je +tirai de son sein, malgré toute sa résistance, +une lettre qui contenait ces paroles:</p> + +<blockquote> +<p><i>Languirai-je toujours dans l'attente +d'une seconde entrevue? Que vous êtes +cruelle, de me donner les plus douces espérances +et de tant tarder à les remplir! +Don Juan va tous les jours à la chasse, ou +à Tolède: ne devrions-nous pas profiter +de ces occasions? Ayez plus d'égard à +la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, +Madame: songez que si c'est un plaisir +d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment +d'en attendre longtemps la possession.</i></p> +</blockquote> + +<p>«Je ne pus achever de lire ce billet sans +être transporté de rage; je mis la main +sur ma dague, et dans mon premier mouvement +je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle +épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, +faisant réflexion que c'était me venger à +demi, et que mon ressentiment demandait +encore une autre victime, je me rendis +maître de ma fureur. Je dissimulai; +je dis à ma femme, avec le moins d'agitation +qu'il me fut possible: «Madame, +vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat +de son rang ne devait point vous éblouir; +mais les jeunes personnes aiment le faste: +je veux croire que c'est là tout votre crime, +et que vous ne m'avez point fait le dernier +outrage: c'est pourquoi j'excuse votre +indiscrétion, pourvu que vous rentriez +dans votre devoir, et que désormais, sensible +à ma seule tendresse, vous ne songiez +qu'à la mériter.»</p> + +<p>«Après lui avoir tenu ce discours, je +sortis de son appartement, autant pour +la laisser se remettre du trouble où étaient +ses esprits, que pour chercher la solitude +dont j'avais besoin moi-même pour calmer +la colère qui m'enflammait. Si je +ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai +du moins un air tranquille pendant +deux jours; et le troisième, feignant d'avoir +à Tolède une affaire de la dernière +conséquence, je dis à ma femme que j'étais +obligé de la quitter pour quelque +temps, et que je la priais d'avoir soin de +sa gloire pendant mon absence.</p> + +<p>«Je partis; mais, au lieu de continuer +mon chemin vers Tolède, je revins secrètement +chez moi à l'entrée de la nuit, +et me cachai dans la chambre d'un domestique +fidèle, d'où je pouvais voir tout +ce qui entrait dans ma maison. Je ne +doutais point que le duc n'eût été informé +de mon départ, et je m'imaginais qu'il +ne manquerait pas de vouloir profiter de la +conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; +je me promettais une entière +vengeance.</p> + +<p>«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: +loin de remarquer qu'on se disposât +au logis à recevoir un galant, je +m'aperçus au contraire que l'on fermait +les portes avec exactitude, et trois jours +s'étant écoulés sans que le duc eût paru, +ni même aucun de ses gens, je me persuadai +que mon épouse s'était repentie de +sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout +commerce avec son amant.</p> + +<p>«Prévenu de cette opinion, je perdis le +désir de me venger, et, me livrant aux +mouvements d'un amour que la colère +avait suspendu, je courus à l'appartement +de ma femme: je l'embrassai avec transport, +et lui dis: «Madame, je vous rends +mon estime et mon amitié. Je vous avoue +que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint +ce voyage pour vous éprouver. Vous devez +pardonner ce piége à un mari dont +la jalousie n'était pas sans fondement: +je craignais que votre esprit, séduit par +de superbes illusions, ne fût pas capable +de se détromper; mais, grâces au ciel, +vous avez reconnu votre erreur, et j'espère +que rien ne troublera plus notre +union.»</p> + +<p>«Ma femme me parut touchée de ces paroles, +et, laissant couler quelques pleurs: +«Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, +de vous avoir donné sujet de soupçonner +ma fidélité! J'ai beau détester ce qui +vous a si justement irrité contre moi; +mes yeux depuis deux jours sont vainement +ouverts aux larmes, toute ma douleur, +tous mes remords seront inutiles: je +ne regagnerai jamais votre confiance.—Je +vous la redonne, Madame, interrompis-je +tout attendri de l'affliction qu'elle +faisait paraître, je ne veux plus me souvenir +du passé, puisque vous vous en +repentez.»</p> + +<p>«En effet, dès ce moment j'eus pour elle +les mêmes égards que j'avais eus auparavant, +et je recommençai à goûter des +plaisirs qui avaient été si cruellement +troublés: ils devinrent même plus piquants; +car ma femme, comme si elle +eût voulu effacer de mon esprit toutes +les traces de l'offense qu'elle m'avait +faite, prenait plus de soin de me plaire +qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais +plus de vivacité dans ses caresses, et peu +s'en fallait que je ne fusse bien aise du +chagrin qu'elle m'avait causé.</p> + +<p>«Je tombai malade en ce temps-là . Quoique +ma maladie ne fût point mortelle, il +n'est pas concevable combien ma femme +en parut alarmée: elle passait le jour +auprès de moi; et la nuit, comme j'étais +dans un appartement séparé, elle me +venait voir deux ou trois fois, pour apprendre +par elle-même de mes nouvelles: +enfin, elle montrait une extrême +attention à courir au-devant de tous les +secours dont j'avais besoin; il semblait +que sa vie fût attachée à la mienne. De +mon côté, j'étais si sensible à toutes les +marques de tendresse qu'elle me donnait, +que je ne pouvais me lasser de le lui +témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, +elles n'étaient pas aussi sincères +que je me l'imaginais.</p> + +<p>«Une nuit, ma santé commençait alors +à se rétablir, mon valet de chambre vint +me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout +ému, je suis fâché d'interrompre votre +repos; mais je vous suis trop fidèle pour +vouloir vous cacher ce qui se passe en +ce moment chez vous: le duc de Naxera +est avec madame.»</p> + +<p>«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que +je regardai quelque temps mon valet +sans pouvoir lui parler: plus je pensais +au rapport qu'il me faisait, plus j'avais +de peine à le croire véritable. «Non, +Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible +que ma femme soit capable d'une si +grande perfidie! Tu n'es point assuré de +ce que tu dis.—Seigneur, reprit Fabio, +plût au ciel que j'en pusse encore douter; +mais de fausses apparences ne m'ont +point trompé. Depuis que vous êtes malade, +je soupçonne qu'on introduit presque +toutes les nuits le duc dans l'appartement +de madame: je me suis caché +pour éclaircir mes soupçons, et je ne +suis que trop persuadé qu'ils sont +justes.»</p> + +<p>«A ce discours, je me levai tout furieux; +je pris ma robe de chambre et mon épée, +et marchai vers l'appartement de ma +femme, accompagné de Fabio, qui portait +de la lumière. Au bruit que nous +fîmes en entrant, le duc, qui était assis +sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet +qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant +de moi et me tira: mais ce fut avec tant +de trouble et de précipitation, qu'il me +manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement +et lui enfonçai mon épée dans +le cœur. Je m'adressai ensuite à ma +femme, qui était plus morte que vive: +«Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix +de toutes tes perfidies.» En disant cela, je +lui plongeai dans le sein mon épée toute +fumante du sang de son amant.</p> + +<p>«Je condamne mon emportement, seigneur +don Fadrique, et j'avoue que j'aurais +pu assez punir une épouse infidèle +sans lui ôter la vie; mais quel homme +pourrait conserver sa raison dans une +pareille conjoncture? Peignez-vous cette +perfide femme attentive à ma maladie; +représentez-vous toutes ses démonstrations +d'amitié, toutes les circonstances, +toute l'énormité de sa trahison, et jugez +si l'on ne doit point pardonner sa mort à +un mari qu'une si juste fureur animait.</p> + +<p>«Pour achever cette tragique histoire +en deux mots: après avoir pleinement +assouvi ma vengeance, je m'habillai à la +hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de +temps à perdre; que les parents du duc +me feraient chercher par toute l'Espagne, +et que, le crédit de ma famille ne pouvant +balancer le leur, je ne serais en sûreté +que dans un pays étranger: c'est pourquoi +je choisis deux de mes meilleurs +chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent +et de pierreries, je sortis de ma +maison avant le jour, suivi du valet qui +m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris +la route de Valence, dans le dessein de +me jeter dans le premier vaisseau qui +ferait voile vers l'Italie. Comme je passais +aujourd'hui près du bois où vous +étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui +m'a prié de la suivre et de l'aider à vous +séparer.»</p> + +<p>«Après que le Tolédan eût achevé de parler, +don Fadrique lui dit: «Seigneur don +Juan, vous vous êtes justement vengé du +duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur +les poursuites que ses parents pourront +faire: vous demeurerez, s'il vous plaît, +chez moi, en attendant l'occasion de passer +en Italie. Mon oncle est gouverneur +de Valence; vous serez plus en sûreté ici +qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme +qui veut être uni désormais avec vous +d'une étroite amitié.»</p> + +<p>«Zarate répondit à Mendoce dans des +termes pleins de reconnaissance, et accepta +l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force +de la sympathie, seigneur don Cléofas, +poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers +se sentirent tant d'inclination l'un +pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma +entr'eux une amitié comparable à celle +d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, +ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, +que ce qui plaisait à don Fadrique +ne manquait pas de plaire à don Juan; +c'était le même caractère: enfin ils étaient +faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout, +était enchanté des manières de son ami: il +ne pouvait même s'empêcher de les vanter +à tout moment à dona Théodora.</p> + +<p>«Ils allaient souvent tous deux chez +cette dame, qui voyait toujours avec indifférence +les soins et les assiduités de Mendoce. +Il en était très-mortifié, et s'en plaignait +quelquefois à son ami, qui, pour le +consoler, lui disait que les femmes les +plus insensibles se laissaient enfin toucher; +qu'il ne manquait aux amants que la patience +d'attendre ce temps favorable; qu'il +ne perdît point courage; que sa dame, +tôt ou tard, récompenserait ses services. +Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, +ne rassurait point le timide Mendoce, +qui craignait de ne pouvoir jamais +plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte +le jeta dans une langueur qui faisait pitié +à don Juan; mais don Juan fut bientôt +plus à plaindre que lui.</p> + +<p>«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être +révolté contre les femmes, après l'horrible +trahison de la sienne, il ne put se défendre +d'aimer dona Théodora; cependant, loin +de s'abandonner à une passion qui offensait +son ami, il ne songea qu'à la combattre; +et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre +qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait +naître, il résolut de ne plus voir la veuve +de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le +voulait mener chez elle, il trouvait toujours +quelque prétexte pour s'en excuser.</p> + +<p>«D'une autre part, don Fadrique n'allait +pas une fois chez la dame, qu'elle ne +lui demandât pourquoi don Juan ne la +venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait +cette question il lui répondit en souriant +que son ami avait ses raisons. «Et quelles +raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona +Théodora.—Madame, répartit Mendoce, +comme je voulais aujourd'hui vous +l'amener, et que je lui marquais quelque +surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, +il m'a fait une confidence qu'il +faut que je vous révèle pour le justifier. +Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, +et que, n'ayant pas beaucoup de temps à +demeurer dans cette ville, les moments +lui étaient chers.</p> + +<p>«—Je ne suis point satisfaite de cette +excuse, reprit en rougissant la veuve de +Cifuentes: il n'est pas permis aux amants +d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique +remarqua la rougeur de dona Théodora; +il crut que la vanité seule en était +la cause, et que ce qui faisait rougir la +dame n'était qu'un simple dépit de se voir +négligée. Il se trompait dans sa conjecture: +un mouvement plus vif que la vanité excitait +l'émotion qu'elle laissait paraître; mais +de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, +elle changea de discours, et affecta, pendant +le reste de l'entretien, un enjouement qui +aurait mis en défaut la pénétration de +Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord +pris le change.</p> + +<p>«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se +trouva seule, elle tomba dans une profonde +rêverie: elle sentit alors toute la force +de l'inclination qu'elle avait conçue pour +don Juan, et, la croyant plus mal récompensée +qu'elle ne l'était: «Quelle injuste +et barbare puissance, dit-elle en soupirant, +se plaît à enflammer des cœurs qui ne +s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique +qui m'adore, et je brûle pour don +Juan, dont une autre que moi occupe la +pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher +mon indifférence: ton ami t'en venge +assez.»</p> + +<p>«A ces mots, un vif sentiment de douleur +et de jalousie lui fit répandre quelques +larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir +les peines des amants, vint bientôt présenter +à son esprit de flatteuses images. Elle +se représenta que sa rivale pouvait n'être +pas fort dangereuse: que don Juan était +peut-être moins arrêté par ses charmes +qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles +liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour +juger elle-même de ce qu'elle en devait +croire, elle résolut d'entretenir en particulier +le Tolédan. Elle le fit avertir de se +trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand +ils furent tous deux seuls, dona Théodora +prit ainsi la parole:</p> + +<p>«Je n'aurais jamais pensé que l'amour +pût faire oublier à un galant homme ce +qu'il doit aux dames; néanmoins, don +Juan, vous ne venez plus chez moi depuis +que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce +me semble, de me plaindre de vous. Je +veux croire toutefois que ce n'est point +de votre propre mouvement que vous +me fuyez: votre dame vous aura sans +doute défendu de me voir. Avouez-le-moi, +don Juan, et je vous excuse: je sais +que les amants ne sont pas libres dans +leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir +à leurs maîtresses.</p> + +<p>«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens +que ma conduite doit vous étonner; +mais, de grâce, ne souhaitez pas +que je me justifie: contentez-vous d'apprendre +que j'ai raison de vous éviter.—Quelle +que puisse être cette raison, +reprit dona Théodora toute émue, je +veux que vous me la disiez.—Hé bien, +Madame, répartit don Juan, il faut vous +obéir; mais ne vous plaignez pas si vous +en entendez plus que vous n'en voulez +savoir.</p> + +<p>«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a +raconté l'aventure qui m'a fait quitter la +Castille. En m'éloignant de Tolède, le +cœur plein de ressentiment contre les +femmes, je les défiais toutes de me jamais +surprendre. Dans cette fière disposition, +je m'approchai de Valence; je vous rencontrai, +et, ce que personne encore n'a pu +faire peut-être, je soutins vos premiers +regards sans en être troublé: je vous ai +revue même depuis impunément; mais, +hélas! que j'ai payé cher quelques jours +de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; +votre beauté, votre esprit, tous +vos charmes se sont exercés sur un rebelle; +en un mot, j'ai pour vous tout +l'amour que vous êtes capable d'inspirer.</p> + +<p>«Voilà , Madame, ce qui m'écarte de +vous. La personne dont on vous a dit +que j'étais occupé n'est qu'une dame +imaginaire: c'est une fausse confidence +que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir +les soupçons que j'aurais pu lui donner +en refusant toujours de vous venir voir +avec lui.»</p> + +<p>«Ce discours, à quoi dona Théodora ne +s'était point attendue, lui causa une si +grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de +paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point +en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer +ses yeux de quelque rigueur, elle regarda +le Tolédan d'un air assez tendre, et +lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, +don Juan; je veux aussi vous découvrir le +mien: écoutez-moi.</p> + +<p>«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, +peu touchée de l'attachement de Mendoce, +je menais une vie douce et tranquille, +lorsque le hasard vous fit passer +près du bois où nous nous rencontrâmes. +Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne +laissai pas de remarquer que vous m'offriez +votre secours de très-bonne grâce, +et la manière avec laquelle vous sûtes +séparer deux rivaux furieux me fit concevoir +une opinion fort avantageuse de +votre adresse et de votre valeur. Le moyen +que vous proposâtes pour les accorder +me déplut: je ne pouvais sans beaucoup +de peine me résoudre à choisir l'un ou +l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, +je crois que vous aviez déjà un peu de part +à ma répugnance: car dans le même moment +que, forcée par la nécessité, ma bouche +nomma don Fadrique, je sentis que +mon cœur se déclarait pour l'inconnu. +Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, +après l'aveu que vous m'avez fait, +votre mérite a augmenté l'estime que j'avais +pour vous.</p> + +<p>«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un +mystère de mes sentiments: je vous les +déclare avec la même franchise que j'ai +dit à Mendoce que je ne l'aimais point. +Une femme qui a le malheur de se sentir +du penchant pour un amant qui ne saurait +être à elle a raison de se contraindre, et +de se venger du moins de sa faiblesse par un +silence éternel; mais je crois que l'on peut +sans scrupule découvrir une tendresse +innocente à un homme qui n'a que des +vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous +m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui +nous a sans doute destinés l'un pour +l'autre.»</p> + +<p>«Après ce discours, la dame se tut pour +laisser parler don Juan, et lui donner lieu +de faire éclater les transports de joie et de +reconnaissance qu'elle croyait lui avoir +inspirés; mais au lieu de paraître enchanté +des choses qu'il venait d'entendre, il demeura +triste et rêveur.</p> + +<p>«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; +quand, pour vous faire un sort qu'un autre +que vous pourrait trouver digne +d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, +et vous montre une âme charmée, vous +résistez à la joie que doit vous causer une +déclaration si obligeante! vous gardez un +silence glacé! je vois même de la douleur +dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange +effet produisent en vous mes bontés!</p> + +<p>«—Eh! quel autre effet, Madame, répondit +tristement le Tolédan, peuvent-elles +faire sur un cœur comme le mien? Je +suis d'autant plus misérable que vous +me témoignez plus d'inclination. Vous +n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour +moi: vous savez quelle tendre amitié nous +lie: pourrais-je établir mon bonheur sur +la ruine de ses plus douces espérances?—Vous +avez trop de délicatesse, dit dona +Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; +je puis vous offrir ma foi sans +mériter ses reproches, et vous pouvez la +recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue +que l'idée d'un ami malheureux doit +vous causer quelque peine; mais, don +Juan, est-elle capable de balancer l'heureux +destin qui vous attend?</p> + +<p>«—Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton +ferme: un ami tel que Mendoce a plus +de pouvoir sur moi que vous ne pensez. +S'il vous était possible de concevoir toute +la tendresse, toute la force de notre amitié, +que vous me trouveriez à plaindre! +Don Fadrique n'a rien de caché pour +moi; mes intérêts sont devenus les siens: +les moindres choses qui me regardent ne +sauraient échapper à son attention, ou, +pour tout dire en un mot, je partage son +âme avec vous.</p> + +<p>«Ah! si vous vouliez que je profitasse +de vos bontés, il fallait me les laisser +voir avant que j'eusse formé les nœuds +d'une amitié si forte. Charmé du bonheur +de vous plaire, je n'aurais alors regardé +Mendoce que comme un rival: +mon cœur, en garde contre l'affection +qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu, +et je ne lui devrais pas aujourd'hui +tout ce que je lui dois; mais, Madame, il +n'est plus temps; j'ai reçu tous les services +qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi +le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance +et l'inclination me lient et +me réduisent enfin à la cruelle nécessité +de renoncer au sort glorieux que vous +me présentez.»</p> + +<p>«En cet endroit, dona Théodora, qui +avait les yeux couverts de larmes, prit son +mouchoir pour s'essuyer. Cette action +troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa +constance: il commençait à ne répondre +plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il +d'une voix entrecoupée de soupirs, +adieu, il faut vous fuir pour sauver ma +vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, +ils vous rendent trop redoutable. Je vais +m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer +la perte de tant de charmes que mon +inexorable amitié veut que je lui sacrifie.» +En achevant ces paroles il se retira avec +un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de +peine à conserver.</p> + +<p>«Après son départ, la veuve de Cifuentes +fut agitée de mille mouvements confus: +elle eut honte de s'être déclarée à un homme +qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant +douter qu'il ne fût fortement épris, +et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît +refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut +assez raisonnable pour admirer un si rare +effort d'amitié, au lieu de s'en offenser. +Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher +de s'affliger quand les choses n'ont +pas le succès que l'on désire, elle résolut +d'aller dès le lendemain à la campagne pour +dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les +augmenter, car la solitude est plus propre +à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.</p> + +<p>«Don Juan, de son côté, n'ayant pas +trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé +dans son appartement pour s'abandonner +en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait +fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui +était permis du moins d'en soupirer; mais +don Fadrique vint bientôt interrompre sa +rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, +il en témoigna tant d'inquiétude +que don Juan, pour le rassurer, fut obligé +de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. +Mendoce sortit aussitôt pour le laisser +reposer; mais il sortit d'un air si triste, +que le Tolédan en sentit plus vivement son +infortune. «O ciel, dit il en lui-même, +pourquoi faut-il que la plus tendre amitié +du monde fasse tout le malheur de +ma vie?»</p> + +<p>«Le jour suivant, don Fadrique n'était +pas encore levé qu'on le vint avertir que +dona Théodora était partie avec tout son +domestique pour son château de Villaréal, +et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait +pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, +moins à cause des peines que fait +souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que +parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. +Sans savoir ce qu'il en devait penser, +il en conçut un funeste présage.</p> + +<p>«Il se leva pour aller voir son ami, tant +pour l'entretenir là -dessus que pour apprendre +l'état de sa santé. Mais comme il +achevait de s'habiller, don Juan entra dans +sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper +l'inquiétude que je vous cause: je +me porte assez bien aujourd'hui.—Cette +bonne nouvelle, répondit Mendoce, me +console un peu de la mauvaise que j'ai +reçue.» Le Tolédan demanda quelle était +cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, +après avoir fait sortir ses gens, lui dit: +«Dona Théodora est partie ce matin pour +la campagne, où l'on croit qu'elle sera +longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi +me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, +don Juan? N'ai-je pas raison d'être +alarmé?»</p> + +<p>«Zarate se garda bien de lui dire sur +cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que +dona Théodora pouvait être allée à la campagne +sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. +Mais Mendoce, peu content des raisons +que son ami employait pour le rassurer, +l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il, +ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai +conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment +quelque chose qui aura déplu à +dona Théodora. Pour m'en punir, elle +me quitte, sans daigner seulement m'apprendre +mon crime.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer +plus longtemps dans l'incertitude. Allons, +don Juan, allons la trouver; je vais +faire préparer des chevaux.—Je vous +conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener +personne avec vous: cet éclaircissement +se doit faire sans témoins.—Don Juan ne +saurait être de trop, reprit don Fadrique; +dona Théodora n'ignore point que vous +savez tout ce qui se passe dans mon +cœur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, +vous m'aiderez à l'apaiser en +ma faveur.</p> + +<p>«—Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma +présence ne peut vous être utile. Partez +tout seul, je vous en conjure.—Non, +mon cher don Juan, répartit Mendoce, +nous irons ensemble: j'attends cette complaisance +de votre amitié.—Quelle tyrannie! +s'écria le Tolédan d'un air chagrin. +Pourquoi exigez-vous de mon amitié +ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»</p> + +<p>«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait +pas, et le ton brusque dont elles +avaient été prononcées, le surprirent étrangement. +Il regarda son ami avec attention. +«Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que +je viens d'entendre? Quel affreux soupçon +naît dans mon esprit! Ah! c'est trop +vous contraindre et me gêner; parlez. +Qui cause la répugnance que vous marquez +à m'accompagner?</p> + +<p>«—Je voulais vous la cacher, répondit le +Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé +vous-même à la laisser paraître, il ne +faut plus que je dissimule: cessons, mon +cher don Fadrique, de nous applaudir +de la conformité de nos affections; elle +n'est que trop parfaite: les traits qui +vous ont blessé n'ont point épargné votre +ami. Dona Théodora...—Vous seriez +mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!—Dès +que j'ai connu mon amour, +répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui +constamment la veuve de Cifuentes; vous +le savez: vous m'en avez vous-même fait +des reproches; je triomphais du moins de +ma passion, si je ne pouvais la détruire.</p> + +<p>«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle +souhaitait de me parler chez elle. Je m'y +rendis. Elle me demanda pourquoi je +semblais vouloir l'éviter. J'inventai des +excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé +de lui en découvrir la véritable cause. Je +crus qu'après cette déclaration elle approuverait +le dessein que j'avais de la +fuir; mais, par un bizarre effet de mon +étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, +je dois vous le dire, je trouvai Théodora +prévenue pour moi.»</p> + +<p>«Quoique don Fadrique eût l'esprit du +monde le plus doux et le plus raisonnable, +il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce +discours, et interrompant encore son ami +en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui +dit-il, percez-moi plutôt le sein que de +poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous +contentez pas de m'avouer que vous êtes +mon rival, vous m'apprenez encore qu'on +vous aime! Juste ciel! Quelle confidence +vous m'osez faire! Vous mettez notre +amitié à une épreuve trop rude. Mais +que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée +en conservant les sentiments perfides +que vous me déclarez.</p> + +<p>«Quelle était mon erreur! Je vous croyais +généreux, magnanime, et vous n'êtes +qu'un faux ami, puisque vous avez été +capable de concevoir un amour qui m'outrage. +Je suis accablé de ce coup imprévu: +je le sens d'autant plus vivement, +qu'il m'est porté par une main...—Rendez-moi +plus de justice, interrompit +à son tour le Tolédan; donnez-vous +un moment de patience; je ne suis rien +moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et +vous vous repentirez de m'avoir appelé +de ce nom odieux.»</p> + +<p>«Alors il lui raconta ce qui s'était passé +entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre +aveu qu'elle lui avait fait, et les discours +qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se +livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta +ce qu'il avait répondu à ce discours; +et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il +avait fait paraître, don Fadrique sentait +évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don +Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je +refusai la foi de dona Théodora. Elle en +pleura de dépit; mais, grand Dieu, que +ses pleurs excitèrent de trouble dans mon +âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans +trembler encore du péril que j'ai couru. +Je commençais à me trouver barbare, et +pendant quelques instants, Mendoce, +mon cœur vous devint infidèle. Je ne +cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je +me dérobai par une prompte fuite à +des larmes si dangereuses. Mais ce n'est +pas assez d'avoir évité ce danger; il faut +craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon +départ: je ne veux plus m'exposer aux +regards de Théodora. Après cela, don +Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude +et de perfidie?</p> + +<p>«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, +je vous rends toute votre innocence. +J'ouvre les yeux; pardonnez un +injuste reproche au premier transport +d'un amant qui se voit ravir toutes ses +espérances. Hélas! devais-je croire que +dona Théodora pourrait vous voir longtemps +sans vous aimer, sans se rendre à +ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé +le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. +Je n'impute plus mon malheur qu'à la +Fortune, et, loin de vous haïr, je sens +augmenter pour vous ma tendresse. Hé! +quoi! vous renoncez pour moi à la possession +de dona Théodora, vous faites +à notre amitié un si grand sacrifice, et je +n'en serais pas touché! Vous pouvez +dompter votre amour, et je ne ferais pas +un effort pour vaincre le mien! Je dois +répondre à votre générosité, don Juan; +suivez le penchant qui vous entraîne: +épousez la veuve de Cifuentes; que mon +cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce +vous en presse.</p> + +<p>«—Vous m'en pressez en vain, répliqua +Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une +passion violente; mais votre repos m'est +plus cher que mon bonheur.—Et le +repos de Théodora, reprit don Fadrique, +vous doit-il être indifférent? Ne nous +flattons point: le penchant qu'elle a +pour vous décide de mon sort. Quand +vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour +me la céder, vous iriez loin de ses yeux +traîner une vie déplorable, je n'en serais +pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire +jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel +n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. +Elle vous a aimé dès le premier moment +qu'elle vous a vu: elle a pour vous une +inclination naturelle; en un mot, elle ne +saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez +donc la main qu'elle vous présente: +comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi +à mon infortune, et ne faites +pas trois misérables, lorsqu'un seul peut +épuiser toute la rigueur du destin.»</p> + +<p>Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre +son récit pour écouter l'écolier, +qui lui dit: «Ce que vous me racontez est +surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un +si beau caractère? Je ne vois dans le monde +que des amis qui se brouillent, je ne dis +pas pour des maîtresses comme dona Théodora, +mais pour des coquettes fieffées. Un +amant peut-il renoncer à un objet qu'il +adore et dont il est aimé, de peur de rendre +un ami malheureux? Je ne croyais cela +possible que dans la nature du roman, où +l'on peint les hommes tels qu'ils devraient +être, plutôt que tels qu'ils sont.—Je demeure +d'accord, répondit le diable, que ce +n'est pas une chose fort ordinaire; mais +elle est non-seulement dans la nature du +roman, elle est aussi dans la belle nature +de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le +déluge j'en ai vu deux exemples, y compris +celui-ci. Revenons à mon histoire.</p> + +<p>«Les deux amis continuèrent à se faire +un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant +point céder à la générosité de l'autre, +leurs sentiments amoureux demeurèrent +suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent +de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient +plus même prononcer son nom. Mais +tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour +dans la ville de Valence, l'amour, +comme pour s'en venger, régnait ailleurs +avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.</p> + +<p>«Dona Théodora s'abandonnait à sa +tendresse dans son château de Villaréal, +situé près de la mer. Elle pensait sans cesse +à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance +de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, +après les sentiments d'amitié qu'il +avait fait éclater pour don Fadrique.</p> + +<p>«Un jour, après le coucher du soleil, +comme elle prenait sur le bord de la mer le +plaisir de la promenade avec une de ses +femmes, elle aperçut une petite chaloupe +qui venait gagner le rivage. Il lui sembla +d'abord qu'il y avait dedans sept à huit +hommes de fort mauvaise mine; mais après +les avoir vus de plus près, et considérés +avec plus d'attention, elle jugea qu'elle +avait pris des masques pour des visages. En +effet, c'étaient des gens masqués, et tous +armés d'épées et de bayonnettes.</p> + +<p>«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant +pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient +à faire, elle tourna brusquement +ses pas vers le château. Elle regardait de +temps en temps derrière elle pour les observer; +et remarquant qu'ils avaient pris +terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, +elle se mit à courir de toute sa force; +mais, comme elle ne courait pas si bien +qu'Atalante, et que les masques étaient légers +et vigoureux, ils la joignirent à la +porte du château et l'arrêtèrent.</p> + +<p>«La dame et la fille qui l'accompagnait +poussèrent de grands cris qui attirèrent +aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci +donnant l'alarme au château, tous les valets +de dona Théodora accoururent bientôt +armés de fourches et de bâtons. Cependant +deux hommes des plus robustes de la troupe +masquée, après avoir pris entre leurs bras +la maîtresse et la suivante, les emportaient +vers la chaloupe, malgré leur résistance, +pendant que les autres faisaient tête aux +gens du château, qui commencèrent à les +presser vivement. Le combat fut long; mais +enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement +leur entreprise, et regagnèrent +leur chaloupe en se battant en retraite. Il +était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient +pas encore tous embarqués qu'ils +virent paraître du côté de Valence quatre +ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, +et semblaient vouloir venir au secours de +Théodora. A cette vue, les ravisseurs se +hâtèrent si bien de prendre le large, que +l'empressement des cavaliers fut inutile.</p> + +<p>«Ces cavaliers étaient don Fadrique et +don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là +une lettre par laquelle on lui mandait que +l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro +Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il +avait équipé une espèce de tartane, et +qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient +rien à perdre, il se proposait d'enlever la +veuve de Cifuentes la première fois qu'elle +serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan +et lui, avec leurs valets de chambre, +étaient partis de Valence sur-le-champ, +pour venir apprendre cet attentat à dona +Théodora. Ils avaient découvert de loin, +sur le bord de la mer, un assez grand +nombre de personnes qui paraissaient combattre +les unes contre les autres, et soupçonnant +que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, +ils poussaient leurs chevaux à toute +bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. +Mais, quelque diligence qu'ils pussent +faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins +de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là , Alvaro Ponce, +fier du succès de son audace, s'éloignait de +la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait +joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait +en pleine mer. Il n'est pas possible de +sentir une plus vive douleur que celle +qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent +mille imprécations contre don Alvar, et +remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables +que vaines. Tous les domestiques de Théodora, +animés par un si bel exemple, n'épargnèrent +point les lamentations: tout le +rivage retentissait de cris: la fureur, le +désespoir, la désolation régnaient sur ces +tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne +causa point, dans la cour de Sparte, une si +grande consternation.»</p> + + + + +<h2><a name="c14" id="c14"></a>CHAPITRE XIV<br/> +<i>Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur +comique.</i></h2> + + +<p>L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre +le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée, +lui dit-il, il n'y a pas moyen de +résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que +signifie une chose qui attire mon attention, +malgré le plaisir que je prends à vous écouter. +Je remarque dans une chambre deux +hommes en chemise qui se tiennent à la +gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes +en robe de chambre qui s'empressent à +les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce +que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait +qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ +cette satisfaction de la manière suivante.</p> + +<p>«Les personnages que vous voyez en chemise +et qui se battent, lui dit-il, sont deux +auteurs Français; et les gens qui les séparent +sont deux Allemands, un Flamand et un +Italien. Ils demeurent tous dans la même +maison, qui est un hôtel garni où il ne loge +guère que des étrangers. L'un de ces auteurs +fait des tragédies, et l'autre des comédies. +Le premier, pour quelque désagrément +qu'il a essuyé en France, est venu en +Espagne; et le dernier, peu content de sa +condition à Paris, a fait le même voyage, +dans l'espérance de trouver à Madrid une +meilleure fortune.</p> + +<p>«Le poëte tragique est un esprit vain et +présomptueux, qui s'est fait, en dépit de +la plus saine partie du public, une assez +grande réputation dans son pays. Pour tenir +sa muse en haleine, il compose tous les +jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a +commencé une pièce dont il a tiré le sujet +de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme +son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses +confrères, une démangeaison continuelle +d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, +il s'est levé, a pris sa chandelle, et, +tout en chemise, est venu frapper rudement +à la porte de l'auteur comique, qui, +faisant un meilleur usage de son temps, +dormait d'un profond sommeil.</p> + +<p>«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé +ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui +a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez +à mes genoux: adorez un génie que +Melpomène favorise. Je viens d'enfanter +des vers... Mais, que dis-je, je viens? +c'est Apollon lui-même qui me les a dictés: +si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui +de maison en maison; j'attends +qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur +notre ambassadeur, aussi bien que +tous les Français qui sont à Madrid. Avant +que je les montre à personne, je veux +vous les réciter.</p> + +<p>«—Je vous remercie de la préférence, a +répondu l'auteur comique en baillant de +toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est +que vous prenez un peu mal votre temps; +je me suis couché fort tard, le sommeil +m'accable, et je ne réponds pas que j'entende +sans me rendormir tous les vers +que vous avez à me dire.—Oh! j'en réponds +bien, moi, a repris le poëte tragique: +quand vous seriez mort, la scène que +je viens de composer serait capable de +vous rappeler à la vie. Ma versification +n'est point un assemblage de sentiments +communs et d'expressions triviales que +la rime seule soutienne; c'est une poésie +mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. +Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les +pitoyables nouveautés ne font que passer +sur la scène comme des ombres, et vont +à Utique divertir les Africains: mes pièces, +dignes d'être consacrées avec ma +statue dans la bibliothèque palatine, +ont encore la foule après trente représentations; +mais venons, ajouta ce poëte +modeste, venons aux vers dont je veux +vous donner l'étrenne.</p> + +<p>«Voici ma tragédie: <cite>La mort de Patrocle</cite>. +Scène première. Briseïde et les autres +captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent +les cheveux et se frappent le sein, +pour témoigner la douleur qu'elles ont +de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent +pas même se soutenir; abattues par leur +désespoir, elles se laissent tomber sur le +théâtre. Vous me direz que cela est un +peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. +Que les petits génies se tiennent dans +les bornes étroites de l'imitation, sans +oser les franchir, à la bonne heure! Il y +a de la prudence dans leur timidité. Pour +moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, +pour émouvoir et ravir les spectateurs, +il faut leur présenter des images auxquelles +ils ne s'attendent point.</p> + +<p>«Les captives sont donc couchées par +terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, est +avec elles: il les aide à se relever l'une +après l'autre. Ensuite il commence la +protase par ces vers:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Priam va perdre Hector et sa superbe ville;<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille<br/></span> + <span class="i0">Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,<br/></span> + <span class="i0">Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,<br/></span> + <span class="i0">Léonte de la pique adroit à l'exercice,<br/></span> + <span class="i0">Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;<br/></span> + <span class="i0">Achille s'y prépare, et déjà ce héros<br/></span> + <span class="i0">Pousse vers Ilium ses immortels chevaux<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.<br/></span> + <span class="i0">Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,<br/></span> + <span class="i0">Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,<br/></span> + <span class="i0">Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:<br/></span> + <span class="i0">Et lorsque vous serez de carnage lassés,<br/></span> + <span class="i0">Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,<br/></span> + <span class="i0">Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.<br/></span> + <span class="i0">Xantus baisse la tête et répond par ces mots:<br/></span> + <span class="i0">Achille, vous serez content de vos chevaux:<br/></span> + <span class="i0">Ils vont aller au gré de votre impatience;<br/></span> + <span class="i0">Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.<br/></span> + <span class="i0">Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,<br/></span> + <span class="i0">Et d'Achille aussitôt le char semble voler.<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie<br/></span> + <span class="i0">Soudain font retentir le rivage de Troie.<br/></span> + <span class="i0">Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,<br/></span> + <span class="i0">Paraît plus éclatant que l'astre du matin,<br/></span> + <span class="i0">Ou tel que le soleil commençant sa carrière<br/></span> + <span class="i0">S'élève pour donner au monde la lumière,<br/></span> + <span class="i0">Ou brillant comme un feu que les villageois font<br/></span> + <span class="i0">Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.<br/></span> + <br/> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Hom. Lib. XIX.</i></p> +</div> +<p>«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, +pour vous laisser respirer un moment; +car si je vous récitais toute ma +scène de suite, la beauté de ma versification +et le grand nombre de traits brillants +et de pensées sublimes qu'elle contient +vous suffoqueraient. Remarquez la +justesse de cette comparaison: <i>Plus éclatant +qu'un feu que les villageois font...</i> +Tout le monde ne sent point cela; mais +vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, +vous en devez être enchanté.—Je le suis +sans doute, a répondu l'auteur comique +en souriant d'un air malin; rien n'est si +beau, et je suis persuadé que vous ne +manquerez pas de parler aussi dans votre +tragédie du soin que Thétis prenait de +chasser les mouches troyennes qui s'approchaient +du corps de Patrocle.—Ne +pensez pas vous en moquer, a répliqué +le tragique. Un poëte qui a de l'habileté +peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être +celui de ma pièce le plus propre à +me fournir des vers pompeux: je ne le +raterai pas, sur ma parole.</p> + +<p>«Tous mes ouvrages, a-t-il continué +sans façon, sont marqués au bon coin; +aussi; quand je les lis, il faut voir comme +on les applaudit! je m'arrête à chaque +vers pour recevoir des louanges. Je me +souviens qu'un jour je lisais à Paris +une tragédie dans une maison où il va +tous les jours de beaux esprits à l'heure +du dîner, et dans laquelle, sans vanité, +je ne passe pas pour un Pradon: la grande +comtesse de Vieille-Brune y était; elle a +le goût fin et délicat; je suis son poëte +favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès +la première scène; elle fut obligée de +changer de mouchoir au second acte; +elle ne fit que sanglotter au troisième; +elle se trouva mal au quatrième, et je +crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir +avec le héros de ma pièce.»</p> + +<p>«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur +comique de garder son sérieux, il lui +est échappé un éclat de rire. «Ah! que je +reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse +à ce trait-là : c'est une femme qui +ne peut souffrir la comédie; elle a tant +d'aversion pour le comique, qu'elle sort +ordinairement de sa loge après la grande +pièce, pour emporter toute sa douleur. +La tragédie est sa belle passion: que +l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu +que vous y fassiez parler des amants malheureux, +vous êtes sûr d'attendrir la +dame. Franchement, si je composais des +poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres +approbateurs qu'elle.</p> + +<p>«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte +tragique; j'ai l'approbation de mille personnes +de qualité, tant mâles que femelles...—Je +me défierais encore du suffrage +de ces personnes-là , interrompit +l'auteur comique: je serais en garde +contre leurs jugements. Savez-vous bien +pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs +sont distraits, pour la plupart, pendant +une lecture, et qu'ils se laissent prendre +à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse +d'un sentiment: cela suffit pour leur faire +louer tout un ouvrage, quelque imparfait +qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au +contraire, entendent-ils quelques vers +dont la platitude ou la dureté leur blesse +l'oreille, il ne leur en faut pas davantage +pour décrier une bonne pièce.</p> + +<p>«—Hé bien! a repris l'auteur sérieux, +puisque vous voulez que ces juges-là me +soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements +du parterre.—Hé! ne +me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, +a répliqué l'autre: il fait paraître +trop de caprice dans ses décisions. Il se +trompe quelquefois si lourdement aux +représentations des pièces nouvelles, qu'il +sera des deux mois entiers sottement +enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est +vrai que dans la suite l'impression le +désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré +après un heureux succès.</p> + +<p>«—C'est un malheur qui n'est pas à +craindre pour moi, a dit le tragique; on +réimprime mes pièces aussi souvent +qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il +n'en est pas de même des comédies; l'impression +découvre leur faiblesse: les comédies +n'étant que des bagatelles, que de +petites productions d'esprit...—Tout +beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit +l'autre, tout beau! vous ne songez +pas que vous vous échauffez; parlez, +de grâce, devant moi, de la comédie avec +un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous +qu'une pièce comique soit moins difficile +à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: +il n'est pas plus aisé de faire rire +les honnêtes gens que de les faire pleurer. +Sachez qu'un sujet ingénieux dans les +mœurs de la vie ordinaire ne coûte pas +moins à traiter que le plus beau sujet +héroïque.</p> + +<p>«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux +d'un ton railleur, je suis ravi de vous +entendre parler dans ces termes. Hé +bien, monsieur Calidas, pour éviter la +dispute, je veux désormais autant estimer +vos ouvrages que je les ai méprisés +jusqu'ici.—Je me soucie fort peu de vos +mépris, monsieur Giblet, reprend avec +précipitation l'auteur comique; et pour +répondre à vos airs insolents, je vais vous +dire nettement ce que je pense des vers +que vous venez de me réciter: ils sont +ridicules, et les pensées, quoique tirées +d'Homère, n'en sont pas moins plates. +Achille parle à ses chevaux; ses chevaux +lui répondent: il y a là -dedans une image +basse, de même que dans la comparaison +du feu que les villageois font sur une +montagne. Ce n'est pas faire honneur +aux anciens que de les piller de cette +sorte: ils sont, à la vérité, remplis de +choses admirables; mais il faut avoir plus +de goût que vous n'en avez, pour faire +un heureux choix de celles qu'on doit +emprunter d'eux.</p> + +<p>«—Puisque vous n'avez pas assez d'élévation +de génie, a répliqué Giblet, pour +apercevoir les beautés de ma poésie, et +pour vous punir d'avoir osé critiquer ma +scène, je ne vous en lirai pas la suite.—Je +ne suis que trop puni d'avoir entendu +le commencement, a réparti Calidas: il +vous sied bien, à vous, de mépriser mes +comédies! Apprenez que la plus mauvaise +que je puisse faire sera toujours +fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il +est plus facile de prendre l'essor et de +se guinder sur de grands sentiments, que +d'attraper une plaisanterie fine et délicate.</p> + +<p>«—Grâce au ciel, dit le tragique d'un +air dédaigneux, si j'ai le malheur de +n'avoir pas votre estime, je crois devoir +m'en consoler. La cour juge plus favorablement +de moi que vous ne faites, et +la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! +ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions +de cour, interrompt Calidas: je +sais trop de quelle manière on les obtient, +pour en faire plus de cas de vos +ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez +pas mieux valoir que les auteurs +comiques. Et pour vous prouver même +que je suis convaincu qu'il est plus aisé de +composer des poëmes dramatiques sérieux +que d'autres, c'est que si je retourne +en France, et que je n'y réussisse +pas dans le comique, je m'abaisserai à +faire des tragédies.</p> + +<p>«—Pour un composeur de farces, dit là +dessus le poëte tragique, vous avez bien +de la vanité.—Pour un versificateur qui +ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, +dit l'auteur comique, vous vous en +faites bien accroire.—Vous êtes un insolent, +a répliqué l'autre. Si je n'étais pas +chez vous, mon petit monsieur Calidas, +la péripétie de cette aventure vous apprendrait +à respecter le cothurne.—Que +cette considération ne vous retienne +point, mon grand monsieur Giblet, a +répondu Calidas. Si vous avez envie de +vous faire battre, je vous battrai aussi +bien chez moi qu'ailleurs.»</p> + +<p>«En même temps ils se sont tous deux +pris à la gorge et aux cheveux, et les coups +de poing et de pied n'ont pas été épargnés +de part et d'autre. Un Italien, couché dans +la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, +et au bruit que les auteurs faisaient +en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux +prises. Il s'est levé, et, par compassion pour +ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du +monde. Un Flamand et deux Allemands, +qui sont ces personnes que vous voyez en +robe de chambre, viennent avec l'Italien +séparer les combattants.</p> + +<p>—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don +Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs +tragiques, en France, s'imaginent être des +personnages plus importants que ceux qui +ne font que des comédies.—Sans doute, +répondit Asmodée. Les premiers se croient +autant au-dessus des autres, que les héros +des tragédies sont au-dessus des valets des +pièces comiques.—Eh, sur quoi fondent-ils +leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce +qu'il serait en effet plus difficile de faire +une tragédie qu'une comédie?—La question +que vous me faites, répartit le diable, +a cent fois été agitée, et l'est encore tous +les jours. Pour moi, voici comme je la décide, +n'en déplaise aux hommes qui ne sont +pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est +pas plus facile de composer une pièce comique +qu'une tragique; car si la dernière +était plus difficile que l'autre, il faudrait +conclure de là qu'un faiseur de tragédies +serait plus capable de faire une comédie +que le meilleur auteur comique, ce qui +ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces +deux sortes de poëmes demandent donc +deux génies d'un caractère différent, mais +d'une égale habileté.</p> + +<p>«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir +la digression: je vais reprendre le fil de +l'histoire que vous avez interrompue.</p> + + + + +<h2><a name="c15" id="c15"></a>CHAPITRE XV<br/> +<i>Suite et conclusion de l'histoire de la force +de l'amitié.</i></h2> + + +<p>«Si les valets de dona Théodora n'avaient +pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient +du moins opposés avec courage, et leur résistance +avait été fatale à une partie des +gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre +autres blessé un si dangereusement, que, +ses blessures ne lui ayant pas permis de +suivre ses camarades, il était demeuré presque +sans vie étendu sur le sable.</p> + +<p>«On reconnut ce malheureux pour un +valet de don Alvar; et comme on s'aperçut +qu'il respirait encore, on le porta au +château, où l'on n'épargna rien pour lui +faire reprendre ses esprits: on en vint à +bout, quoique le sang qu'il avait perdu +l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour +l'engager à parler, on lui promit d'avoir +soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la +rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût +dire où son maître emmenait dona Théodora.</p> + +<p>«Il fut flatté de cette promesse, bien +qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance +d'en profiter: il rappela le peu de +force qui lui restait, et, d'une voix faible, +confirma l'avis que don Fadrique avait +reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait +dessein de conduire la veuve de Cifuentes +à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait +un parent dont la protection et l'autorité +lui promettaient un sûr asile.</p> + +<p>«Cette déposition soulagea le désespoir +de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le +blessé dans le château, où il mourut quelques +heures après, et ils s'en retournèrent +à Valence, en songeant au parti qu'ils +avaient à prendre. Ils résolurent d'aller +chercher leur ennemi commun dans sa retraite: +ils s'embarquèrent bientôt tous deux, +sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon, +ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent +une commodité pour aller à l'île de +Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas +plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent +qu'un vaisseau freté pour Cagliari +devait incessamment mettre à la voile: ils +profitèrent de l'occasion.</p> + +<p>«Le vaisseau partit avec un vent tel +qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou +six heures après leur départ, il survint un +calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, +ils furent obligés de louvoyer, dans +l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent +de cette sorte pendant trois jours; +le quatrième, sur les deux heures après +midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait +droit à eux les voiles tendues. Ils le +prirent d'abord pour un vaisseau marchand; +mais voyant qu'il s'avançait presque +sous leur canon sans arborer aucun +pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne +fût un corsaire.</p> + +<p>«Ils ne se trompaient pas: c'était un +pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens +allaient se rendre sans combattre; +mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient +les voiles et préparaient leur canon, il jugea +que l'affaire serait plus sérieuse qu'il +n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta, +brouilla aussi ses voiles et se disposa au +combat.</p> + +<p>«Ils commençaient de part et d'autre à +se canonner, et les chrétiens semblaient +avoir quelque avantage; mais un corsaire +d'Alger, avec un vaisseau plus grand et +mieux armé que les deux autres, arrivant +au milieu de l'action, prit le parti du pirate +de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol +à pleines voiles, et le mit entre deux +feux.</p> + +<p>«Les chrétiens perdirent courage à cette +vue, et, ne voulant pas continuer un combat +qui devenait trop inégal, ils cessèrent +de tirer. Alors il parut sur la poupe du +navire d'Alger un esclave qui se mit à +crier, en espagnol, aux gens du vaisseau +chrétien qu'ils eussent à se rendre pour +Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. +Après ce cri, un Turc qui tenait une +banderole de taffetas vert parsemée de +demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter +dans l'air. Les chrétiens, considérant +que toute leur résistance ne pouvait être +qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: +ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée +de l'esclavage peut causer à des hommes +libres, et le maître, craignant qu'un plus +long retardement n'irritât des vainqueurs +barbares, ôta la banderole de la poupe, se +jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses +matelots, et alla se rendre au corsaire +d'Alger.</p> + +<p>«Ce pirate envoya une partie de ses +soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à -dire +piller tout ce qu'il y avait dedans. +Le corsaire de Tunis, de son côté, donna +le même ordre à quelques-uns de ses gens; +de sorte que tous les passagers de ce malheureux +navire furent en un instant désarmés +et fouillés, et on les fit passer ensuite +dans le vaisseau algérien, où les deux +pirates en firent un partage qui fut réglé +par le sort.</p> + +<p>«C'eût été du moins une consolation +pour Mendoce et pour son ami de tomber +tous deux au pouvoir du même corsaire: +ils auraient trouvé leurs chaînes +moins pesantes s'ils avaient pu les porter +ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur +faire éprouver toute sa rigueur, soumit don +Fadrique au corsaire de Tunis, et don +Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir +de ces amis, quand il leur fallut +se quitter: ils se jetèrent aux pieds des +pirates, pour les conjurer de ne les point +séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie +était à l'épreuve des spectacles les plus +touchants, ne se laissèrent point fléchir: +au contraire, jugeant que ces deux captifs +étaient des personnes considérables, et +qu'ils pourraient payer une grosse rançon, +ils résolurent de les partager.</p> + +<p>«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient +affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient +l'un l'autre, et s'exprimaient par +leurs regards l'excès de leur affliction. +Mais lorsque l'on eut achevé le partage du +butin, et que le pirate de Tunis voulut +regagner son bord avec les esclaves qui lui +étaient échus, ces deux amis pensèrent +expirer de douleur. Mendoce s'approcha +du Tolédan, et le serrant entre ses bras: +«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous +séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce +n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur +demeure impunie, on nous défend +même d'unir nos plaintes et nos regrets. +Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au +ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne +cherchez point ailleurs la cause +de nos disgrâces, répondit don Juan: il +ne les faut imputer qu'à moi. La mort +des deux personnes que je me suis immolées, +quoiqu'excusable aux yeux des +hommes, aura sans doute irrité le ciel, +qui vous punit aussi d'avoir pris de +l'amitié pour un misérable que poursuit +sa justice.»</p> + +<p>«En parlant ainsi, ils répandaient tous +deux des larmes si abondamment, et soupiraient +avec tant de violence, que les +autres esclaves n'en étaient pas moins touchés +que de leur propre infortune. Mais les +soldats de Tunis, encore plus barbares que +leur maître, remarquant que Mendoce tardait +à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement +des bras du Tolédan, et l'entraînèrent +avec eux en le chargeant de coups. +«Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous +reverrai plus: dona Théodora n'est point +vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent +feront les moindres peines de +mon esclavage.»</p> + +<p>«Don Juan ne put répondre à ces paroles: +le traitement qu'il voyait faire à son +ami lui causa un saisissement qui lui ôta +l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette +histoire demande que nous suivions le Tolédan, +nous laisserons don Fabrique dans +le navire de Tunis.</p> + +<p>«Le corsaire d'Alger retourna vers son +port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux +esclaves chez le Pacha, et de là au marché +où l'on a coutume de les vendre. Un officier +du dey Mezomorto acheta don Juan +pour son maître, chez qui l'on employa ce +nouvel esclave à travailler dans les jardins +du harem<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>. Cette occupation, quoique pénible +pour un gentilhomme, ne laissa pas +de lui être agréable, à cause de la solitude +qu'elle demandait. Dans la situation où il +se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage +que la liberté de s'occuper de ses +malheurs. Il y pensait sans cesse, et son +esprit, loin de faire quelque effort pour se +détacher des images les plus affligeantes, +semblait prendre plaisir à se les retracer.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> C'est le nom que l'on donne à tous les sérails +des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur +qui soit appelé sérail.</p> +</div> +<p>«Un jour que, sans apercevoir le dey qui +se promenait dans le jardin, il chantait +une chanson triste en travaillant, Mezomorto +s'arrêta pour l'écouter: il fut assez +content de sa voix, et, s'approchant de lui +par curiosité, il lui demanda comme il se +nommait: le Tolédan lui répondit qu'il +s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, +il avait jugé à propos de changer de nom, +suivant la coutume des esclaves, et il avait +pris celui-là parce qu'ayant continuellement +dans l'esprit l'enlèvement de Théodora +par Alvaro Ponce, il lui était venu à +la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto, +qui savait passablement l'espagnol, lui fit +plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, +et particulièrement sur la conduite +que les hommes y tiennent pour se rendre +agréables aux femmes, à quoi don Juan +répondit d'une manière dont le dey fut +très-satisfait.</p> + +<p>«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir +de l'esprit, et je ne te crois pas un homme +du commun; mais, qui que tu puisses +être, tu as le bonheur de me plaire, et je +veux t'honorer de ma confiance.» Don +Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du +dey, et se leva après avoir porté le bas de +sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite +sur sa tête.</p> + +<p>«Pour commencer à t'en donner des +marques, reprit Mezomorto, je te dirai +que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes +de l'Europe. J'en ai une entr'autres +à qui rien n'est comparable; je ne crois +pas que le grand seigneur même en possède +une si parfaite, quoique ses vaisseaux +lui en apportent tous les jours de tous les +endroits du monde. Il semble que son +visage soit le soleil réfléchi, et sa taille +paraît être la tige du rosier planté dans +le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.</p> + +<p>«Mais ce miracle de la nature, avec une +beauté si rare, conserve une tristesse +mortelle, que le temps et mon amour ne +sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait +soumise à mes désirs, je ne les ai point encore +satisfaits; je les ai toujours domptés, +et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, +qui ne recherchent que le plaisir +des sens, je me suis attaché à gagner son +cœur par une complaisance et par des +respects que le dernier des Musulmans +aurait honte d'avoir pour une esclave +chrétienne.</p> + +<p>«Cependant tous mes soins ne font +qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté +commence enfin à me lasser. L'idée +de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit +des autres avec des traits si profonds: +mes regards favorables l'ont bientôt effacée; +cette longue douleur fatigue ma +patience. Toutefois, avant que je cède à +mes transports, il faut que je fasse un +effort encore: je veux me servir de ton +entremise. Comme l'esclave est chrétienne, +et même de ta nation, elle pourra +prendre de la confiance en toi, et tu la +persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui +mon rang et mes richesses; représente-lui +que je la distinguerai de toutes mes +esclaves; fais-lui même envisager, s'il le +faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur +d'être un jour la femme de Mezomorto, +et dis-lui que j'aurai pour elle plus de +considération que je n'en aurais pour une +sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir +la main.»</p> + +<p>«Don Juan se prosterna une seconde fois +devant le dey, et, quoique peu satisfait de +cette commission, l'assura qu'il ferait tout +son possible pour s'en bien acquitter. +«C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne +ton ouvrage et me suis: je vais, +contre nos usages, te faire parler en particulier +à cette belle esclave. Mais crains +d'abuser de ma confiance: des supplices +inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta +témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, +et songe que ta liberté est attachée à la +fin de mes souffrances.» Don Juan quitta +son travail et suivit le dey, qui avait pris +les devants pour aller disposer la captive +affligée à recevoir son agent.</p> + +<p>«Elle était avec deux vieilles esclaves, +qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître +Mezomorto. La belle esclave le salua +avec beaucoup de respect; mais elle ne put +s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait +toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en +aperçut, et pour la rassurer: «Aimable +captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour +vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves +un Espagnol que vous serez peut-être bien +aise d'entretenir: si vous souhaitez de le +voir, je lui accorderai la permission de +vous parler, et même sans témoins.»</p> + +<p>«La belle esclave témoigna qu'elle le +voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit +le dey: puisse-t-il par ses discours +soulager vos ennuis!» En achevant ces +paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan +qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu +peux entrer; et après que tu auras entretenu +la captive, tu viendras dans mon +appartement me rendre compte de cet +entretien.»</p> + +<p>«Zarate entra aussitôt dans la chambre, +poussa la porte, salua l'esclave sans attacher +ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son +salut sans le regarder fixement; mais +venant tout à coup à s'envisager l'un +l'autre avec attention, ils firent un cri de +surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan +en s'approchant d'elle, n'est-ce point une +image vaine qui me séduit? Est-ce en effet +dona Théodora que je vois?—Ah! don +Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous +qui me parlez?—Oui, Madame, répondit-il +en baisant tendrement une de ses +mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi +à ces pleurs que mes yeux, +charmés de vous revoir, ne sauraient +retenir, à ces transports que votre présence +seule est capable d'exciter; je ne +murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle +vous rend à mes vœux... Mais où +m'emporte une joie immodérée? J'oublie +que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau +caprice du sort y êtes-vous tombée? +Comment avez-vous pu vous sauver de la +téméraire ardeur de don Alvar? Ah! +qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je +crains d'apprendre que le ciel n'ait pas +assez protégé la vertu!</p> + +<p>«—Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée +d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps +de vous raconter...—Vous en avez tout +le loisir, interrompit don Juan: le dey +me permet d'être avec vous, et, ce qui doit +vous surprendre, de vous entretenir sans +témoins. Profitons de ces heureux moments: +instruisez-moi de tout ce qui +vous est arrivé depuis votre enlèvement +jusqu'ici.—Eh! qui vous a dit, reprit-elle, +que c'est par don Alvar que j'ai été +enlevée?—Je ne le sais que trop bien, +répartit don Juan.» Alors il lui conta +succinctement de quelle manière il l'avait +appris, et comme, Mendoce et lui s'étant +embarqués pour aller chercher son ravisseur, +ils avaient été pris par des corsaires. +Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora +commença le sien dans ces termes:</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de vous dire que je +fus fort étonnée de me voir saisie par une +troupe de gens masqués: je m'évanouis +entre les bras de celui qui me portait, et +quand je revins de mon évanouissement, +qui fut sans doute très-long, je me trouvai +seule avec Inès, une de mes femmes, en +pleine mer, dans la chambre de poupe +d'un vaisseau qui avait les voiles au +vent.</p> + +<p>«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter +à prendre patience, et j'eus lieu de +juger par ses discours qu'elle était d'intelligence +avec mon ravisseur. Il osa se +montrer devant moi, et, venant se jeter +à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez +à don Alvar le moyen dont il se sert +pour vous posséder: vous savez quels +soins je vous ai rendus, et par quel attachement +j'ai disputé votre cœur à don +Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez +donné la préférence. Si je n'avais eu pour +vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais +vaincue, et je me serais consolé de mon +malheur; mais mon sort est d'adorer vos +charmes: tout méprisé que je suis, je ne +saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne +craignez rien pourtant de la violence de +mon amour: je n'ai point attenté à votre +liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes +efforts, et je prétends que, dans la +retraite où je vous conduis, un nœud +éternel et sacré unisse nos cœurs.</p> + +<p>«Il me tint encore d'autres discours +dont je ne puis bien me ressouvenir; mais, +à l'entendre, il semblait qu'en me forçant +à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et +que je devais moins le regarder comme +un ravisseur insolent que comme un +amant passionné. Pendant qu'il parla, je +ne fis que pleurer et me désespérer; c'est +pourquoi il me quitta sans perdre le temps +à me persuader; mais en se retirant il fit +un signe à Inès, et je compris que c'était +pour qu'elle appuyât adroitement les +raisons dont il avait voulu m'éblouir.</p> + +<p>«Elle n'y manqua point; elle me représenta +même qu'après l'éclat d'un enlèvement +je ne pourrais guère me dispenser +d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque +aversion que j'eusse pour lui: que +ma réputation ordonnait ce sacrifice à +mon cœur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer +mes larmes, que de me faire voir la +nécessité de ce mariage affreux: aussi +étais-je inconsolable. Inès ne savait plus +que me dire, lorsque tout à coup nous +entendîmes sur le tillac un grand bruit +qui attira toute notre attention.</p> + +<p>«Ce bruit que faisaient les gens de don +Alvar était causé par la vue d'un gros +vaisseau qui venait fondre sur nous à +voiles déployées: comme le nôtre n'était +pas si bon voilier que celui-là , il nous fut +impossible de l'éviter. Il s'approcha de +nous, et bientôt nous entendîmes crier: +<i>Arrive, arrive!</i> Mais Alvaro Ponce et +ses gens, aimant mieux mourir que de se +rendre, furent assez hardis pour vouloir +combattre. L'action fut très-vive: je ne +vous en ferai point le détail; je vous dirai +seulement que don Alvar et tous les siens +y périrent, après s'être battus comme des +désespérés. Pour nous, l'on nous fit +passer dans le gros vaisseau, qui appartenait +à Mezomorto, et que commandait +Aby Aly Osman, un de ses officiers.</p> + +<p>«Aby Aly me regarda longtemps avec +quelque surprise, et, connaissant à mes +habits que j'étais Espagnole, il me dit en +langue castillane: Modérez votre affliction; +consolez-vous d'être tombée dans +l'esclavage; ce malheur était inévitable +pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! +C'est un avantage dont vous devez vous +applaudir. Vous êtes trop belle pour vous +borner aux hommages des chrétiens. Le +ciel ne vous a point fait naître pour ces +misérables mortels; vous méritez les vœux +des premiers hommes du monde: les seuls +Musulmans sont dignes de vous posséder. +Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route +d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre +prise, je suis persuadé que le dey, +mon maître, sera satisfait de ma course. +Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience +que j'aurai eue de remettre entre +ses mains une beauté qui va faire ses délices +et tout l'ornement de son sérail.</p> + +<p>«A ce discours qui me faisait connaître +ce que j'avais à redouter, je redoublai mes +pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre +œil que moi le sujet de ma frayeur, n'en +fit que rire, et cingla vers Alger, tandis +que je m'affligeais sans modération. Tantôt +j'adressais mes soupirs au ciel, et +j'implorais son secours; tantôt je souhaitais +que quelques vaisseaux chrétiens +vinssent nous attaquer, ou que les flots +nous engloutissent. Après cela, je souhaitais +que mes larmes et ma douleur me +rendissent si effroyable, que ma vue pût +faire horreur au dey. Vains souhaits que +ma pudeur alarmée me faisait former! +Nous arrivâmes au port: on me conduisit +dans ce palais; je parus devant Mezomorto.</p> + +<p>«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en +me présentant à son maître, ni ce que +son maître lui répondit, parce qu'ils se +parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir +aux gestes et aux regards du dey que +j'avais le malheur de lui plaire, et les +choses qu'il me dit ensuite en espagnol +achevèrent de me mettre au désespoir, +en me confirmant dans cette opinion.</p> + +<p>«Je me jetai vainement à ses pieds, et +lui promis tout ce qu'il voudrait pour +ma rançon; j'eus beau tenter son avarice +par l'offre de tous mes biens, il me +dit qu'il m'estimait plus que toutes les +richesses du monde. Il me fit préparer +cet appartement, qui est le plus magnifique +de son palais, et depuis ce temps-là +il n'a rien épargné pour bannir la tristesse +dont il me voit accablée. Il m'amène +tous les esclaves de l'un et de l'autre +sexe qui savent chanter ou jouer de quelque +instrument. Il m'a ôté Inès, dans la +pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes +chagrins, et je suis servie par de vieilles +esclaves qui m'entretiennent sans cesse +de l'amour de leur maître et de tous les +différents plaisirs qui me sont réservés.</p> + +<p>«Mais tout ce qu'on met en usage pour +me divertir produit un effet tout contraire: +rien ne peut me consoler. Captive +dans ce détestable palais qui retentit +tous les jours des cris de l'innocence opprimée, +je souffre encore moins de la +perte de ma liberté que de la terreur que +m'inspire l'odieuse tendresse du dey. +Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à +ce jour, qu'un amant complaisant et +respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, +et je crains que, lassé d'un respect qui le +gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de +son pouvoir: je suis agitée sans relâche +de cette affreuse crainte, et chaque +instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»</p> + +<p>«Dona Théodora ne put achever ces paroles +sans verser des pleurs. Don Juan en +fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, +lui dit-il, que vous vous faites de +l'avenir une si horrible image; j'en suis +autant épouvanté que vous. Le respect +du dey est plus prêt à se démentir que +vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera +bientôt sa feinte douceur; je ne +le sais que trop, et je vois tout le danger +que vous courez.</p> + +<p>«Mais, continua-t-il, en changeant de +ton, je n'en serai point un témoin tranquille. +Tout esclave que je suis, mon +désespoir est à craindre: avant que Mezomorto +vous outrage, je veux enfoncer +dans son sein...—Ah! don Juan, interrompit +la veuve de Cifuentes, quel projet +osez-vous concevoir? Gardez-vous bien +de l'exécuter. De quelles cruautés cette +mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils +pas? Les tourments les plus +effroyables... Je ne puis y penser sans +frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer +à un péril superflu? En ôtant la vie +au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! +je serais vendue à quelque scélérat, +peut-être, qui aurait moins de respect +pour moi que Mezomorto. C'est à toi, +ciel, à montrer ta justice! tu connais la +brutale envie du dey: tu me défends le +fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir +un crime qui t'offense.</p> + +<p>«—Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel +le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire: +ce qui me vient dans l'esprit en ce +moment est sans doute un avis secret +qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de +vous voir que pour vous porter à répondre +à son amour. Je dois aller lui rendre +compte de notre conversation: il faut le +tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas +inconsolable; que la conduite qu'il tient +avec vous commence à soulager vos peines, +et que s'il continue, il doit tout espérer; +secondez-moi de votre côté. Quand il +vous reverra, qu'il vous trouve moins +triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre +quelque sorte de plaisir à ses discours.</p> + +<p>«—Quelle contrainte! interrompit dona +Théodora; comment une âme franche +et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là , +et quel sera le fruit d'une feinte si +pénible?—Le dey, répondit-il, s'applaudira +de ce changement, et voudra, par +sa complaisance, achever de vous gagner: +pendant ce temps-là je travaillerai +à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, +est difficile; mais je connais un esclave +adroit dont j'espère que l'industrie ne +nous sera pas inutile.</p> + +<p>«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire +veut de la diligence; nous nous reverrons. +Je vais trouver le dey, et tâcher +d'amuser par des fables son impétueuse +ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à +le recevoir: dissimulez, efforcez-vous: +que vos regards, que sa présence blesse, +soient désarmés de haine et de rigueur: +que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les +jours que pour déplorer votre infortune, +tienne un langage qui le flatte: ne craignez +point de lui paraître trop favorable; +il faut tout promettre pour ne rien accorder.—C'est +assez, répartit Théodora, +je ferai tout ce que vous me dites, puisque +le malheur qui me menace m'impose +cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, +employez tous vos soins à finir mon esclavage; +ce sera un surcroît de joie pour +moi si je tiens de vous ma liberté.»</p> + +<p>«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, +se rendit auprès de lui: «Hé bien, +Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, +quelles nouvelles m'apportes-tu +de la belle esclave? L'as-tu disposée à +m'écouter? Si tu m'apprends que je ne +dois pas me flatter de vaincre sa farouche +douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur +mon maître que j'obtiendrai dès +aujourd'hui par la force ce que l'on refuse +à ma complaisance.—Seigneur, lui +répondit don Juan, il n'est pas besoin de +faire ce serment inviolable; vous ne serez +point obligé d'avoir recours à la violence +pour satisfaire votre amour. L'esclave +est une jeune dame qui n'a point +encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté +les vœux des premiers seigneurs +d'Espagne: elle vivait en souveraine +dans son pays: elle se voit captive ici; +une âme orgueilleuse doit sentir longtemps +la différence de ces conditions. +Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera +comme les autres à l'esclavage; +j'ose même vous dire que déjà +ses fers commencent à lui moins peser: +ces déférences attentives que vous avez +pour elle, ces soins respectueux qu'elle +n'attendait pas de vous, adoucissent ses +déplaisirs et triomphent peu à peu de sa +fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable +disposition; continuez, achevez de charmer +cette belle esclave par de nouveaux +respects, et vous la verrez bientôt, rendue +à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour +de la liberté.</p> + +<p>«—Tu me ravis par ce discours, s'écria +le dey: l'espoir que tu me donnes peut +tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente +ardeur, pour mieux la satisfaire; +mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu +pas trompé toi-même? Je vais tout à +l'heure entretenir l'esclave: je veux voir +si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses +espérances que tu y as remarquées.» +En disant ces paroles, il alla +trouver Théodora, et le Tolédan retourna +dans le jardin, où il rencontra le jardinier, +qui était cet esclave adroit dont il prétendait +employer l'industrie pour tirer d'esclavage +la veuve de Cifuentes.</p> + +<p>«Le jardinier, nommé Francisque, était +Navarrais: il connaissait parfaitement Alger, +pour y avoir servi plusieurs patrons +avant que d'être au dey. «Francisque, mon +ami, lui dit don Juan, vous me voyez +très-affligé: il y a dans ce palais une +jeune dame des plus considérables de Valence: +elle a prié Mezomorto de taxer +lui-même sa rançon; mais il ne veut pas +qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.—Et +pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'est +que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: +ses parents et les miens sont intimes +amis: il n'est rien que je ne fusse +capable de faire pour contribuer à la +mettre en liberté.</p> + +<p>«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, +répliqua Francisque, j'ose vous assurer +que j'en viendrais à bout, si les parents +de la dame étaient d'humeur à bien payer +ce service.—N'en doutez pas, répartit +don Juan; je réponds de leur reconnaissance, +et surtout de la sienne. On la +nomme dona Théodora: elle est veuve +d'un homme qui lui a laissé de grands +biens, et elle est aussi généreuse que +riche: en un mot, je suis Espagnol et +noble, ma parole doit vous suffire.</p> + +<p>«—Hé bien, reprit le jardinier, sur la +foi de votre promesse, je vais chercher un +renégat catalan que je connais, et lui proposer...—Que +dites-vous! interrompit +le Tolédan tout surpris; vous pourriez +vous fier à un misérable qui n'a pas eu +honte d'abandonner sa religion pour...?—Quoique +renégat, interrompit à son +tour Francisque, il ne laisse pas d'être +honnête homme; il me paraît plus digne +de pitié que de haine, et je le trouverais +excusable si son crime pouvait +recevoir quelque excuse. Voici son histoire +en deux mots.</p> + +<p>«Il est natif de Barcelone, et chirurgien +de profession. Voyant qu'il ne faisait +pas trop bien ses affaires à Barcelone, +il résolut d'aller s'établir à Carthagène, +dans la pensée qu'en changeant de lieu +il deviendrait plus heureux qu'il n'était. +Il s'embarqua donc pour Carthagène +avec sa mère; mais ils rencontrèrent +un pirate d'Alger qui les prit et les +amena dans cette ville. Ils furent vendus, +sa mère à un More et lui à un +Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa +le mahométisme pour finir son +cruel esclavage, comme aussi pour procurer +la liberté à sa mère, qu'il voyait +traitée avec beaucoup de rigueur chez le +More son patron. En effet, s'étant mis à +la solde du bacha, il alla plusieurs fois +en course, et amassa quatre cents patagons: +il en employa une partie au rachat +de sa mère; et pour faire valoir le reste, +il se mit en tête d'écumer la mer pour +son compte.</p> + +<p>«Il se fit capitaine. Il acheta un petit +vaisseau sans pont, et avec quelques +soldats turcs qui voulurent bien se joindre +à lui, il alla croiser entre Alicante et +Carthagène; il revint chargé de butin. +Il retourna encore, et ses courses lui +réussirent si bien, qu'il se vit enfin en +état d'armer un gros vaisseau, avec lequel +il fit des prises considérables; mais il +cessa d'être heureux. Un jour il attaqua +une frégate française, qui maltraita tellement +son vaisseau qu'il eut de la peine +à regagner le port d'Alger. Comme on +juge en ce pays-ci du mérite des pirates par +le succès de leurs entreprises, le renégat +tomba par ses disgrâces dans le mépris +des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. +Il vendit son vaisseau et se retira +dans une maison hors de la ville, où, depuis +ce temps-là , il vit du bien qui lui +reste, avec sa mère et plusieurs esclaves +qui les servent.</p> + +<p>«Je le vais voir souvent: nous avons +demeuré ensemble chez le même patron: +nous sommes fort amis; il me découvre +ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas +trois jours qu'il me disait, les larmes aux +yeux, qu'il ne pouvait être tranquille +depuis qu'il avait eu le malheur de renier +sa foi; que, pour apaiser les remords qui +le déchiraient sans relâche, il était quelquefois +tenté de fouler aux pieds le turban, +et, au hasard d'être brûlé tout vif, +de réparer, par un aveu public de son repentir, +le scandale qu'il avait causé aux +chrétiens.</p> + +<p>«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, +continua Francisque: un +homme de cette sorte ne vous doit pas +être suspect. Je vais sortir sous prétexte +d'aller au bagne<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>: je me rendrai chez lui; +je lui représenterai qu'au lieu de se laisser +consumer de regret de s'être éloigné du +sein de l'Église, il doit songer aux moyens +d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à +équiper un vaisseau, comme si, ennuyé +de sa vie oisive, il voulait retourner en +course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons +la côte de Valence, où dona +Théodora lui donnera de quoi passer +agréablement le reste de ses jours à Barcelone.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> Lieu où s'assemblent les esclaves.</p> +</div> +<p>«—Oui, mon cher Francisque, s'écria +don Juan, transporté de l'espérance que +l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez +tout promettre à ce renégat: vous et +lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. +Mais croyez-vous que ce projet s'exécute +de la manière que vous le concevez?—Il +peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent +point à mon esprit, répartit Francisque; +mais nous les lèverons, le renégat et moi, +Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure +bien de notre entreprise, et j'espère +qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles +à vous annoncer.»</p> + +<p>«Ce ne fut pas sans inquiétude que le +Tolédan attendit Francisque, qui revint +trois ou quatre heures après, et qui lui dit: +«J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé +notre dessein, et, après une longue délibération, +nous sommes convenus qu'il +achètera un petit vaisseau tout équipé; +que, comme il est permis de prendre pour +matelots des esclaves, il se servira de +tous les siens; que, de peur de se rendre +suspect, il engagera douze soldats Turcs, +de même que s'il avait effectivement +envie d'aller en course; mais que, deux +jours avant celui qu'il leur assignera pour +le départ, il s'embarquera la nuit avec +ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et +viendra nous prendre, avec son esquif, à +une petite porte de ce jardin, qui n'est +pas éloignée de la mer. Voilà le plan de +notre entreprise: vous pouvez en instruire +la dame esclave, et l'assurer que +dans quinze jours, au plus tard, elle sera +hors de captivité.»</p> + +<p>«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si +agréable assurance à donner à dona Théodora! +Pour obtenir la permission de la voir, +il chercha le jour suivant Mezomorto, et +l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, +lui dit-il, si j'ose vous demander +comment vous avez trouvé la belle esclave: +êtes-vous plus satisfait?...—J'en suis +charmé, interrompit le dey: ses yeux +n'ont point évité hier mes plus tendres +regards; ses discours, qui n'étaient auparavant +que des réflexions éternelles sur +son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, +et même elle a paru prêter aux miens +une attention obligeante.</p> + +<p>«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce +changement: je vois que tu connais bien +les femmes de ton pays. Je veux que tu +l'entretiennes encore, pour achever ce que +tu as si heureusement commencé. Épuise +ton esprit et ton adresse pour hâter mon +bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes, +et je jure par l'âme de notre grand +prophète que je te renverrai dans ta +patrie chargé de tant de bienfaits, que +les chrétiens, en te revoyant, ne pourront +croire que tu reviennes de l'esclavage.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne manqua pas de flatter +l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être +très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte +d'en vouloir avancer l'accomplissement, +il s'empressa d'aller voir la belle esclave. +Il la trouva seule dans son appartement; +les vieilles qui la servaient étaient +occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le +Navarrais et le renégat avaient comploté +ensemble, sur la foi des promesses qui leur +avaient été faites.</p> + +<p>«Ce fut une grande consolation pour la +dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes +mesures pour sa délivrance. «Est-il +possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la +joie, qu'il me soit permis d'espérer de +revoir encore Valence, ma chère patrie? +Quel bonheur, après tant de périls et +d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! +Ah! don Juan, que cette pensée m'est +agréable! En partagez-vous le plaisir +avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant +au dey, c'est votre femme que vous +lui enlevez?</p> + +<p>«—Hélas! répondit Zarate en poussant +un profond soupir, que ces paroles flatteuses +auraient de charmes pour moi, si +le souvenir d'un amant malheureux n'y +venait point mêler une amertume qui en +corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi, +Madame, cette délicatesse; avouez +même que Mendoce est digne de votre +pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de +Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne +doute point qu'à Tunis il ne soit moins +accablé du poids de ses chaînes que du +désespoir de ne vous avoir pas vengée.</p> + +<p>«—Il méritait sans doute un meilleur +sort, dit dona Théodora: je prends le ciel +à témoin que je suis pénétrée de tout ce +qu'il a fait pour moi; je ressens vivement +les peines que je lui cause; mais, +par un cruel effet de la malignité des +astres, mon cœur ne saurait être le prix +de ses services.»</p> + +<p>«Cette conversation fut interrompue par +l'arrivée des deux vieilles qui servaient la +veuve de Cifuentes. Don Juan changea de +discours, et, faisant le personnage du confident +du dey: «Oui, charmante esclave, +dit-il à Théodora, vous avez enchaîné +celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto, +votre maître et le mien, le plus +amoureux et le plus aimable de tous les +Turcs, est très-content de vous: continuez +à le traiter favorablement, et vous verrez +bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit +en prononçant ces derniers mots, dont le +vrai sens ne fut compris que par cette +dame.</p> + +<p>«Les choses demeurèrent huit jours dans +cette disposition au palais du dey. Cependant +le renégat catalan avait acheté un petit +vaisseau presque tout équipé, et il faisait +les préparatifs du départ; mais six jours +avant qu'il fût en état de se mettre en mer, +don Juan eut de nouvelles alarmes.</p> + +<p>«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant +fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui +dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu +voudras pour t'en retourner en Espagne: +les présents que je t'ai promis sont prêts. +J'ai vu la belle esclave aujourd'hui: +qu'elle m'a paru différente de cette personne +dont la tristesse me faisait tant de +peine! Chaque jour le sentiment de sa +captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si +charmante, que je viens de prendre la +résolution de l'épouser: elle sera ma +femme dans deux jours.»</p> + +<p>«Don Juan changea de couleur à ces paroles, +et quelque effort qu'il fît pour se +contraindre, il ne put cacher son trouble +et sa surprise au dey, qui lui en demanda +la cause.</p> + +<p>«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans +son embarras, je suis sans doute fort +étonné qu'un des plus considérables personnages +de l'empire ottoman veuille +s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: +je sais bien que cela n'est pas sans exemple +parmi vous; mais, enfin, l'illustre +Mezomorto, qui peut prétendre aux filles +des premiers officiers de la Porte...—J'en +demeure d'accord, interrompit le +dey; je pourrais même aspirer à la fille +du grand-visir, et me flatter de succéder +à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai +des richesses immenses et peu d'ambition. +Je préfère le repos et les plaisirs +dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux +honneur où nous ne sommes pas +plus tôt montés, que la crainte des sultans, +ou la jalousie des envieux qui les approchent, +nous en précipite. D'ailleurs, +j'aime mon esclave, et sa beauté la rend +assez digne du rang où ma tendresse +l'appelle.</p> + +<p>«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change +aujourd'hui de religion, pour mériter +l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu +que des préjugés ridicules le lui fassent +mépriser?—Non, seigneur, répartit +don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera +tout à un rang si beau. Permettez-moi +pourtant de vous dire que vous ne +devez point l'épouser brusquement: ne +précipitez rien. Il ne faut pas douter que +l'idée de quitter une religion qu'elle a +sucée avec le lait ne la révolte d'abord: +donnez-lui le temps de faire des réflexions. +Quand elle se représentera qu'au lieu de +la déshonorer et de la laisser tristement +vieillir parmi le reste de vos captives, +vous l'attachez à vous par un mariage qui +la comble de gloire, sa reconnaissance et +sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. +Différez de huit jours seulement +l'exécution de votre dessein.»</p> + +<p>«Le dey demeura quelque temps rêveur: +le délai que son confident lui proposait +n'était guère de son goût; néanmoins le +conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à +tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque +impatience que j'aie de posséder l'esclave; +j'attendrai donc encore huit jours: va la +voir tout à l'heure, et la dispose à remplir +mes désirs après ce temps-là . Je veux +que ce même Alvaro qui m'a si bien servi +auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir +ma main.»</p> + +<p>«Don Juan courut à l'appartement de +Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de +se passer entre Mezomorto et lui, afin +qu'elle se réglât là -dessus. Il lui apprit +aussi que dans six jours le vaisseau du renégat +serait prêt; et comme elle témoignait +être fort en peine de savoir de quelle manière +elle pourrait sortir de son appartement, +attendu que toutes les portes des +chambres qu'il fallait traverser pour gagner +l'escalier étaient bien fermées: «C'est +ce qui doit peu vous embarrasser, Madame, +lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet +donne sur le jardin; c'est par là que +vous descendrez, avec une échelle que +j'aurai soin de vous fournir.»</p> + +<p>«En effet, les six jours s'étant écoulés, +Francisque avertit le Tolédan que le renégat +se préparait à partir la nuit prochaine. +Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec +beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, +et, pour comble de bonheur, elle devint +très-obscure. Dès que le moment d'exécuter +l'entreprise fut venu, don Juan alla poser +l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la +belle esclave, qui l'observait, et qui descendit +aussitôt avec beaucoup d'empressement +et d'agitation: ensuite elle s'appuya +sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite +porte du jardin qui ouvrait sur la mer.</p> + +<p>«Ils marchaient tous deux à pas précipités, +et goûtaient déjà par avance le plaisir +de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, +avec qui ces amants n'étaient pas +encore bien réconciliés, leur suscita un +malheur plus cruel que tous ceux qu'ils +avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils +auraient le moins prévu.</p> + +<p>«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils +s'avançaient sur le rivage pour s'approcher +de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un +homme qu'ils prirent pour un compagnon +de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune +défiance, vint tout droit à don Juan +l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein: +«Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est +ainsi que don Fadrique de Mendoce doit +punir un lâche ravisseur: tu ne mérites +point que je t'attaque en brave +homme.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne put résister à la force +du coup, qui le porta par terre: et en même +temps, dona Théodora, qu'il soutenait, +saisie à la fois d'étonnement, de douleur et +d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. +«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous +fait? C'est votre ami que vous venez de +percer.—Juste ciel, reprit don Fadrique, +serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...—Je +vous pardonne ma mort, interrompit +Zarate; le destin seul en est +coupable, ou plutôt il a voulu par là finir +nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, +je meurs content, puisque je remets +entre vos mains dona Théodora, qui peut +vous assurer que mon amitié pour vous +ne s'est jamais démentie.</p> + +<p>«—Trop généreux ami, dit don Fadrique +emporté par un mouvement de +désespoir, vous ne mourrez point seul; +le même fer qui vous a frappé va punir +votre assassin: si mon erreur peut faire +excuser mon crime, elle ne saurait m'en +consoler.» A ces mots, il tourna la pointe +de son épée contre son estomac, la plongea +jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de +don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli +par le sang qu'il perdait que surpris de la +fureur de son ami.</p> + +<p>«Francisque et le renégat, qui étaient +à dix pas de là , et qui avaient eu leurs raisons +pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, +furent fort étonnés d'entendre les +dernières paroles de don Fadrique, et de +voir sa dernière action. Ils connurent qu'il +s'était mépris, et que les blessés étaient +deux amis, et non de mortels ennemis, +comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent +à les secourir; mais, les trouvant +sans sentiment, aussi bien que Théodora, +qui était toujours évanouie, ils ne +savaient quel parti prendre. Francisque +était d'avis que l'on se contentât d'emporter +la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur +le rivage, où, selon toutes les apparences, +ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà +morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: +il dit qu'il ne fallait point abandonner +les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être +pas mortelles, et qu'il les panserait dans +son vaisseau, où il avait tous les instruments +de son premier métier, qu'il n'avait +point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.</p> + +<p>«Comme ils n'ignoraient pas de quelle +importance il était de se hâter, le renégat +et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, +portèrent dans l'esquif la malheureuse +veuve de Cifuentes avec ses deux amants, +encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent +en peu de moments leur vaisseau, où, +d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns +tendirent les voiles, pendant que les autres, +à genoux sur le tillac, imploraient la faveur +du ciel par les plus ferventes prières +que leur pouvait suggérer la crainte d'être +poursuivis par les navires de Mezomorto.</p> + +<p>«Pour le renégat, après avoir chargé du +soin de la manœuvre un esclave français, +qui l'entendait parfaitement, il donna sa +première attention à dona Théodora: il +lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien +par ses remèdes que don Fadrique et le +Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La +veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie +lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut +fort étonnée de trouver là Mendoce; et +quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était +blessé lui-même de douleur d'avoir percé +son ami, elle ne pouvait le regarder que +comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.</p> + +<p>«C'était la chose du monde la plus touchante, +que de voir ces trois personnes revenues +à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait +de les tirer, quoique semblable à la +mort, n'était pas si digne de pitié. Dona +Théodora envisageait don Juan avec des +yeux où étaient peints tous les mouvements +d'une âme que possèdent la douleur et le +désespoir, et les deux amis attachaient sur +elle leurs regards mourants, en poussant +de profonds soupirs.</p> + +<p>«Après avoir gardé quelque temps un +silence aussi tendre que funeste, don Fadrique +le rompit; il adressa la parole à la +veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il, +avant que de mourir, j'ai la satisfaction de +vous voir hors d'esclavage: plût au ciel +que vous me dussiez la liberté; mais il a +voulu que vous eussiez cette obligation à +l'amant que vous chérissez. J'aime trop +ce rival pour en murmurer, et je souhaite +que le coup que j'ai eu le malheur de lui +porter ne l'empêche pas de jouir de votre +reconnaissance.» La dame ne répondit +rien à ce discours. Loin d'être sensible +en ce moment au triste sort de don Fadrique, +elle sentait pour lui des mouvements +d'aversion que lui inspirait l'état où +était le Tolédan.</p> + +<p>«Cependant le chirurgien se préparait +à visiter et à sonder les plaies. Il commença +par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, +parce que le coup n'avait fait que +glisser au-dessous de la mamelle gauche, +et n'offensait aucune des parties nobles. Le +rapport du chirurgien diminua l'affliction +de Théodora, et causa beaucoup de joie à +don Fadrique, qui tourna la tête vers cette +dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne +sans regret la vie, puisque mon ami +est hors de péril: je ne mourrai point +chargé de votre haine.»</p> + +<p>«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, +que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée. +Comme elle cessa de craindre pour +don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique; +et ne voyant plus en lui qu'un homme +qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce, +lui répondit-elle emportée par un transport +généreux, souffrez que l'on panse +votre blessure; elle n'est peut-être pas +plus considérable que celle de votre ami. +Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir +de vos jours: vivez; si je ne puis vous +rendre heureux, du moins je ne ferai pas +le bonheur d'un autre. Par compassion +et par amitié pour vous, je retiendrai la +main que je voulais donner à don Juan; +je vous fais le même sacrifice qu'il vous a +fait.»</p> + +<p>«Don Fadrique allait répliquer; mais +le chirurgien, qui craignait qu'en parlant +il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et +visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu +que l'épée avait pénétré dans la +partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait +par une hémorragie ou perte de sang +dont la suite était à craindre. D'abord qu'il +eût mis le premier appareil, il laissa reposer +les cavaliers dans la chambre de +poupe, sur deux petits lits l'un auprès de +l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora, +dont il jugea que la présence leur pouvait +être nuisible.</p> + +<p>«Malgré toutes ces précautions, la fièvre +prit à Mendoce, et sur la fin de la journée +l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui +déclara alors que le mal était sans remède, +et l'avertit que s'il avait quelque chose à +dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait +point de temps à perdre. Cette nouvelle +causa une étrange émotion au Tolédan: +pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. +Il fit appeler la veuve de Cifuentes, +qui se rendit auprès de lui dans un état +plus aisé à concevoir qu'à représenter.</p> + +<p>«Elle avait le visage couvert de pleurs, +et elle sanglotait avec tant de violence, que +Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui +dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes +que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, +pour m'écouter un moment. Je vous fais +la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il +en remarquant la vive douleur que +son ami faisait éclater; je sais bien que +cette séparation vous doit être rude; votre +amitié m'est trop connue pour en douter: +mais attendez l'un et l'autre que ma mort +soit arrivée, pour l'honorer de tant de +marques de tendresse et de pitié.</p> + +<p>«Suspendez jusque-là votre affliction: +je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez +par quels chemins le sort qui +me poursuit a su cette nuit me conduire +sur le fatal rivage que j'ai teint du sang +de mon ami et du mien. Vous devez être +en peine de savoir comment j'ai pu +prendre don Juan pour don Alvar: je +vais vous en instruire, si le peu de temps +qui me reste encore à vivre me permet de +vous donner ce triste éclaircissement.</p> + +<p>«Quelques heures après que le vaisseau +où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé +don Juan, nous rencontrâmes un corsaire +français qui nous attaqua: il se rendit +maître du vaisseau de Tunis, et nous mit +à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas +sitôt libre, que je songeai à racheter mon +ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, +où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis +qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait +des Pères de la Rédemption qui se préparaient +à faire voile vers Alger, je m'y +rendis; mais avant que de sortir de Valence, +je priai le gouverneur don Francisco +de Mendoce, mon oncle, d'employer +tout le crédit qu'il peut avoir à la cour +d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, +que j'avais dessein de ramener avec +moi et de faire rentrer dans ses biens, +qui ont été confisqués depuis la mort du +duc de Naxera.</p> + +<p>«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, +j'allai dans les lieux que fréquentent les +esclaves; mais j'avais beau les parcourir +tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. +Je rencontrai le renégat catalan à +qui ce navire appartient: je le reconnus +pour un homme qui avait autrefois servi +mon oncle. Je lui dis le motif de mon +voyage, et le priai de vouloir faire une +exacte recherche de mon ami. «Je suis +fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous +être utile: je dois partir d'Alger cette +nuit avec une dame de Valence qui est +l'esclave du dey.—Et comment appelez-vous +cette dame, lui dis-je?» Il répartit +qu'elle se nommait Théodora.</p> + +<p>«La surprise que je fis paraître à cette +nouvelle apprit par avance au renégat +que je m'intéressais pour cette dame. Il +me découvrit le dessein qu'il avait formé +pour la tirer d'esclavage; et comme en +son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, +je ne doutai point que ce ne fût Alvaro +Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, +dis-je avec transport au renégat: +donnez-moi les moyens de me venger de +mon ennemi.—Vous serez bientôt satisfait, +me répondit-il; mais contez-moi +auparavant le sujet que vous avez de vous +plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris +toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût +entendue; «C'est assez, reprit-il; vous +n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: +on vous montrera votre rival, et après +que vous l'aurez puni, vous prendrez sa +place, et viendrez avec nous à Valence +conduire dona Théodora.»</p> + +<p>«Néanmoins mon impatience ne me fit +point oublier don Juan: je laissai de l'argent +pour sa rançon entre les mains d'un +marchand italien, nommé Francisco Capati, +qui réside à Alger, et qui me promit +de le racheter s'il venait à le découvrir. +Enfin la nuit arriva; je me rendis chez +le renégat, qui me mena sur le bord de +la mer. Nous nous arrêtâmes devant une +petite porte, d'où il sortit un homme qui +vint droit à nous, et qui nous dit, en nous +montrant du doigt un homme et une +femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà +Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»</p> + +<p>«A cette vue je deviens furieux; je mets +l'épée à la main, je cours au malheureux +Alvaro, et, persuadé que c'est un rival +odieux que je vais frapper, je perce cet +ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, +grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, +mon erreur ne lui coûtera point +la vie, ni d'éternelles larmes à dona +Théodora.</p> + +<p>«—Ah! Mendoce, interrompit la dame, +vous faites injure à mon affliction; je ne +me consolerai jamais de vous avoir perdu; +quand même j'épouserais votre ami, ce ne +serait que pour unir nos douleurs; votre +amour, votre amitié, vos infortunes, +feraient tout notre entretien.—C'en est +trop, Madame, répliqua don Fadrique; +je ne mérite pas que vous me regrettiez +si longtemps: souffrez, je vous en conjure, +que Zarate vous épouse, après qu'il +vous aura vengée d'Alvaro Ponce.—Don +Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; +le même jour qu'il m'enleva, il +fut tué par le corsaire qui me prit.</p> + +<p>«—Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle +me fait plaisir; mon ami en sera +plus tôt heureux: suivez sans contrainte +votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec +joie approcher le moment qui va lever +l'obstacle que votre compassion et sa générosité +mettent à votre commun bonheur. +Puissent tous vos jours couler dans +un repos, dans une union que la jalousie +de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, +adieu, don Juan; souvenez-vous +quelquefois tous deux d'un homme qui +n'a rien tant aimé que vous.»</p> + +<p>«Comme la dame et le Tolédan, au lieu +de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, +don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se +sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me +laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, +et je ne songe pas à supplier la bonté +divine de me pardonner d'avoir moi-même +borné le cours d'une vie dont elle +seule devait disposer.» Après avoir achevé +ces paroles, il leva les yeux au ciel avec +toutes les apparences d'un véritable repentir, +et bientôt l'hémorragie causa une suffocation +qui l'emporta.</p> + +<p>«Alors don Juan, possédé de son désespoir, +porte la main sur sa plaie: il arrache +l'appareil; il veut la rendre incurable; +mais Francisque et le renégat se jettent sur +lui et s'opposent à sa rage. Théodora est +effrayée de ce transport: elle se joint au renégat +et au Navarrais pour détourner don +Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air +si touchant, qu'il rentre en lui-même; il +souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin +l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur +de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, +il ne s'en servit que pour prévenir les effets +insensés de sa douleur, et non pour en +affaiblir le sentiment.</p> + +<p>«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses +qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent +baume d'Arabie et de précieux parfums, +embauma le corps de Mendoce, à la +prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent +qu'ils souhaitaient de lui rendre +à Valence les honneurs de la sépulture. +Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de +soupirer pendant toute la navigation. Il +n'en fut pas de même du reste de l'équipage: +comme le vent était toujours favorable, +il ne tarda guère à découvrir les côtes +d'Espagne.</p> + +<p>«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent +à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement +arrivé au port de Dénia, chacun +prit son parti. La veuve de Cifuentes et le +Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, +avec des lettres pour le gouverneur et pour +la famille de dona Théodora. La nouvelle +du retour de cette dame fut reçue de tous +ses parents avec beaucoup de joie. Pour +don Francisco de Mendoce, il sentit une +vive affliction quand il apprit la mort de +son neveu.</p> + +<p>«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné +des parents de la veuve de Cifuentes, +il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le +corps du malheureux don Fadrique: ce +bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en +faisant des plaintes si pitoyables, que tous +les spectateurs en furent attendris. Il demanda +par quelle aventure son neveu se +trouvait dans cet état.</p> + +<p>«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit +le Tolédan; loin de chercher à l'effacer +de ma mémoire, je prends un funeste +plaisir à me la rappeler sans cesse et à +nourrir ma douleur.» Il lui dit alors +comment était arrivé ce triste accident, et +ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, +redoubla celles de don Francisco. A +l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent +la joie qu'ils avaient de la revoir, +et la félicitèrent sur la manière miraculeuse +dont elle avait été délivrée de la tyrannie +de Mezomorto.</p> + +<p>«Après un entier éclaircissement de +toutes choses, on mit le corps de don Fadrique +dans un carrosse, et on le conduisit +à Valence; mais il n'y fut point enterré, +parce que, le temps de la vice-royauté de +don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur +se préparait à s'en retourner à +Madrid, où il résolut de faire transporter +son neveu.</p> + +<p>«Pendant que l'on faisait les préparatifs +du convoi, la veuve de Cifuentes combla +de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais +se retira dans sa province, et le renégat +retourna avec sa mère à Barcelone, +où il rentra dans le christianisme, et où il +vit encore aujourd'hui fort commodément.</p> + +<p>«Dans ce temps-là , don Francisco reçut +un paquet de la cour, dans lequel était la +grâce de don Juan, que le roi, malgré la +considération qu'il avait pour la maison de +Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce +qui s'étaient joints pour la lui demander. +Cette nouvelle fut d'autant plus +agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait +la liberté d'accompagner le corps de son +ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.</p> + +<p>«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand +nombre de personnes de qualité; et sitôt +qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le +corps de don Fadrique dans une église, où +Zarate et dona Théodora, avec la permission +des Mendoce, lui firent élever un +magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent +point là ; ils portèrent le deuil de leur ami +durant une année entière, pour éterniser +leur douleur et leur amitié.</p> + +<p>«Après avoir donné des marques si célèbres +de leur tendresse pour Mendoce, ils +se marièrent; mais, par un inconcevable +effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne +laissa pas de conserver longtemps une mélancolie +que rien ne pouvait bannir. Don +Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours +présent à sa pensée: il le voyait toutes +les nuits en songe, et le plus souvent tel +qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. +Son esprit pourtant commençait à se distraire +de ces tristes images: les charmes de +dona Théodora, dont il était toujours épris, +triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; +enfin don Juan allait vivre heureux +et content: mais ces jours passés il tomba +de cheval en chassant; il se blessa à la tête; +il s'y est formé un abcès. Les médecins ne +l'ont pu sauver; il vient de mourir, et +Théodora, qui est cette dame que vous +voyez entre les bras de deux femmes qui +veillent sur son désespoir, pourra le suivre +bientôt.»</p> + + + + +<h2><a name="c16" id="c16"></a>CHAPITRE XVI<br/> +<i>Des songes.</i></h2> + + +<p>Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette +histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un +très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est +rare de voir deux hommes s'aimer autant +que don Juan et don Fadrique, je crois que +l'on aurait encore plus de peine à trouver +deux amies rivales qui puissent se faire si +généreusement un sacrifice réciproque d'un +amant aimé.</p> + +<p>—Sans doute, répondit le diable, c'est +ce que l'on n'a point encore vu, et ce que +l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes +ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement +unies: je veux même qu'elles ne +disent pas le moindre mal l'une de l'autre +en leur absence, tant elles sont amies. Vous +les voyez toutes deux: vous penchez d'un +côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas +que l'enragée vous aime; mais elle voulait +la préférence. Tel est le caractère des +femmes: elles sont trop jalouses les unes +des autres pour être capables d'amitié.</p> + +<p>—L'histoire de ces deux amis sans pairs, +reprit Léandro Perez, est un peu romanesque +et nous a menés bien loin. La nuit est +fort avancée: nous allons voir dans un +moment paraître les premiers rayons du +jour: j'attends de vous un nouveau plaisir. +J'aperçois un grand nombre de personnes +endormies: je voudrais, par curiosité, que +vous me dissiez les divers songes qu'elles +peuvent faire.—Très volontiers, répartit +le démon: vous aimez les tableaux changeants; +je veux vous contenter.</p> + +<p>—Je crois, dit Zambullo, que je vais +entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi? +répondit le boiteux; vous qui +possédez votre Ovide, ne savez-vous pas +que ce poëte dit que c'est vers la pointe du +jour que les songes sont plus vrais, parce +que dans ce temps-là l'âme est dégagée des +vapeurs des aliments?—Pour moi, répliqua +don Cléofas, quoi qu'en puisse dire +Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.—Vous +avez tort, reprit Asmodée; il ne +faut ni les traiter de chimères, ni les croire +tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois +la vérité. L'empereur Auguste, dont +la tête valait bien celle d'un écolier, ne +méprisait pas les songes dans lesquels il +était intéressé; et bien lui en prit, à la +bataille de Philippe, de quitter sa tente, +sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le +regardait. Je pourrais vous citer mille autres +exemples qui vous feraient connaître +votre témérité; mais je les passe sous silence +pour satisfaire le nouveau désir qui vous +presse.</p> + +<p>«Commençons par ce bel hôtel à main +droite. Le maître du logis, que vous voyez +couché dans ce riche appartement, est un +comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un +spectacle où il entend chanter une jeune +actrice, et qu'il se rend à la voix de cette +sirène.</p> + +<p>«Dans l'appartement parallèle repose +la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la +fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, +et qu'elle met en gage des pierreries chez +un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, +moyennant un très-honnête profit.</p> + +<p>«Dans l'hôtel le plus proche, du même +côté, demeure un marquis, du même caractère +que le comte, et qui est amoureux +d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte +une somme considérable pour lui en +faire présent; et son intendant, couché +tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit +à mesure que son maître se ruine. Hé +bien! que pensez-vous de ces songes-là ? +Vous paraissent-ils extravagants?—Non, +ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien +qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de +savoir qui est cet homme que je remarque; +il a la moustache en papillottes, et conserve +en dormant un air de gravité qui me fait +juger que ce ne doit pas être un cavalier du +commun.—C'est un gentilhomme de province, +répondit le démon, un vicomte Aragonais, +un esprit vain et fier: son âme en +ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il +est avec un grand qui lui cède le pas dans +une cérémonie publique.</p> + +<p>«Mais je découvre dans la même maison +deux frères médecins qui font des songes +bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie +une ordonnance qui défend de payer les +médecins quand ils n'auront pas guéri +leurs malades; et son frère songe qu'il est +ordonné que les médecins mèneront le +deuil à l'enterrement de tous les malades +qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, +dit Zambullo, que cette dernière +ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se +trouvât aux funérailles de son malade, +comme un lieutenant criminel assiste en +France au supplice d'un coupable qu'il a +condamné.—J'aime la comparaison, dit le +diable: on pourrait dire, en ce cas-là , que +l'un va faire exécuter sa sentence, et que +l'autre a déjà fait exécuter la sienne.</p> + +<p>—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce +personnage qui se frotte les yeux en se +levant avec précipitation?—C'est un +homme de qualité qui sollicite un gouvernement +dans la Nouvelle-Espagne. Un +rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait +que le premier ministre le regardait +de travers. Je vois aussi une jeune dame +qui se réveille, et qui n'est pas contente +d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une +fille de condition, une personne aussi sage +que belle, qui a deux amants dont elle est +obsédée. Elle en chérit un tendrement, et +a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à +l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en +songe à ses genoux le galant qu'elle déteste; +il était si passionné, si pressant, que, si +elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter +plus favorablement qu'elle n'a jamais fait +celui qu'elle aime. La nature pendant le +sommeil secoue le joug de la raison et de +la vertu.</p> + +<p>«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait +le coin de cette rue; c'est le domicile d'un +procureur. Le voilà couché avec sa femme +dans la chambre où il y a une vieille tenture +de tapisserie à personnages et deux +lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de +ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses +propres deniers; et la procureuse songe +que son mari chasse un grand clerc dont +il est devenu jaloux.</p> + +<p>—J'entends ronfler autour de nous, dit +Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros +homme que je démêle dans un petit corps +de logis attenant à la demeure du procureur.—Justement, +répondit Asmodée; +c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son +<i lang="la" xml:lang="la">benedicite</i>.</p> + +<p>«Il a pour voisin un marchand d'étoffe +de soie, qui vend sa marchandise fort cher, +mais à crédit, aux personnes de qualité. Il +est dû à ce marchand plus de cent mille +ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui +apportent de l'argent; et ses correspondants, +de leur côté, songent qu'il est sur le +point de faire banqueroute.—Ces deux +songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du +temple du sommeil par la même porte.—Non, +je vous assure, répondit le démon; le +premier, à coup sûr, est sorti par la porte +d'ivoire, et le second par la porte de +corne.</p> + +<p>«La maison qui joint celle de ce marchand +est occupée par un fameux libraire. +Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu +beaucoup de succès. En le mettant au jour, +il promit à l'auteur de lui donner cinquante +pistoles s'il réimprimait son ouvrage; +et il rêve actuellement qu'il en fait une +seconde édition sans l'en avertir.</p> + +<p>—Oh! pour ce songe-là , dit Zambullo, +il n'est pas besoin de demander par quelle +porte il est sorti; je ne doute pas qu'il +n'ait son plein et entier effet. Je connais +messieurs les libraires: ils ne se font pas un +scrupule de tromper les auteurs.—Rien +n'est plus véritable, reprit le boiteux; +mais apprenez à connaître aussi messieurs +les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux +que les libraires. Une petite aventure arrivée +il n'y a pas cent ans à Madrid va vous +le prouver.</p> + +<p>«Trois libraires soupaient ensemble au +cabaret: la conversation tomba sur la rareté +des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit +là -dessus un des convives, je vous dirai +confidemment que j'ai fait un beau coup +ces jours passés: j'ai acheté une copie qui +me coûte un peu cher, à la vérité, mais +elle est d'un auteur!... C'est de l'or en +barre.» Un autre libraire prit alors la +parole et se vanta pareillement d'avoir fait +une emplette excellente le jour précédent. +«Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à +son tour, je ne veux pas demeurer en +reste de confiance avec vous: je vais vous +montrer la perle des manuscrits; j'en ai +fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.» +En même temps, chacun tira de sa poche la +précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et +comme il se trouva que c'était une nouvelle +pièce de théâtre intitulée <cite>le Juif errant</cite>, +ils furent fort étonnés quand ils virent que +c'était le même ouvrage qui leur avait été +vendu à tous trois séparément.</p> + +<p>«Je découvre dans une autre maison, +poursuivit le diable, un amant timide et +respectueux qui vient de se réveiller. Il +aime une veuve toute des plus vives; il +rêvait qu'il était avec elle au fond d'un +bois, où il lui tenait des discours tendres, +et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous +êtes séduisant! vous me persuaderiez, si +je n'étais pas en garde contre les hommes; +mais ce sont des trompeurs: je ne +me fie point à leurs paroles: je veux des +actions.—Hé! quelles actions, Madame, +exigez-vous de moi? a repris l'amant. +Faut-il, pour vous prouver la violence +de mon amour, entreprendre les +douze travaux d'Hercule?—Hé non! +don Nicaise, non, a réparti la dame, je +ne vous en demande pas tant.» Là -dessus +il s'est réveillé.</p> + +<p>—Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, +pourquoi cet homme couché dans ce lit +brun se débat comme un possédé.—C'est, +répondit le boiteux, un habile licencié qui +fait un songe dont il est terriblement +agité! il rêve qu'il dispute et soutient +l'immortalité de l'âme contre un petit +docteur en médecine, qui est aussi bon catholique +qu'il est bon médecin. Au second +étage, chez le licencié, loge un gentilhomme +d'Estramadure, nommé don Baltazar +Fanfarronico, qui est venu en poste à la +cour demander une récompense pour avoir +tué un Portugais d'un coup d'escopette. +Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on +lui donne le gouvernement d'Antequere, +et encore n'est-il pas content: il croit mériter +une vice-royauté.</p> + +<p>«Je découvre dans un hôtel garni deux +personnes de conséquence qui rêvent bien +désagréablement. L'un, qui est gouverneur +d'une place forte, songe qu'il est assiégé +dans sa forteresse, et qu'après une +légère résistance il est obligé de se rendre +prisonnier de guerre avec la garnison. +L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a +chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge +funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer +dans deux jours. Il rêve qu'il est +en chaire, et qu'il demeure court après +l'exorde de son discours.—Il n'est pas impossible, +dit don Cléofas, que ce malheur +lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit +le diable, et il n'y a pas même +longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur +en pareille occasion.</p> + +<p>«Voulez-vous que je vous montre un +somnambule? vous n'avez qu'à regarder +dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?—J'aperçois, +dit Léandro Perez, +un homme en chemise qui marche, et +tient, ce me semble, une étrille à la main.—Hé +bien, reprit le démon, c'est un palefrenier +qui dort. Il a coutume toutes les +nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, +d'étriller ses chevaux; après quoi il +se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que +c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier +lui-même le croit comme les autres.</p> + +<p>«Dans une grande maison, vis-à -vis +l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier +de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du +Mexique. Il est tombé malade; et comme +il craint de mourir, sa vice-royauté commence +à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a +exercée d'une manière qui justifie son inquiétude. +Les chroniques de la Nouvelle-Espagne +ne font pas une mention honorable +de lui. Il vient de faire un songe dont +toute l'horreur n'est point encore dissipée, +et qui sera peut-être cause de sa +mort.—Il faut donc, dit Zambullo, que ce +songe soit bien extraordinaire.—Vous +allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque +chose en effet de singulier. Ce seigneur +rêvait tout à l'heure qu'il était dans +la vallée des morts, où tous les Mexicains +qui ont été les victimes de son injustice et +de sa cruauté sont venus fondre sur lui, +en l'accablant de reproches et d'injures: +ils ont même voulu le mettre en pièces; +mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur +fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans +une grande salle toute tendue de drap noir, +où il a vu son père et son aïeul assis à une +table sur laquelle il y avait trois couverts. +Ces deux tristes convives lui ont fait signe +de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, +avec la gravité qu'ont tous les défunts: +«Il y a longtemps que nous t'attendons; +viens prendre ta place auprès de nous.»</p> + +<p>—Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je +pardonne au malade d'en avoir l'imagination +blessée.—En récompense, dit le +boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un +appartement au-dessus du sien, passe la +nuit délicieusement: le sommeil lui présente +les plus agréables idées. C'est une +fille de vingt-cinq à trente ans, laide et +mal faite. Elle rêve que son oncle, dont +elle est l'unique héritière, ne vit plus, et +qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables +seigneurs qui se disputent la gloire +de lui plaire.</p> + +<p>—Si je ne me trompe, dit don Cléofas, +j'entends rire derrière nous.—Vous ne vous +trompez point, reprit le diable; c'est une +femme qui rit en dormant à deux pas d'ici, +une veuve qui fait la prude et qui n'aime +rien tant que la médisance. Elle songe +qu'elle s'entretient avec une vieille dévote +dont la conversation lui fait beaucoup de +plaisir.</p> + +<p>«Je ris à mon tour en voyant dans une +chambre au-dessous de cette femme un +bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement +du peu de bien qu'il possède. Il +rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, +et que plus il en ramasse, plus il en +trouve à ramasser; il en a déjà rempli un +grand coffre.—Le pauvre garçon! dit +Léandro; il ne jouira pas longtemps de +son trésor.—A son réveil, reprit le boiteux, +il sera comme un vrai riche qui se +meurt, il verra disparaître ses richesses.</p> + +<p>«Si vous êtes curieux de savoir les songes +de deux comédiennes qui sont voisines, +je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle +prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les +plume à mesure qu'elle les prend, mais +qu'elle les donne à dévorer à un beau matou +dont elle est folle, et qui en a tout le +profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa +maison des lévriers et des chiens danois +dont elle a fait longtemps ses délices, et +qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet +des plus gentils qu'elle a pris en amitié.</p> + +<p>—Voilà deux songes bien fous, s'écria +l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid, +comme autrefois à Rome, des interprètes +des songes, ils seraient fort embarrassés à +expliquer ceux-là .—Pas trop, répondit le +diable: pour peu qu'ils fussent au fait de +ce qui se passe aujourd'hui chez la gent +comique, ils y trouveraient bientôt un sens +clair et net.</p> + +<p>—Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua +don Cléofas, et je ne m'en soucie +guère; j'aime mieux apprendre qui est +cette dame endormie dans un superbe lit de +velours jaune, garni de franges d'argent, +et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, +un livre et un flambeau.—C'est une +femme titrée, répartit le démon; une +dame qui a un équipage très-galant, et qui +se plaît à faire porter sa livrée par des +jeunes hommes de bonne mine. Une de ses +habitudes est de lire en se couchant; sans +cela elle ne pourrait fermer l'œil de toute +la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses +d'Ovide, et cette lecture est +cause qu'elle fait en cet instant un songe +où il y a bien de l'extravagance: elle rêve +que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et +qu'il se met à son service sous la forme +d'un grand page des mieux bâtis.</p> + +<p>«A propos de cette métamorphose, en +voici une autre qui me paraît plus plaisante. +J'aperçois un histrion qui goûte +dans un profond sommeil la douceur d'un +songe qui le flatte agréablement. Cet acteur +est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme +à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. +Il y a si longtemps qu'il paraît sur le +théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. +Il a du talent, et il en est si fier et si +vain, qu'il s'imagine qu'un personnage +tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous +le songe que fait ce superbe héros +de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et +qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe +assemblées pour décider de ce qu'elles +doivent faire d'un mortel de son importance. +Il entend Mercure qui expose au +conseil des dieux que ce fameux comédien, +après avoir eu l'honneur de représenter +si souvent sur la scène Jupiter et +les autres principaux immortels, ne doit +pas être assujetti au sort commun à tous +les humains, et qu'il mérite d'être reçu +dans la troupe céleste. Momus applaudit +au sentiment de Mercure; mais quelques +autres dieux et quelques déesses se révoltent +contre la proposition d'une apothéose +si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre +d'accord, change le vieux comédien en une +figure de décoration.»</p> + +<p>Le diable allait continuer; mais Zambullo +l'interrompit, en lui disant: «Halte-là , +seigneur Asmodée; vous ne prenez pas +garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne +nous aperçoive sur le haut de cette maison. +Si la populace vient une fois à remarquer +votre Seigneurie, nous entendrons +des huées qui ne finiront pas si tôt.</p> + +<p>—On ne nous verra point, lui répondit +le démon; j'ai le même pouvoir que ces +divinités fabuleuses dont je viens de parler, +et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux +fils de Saturne se couvrit d'un +nuage, pour cacher à l'univers les caresses +qu'il voulait faire à Junon, je vais former +autour de nous une épaisse vapeur que la +vue des hommes ne pourra percer, et qui +ne vous empêchera pas de voir les choses +que je voudrai vous faire observer.» En effet, +ils furent tout à coup environnés d'une +fumée qui, bien que des plus opaques, ne +dérobait rien aux yeux de l'écolier.</p> + +<p>«Retournons aux songes, poursuivit le +boiteux... Mais je ne fais pas réflexion, +ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai +fait passer la nuit doit vous avoir fatigué. +Je suis d'avis de vous transporter chez +vous, et de vous y laisser reposer quelques +heures: pendant ce temps-là , je vais parcourir +les quatre parties du monde, et faire +quelques tours de mon métier: après +cela je vous rejoindrai, pour m'égayer +avec vous sur nouveaux frais.—Je n'ai +nulle envie de dormir et je ne suis point +las, répondit don Cléofas; au lieu de me +quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre +les divers desseins qu'ont ces personnes +que je vois déjà levées, et qui se disposent, +ce me semble, à sortir. Que vont-elles +faire de si grand matin?—Ce que vous +souhaitez de savoir, reprit le démon, est +une chose digne d'être observée. Vous +allez voir un tableau des soins, des mouvements, +des peines que les pauvres mortels +se donnent pendant cette vie, pour +remplir le plus agréablement qu'il leur +est possible ce petit espace qui est entre +leur naissance et leur mort.</p> + + + + +<h2><a name="c17" id="c17"></a>CHAPITRE XVII<br/> +<i>Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont +pas sans copies.</i></h2> + + +<p>Observons d'abord cette troupe de gueux +que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont +des libertins, la plupart de bonne famille, +qui vivent en communauté comme des +moines, et passent presque toutes les +nuits à faire la débauche dans leur maison, +où il y a toujours une ample provision de +pain, de viande et de vin. Les voilà qui +vont se séparer pour aller jouer leurs rôles +dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront +pour boire à la santé des personnes +charitables qui contribuent pieusement à +leur dépense. Admirez, je vous prie, +comme ces fripons savent se mettre et se +travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes +ne savent pas mieux s'ajuster pour +donner de l'amour.</p> + +<p>«Regardez attentivement les trois qui +vont ensemble du même côté. Celui qui +s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler +tout son corps, et semble marcher +avec tant de peine qu'à chaque pas vous +diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il +ait une longue barbe blanche et un air +décrépit, est un jeune homme si alerte et +si léger, qu'il passerait un daim à la course. +L'autre, qui fait le teigneux, est un bel +adolescent, dont la tête est couverte d'une +peau qui cache une chevelure de page de +cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, +est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine +des sons si lamentables, qu'à ses tristes +accents il n'y a point de vieille qui ne +descende d'un quatrième étage pour lui +apporter un maravedi.</p> + +<p>«Tandis que ces fainéants vont, sous le +masque de la pauvreté, attraper l'argent +du public, je remarque bien des artisans +laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent +à gagner leur vie à la sueur de +leur corps. J'aperçois de toutes parts des +hommes qui se lèvent et s'habillent pour +aller remplir leurs différents emplois. +Combien de projets formés cette nuit vont +s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que +de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition +vont faire faire!</p> + +<p>—Que vois-je dans la rue? interrompit +don Cléofas. Qui est cette femme chargée +de médailles, que conduit un laquais, et +qui marche avec précipitation? Elle a sans +doute quelque affaire fort pressante.—Oui, +certainement, répondit le diable: c'est une +vénérable matrone qui court à une maison +où l'on a besoin de son ministère. Elle y +va trouver une comédienne qui pousse +des cris, et auprès d'elle deux cavaliers +bien embarrassés. L'un est le mari, et +l'autre un homme de condition qui s'intéresse +à ce qui va se passer; car les couches +des femmes de théâtre ressemblent à +celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter +et un Amphitryon qui sont auteurs du +parti.</p> + +<p>«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à +cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur +qui va faire la guerre aux lièvres et +aux perdreaux des environs de Madrid? +Cependant il n'a aucune envie de prendre +le divertissement de la chasse: il est occupé +d'un autre dessein; il va gagner un +village où il se déguisera en paysan, pour +s'introduire sous cet habit dans une ferme +où est sa maîtresse sous la conduite d'une +mère sévère et vigilante.</p> + +<p>«Ce jeune bachelier qui passe et marche +à pas précipités a coutume d'aller tous les +matins faire sa cour à un vieux chanoine +qui est son oncle, et dont il couche en joue +la prébende. Regardez dans cette maison, +vis-à -vis de nous, un homme qui prend +son manteau et se dispose à sortir. C'est un +honnête et riche bourgeois qu'une affaire +assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique +à marier; il ne sait s'il doit la donner à +un jeune procureur qui la recherche, ou +bien à un fier <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> qui la demande. Il +va consulter ses amis là -dessus; et dans le +fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, +en choisissant le gentilhomme, d'avoir un +gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en +tient au procureur, de mettre dans sa +maison un ver qui en ronge tous les +meubles.</p> + +<p>«Considérez un voisin de ce père embarrassé, +et démêlez, dans ce corps de logis où +il y a de superbes ameublements, un +homme en robe de chambre de brocard +rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui +fait le seigneur en dépit de sa basse origine. +Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis, +et il jouit à présent de dix mille +ducats de rente. Il a un équipage très-joli; +mais il en rabat l'entretien sur sa table, +dont la frugalité est telle, qu'il mange +ordinairement le petit poulet en son particulier. +Il ne laisse pas pourtant de régaler +quelquefois, par ostentation, des personnes +de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des +conseillers d'État; et pour cet effet, il +vient d'envoyer chercher un pâtissier et un +rôtisseur; il va marchander avec eux sou à +sou; après quoi il écrira sur des cartes les +services dont ils seront convenus.—Vous +me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé +mais! répondit Asmodée, tous +les gueux que la fortune enrichit brusquement +deviennent avares ou prodigues: +c'est la règle.</p> + +<p>—Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est +une belle dame que je vois à sa toilette, et +qui s'entretient avec un cavalier fort bien +fait.—Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce +que vous remarquez là mérite bien votre +attention. Cette femme est une veuve allemande +qui vit à Madrid de son douaire, et +voit très-bonne compagnie; et le jeune +homme qui est avec elle est un seigneur +nommé don Antoine de Monsalve.</p> + +<p>«Quoique ce cavalier soit d'une des premières +maisons d'Espagne, il a promis à la +veuve de l'épouser: il lui a même fait un +dédit de trois mille pistoles; mais il est +traversé dans ses amours par ses parents, +qui menacent de le faire enfermer s'il ne +rompt tout commerce avec l'Allemande, +qu'ils regardent comme une aventurière. +Le galant, mortifié de les voir tous révoltés +contre son penchant, vint hier au soir chez +sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait +quelque chagrin, lui en demanda la cause; +il la lui apprit, en l'assurant que toutes les +contradictions qu'il aurait à essuyer de la +part de sa famille ne pourraient jamais +ébranler sa constance. La veuve parut +charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent +tous deux à minuit, très-contents l'un de +l'autre.</p> + +<p>«Monsalve est revenu ce matin: il a +trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis +sur nouveaux frais à l'entretenir de son +amour. Pendant la conversation, l'Allemande +a ôté ses papillotes: le cavalier en +a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y +voyant de son écriture: «Comment donc, +Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là +l'usage que vous faites des billets doux +qu'on vous envoie?—Oui, Monsalve, +a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me +servent les promesses des amants qui veulent +m'épouser en dépit de leurs familles; +j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier +a reconnu que c'était effectivement son +dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu +s'empêcher d'admirer le désintéressement +de sa veuve, et il lui jure de nouveau une +éternelle fidélité.</p> + +<p>«Jetez les yeux, poursuivit le diable, +sur ce grand homme sec qui passe au-dessous +de nous: il a un grand registre +sous son bras, une écritoire pendue à sa +ceinture, et une guitare sur le dos.—Ce +personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; +je gagerais que c'est un original.—Il est +certain, reprit le démon, que c'est un +mortel assez singulier. Il y a des philosophes +cyniques en Espagne: en voilà un. +Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans +une prairie où il y a une claire fontaine +dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente +parmi les fleurs. Il demeurera là +toute la journée à contempler les richesses +de la nature, à jouer de la guitare, et à +faire des réflexions qu'il écrira sur son +registre. Il a dans ses poches sa nourriture +ordinaire, c'est-à -dire quelques oignons +avec un morceau de pain: telle est la vie +sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque +Aristippe lui disait comme à Diogène: +«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu +ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe +moderne lui répondrait: «Je +ferais ma cour aux grands aussi bien que +toi, si je voulais abaisser un homme +jusqu'à le faire ramper sous un autre +homme.»</p> + +<p>«En effet, ce philosophe a autrefois été +attaché aux grands seigneurs; ils lui firent +même sa fortune: mais ayant senti que +leur amitié n'était pour lui qu'une honorable +servitude, il rompit tout commerce +avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, +parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait +des gens qui valaient mieux que lui: il a +même donné presque tous ses biens à ses +amis indigents; il s'est seulement réservé de +quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne +lui paraît pas moins honteux pour un philosophe +d'aller mendier son pain parmi le +peuple que chez les grands seigneurs.</p> + +<p>«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, +et que vous voyez accompagné d'un +chien: il peut se vanter d'être d'une des +meilleures maisons de Castille. Il a été +riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon +de Lucien, en régalant tous les jours ses +amis, et surtout en faisant des fêtes superbes +aux naissances, aux mariages des princes +et princesses, en un mot, à chaque occasion +qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances. +Dès que les parasites ont vu sa marmite +renversée, ils ont disparu de chez lui; +tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui +est resté fidèle: c'est son chien.</p> + +<p>—Dites-moi, seigneur diable, s'écria +Léandro Perez, à qui appartient cet équipage +que je vois arrêté devant une maison.—C'est, +répondit le démon, le carrosse d'un +riche contador, qui va tous les matins dans +cette maison, où demeure une beauté galicienne +dont ce vieux pécheur de race more +a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit +hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité: +dans la fureur que lui causa cette +nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine +de reproches et de menaces. Vous ne devineriez +pas quel parti la coquette s'est +avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence +de nier le fait, elle a mandé ce +matin au trésorier qu'il est justement irrité +contre elle; qu'il ne doit plus la regarder +qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable +de trahir un si galant homme; qu'elle +reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, +pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux +cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre: +enfin, qu'elle est dans la résolution +d'aller dans une retraite consacrer le reste +de ses jours à la pénitence.</p> + +<p>«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre +les prétendus remords de sa maîtresse; il +s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: +il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne +comédienne a si bien joué son rôle, qu'il +vient de lui pardonner le passé; il fera +plus: pour la consoler du sacrifice de sa +chevelure, il lui promet, en ce moment, de +la faire dame de paroisse, en lui achetant +une belle maison de campagne, qui est +actuellement à vendre auprès de l'Escurial.</p> + +<p>—Toutes les boutiques sont ouvertes, +dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier +qui entre chez un traiteur.—Ce cavalier, +reprit Asmodée, est un garçon de famille +qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument +passer pour auteur: il ne manque +pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer +tous les ouvrages qui paraissent sur +la scène; mais il n'en a point assez pour +en composer un raisonnable. Il entre chez +le traiteur pour ordonner un grand repas; +il donne à dîner aujourd'hui à quatre +comédiens, qu'il veut engager à protéger +une mauvaise pièce de sa façon qu'il est +sur le point de présenter à leur compagnie.</p> + +<p>«A propos d'auteurs, continua-t-il, en +voilà deux qui se rencontrent dans la rue. +Remarquez qu'ils se saluent avec un ris +moqueur; ils se méprisent mutuellement, +et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement +que le poëte Crispinus, qu'Horace +compare aux soufflets des forges; et l'autre +emploie bien du temps à faire des ouvrages +froids et insipides.</p> + +<p>—Qui est ce petit homme qui descend +de carrosse à la porte de cette église? dit +Zambullo.—C'est, répondit le boiteux, +un personnage digne d'être remarqué. Il +n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude +d'un notaire où il était maître-clerc, pour +s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. +Au bout de six mois de noviciat, il +sortit de son couvent, reparut à Madrid; +mais ceux qui le connaissaient furent étonnés +de le voir devenir tout à coup un des +principaux membres du conseil des Indes. +On parle encore aujourd'hui d'une fortune +si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est +donné au diable; d'autres veulent qu'il ait +été aimé d'une riche douairière, et d'autres +enfin qu'il ait trouvé un trésor.—Vous +savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.—Oh! +pour cela oui, répartit le démon, +et je vais vous révéler le mystère.</p> + +<p>«Pendant que notre moine était novice, +il arriva qu'un jour, en faisant dans son +jardin une profonde fosse pour y planter +un arbre, il aperçut une cassette de cuivre +qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte +d'or qui contenait une trentaine de diamants +d'une grande beauté. Quoique le +religieux ne se connût pas autrement en +pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il +venait de faire un bon coup de filet; et +prenant aussitôt le parti que prend dans +une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce +à la pêche après avoir trouvé un +trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, +où, par l'entremise d'un joaillier de ses +amis, il changea ses pierres précieuses en +pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge +qui lui donne un beau rang dans la société +civile.</p> + + + + +<h2><a name="c18" id="c18"></a>CHAPITRE XVIII<br/> +<i>Ce que le diable fit encore remarquer à don +Cléofas.</i></h2> + + +<p>Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous +fasse rire en vous apprenant un trait de +cet homme qui entre chez un marchand +de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il +va prendre une tasse de chocolat, après +quoi il passera toute la journée à jouer +aux échecs.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là , ne craignez pas +pour ses malades; il n'en a point, et quand +il en aurait, les moments qu'il emploie à +jouer ne seraient pas les plus mauvais +pour eux. Il ne manque pas d'aller tous +les soirs chez une belle et riche veuve qu'il +voudrait épouser, et dont il fait semblant +d'être fort amoureux. Quand il est avec +elle, un fripon de valet qu'il a pour tout +domestique, et avec lequel il s'entend, lui +apporte une fausse liste qui contient les +noms de plusieurs personnes de qualité de +la part desquelles on est venu chercher ce +docteur. La veuve prend tout cela au +pied de la lettre, et notre joueur d'échecs +est sur le point de gagner la partie.</p> + +<p>«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès +duquel nous sommes; je ne veux point +passer outre sans vous faire remarquer les +personnes qui l'habitent. Parcourez des +yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y +démêle des dames dont la +beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en +vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres +qui sont déjà levées. Que de charmes +elles offrent à mes regards! je m'imagine +voir les nymphes de Diane, telles que les +poëtes nous les représentent.</p> + +<p>—Si ces femmes que vous admirez, reprit +le boiteux, ont les attraits des nymphes +de Diane, elles n'en ont assurément +pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq +aventurières qui vivent ensemble à frais +communs. Aussi dangereuses que ces belles +demoiselles de chevalerie qui arrêtaient +par leurs appas les chevaliers qui passaient +devant leurs châteaux, elles attirent +les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux +qui s'en laissent charmer! Pour avertir du +péril que courent les passants, il faudrait +faire mettre devant cette maison des balises, +comme on en met dans les rivières +pour marquer les endroits dont il ne faut +pas s'approcher.</p> + +<p>—Je ne vous demande pas, dit Léandro +Perez, où vont ces seigneurs que je vois +dans leurs carrosses: ils vont sans doute au +lever du roi.—Vous l'avez dit, reprit le +diable; et si vous voulez y aller aussi, je +vous y conduirai; nous ferons là quelques +remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez +rien me proposer qui me soit plus +agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais +par avance un grand plaisir.»</p> + +<p>Alors le démon, prompt à satisfaire don +Cléofas, l'emporta vers le palais du roi; +mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant +des manœuvres qui travaillaient à +une porte fort haute, demanda si c'était +un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, +lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un +nouveau marché; elle est magnifique, +comme vous voyez; cependant, quand ils +l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle +ne sera digne des deux vers latins qu'on +doit mettre dessus.</p> + +<p>—Que me dites-vous? s'écria Léandro; +quelle idée vous me donnez de ces deux +vers! Je meurs d'envie de les savoir.—Les +voici, reprit le démon; préparez-vous à +les admirer.</p> + +<div class="poem"> +<div class="stanza" lang="la" xml:lang="la"> +<span class="i0">Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,<br/></span> +<span class="i1">Momus ubi fatuos vendidit ante sales!<br/></span> +</div> +</div> +<p>«Il y a dans ces deux vers un jeu de +mots le plus joli du monde.—Je n'en sens +point encore toute la beauté, dit l'écolier; +je ne sais pas bien ce que signifient ces +<i lang="la" xml:lang="la">fatuos sales</i>.—Vous ignorez donc, répartit +le diable, que la place où l'on bâtit +ce marché pour y vendre des denrées fut +autrefois un collége de moines qui enseignaient +à la jeunesse les humanités? Les +régents de ce collége y faisaient représenter +par leur écoliers des drames, des +pièces de théâtre fades, et entremêlées de +ballets si extravagants, qu'on y voyait +danser jusqu'aux <i>prétérits</i> et aux <i>supins</i>.—Oh! +ne m'en dites pas davantage, interrompit +Zambullo; je sais bien quelle +drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription +me paraît admirable.»</p> + +<p>A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils +sur l'escalier du palais du roi, qu'ils +virent plusieurs courtisans qui montaient +les degrés. A mesure que ces seigneurs +passaient auprès d'eux, le diable faisait le +nomenclateur: «Voilà , disait-il à Léandro +Perez, en les lui montrant du doigt +l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, +de la maison de la Puebla d'Ellerena; +voici le marquis de Castro Fueste; +celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président +du conseil des finances; celui-ci, le +comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait +pas de les nommer, il faisait leur +éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours +quelque trait satirique: il leur donnait +à chacun son lardon.</p> + +<p>«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable +et obligeant; il vous écoute avec un air +de bonté. Implorez-vous sa protection, il +vous l'accorde généreusement et vous offre +son crédit. C'est dommage qu'un homme +qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire +si courte, qu'un quart d'heure après que +vous lui avez parlé, il oublie ce que vous +lui avez dit.</p> + +<p>«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, +est un des seigneurs de la cour du +meilleur caractère: il n'est pas, comme la +plupart de ses pareils, différent de lui-même +d'un moment à un autre: il n'y a +point de caprice, point d'inégalité dans son +humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas +d'ingratitude l'attachement qu'on a pour +sa personne ni les services qu'on lui rend; +mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. +Il laisse désirer si longtemps ce +qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien +acheté lorsqu'on l'a obtenu.»</p> + +<p>Après que le démon eût fait connaître à +l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités +d'un grand nombre de seigneurs, il +l'emmena dans une salle où il y avait des +hommes de toute sorte de conditions, et +particulièrement tant de chevaliers, que don +Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu! +il faut qu'il y en ait bien en Espagne!—Je +vous en réponds, dit le boiteux, +et cela n'est pas surprenant, puisque pour +être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave +il n'est pas nécessaire, comme autrefois +pour devenir chevalier romain, d'avoir +vingt-cinq mille écus de patrimoine: +aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise +bien mêlée.</p> + +<p>«Envisagez, continua-t-il, la mine plate +qui est derrière vous.—Parlez plus bas, +interrompit Zambullo, cet homme vous +entend.—Non, non, répondit le diable; +le même charme qui nous rend invisibles +ne permet pas qu'on nous entende. Regardez +cette figure-là : c'est un Catalan qui +revient des îles Philippines, où il était flibustier. +Diriez-vous à le voir que c'est un +foudre de guerre? Il a pourtant fait des +actions prodigieuses de valeur. Il va ce +matin présenter au roi un placet par lequel +il demande certain poste pour récompense +de ses services; mais je doute fort +qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas +auparavant au premier ministre.</p> + +<p>—Je vois à la main droite de ce flibustier, +dit Léandro Perez, un gros et grand homme +qui paraît faire l'important: à juger de +sa condition par l'orgueil qu'il y a dans +son maintien, il faut que ce soit quelque +riche seigneur.—Ce n'est rien moins que +cela, répartit Asmodée: c'est un <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> +des plus pauvres, qui, pour subsister, +donne à jouer sous la protection d'un +grand.</p> + +<p>«Mais je remarque un licencié qui mérite +bien que je vous le fasse observer. +C'est celui que vous voyez qui s'entretient +auprès de la première fenêtre avec un cavalier +vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent +tous deux d'une affaire qui fut hier jugée +par le roi: je vais vous en faire le détail.</p> + +<p>«Il y a deux mois que ce licencié, qui est +académicien de l'académie de Tolède, +donna au public un livre de morale qui +révolta tous les vieux auteurs castillans; +ils le trouvèrent plein d'expressions trop +hardies et de mots trop nouveaux. Les +voilà qui se liguent contre cette production +singulière: ils s'assemblent et dressent +un placet qu'ils présentent au roi, +pour le supplier de condamner ce livre +comme contraire à la pureté et à la netteté +de la langue espagnole.</p> + +<p>«Le placet parut digne d'attention à Sa +Majesté, qui nomma trois commissaires +pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent +que le style en était effectivement répréhensible, +et d'autant plus dangereux qu'il +était plus brillant. Sur leur rapport, voici +de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, +sous peine de désobéissance, que +ceux des académiciens de Tolède qui écrivent +dans le goût de ce licencié ne composeront +plus de livres à l'avenir; et que +même, pour mieux conserver la pureté de +la langue castillane, ces académiciens ne +pourront être remplacés, après leur mort, +que par des personnes de la première qualité.</p> + +<p>—Cette décision est merveilleuse, s'écria +Zambullo en riant: les partisans du +langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.—Pardonnez-moi, +répartit le démon: +les auteurs ennemis de cette noble simplicité +qui fait le charme des lecteurs sensés +ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»</p> + +<p>Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui +était le cavalier habillé de velours gris-blanc +qu'il voyait en conversation avec le +licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet +catalan, officier de la garde espagnole: je +vous assure que c'est un garçon très-spirituel. +Je veux, pour vous faire juger de son +esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier +à une dame en fort bonne compagnie; mais +pour l'intelligence de ce bon mot, il faut +savoir qu'il a un frère, nommé don André +de Prada, qui était il y a quelques années +officier comme lui dans le même corps.</p> + +<p>«Il arriva qu'un jour un gros fermier +des domaines du roi aborda ce don André, +et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte +même nom que vous; mais nos familles +sont différentes. Je sais que vous êtes +d'une des meilleures maisons de Catalogne, +et en même temps que vous n'êtes +pas riche. Moi, je suis riche et d'une +naissance peu illustre. N'y aurait-il pas +moyen de nous faire part mutuellement +de ce que nous avons de bon l'un et +l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» +Don André répondit qu'oui. +«Cela étant, répliqua le fermier, si vous +voulez me les communiquer, je les mettrai +entre les mains d'un habile généalogiste +qui travaillera là -dessus, et nous +rendra parents en dépit de nos aïeux. De +mon côté, par reconnaissance, je vous +ferai présent de trente mille pistoles. +Sommes-nous d'accord?» Don André fut +ébloui de la somme: il accepta la proposition, +confia ses pancartes au fermier, et, de +l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable +en Catalogne, où il vit depuis ce +temps-là .</p> + +<p>«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce +marché, était hier à une table où l'on parla +par hasard du seigneur de Prada, fermier +des domaines du roi; et là -dessus une dame +de la compagnie, adressant la parole à ce +jeune officier, lui demanda s'il n'était pas +parent de ce fermier? «Non, Madame, lui +répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là : +c'est mon frère.»</p> + +<p>L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, +qui lui parut des plus plaisantes. +Puis apercevant tout à coup un petit +homme qui suivait un courtisan, il s'écria: +«Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui +suit ce seigneur lui fait de révérences! il a +sans doute quelque grâce à lui demander.—Ce +que vous remarquez là , reprit le +diable, vaut bien la peine que je vous dise +la cause de ces civilités. Ce petit homme +est un honnête bourgeois qui a une assez +belle maison de campagne aux environs de +Madrid, dans un endroit où il y a des eaux +minérales qui sont en réputation. Il a prêté +sans intérêt cette maison pour trois mois à +ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le +bourgeois en ce moment prie très-affectueusement +ledit seigneur de le servir dans +une occasion qui s'en présente, et le seigneur +refuse fort poliment de lui rendre +service.</p> + +<p>«Il ne faut pas que je laisse échapper ce +cavalier de race plébéienne, lequel fend la +presse en tranchant de l'homme de condition. +Il est devenu excessivement riche en +peu de temps par la science des nombres. +Il y a dans sa maison autant de domestiques +que dans l'hôtel d'un grand, et sa table +l'emporte sur celle d'un ministre pour la +délicatesse et l'abondance. Il a un équipage +pour lui, un autre pour sa femme et un +autre pour ses enfants. On voit dans ses +écuries les plus belles mules et les plus +beaux chevaux du monde. Il acheta même +ces jours passés, et paya argent comptant, +un superbe attelage que le prince d'Espagne +avait marchandé et trouvé trop cher.—Quelle +insolence! dit Léandro; un Turc +qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant +ne manquerait pas de le croire à la +veille d'essuyer quelque fâcheux revers de +fortune.—J'ignore l'avenir, dit Asmodée, +mais je ne puis m'empêcher de penser +comme un Turc.</p> + +<p>«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le +démon avec surprise; peu s'en faut que je +ne doute du rapport de mes yeux! je démêle +dans cette salle un poëte qui n'y devrait +pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, +après avoir fait des vers qui offensent de +grands seigneurs espagnols? il faut qu'il +compte bien sur le mépris qu'ils ont pour +lui.</p> + +<p>«Considérez attentivement ce respectable +personnage qui entre appuyé sur +un écuyer. Remarquez comme, par considération, +tout le monde se range pour +lui faire place. C'est le seigneur don Joseph +de Reynaste et Ayala, grand juge +de police: il vient rendre compte au roi de +ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. +Regardez ce bon vieillard avec admiration.</p> + +<p>—Véritablement, dit Zambullo, il a l'air +d'être un homme de bien.—Il serait à +souhaiter, reprit le boiteux, que tous les +corrégidors le prissent pour modèle. Ce +n'est pas un de ces esprits violents qui +n'agissent que par humeur et par impétuosité; +il ne fera point arrêter un homme sur +le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire +ou d'un commis. Il sait trop bien que +ces sortes de gens, pour la plupart, ont +l'âme vénale, et sont capables de faire un +honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, +lorsqu'il est question d'enfermer un +accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à +ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il +jamais des innocents dans les prisons; +il n'y fait mettre que des coupables, encore +n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie +qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même +ces misérables, et a soin d'empêcher +qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes +rigueurs des lois.</p> + +<p>—Le beau caractère! s'écria Léandro; +l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre +parler au roi.—Je suis bien mortifié, +répondit le diable, d'être obligé de vous +dire que je ne puis contenter ce nouveau +désir sans m'exposer à recevoir une insulte. +Il ne m'est pas permis de m'introduire +auprès des souverains; ce serait empiéter +sur les droits de Léviatan, de Belfégor et +d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois +esprits sont en possession d'obséder les +princes. Il est défendu aux autres démons +de paraître dans les cours, et je ne sais à +quoi je pensais lorsque je me suis avisé de +vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, +une démarche bien téméraire. Si ces trois +diables m'apercevaient, ils viendraient +avec fureur fondre sur moi, et, entre nous, +je ne serais pas le plus fort.</p> + +<p>—Puisque cela est, répliqua l'écolier, +éloignons-nous promptement de ce palais: +j'aurais une mortelle douleur de vous voir +houspiller par vos confrères sans pouvoir +vous secourir; car si je me mettais de la +partie, je crois que vous n'en seriez guère +mieux.—Non, sans doute, répondit Asmodée; +ils ne sentiraient point vos coups, +et vous péririez sous les leurs.</p> + +<p>«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler +de ce que je ne vous fais pas entrer dans le +cabinet de votre grand monarque, je vais +vous procurer un plaisir qui vaudra bien +celui que vous perdez.» En achevant ces +paroles, il prit par la main don Cléofas, +et fendit avec lui les airs du côté de la +Merci.</p> + + + + +<h2><a name="c19" id="c19"></a>CHAPITRE XIX<br/> +<i>Des Captifs.</i></h2> + + +<p>Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison +voisine de ce monastère, à la porte duquel +il y avait un grand concours de personnes +de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde! +dit Léandro Perez; quelle cérémonie +assemble ici tout ce peuple?—C'est, répondit +le démon, une cérémonie que vous +n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à +Madrid de temps en temps. Trois cents +esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont +arriver dans un moment; ils reviennent +d'Alger, où les Pères de la Rédemption les +ont été racheter. Toutes les rues par où ils +doivent passer vont se remplir de spectateurs.</p> + +<p>—Il est vrai, répliqua Zambullo, que +je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir +un semblable spectacle, et si c'est là celui +que votre Seigneurie me réserve, je vous +dirai franchement que vous ne deviez pas +tant m'en faire fête.—Je vous connais +trop bien, répartit le diable, pour ignorer +que ce n'est pas pour vous un agréable +passe-temps que d'observer des misérables; +mais quand vous saurez qu'en vous les +faisant considérer j'ai dessein de vous révéler +les particularités remarquables qu'il +y a dans la captivité des uns, et les embarras +où vont se trouver quelques autres à +leur retour chez-eux, je suis persuadé que +vous ne serez pas fâché que je vous donne +ce divertissement.—Oh! pour cela non, +reprit l'écolier; ce que vous dites là change +la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir +de tenir votre promesse.»</p> + +<p>Pendant qu'ils s'entretenaient de cette +sorte, ils entendirent tout à coup de grands +cris que poussa la populace à la vue des +captifs, qui marchaient en cet ordre: ils +allaient à pied deux à deux, sous leurs habits +d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne +sur ses épaules. Un assez grand nombre de +religieux de la Merci qui avaient été au-devant +d'eux les précédaient, montés sur +des mules caparaçonnées d'étamine noire, +comme s'ils eussent mené un deuil, et un +de ces bons pères portait l'étendard de la +Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient +à la tête; les vieux les suivaient, et derrière +ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, +un religieux du même ordre que les +premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète: +aussi était-ce le chef de la mission. +Il s'attirait les yeux des assistants par sa +gravité, ainsi que par une longue barbe +grise qui le rendait vénérable; et on lisait +sur le visage de ce Moïse espagnol la joie +inexprimable qu'il ressentait de ramener +tant de chrétiens dans leur patrie.</p> + +<p>«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas +tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. +S'il y en a qui se réjouissent d'être +sur le point de revoir leurs parents, il en +est d'autres qui craignent d'apprendre que, +pendant leur absence, il ne soit arrivé dans +leurs familles des événements plus cruels +pour eux que l'esclavage.</p> + +<p>«Par exemple, les deux qui marchent +les premiers sont dans le dernier cas. L'un, +natif de la petite ville de Velilla en Aragon, +après avoir été dix ans dans la servitude +des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles +de sa femme, va la retrouver mariée +en secondes noces, et mère de cinq enfants +qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils +d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé +par un corsaire il y a près de quatre +lustres. Il appréhende que depuis tant +d'années sa famille n'ait changé de face, +et sa crainte n'est pas sans fondement: son +père et sa mère sont morts, et ses frères, +qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé +par leur mauvaise conduite.</p> + +<p>—J'envisage avec attention un esclave, +dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est +charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le +captif que vous regardez, répondit +le diable, a grand sujet d'être joyeux +de sa délivrance; il sait qu'une tante dont +il est unique héritier vient de mourir, et +qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela +l'occupe bien agréablement, et lui donne cet +air de satisfaction que vous lui remarquez.</p> + +<p>«Il n'en est pas de même du malheureux +cavalier qui marche à son côté: une +cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et +en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un +pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne +en Italie, il aimait une dame et en était +aimé; il a peur que, pendant qu'il était +dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas +été inébranlable.—Et a-t-il été longtemps +esclave? dit Zambullo.—Dix-huit +mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, +répliqua Léandro Perez, je crois que ce +galant se livre à une vaine terreur; il n'a +pas mis la constance de sa dame à une +assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.—C'est +ce qui vous trompe, répartit +le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt +su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle +s'est pourvue d'un autre amant.</p> + +<p>«Diriez-vous, continua le démon, que +ce personnage qui suit immédiatement les +deux que nous venons d'observer, et qu'une +épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, +fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est +plus véritable, et vous voyez dans cette figure +hideuse le héros d'une histoire assez +singulière, que je vais vous conter.</p> + +<p>«Ce grand garçon se nomme Fabricio. +Il avait à peine quinze ans lorsque son +père, riche laboureur de Cinquello, gros +bourg du royaume de Léon, mourut, et il +perdit aussi sa mère peu de temps après; +de sorte qu'étant fils unique, il demeura +maître d'un bien considérable, dont l'administration +fut confiée à un de ses oncles +qui avait de la probité. Fabricio acheva +ses études, déjà commencées à Salamanque: +il y apprit ensuite à monter à cheval, +à faire des armes; en un mot, il ne +négligea rien de tout ce qui pouvait concourir +à le rendre digne d'être regardé favorablement +de dona Hipolita, sœur d'un +petit gentilhomme qui avait sa chaumière +à deux portées d'escopette de Cinquello.</p> + +<p>«Cette dame était parfaitement belle, et +à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant +vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi +dire avec le lait l'amour dont il brûlait +pour elle. Hipolite, de son côté, s'était +bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; +mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, +elle ne daignait pas le considérer +avec beaucoup d'attention: elle était d'une +fierté insupportable, aussi bien que son +frère don Thomas de Xaral, qui n'avait +peut-être pas son pareil en Espagne pour +être gueux et entêté de sa noblesse.</p> + +<p>«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne +habitait une maison qu'il appelait +son château, et qui n'était, à parler proprement, +qu'une masure, tant elle menaçait +ruine de toutes parts. Cependant, quoique +ses facultés ne lui permissent pas de la +faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à +vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet +pour le servir, et, de plus, il y avait une +femme maure auprès de sa sœur.</p> + +<p>«C'était une chose réjouissante que de +voir paraître don Thomas dans le bourg +les fêtes et les dimanches, avec un habit +de velours cramoisi tout pelé, et un petit +chapeau garni d'un vieux plumet jaune, +qu'il conservait chez lui comme des reliques +pendant les autres jours de la semaine. +Paré de ces guenilles, qui lui semblaient +autant de preuves de sa noble origine, +il tranchait du seigneur, et croyait +assez payer les profondes révérences qu'on +lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre +par un regard. Sa sœur n'était pas +moins folle que lui de l'antiquité de sa +race; et elle joignait à ce ridicule celui +d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait +dans la glorieuse espérance que quelque +grand viendrait la demander en mariage.</p> + +<p>«Tels étaient les caractères de don Thomas +et d'Hipolite. Fabricio le savait bien; +et pour s'insinuer auprès de deux personnes +si altières, il prit le parti de flatter leur +vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec +tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin +trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur +aller souvent rendre ses hommages. Comme +il ne connaissait pas moins leur misère que +leur orgueil, il avait envie tous les jours +de leur offrir sa bourse; mais la crainte de +révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: +néanmoins son ingénieuse générosité +trouva moyen de les aider sans les exposer +à rougir. «Seigneur, dit-il un jour +en particulier au gentilhomme, j'ai deux +mille ducats à mettre en dépôt; ayez la +bonté de me les garder; que je vous aie +cette obligation-là .»</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de demander si +Xaral y consentit: outre qu'il était mal +en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. +Il se chargea volontiers de cette +somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains +qu'il en employa sans façon une bonne +partie à faire réparer sa chaumière, et à se +donner toutes ses petites commodités: un +habit neuf d'un très-beau velours bleu fut +levé et fait à Salamanque, et une plume +verte qu'on y acheta vint ravir au vieux +plumet jaune la gloire dont il était en possession +immémoriale d'orner le noble chef +de don Thomas. La belle Hipolite eut +aussi sa paraguante, et fut parfaitement +bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait +les ducats qui lui avaient été confiés, sans +penser qu'ils ne lui appartenaient point, et +que jamais il ne pourrait les restituer. Il +ne se fit pas le moindre scrupule d'en user +ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un +roturier payât l'honneur d'être en commerce +avec un gentilhomme.</p> + +<p>«Fabricio avait bien prévu cela; mais +en même temps il s'était flatté qu'en faveur +de ses espèces don Thomas vivrait avec lui +familièrement, qu'Hipolite peu à peu +s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui +pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé +sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en +eut auprès d'eux un accès plus libre; ils +lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en +avaient fait auparavant. Un homme riche +est toujours gracieusé des grands, quand +il se rend leur vache à lait. Xaral et sa +sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les +richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt +senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio +méritait d'être ménagé: ils eurent +pour lui des égards et des attentions qui le +charmèrent. Il crut que sa personne ne leur +déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient +fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, +pour soutenir leur noblesse, +étaient obligés d'avoir recours à des alliances +roturières. Dans cette opinion qui flattait +son amour, il se résolut à demander +Hipolite en mariage.</p> + +<p>«Dès la première occasion favorable +qu'il put trouver de parler à don Thomas, +il lui dit qu'il souhaitait passionnément +d'être son beau-frère; et que pour avoir cet +honneur, non-seulement il lui abandonnerait +le dépôt, mais qu'il lui ferait encore +présent d'un millier de pistoles. Le superbe +Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla +son orgueil; et dans son premier +mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater +tout le mépris qu'il avait pour le fils +d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné +qu'il fût de la témérité de Fabrice, il +se contraignit, et, sans témoigner aucun +dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ +se déterminer dans une pareille +affaire; qu'il était à propos de consulter +là -dessus Hipolite, et de faire même une +assemblée de parents.</p> + +<p>«Il renvoya le galant avec cette réponse, +et convoqua effectivement une diète composée +de quelques <i lang="es" xml:lang="es">hidalgos</i> de son voisinage, +lesquels étaient de ses parents, et +qui tous avaient, comme lui, la rage de la +<i lang="es" xml:lang="es">Hidalguia</i>. Il tint conseil avec eux, non +pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il +accordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer +de quelle façon il fallait punir ce +jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa +naissance, osait aspirer à la possession +d'une fille de la qualité d'Hipolite.</p> + +<p>«Dès qu'il eut exposé cette audace à +l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de +fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux +de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun +vomit feu et flammes contre l'audacieux: +les uns ainsi que les autres veulent +qu'il expire sous le bâton, pour expier +l'outrage qu'il a fait à leur famille par la +proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, +après qu'on eût considéré la chose +plus mûrement, le résultat de la diète fut +qu'on laisserait vivre le coupable; mais +que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, +on lui ferait un tour dont il +aurait sujet de se souvenir longtemps.</p> + +<p>«On proposa diverses fourberies, et +celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite +feindrait d'être sensible à l'attachement de +Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir +consoler ce malheureux amant du refus que +don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, +elle lui donnerait une nuit rendez-vous +au château, où, dans le temps qu'il +serait introduit par la femme maure, des +gens apostés le surprendraient avec cette +soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.</p> + +<p>«La sœur de Xaral se prêta d'abord sans +répugnance à cette supercherie; il lui sembla +qu'il y allait de sa gloire de regarder +comme une injure la recherche d'un homme +d'une condition si inférieure à la +sienne. Mais cette orgueilleuse disposition +fit bientôt place à des mouvements de pitié, +ou plutôt l'amour se rendit tout à coup +maître de la fière Hipolite.</p> + +<p>«Dès ce moment elle vit les choses d'un +autre œil; elle trouva l'obscure origine de +Fabricio compensée par les belles qualités +qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un +cavalier digne de toute son affection. +Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux +changement que cette passion est +capable de produire: cette même fille qui +s'imaginait qu'un prince à peine méritait +de la posséder s'entête en un instant d'un +fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, +après les avoir envisagées comme +une ignominie.</p> + +<p>«Elle s'abandonna au penchant qui +l'entraînait, et, bien loin de servir le +ressentiment de son frère, elle entretint +avec Fabrice une secrète intelligence, par +l'entremise de la femme maure, qui le faisait +entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. +Mais don Thomas eut quelque +soupçon de ce qui se passait: sa sœur lui +devint suspecte; il observa, et fut convaincu +par ses propres yeux qu'au lieu de répondre +aux intentions de la famille, elle +les trahissait. Il en avertit promptement +deux de ses cousins, qui, prenant feu à +cette nouvelle, commencèrent à crier: +<i>Vengeance, don Thomas! vengeance!</i> +Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à +tirer raison d'une offense de cette nature, +leur dit, avec une modestie espagnole, +qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de +son épée, quand il s'agissait de l'employer +à venger son honneur; ensuite il les pria +de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit +qu'il leur marqua.</p> + +<p>«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il +les introduisit et les cacha dans une petite +chambre sans que personne de la maison +s'en aperçut; puis il les quitta en leur +disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt +que le galant serait entré dans le château, +supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là ; +ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise +étoile de nos amants ayant voulu +qu'ils choisissent cette même nuit pour +s'entretenir.</p> + +<p>«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. +Ils commençaient à se tenir des discours +qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, +mais qui, bien que répétés sans cesse, ont +toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils +furent désagréablement interrompus +par les cavaliers qui veillaient pour les +surprendre. Don Thomas et ses cousins +vinrent fondre tous trois courageusement +sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se +mettre en défense, et qui, jugeant à leur +action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit +en désespéré. Il les blessa tous les trois; +et, leur présentant toujours la pointe de son +épée, il eut le bonheur de gagner la porte +et de se sauver.</p> + +<p>«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui +échappait après avoir impunément déshonoré +sa maison, tourna sa fureur contre la +malheureuse Hipolite, et lui plongea son +épée dans le cœur; et ses deux parents, +très-mortifiés du mauvais succès de leur +complot, se retirèrent chez eux avec leurs +blessures.</p> + +<p>«Demeurons-en là , poursuivit Asmodée; +quand nous aurons vu passer tous les +captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. +Je vous raconterai de quelle sorte, après +que la justice se fût emparée de tous ses +biens à l'occasion de ce funeste événement, +il eut le malheur d'être fait esclave +en voyageant sur mer.</p> + +<p>—Pendant que vous me faisiez le récit +que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué +parmi ces infortunés un jeune +homme qui avait l'air si triste, si languissant, +qu'il s'en est peu fallu que je ne vous +aie interrompu pour vous en demander la +cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit +le démon: je puis vous apprendre ce que +vous souhaitez de savoir. Ce captif dont +l'abattement vous a frappé est un enfant +de famille de Valladolid. Il était en esclavage +depuis deux ans chez un patron qui +a une femme très-jolie: elle aimait violemment +cet esclave, qui payait son amour +du plus vif attachement. Le patron, s'en +étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, +de peur qu'il ne travaillât chez lui à +la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, +depuis ce temps-là , pleure sans cesse la +perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en +consoler.</p> + +<p>—Un vieillard de bonne mine attire +mes regards, dit Léandro Perez. Qui est +cet homme-là ?» Le diable répondit: +«C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui +va s'en retourner en Biscaye après quarante +ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir +d'un corsaire, en allant de Valence à +l'île de Sardaigne, il avait une femme, +deux garçons et une fille: il ne lui reste +plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux +que lui, a été au Pérou, d'où il est +revenu avec des biens immenses dans son +pays, où il a fait l'acquisition de deux belles +terres.—Quelle satisfaction! reprit l'écolier. +Quel ravissement pour ce fils de revoir +son père et d'être en état de rendre ses +derniers jours agréables et tranquilles!</p> + +<p>—Vous parlez, répartit le boiteux, en +enfant plein de tendresse et de sentiment: +le fils du barbier biscayen est d'un naturel +plus coriace. L'arrivée imprévue de son +père lui causera plus de chagrin que de +joie: au lieu de le retenir dans sa maison à +Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui +marquer qu'il est ravi de le posséder, il +pourra bien le faire concierge d'une de ses +terres.</p> + +<p>«Derrière ce captif qui vous paraît de si +bonne mine, il y en a un autre qui ressemble +comme deux gouttes d'eau à un +vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; +il n'a pas été quinze jours à Alger. +Dès que les Turcs ont su de quelle profession +il était, ils n'ont pas voulu le garder +parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre +sans rançon aux pères de la Merci, qui ne +l'auraient assurément pas racheté, et qui +ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.</p> + +<p>«Vous qui êtes si compatissant aux peines +d'autrui, ah! que vous plaindriez cet +autre esclave qui a sur sa tête chauve une +calotte de drap brun, si vous saviez tous +les maux qu'il a soufferts à Alger pendant +douze ans chez un renégat anglais son patron.—Et +qui est ce pauvre captif? dit +Zambullo.—C'est un cordelier de Navarre, +répondit le démon: je vous avoue que je +suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, +puisqu'il a, par ses discours de +morale, empêché plus de cent esclaves +chrétiens de prendre le turban.</p> + +<p>—Je vous dirai avec la même franchise, +répliqua don Cléofas, que je suis fâché que +ce bon père ait été si longtemps à la merci +d'un barbare.—Vous avez tort de vous en +affliger, et moi de m'en réjouir, répartit +Asmodée: ce bon religieux a si bien mis +à profit ses douze années de souffrances, +qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir +passé tout ce temps-là dans les tourments +que dans sa cellule, à combattre des tentations +qu'il n'aurait pas toujours vaincues.</p> + +<p>—Le premier captif après ce cordelier, +dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille +pour un homme qui revient de l'esclavage: +il excite ma curiosité à vous demander ce +que c'est que ce personnage.—Vous me +prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous +le faire remarquer. Vous voyez en lui un +bourgeois de Salamanque, un père infortuné, +un mortel devenu insensible aux malheurs +à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté +de vous apprendre sa pitoyable histoire, et +de laisser là le reste des captifs; aussi bien, +après celui-ci, il y en a peu dont les aventures +méritent de vous être racontées.»</p> + +<p>L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer +de voir passer tant de tristes figures, +témoigna qu'il ne demandait pas mieux. +Aussitôt le diable lui fit le récit contenu +dans le chapitre suivant.</p> + + + + +<h2><a name="c20" id="c20"></a>CHAPITRE XX<br/> +<i>De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, +en la finissant, il fut tout à coup interrompu, +et de quelle manière désagréable pour ce +démon don Cléofas et lui furent séparés.</i></h2> + + +<p>Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de +village de la Castille Vieille, après avoir partagé +avec un frère et une sœur la modique +succession que leur père, quoique des plus +avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, +dans le dessein d'aller grossir le +nombre des écoliers de l'université. Il était +bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait +alors dans sa vingt-troisième année.</p> + +<p>«Avec un millier de ducats qu'il possédait, +et une disposition prochaine à les +manger, il ne tarda guère à faire parler de +lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent +à l'envi son amitié: c'était à +qui serait des parties de plaisir que don Pablos +faisait tous les jours. Je dis don Pablos, +parce qu'il avait pris le <i>Don</i>, pour être en +droit de vivre plus familièrement avec des +écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger +à se contraindre. Il aimait tant la joie et la +bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, +qu'au bout de quinze mois l'argent lui +manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler +encore, tant par le crédit qu'on lui fit que +par quelques pistoles qu'il emprunta; mais +cela ne put le mener loin, et il demeura +bientôt sans ressource.</p> + +<p>«Alors ses amis, le voyant hors d'état de +faire de la dépense, cessèrent de le voir, et +ses créanciers commencèrent à le tourmenter. +Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il +allait incessamment recevoir des lettres de +change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, +et le poursuivirent même si vivement +en justice, qu'ils étaient sur le point +de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant +sur les bords de la rivière de Tormés +il rencontra une personne de sa connaissance, +qui lui dit: «Seigneur don Pablos, +prenez garde à vous; je vous avertis +qu'il y a un alguazil et des archers à vos +trousses: ils prétendent vous mettre la +main sur le collet quand vous rentrerez +dans la ville.»</p> + +<p>«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait +que trop avec l'état de ses affaires, +prit sur-le-champ la fuite et le chemin de +Corita; mais il quitta la route de ce bourg +pour gagner un bois qu'il aperçut dans la +campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu +de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit +vînt lui prêter ses ombres pour continuer +sa marche plus sûrement. C'était dans la +saison où les arbres sont parés de toutes +leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour +y monter, et s'y assit sur des branches qui +l'enveloppaient de leur feuillage.</p> + +<p>«Se croyant en sûreté dans cet endroit, +il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; +et comme les hommes font ordinairement +les plus belles réflexions du monde quand +les fautes sont commises, il se représenta +toute sa mauvaise conduite, et se promit +bien à lui-même, si jamais il se revoyait +en fonds, de faire un meilleur usage de son +argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais +la dupe de ces faux amis qui entraînent un +jeune homme dans la débauche et dont l'amitié +se dissipe avec les fumées du vin.</p> + +<p>«Tandis qu'il s'occupait des différentes +pensées qui se succédaient les unes aux +autres dans son esprit, la nuit survint. +Alors, se démêlant d'entre les branches et +les feuilles qui le couvraient, il était prêt à +se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté +d'une nouvelle lune il crut discerner une +figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit +sa première peur, il s'imagina que c'était +l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le +cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla +quand il vit qu'au pied du même arbre +sur lequel il était cet homme s'assit, après +en avoir fait le tour deux ou trois fois.»</p> + +<p>Le diable boiteux s'interrompit lui-même +en cet endroit de son récit: «Seigneur +Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi +de jouir un peu de l'embarras +où je mets votre esprit en ce moment. Vous +êtes fort en peine de savoir qui pouvait être +ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, +et ce qui l'y amenait; c'est ce que +vous apprendrez bientôt; je n'abuserai +point de votre patience.</p> + +<p>«Cet homme, après s'être assis au pied +de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait +à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques +instants; puis il se mit à creuser la terre +avec un poignard, et fit une profonde fosse, +où il enterra un sac de buffle: ensuite il +combla la fosse, la recouvrit proprement +de gazon et se retira. Bahabon, qui avait +observé tout avec une extrême attention, +et dont les alarmes s'étaient changées en +transports de joie, attendit que l'homme se +fût éloigné pour descendre de son arbre et +aller déterrer le sac, où il ne doutait pas +qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se +servit pour cela de son couteau; mais quand +il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur +pour ce travail, qu'avec ses seules +mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles +de la terre.</p> + +<p>«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, +il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il +y avait dedans des espèces, il se hâta de +sortir du bois avec sa proie, craignant alors +beaucoup moins la rencontre de l'alguazil, +que celle de l'homme à qui le sac appartenait. +Dans le ravissement où cet écolier +était d'avoir fait un si bon coup, il marcha +légèrement toute la nuit sans tenir de +route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé +du fardeau qu'il portait. Mais à +la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, +assez près du bourg de Molorido, moins à +la vérité pour se reposer que pour satisfaire +enfin la curiosité qu'il avait de savoir +ce que son sac renfermait. Il le délia donc +avec ce frémissement agréable qui vous +saisit au moment que vous allez prendre un +grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles +pistoles, et, pour comble de joie, il en +compta jusqu'à deux cent cinquante.</p> + +<p>«Après les avoir contemplées avec volupté, +il rêva fort sérieusement à ce qu'il +devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, +il serra ses doublons dans ses poches, +jeta le sac de buffle et se rendit à +Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, +où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, +il loua une mule sur laquelle il +retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.</p> + +<p>«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on +y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait +pas pourquoi il s'était éclipsé; +mais il avait sa fable toute prête: il dit +qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant +point de son pays, quoiqu'il y eût +écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, +il s'était déterminé à y faire un tour; et que +le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, +il avait rencontré son fermier qui +lui apportait des espèces, de manière qu'il +se trouvait dans une situation à détromper +tous ceux qui le croyaient un homme sans +bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître +à ses créanciers qu'ils avaient eu +tort de pousser à bout un honnête homme, +qui les aurait depuis longtemps contentés +s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire +toucher ses revenus.</p> + +<p>«Il ne manqua pas effectivement d'assembler +chez lui, dès le lendemain, tous +ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier +sou. Les mêmes amis qui l'avaient +abandonné dans sa misère ne surent pas +plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils +revinrent à la charge; ils recommencèrent +à le flatter, dans l'espérance de se divertir +encore à ses dépens; mais il se moqua +d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il +avait fait dans le bois, il leur rompit en +visière: au lieu de reprendre son premier +train, il ne songea plus qu'à faire des progrès +dans la science des lois, et l'étude devint +son unique occupation.</p> + +<p>«Cependant, me direz-vous, il dépensait +toujours à bon compte des doubles +pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure +d'accord; il faisait ce que les trois +quarts et demi des humains feraient aujourd'hui +en pareil cas. Il avait pourtant +dessein de les restituer quelque jour, si par +hasard il découvrait à qui elles appartenaient. +Mais, se reposant sur sa bonne intention, +il les dissipait sans scrupule, en +attendant patiemment cette découverte, +qu'il fit néanmoins une année après.</p> + +<p>«Le bruit courut dans Salamanque +qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio +Piquillo, ayant été dans un bois +pour chercher un sac rempli de pièces d'or +qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la +fosse où il s'était avisé de le cacher, et que +ce malheur réduisait enfin ce pauvre +homme à la mendicité.</p> + +<p>«Je dirai à la louange de Bahabon que +les reproches secrets que sa conscience lui +fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. +Il s'informa où demeurait Ambrosio, et +l'alla voir dans une petite salle basse, où +il y avait pour tous meubles une chaise et +un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air +hypocrite, j'ai appris par la voix publique +le fâcheux accident qui vous est arrivé, +et la charité nous obligeant à nous +aider les uns les autres à proportion de +notre pouvoir, je viens vous apporter un +petit secours; mais je voudrais savoir de +vous-même votre triste aventure.</p> + +<p>«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, +je vais vous la conter en deux mots. J'avais +un fils qui me volait; je m'en aperçus, +et, craignant qu'il ne mît la main +sur un sac de buffle dans lequel il y avait +deux cent cinquante doublons bien +comptés, je crus ne pouvoir mieux faire +que de les aller enterrer dans le bois, où +j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis +ce jour malheureux, mon fils m'a pris +tout ce que j'avais, et a disparu avec une +femme qu'il a enlevée. Me voyant dans +un déplorable état par le libertinage de +ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte +bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon +sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource +qui me restait pour subsister m'a +cruellement été ravie.»</p> + +<p>«Cet homme ne put achever ces paroles +sans sentir renouveler son affliction, et il +répandit des pleurs en abondance. Don +Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon +cher Ambrosio, il faut se consoler de +toutes les traverses qui arrivent dans la +vie; vos larmes sont inutiles: elles ne +vous feront point retrouver vos doubles +pistoles, qui véritablement sont perdues +pour vous si quelque fripon les possède. +Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées +entre les mains d'un homme de bien, +qui ne manquera pas de vous les rapporter +dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. +Elles vous seront donc peut-être rendues; +vivez dans cette espérance, et en +attendant une restitution si juste, ajouta-t-il +en lui donnant dix doublons de +ceux mêmes qui avaient été dans le sac +de buffle, prenez ceci et me venez voir +dans huit jours.» Après lui avoir parlé +de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, +et sortit tout confus des remercîments +que lui faisait Ambroise, et des bénédictions +qu'il en recevait. Telles sont, +pour la plupart, les actions généreuses; +on se garderait bien de les admirer si l'on +en pénétrait les motifs.</p> + +<p>«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait +pas oublié ce que don Pablos lui avait +dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon +accueil, et lui dit affectueusement: +«Mon ami, sur les bons témoignages qui +m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de +contribuer autant qu'il me serait possible +à vous remettre sur pied: j'y veux +employer mon crédit et ma bourse.</p> + +<p>«Pour commencer à rétablir vos affaires, +continua-t-il, savez-vous ce que j'ai +déjà fait? Je connais quelques personnes +de distinction qui sont très-charitables; +j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur +inspirer de la compassion pour vous, +que j'en ai tiré deux cents écus que je +vais vous donner.» En même temps il +entra dans son cabinet, d'où il sortit un +moment après avec un sac de toile où il +avait mis cette somme en argent, et non en +doublons, de peur que le bourgeois, en recevant +de lui tant de doubles pistoles, ne +s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu +que par cette adresse il parvenait plus sûrement +à son but, qui était de faire la restitution +d'une manière qui conciliât sa +réputation avec sa conscience.</p> + +<p>«Aussi Ambroise était-il bien éloigné +de penser que ces écus fussent de l'argent +restitué: il les prit de bonne foi pour le +produit d'une quête faite en sa faveur, et +après avoir remercié de nouveau don Pablos, +il regagna sa petite salle basse, en bénissant +le ciel d'avoir trouvé un cavalier +qui s'intéressait pour lui si vivement.</p> + +<p>«Il rencontra le lendemain dans la rue +un de ses amis, qui n'était guère mieux +que lui dans ses affaires, et qui lui dit: +«Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer +à Cadix, où bientôt un vaisseau +doit mettre à la voile pour la nouvelle +Espagne: je ne suis pas content de ma +condition dans ce pays-ci, et le cœur me +dit que je serai plus heureux au Mexique. +Je vous conseillerais de m'accompagner, +si vous aviez devant vous cent écus +seulement.</p> + +<p>«—Je ne serais pas en peine d'en avoir +deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais +volontiers ce voyage si j'étais +sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là -dessus +son ami lui vanta la fertilité de la +nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant +de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, +se laissant persuader, ne pensa plus qu'à +se préparer à partir avec lui pour Cadix. +Mais avant que de quitter Salamanque, il +eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, +par laquelle il lui mandait que, trouvant +une belle occasion de passer aux Indes, +il voulait en profiter, pour voir si la +fortune lui serait plus favorable ailleurs +que dans son pays; qu'il prenait la liberté +de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il +conserverait éternellement le souvenir de +ses bontés.</p> + +<p>«Le départ d'Ambrosio causa quelque +chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter +le dessein qu'il avait de s'acquitter +peu à peu; mais, considérant que dans +quelques années ce bourgeois pourrait revenir +à Salamanque, il se consola insensiblement, +et s'attacha plus que jamais à +l'étude du droit civil et du droit canon. Il +y fit de si grands progrès, tant par son application +que par la vivacité de son esprit, +qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, +qui le choisit enfin pour son recteur. +Il ne se contenta pas de soutenir cette +dignité par une profonde science: il travailla +si fort sur lui, qu'il acquit toutes les +vertus d'un homme de bien.</p> + +<p>«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y +avait dans les prisons de Salamanque un +jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre +la vie. Alors, se ressouvenant que le fils +de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa +qui était le prisonnier, et, ayant découvert +que c'était le fils d'Ambrosio lui-même, +il entreprit sa défense. Ce qu'il y a +d'admirable dans la science des lois, c'est +qu'elle fournit des armes pour et contre; et +comme notre recteur la possédait à fond, +il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il +est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de +ses amis et les plus fortes sollicitations, ce +qui opéra plus que tout le reste.</p> + +<p>«Le coupable sortit donc de cette affaire +plus blanc que neige. Il alla remercier son +libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération +de votre père que je vous ai rendu +service. Je l'aime, et pour vous en donner +une nouvelle marque, si vous voulez +demeurer dans cette ville et y mener +une vie d'honnête homme, j'aurai soin +de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, +vous souhaitez de faire le voyage +des Indes, vous pouvez compter sur cinquante +pistoles; je vous en fais don.» Le +jeune Piquillo lui répondit: «Puisque +j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie, +j'aurais tort de m'éloigner d'un +séjour où je jouis d'un si grand avantage; +je ne sortirai point de Salamanque, et je +vous proteste d'y tenir une conduite +dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, +le recteur lui mit dans la main une +vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez, +mon ami, attachez-vous à quelque +honnête profession; employez bien votre +temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai +point.»</p> + +<p>«Deux mois après cette aventure, il +arriva que le jeune Piquillo, qui de temps +en temps venait faire sa cour à don Pablos, +parut un jour tout en pleurs devant +lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, +répondit le fils d'Ambrosio, je +viens d'apprendre une nouvelle qui me +déchire le cœur. Mon père a été pris par +un corsaire algérien, et il est actuellement +dans les fers: un vieillard de Salamanque, +qui revient d'Alger où il a été +dix ans captif, et que les pères de la +Merci ont racheté depuis peu, m'a dit +tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. +Hélas, ajouta-t-il en se frappant +la poitrine et s'arrachant les cheveux, +misérable que je suis! c'est moi dont le +libertinage a réduit mon père à cacher +son argent et à se bannir de sa patrie! +c'est moi qui l'ai livré au barbare qui +l'accable de chaînes! Ah! seigneur don +Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des +mains de la justice? Puisque vous aimez +mon père, il fallait être son vengeur, et +me laisser expier par ma mort le crime +d'avoir causé tous ses malheurs.»</p> + +<p>«A ce discours, qui marquait un fripon +de fils converti, le recteur fut touché de la +douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. +«Mon enfant, lui dit-il, je vois avec +plaisir que vous vous repentez de vos +fautes passées: essuyez vos larmes; il +suffit que je sache ce qu'Ambrosio est +devenu, pour vous assurer que vous le +reverrez; sa délivrance ne dépend que +d'une rançon dont je me charge; quelques +maux qu'il puisse avoir soufferts, +je suis persuadé qu'à son retour, trouvant +en vous un fils sage et plein de tendresse +pour lui, il ne se plaindra plus de +son mauvais sort.»</p> + +<p>«Don Pablos, par cette promesse, renvoya +le fils d'Ambroise tout consolé, et +trois ou quatre jours après il partit pour +Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux +de la Merci une bourse où il y avait +cent pistoles, avec un petit papier sur +lequel ces paroles étaient écrites: <i>Cette +somme est donnée aux pères de la Rédemption +pour le rachat d'un pauvre +bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio +Piquillo, captif à Alger.</i> Ces bons +religieux, dans ce voyage qu'ils viennent +de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre +l'intention du recteur; ils ont racheté +Ambrosio, qui est cet esclave dont vous +avez admiré l'air tranquille.</p> + +<p>—Mais il me semble, dit don Cléofas, +que Bahabon n'en doit plus guère de reste à +ce bourgeois.—Don Pablos pense autrement +que vous, répondit Asmodée; il restituera +le principal et les intérêts: la délicatesse +de sa conscience va jusqu'à se faire +un scrupule de posséder le bien qu'il a +gagné depuis qu'il est recteur; et quand il +reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: +«Ambrosio, mon ami, ne me regardez +plus comme votre bienfaiteur; vous ne +voyez en moi que le fripon qui a déterré +l'argent que vous aviez caché dans un +bois: ce n'est point assez que je vous +rende vos deux cent cinquante doublons: +puisque je m'en suis servi pour parvenir +au rang que je tiens dans le monde, tous +mes effets vous appartiennent; je n'en +veux retenir que ce qu'il vous plaira +que...» Le diable boiteux s'arrêta tout +court en cet endroit; il lui prit un frisson +et il changea de visage.</p> + +<p>«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel +mouvement extraordinaire vous agite et +vous coupe subitement la parole?—Ah! +seigneur Léandro, s'écria le démon d'une +voix tremblante, quel malheur pour moi! +le magicien qui me tenait prisonnier dans +une bouteille vient de s'apercevoir que je +ne suis plus dans son laboratoire: il va me +rappeler par des conjurations si fortes, que +je n'y pourrai résister.—Que j'en suis +mortifié! dit don Cléofas tout attendri; +Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons +nous séparer pour jamais.—Je ne le crois +pas, répondit Asmodée: le magicien peut +avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le +bonheur de lui rendre quelque service, +peut-être par reconnaissance me remettra-t-il +en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, +comptez que je vous rejoindrai aussitôt, +à condition que vous ne révélerez à +personne ce qui s'est passé cette nuit entre +nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en +faire confidence à quelqu'un, je vous +avertis que vous ne me reverriez plus.</p> + +<p>«Ce qui me console un peu d'être +obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est +que du moins j'ai fait votre fortune. Vous +épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue +folle de vous: le seigneur don Pedro de +Escolano, son père, est dans la résolution +de vous la donner en mariage; ne laissez +point échapper un si bel établissement. +Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends +déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer +est effrayé des paroles terribles que prononce +ce redoutable cabaliste. Je ne puis +demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: +jusqu'au revoir, cher Zambullo.» +En achevant ces mots, il embrassa don +Cléofas, et disparut après l'avoir transporté +dans son appartement.</p> + + + + +<h2><a name="c21" id="c21"></a>CHAPITRE XXI ET DERNIER<br/> +<i>De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux +se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur +de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.</i></h2> + + +<p>Un moment après la retraite d'Asmodée, +l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute +la nuit sur ses jambes et de s'être donné +beaucoup de mouvement, se déshabilla et +se mit au lit pour prendre quelque repos. +Dans l'agitation où étaient ses esprits, il +eut bien de la peine à s'endormir; mais +enfin, payant avec usure à Morphée le tribut +que lui doivent tous les mortels, il tomba +dans un assoupissement léthargique où il +passa la journée et la nuit suivante.</p> + +<p>Il y avait déjà vingt-quatre heures +qu'il était dans cet état, quand don Luis +de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra +dans sa chambre en criant de toute sa +force: «Holà , ho! seigneur don Cléofas, debout!» +Au bruit, Zambullo se réveilla, +«Savez-vous, lui dit don Luis, que vous +êtes couché depuis hier matin?—Cela +n'est pas possible! répondit Léandro.—Rien +n'est plus vrai, répliqua son +ami; vous avez fait deux fois le tour du +cadran. Toutes les personnes de cette maison +me l'ont assuré.»</p> + +<p>L'écolier, étonné d'un si long sommeil, +craignit d'abord que son aventure avec le +diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais +il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait +certaines circonstances, il ne doutait +plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, +pour en être plus certain, il se +leva, s'habilla promptement, et sortit avec +don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, +sans lui dire pourquoi. Quand ils furent +arrivés là , et que don Cléofas aperçut +l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en +cendre, il feignit d'en être surpris. «Que +vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! +A qui appartient cette malheureuse maison? +Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»</p> + +<p>Don Luis de Lujan répondit à ses deux +questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie +fait moins de bruit dans la ville par le +dommage considérable qu'il a causé, que +par une particularité que je vais vous apprendre. +Le seigneur don Pedro de Escolano +a une fille unique qui est belle comme +le jour; on dit qu'elle était dans une chambre +remplie de flammes et de fumée, où elle +devait périr nécessairement, et que néanmoins +elle a été sauvée par un jeune cavalier +dont je ne sais point encore le nom; +cela fait le sujet de tous les entretiens de +Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur +de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix +d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit +qu'un simple gentilhomme, il pourra bien +obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»</p> + +<p>Léandro Perez écouta don Luis sans +faire semblant de prendre le moindre intérêt +à ce qu'il disait; puis, se débarrassant +bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il +gagna le Prado, où s'étant assis sous des +arbres, il se plongea dans une profonde +rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper +sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop +regretter mon cher Asmodée; il m'aurait +fait faire le tour du monde en peu de +temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les +incommodités des voyages: je fais sans +doute une grande perte; mais, ajoutait-il +un moment après, elle n'est peut-être pas +irréparable: pourquoi désespérer de revoir +ce démon? Il peut arriver, comme il me +l'a dit lui-même, que le magicien lui rende +incessamment la liberté.» Pensant ensuite +à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution +d'aller chez eux, poussé par la seule +curiosité de voir la belle Séraphine.</p> + +<p>Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur +courut à lui les bras ouverts, en disant: +«Soyez le bien venu, généreux cavalier; +je commençais à me plaindre de vous. +Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les +instances que je lui ai faites de me venir +voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il +répond mal à l'impatience que j'ai de lui +témoigner l'estime et l'amitié que je sens +pour lui!»</p> + +<p>Zambullo baissa respectueusement la +tête à ce reproche obligeant, et dit au +vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint +de l'incommoder dans l'embarras où il +avait jugé qu'il devait être le jour précédent. +«Je ne suis pas satisfait de cette excuse, +répliqua don Pedro; vous ne sauriez +être incommode dans une maison où l'on +serait, sans votre secours, dans une plus +grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, +s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments +que les miens à recevoir.» En +parlant de cette sorte, il le prit par la main +et le conduisit à l'appartement de Séraphine.</p> + +<p>Cette dame venait de faire la <i>sieste</i>: «Ma +fille, lui dit son père, je viens vous présenter +le gentilhomme qui vous a si courageusement +sauvé la vie: marquez-lui +jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce +qu'il a fait pour vous, puisque l'état où +vous étiez avant-hier ne vous le permit +pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant +une bouche de rose, adressa la parole à +Léandro Perez, et lui fit un compliment +qui charmerait tous mes lecteurs, si je +pouvais le rapporter mot pour mot; mais +comme il ne m'a point été rendu fidèlement, +j'aime mieux le passer sous silence +que de le défigurer.</p> + +<p>Je dirai seulement que don Cléofas crut +voir et entendre une divinité; qu'il fut pris +en même temps par les yeux et par les +oreilles: il conçut aussitôt pour elle un +amour violent; mais, bien loin de la regarder +comme une personne qu'il ne pouvait +manquer d'épouser, il douta, malgré +tout ce que le démon lui avait dit, que +l'on voulût payer d'un si beau prix le service +qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. +Plus il la trouvait charmante, moins il +osait se flatter de l'obtenir.</p> + +<p>Ce qui acheva de le rendre tout à fait +incertain d'un si grand avantage, c'est que +don Pedro, dans la longue conversation +qu'ils eurent ensemble, ne toucha point +cette corde-là , et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, +sans lui laisser entrevoir qu'il eût +la moindre envie d'être son beau-père. De +son côté, Séraphine, aussi polie que le +papa, tint des discours pleins de reconnaissance, +sans se servir d'aucune expression +qui pût donner sujet à Zambullo de penser +qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il +sortit de chez le seigneur Escolano avec +beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.</p> + +<p>«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en +retournant au logis, comme s'il eût été +encore avec ce diable, quand vous m'avez +assuré que don Pedro était dans la disposition +de me faire son gendre, et que Séraphine +brûlait d'une vive ardeur que vous +lui avez inspirée pour moi, il faut que +vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, +ou bien vous m'avouerez que vous ne savez +pas mieux le présent que l'avenir.»</p> + +<p>Notre écolier fut fâché d'avoir été chez +cette dame; et regardant la passion qu'il +sentait pour elle comme un amour malheureux +qu'il fallait vaincre, il résolut de +ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se +reprocha le désir qu'il avait eu de pousser +sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père +disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta +qu'il était honteux de devoir son +bonheur à un artifice.</p> + +<p>Il était encore plein de ces réflexions +lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher +le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro +Perez, il est temps que je vous prouve +par des actions qu'en m'obligeant vous +n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans +qui se contenteraient, à ma place, de +vous donner de l'eau bénite de cour; je +veux que Séraphine soit elle-même la récompense +du péril que vous avez couru +pour elle; je l'ai consultée là -dessus, et je +la vois prête à m'obéir sans répugnance. +Je vous dirai même que j'ai reconnu mon +sang quand je lui ai proposé pour époux +son libérateur: elle en a marqué sa joie +par un transport qui m'a fait connaître +que sa générosité répondait à la mienne. +C'est donc une chose résolue, vous épouserez +ma fille.»</p> + +<p>Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur +de Escolano, qui s'attendait avec raison +que don Cléofas lui rendrait de très-humbles +grâces d'une si grande faveur, fut assez +surpris de le trouver interdit et embarrassé. +«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il +que je pense du désordre où vous met la +proposition que je vous fais? Qui peut vous +révolter contre elle? Un simple gentilhomme +doit-il se refuser à une alliance +dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse +de ma maison a-t-elle quelque tache +que j'ignore?</p> + +<p>—Seigneur, répondit Léandro, je ne +sais que trop la distance que le ciel a mise +entre nous.—Pourquoi donc, reprit don +Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un +mariage qui vous fait tant d'honneur? +Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez +quelque dame qui a reçu votre foi, et son +intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.—Si +j'avais une maîtresse à qui je +fusse lié par des serments, répondit l'écolier, +rien sans doute ne serait capable de +me les faire trahir. Mais ce n'est point cette +raison qui m'empêche de profiter de vos +bontés: un sentiment de délicatesse veut +que je renonce au glorieux établissement +que vous me proposez; et, loin de vouloir +abuser de votre erreur, je vais vous détromper: +je ne suis point le libérateur de +Séraphine.</p> + +<p>—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort +étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée +des flammes qui l'allaient consumer? +Ce n'est point vous qui avez fait une action +si hardie?—Non, Seigneur, répondit +Zambullo: tout mortel l'aurait vainement +entrepris, et je veux bien vous apprendre +que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»</p> + +<p>Ces paroles augmentèrent la surprise +de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir +prendre au pied de la lettre, pria l'écolier +de parler plus clairement. Alors +Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié +d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était +passé entre ce démon et lui. Après +quoi le vieillard reprit la parole, et dit à +don Cléofas: «La confidence que vous +venez de me faire me confirme dans le dessein +de vous donner ma fille: vous êtes son +premier libérateur. Si vous n'eussiez pas +prié le diable boiteux de l'arracher à la +mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué +de la laisser périr. C'est donc vous +qui avez conservé les jours de Séraphine; +en un mot, vous la méritez, et je vous +l'offre avec la moitié de mon bien.»</p> + +<p>Léandro Perez, à ces mots qui levaient +tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don +Pèdre pour le remercier de ses bontés. +Peu de temps après, ce mariage se fit avec +une magnificence convenable à l'héritière +du seigneur de Escolano, et à la grande +satisfaction des parents de notre écolier, +lequel demeura par là bien payé de quelques +heures de liberté qu'il avait procurées +au diable boiteux.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DU DIABLE BOITEUX.</span></p> + + + + +<h2>APPENDICE AU DIABLE BOITEUX</h2> + + +<h3><a name="a1" id="a1"></a>I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION +SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.</h3> + +<p class="item"><i>Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée +avec un autre démon:</i></p> +<p>Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, +et continuons d'examiner ce qui se passe en cette +ville.—J'y consens, reprit le diable; rions un peu +de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée +à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire +l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime +mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau +cavalier dont elle est aimée, et qui les a données +à son mari pour les mettre en chant.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'article du souffleur:</i></p> +<p>Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je +vois à table dans la maison voisine?—Ce sont deux +fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux +cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux +des plus grands seigneurs de la cour.—Ah! qu'elles +me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas; +je ne m'étonne pas si les gens de qualité les +courent. (<i>La suite à peu près comme dans l'histoire +des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre +édition.</i>)</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier +somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):</i></p> +<p>Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois +prêtes à se coucher?—Ce sont deux sœurs coquettes +qui logent ensemble. Elles s'entretiennent +depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment +d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter, +et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien +que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont +pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du charivari +(T. I, p. 32 de notre édition):</i></p> +<p>Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, +j'en entends, ce me semble, un autre.—Oui, dit le +démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques +beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et +que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une +comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la +première fois, et dont la représentation a été troublée +par des huées et des sifflets. Les uns disent +qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle +est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux +gourmades, fin ordinaire de ces disputes.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier +accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I, +p. 110 de notre édition):</i></p> +<p>Le second est un bourgeois emprisonné pour +avoir servi de caution à un licencié qui voulait +emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement +sa servante.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du maître à danser +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Le plus jeune a été découvert déguisé en fille +dans un couvent de religieuses.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire de la sorcière +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Considérez dans la chambre prochaine ces deux +prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. +Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, +et, franchement, elles sont assez délicates. +Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des +pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y +a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille +veuve du royaume de Valence. Il a épousé par +inclination, peu de temps après, une jeune personne +de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il +a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont +déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. +Celle qu'il a épousée par inclination demande +sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par +intérêt le poursuit par inclination.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui +lit Hippocrate (T. I, p. 153):</i></p> +<p>Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a +fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand +personnage sec et décharné qui se promène dans +une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il +a la tête embarrassée.—Vous n'en jugez point mal, +répondit le démon. C'est un auteur dramatique. +Comme il entend la langue française, il s'est donné +la peine de traduire le <cite>Misanthrope</cite>, l'une des meilleures +comédies de Molière, fameux auteur français. +Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre +de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols +l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette +pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont +vous avez entendu le bruit.</p> + +<p>—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie +a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?—C'est, +répondit le diable, que les Espagnols n'aiment +que les pièces d'intrigues, de même que les +Français ne veulent que des comédies de caractère.—Sur +ce pied-là , répliqua l'écolier, si l'on jouait +présentement en France nos plus belles pièces, +elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, dit Asmodée. +Comme les Espagnols sont capables d'une +extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette +dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine +l'action la plus composée. Les Français, au contraire, +n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit +se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir +tourner leur prochain en ridicule, parce que cela +flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations +est différent.—Mais quelle sorte de comédie +est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce +d'intrigue ou de caractère?—C'est une chose fort +problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas +croire là -dessus les Espagnols ni les Français. +Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en +sauraient être juges. Je ne la dois pas juger +non plus, moi, parce qu'étant le démon de la +luxure, je protége également tous les théâtres.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, le passage relatif aux deux +entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la +première édition, et se termine ainsi:</i></p> +<p>Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a +partout, et principalement en France; mais il faut +avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je +vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, +un chevalier d'industrie s'entretenant là -dessus +avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon +cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a +quinze jours entiers que je cherche une femme +tributaire. Je parcours tous les matins les églises. +L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries. +Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé +à la Comédie, où tantôt je me couche sur +les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout +derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me +mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une +bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus +jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont +en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans +vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.—Oh! ne t'y +trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de +Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux +femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure +réputation du monde.»</p> + +<p class="item"><i>Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, +p. 162):</i></p> +<p>Immédiatement après Zanubio, continua le diable, +est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a +rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un +soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu +sa grand'mère.—Et le jeune homme qui suit ce +bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa +folie?—Oh! pour celui-là , répondit Asmodée, c'est +un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une +Hollandaise et d'un gros commis de la douane.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des +folles commence ainsi:</i></p> +<p>La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise +qui aimait un jeune officier qui servait en +Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme +pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter +une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse +le lui montra dans un verre. La marquise +le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et +elle en a perdu l'esprit.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la +femme du corrégidor:</i></p> +<p>La troisième est une procureuse qui pressait son +mari de lui acheter une croix de diamants de dix +mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est +devenue folle. Après la procureuse est une coquette +à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un +grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans +ces deux petites loges au-dessous de ces dames, +il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, +l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un +vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en +apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est +unique héritière.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes +qui se rajeunissent (T. I, p. 196):</i></p> +<p>Je remarque dans une même maison, poursuivit +Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables. +L'un est un aventurier qui va tous les +jours aux audiences des grands seigneurs. Il est +assez fou pour croire qu'un quart d'heure après +qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce +qu'il leur a dit.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du licencié qui +fait imprimer ses œuvres de jeunesse (T. I, +p. 200):</i></p> +<p>Je découvre dans le voisinage de ce licencié un +des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent +esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique. +Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. +Il a des tours neufs, des expressions hardies +et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est +un homme...—Eh! n'allez pas si vite! interrompit +avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que +du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec +des fous.—Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais +son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête +à tous les endroits qui lui paraissent mériter des +applaudissements, pour laisser à ses auditeurs +le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même +toute la douceur.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du bachelier +qui achète pour enrichir son inventaire (T. I, +p. 201):</i></p> +<p>Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit +dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est +propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre +à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce +que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter +le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais +bien de mettre parmi les fous un homme si +raisonnable.</p> + +<p class="item"><i>Et quelques lignes plus loin:</i></p> +<p>Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, +il faut que je vous parle encore d'un certain +auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme +qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte +d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages. +Cependant il se croit original, et il ne traite +de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou +Calderon.</p> + +<p class="item"><i>Le chapitre XII, <cite>Des Tombeaux</cite>, débute par +plusieurs histoires supprimées en 1726:</i></p> +<p>Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez +à main droite renferme le corps d'un jeune +amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le +prix d'une course de bagues. Dans le second est +un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le +troisième son héritier, mort deux ans après lui +pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le +quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement +de sa fille unique. Dans le suivant est un +jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir +pris des remèdes rafraîchissants.</p> + +<p class="item"><i>Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme +trompait, et ensuite:</i></p> +<p>Le septième cache une vieille fille de qualité, +laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont +consumée; et dans le dernier repose la femme d'un +trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans +une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour +laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)</p> + +<p class="item"><i>Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de +sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine +mort pour avoir fait son testament, après quoi +on lit:</i></p> +<p>Auprès de cet imprudent chanoine est une belle +dame immolée aux soupçons de son mari jaloux. +Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie +pour s'être promené dans son jardin une demi-heure +sans parasol, et dans le dernier une dévote pour +s'être fait saigner trop souvent par précaution.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du Français assassiné pour avoir +donné de l'eau bénite à une dame:</i></p> +<p>Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, +pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades +en équipage, a consumé peu à peu.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire de la vestale morte en couches:</i></p> +<p>Et près d'elle repose un auteur dramatique qui +mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements +du parterre, à la première représentation +d'une pièce d'un de ses amis.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement +après les réflexions sur la jalousie des femmes, on +trouve:</i></p> +<p>A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son +caractère me charme. Une femme mourir de regret +d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!—Cela +est admirable, assurément, interrompit le +démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat +dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat +étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux +empressements de sa famille, qui, pour lui épargner +la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa +maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée +appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, +aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter +cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui +que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de +deux jours.»</p> + +<p class="item"><i>L'histoire de la comtesse femme du comte galant +et libéral est racontée ainsi:</i></p> +<p>C'est une liseuse de romans, une tête pleine +d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant: +elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, +qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les +chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence +sont vaincus par ses accusateurs.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du vicomte Aragonais:</i></p> +<p>Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois +dans la même maison un jeune homme qui rit en +dormant.—Vous ne vous trompez pas, répartit le +diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort +agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse +une belle et jeune personne; mais je remarque à +deux pas de là trois hommes qui font des songes +bien mortifiants.</p> + +<p>Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne +un curateur à un marquis dont il commence à souffler +le patrimoine.</p> + +<p class="item"><i>Puis viennent l'histoire des deux frères médecins +et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre +le regarde de travers, et ensuite:</i></p> +<p>Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller +en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était +sur le sommet d'une montagne, avec deux autres +personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y +ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité +de l'âme:</i></p> +<p>Auprès du licencié demeure un comédien qui +songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui +fait des compliments.</p> + +<p>Je remarque dans un hôtel garni deux hommes +qui font des songes que je ne veux point passer +sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de +la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses +confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils +applaudissent à charge d'autant.</p> + +<p class="item"><i>Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle +on lit:</i></p> +<p>Vis-à -vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. +Vous voyez sa femme et lui couchés dans +deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce +moment des songes bien différents: le mari rêve +qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa +femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle +achète et paye argent comptant une riche étoffe, +au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.</p> + +<p class="item"><i>Cette histoire est la dernière de l'édition originale. +Immédiatement après vient le dénouement:</i></p> +<p>Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à +coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda +pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don +Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien +qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir +de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il +fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en +retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous +porter dans votre appartement, et puis je vole au +galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant +ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et +disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans +sa chambre.</p> + + +<h3><a name="a2" id="a2"></a>II. <i>Dédicace de la première édition.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>Souffrez, seigneur de <span class="sc">Guevara</span>, que je vous +adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que +de moi. Votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le titre +et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la +gloire de l'invention, sans approfondir si quelque +auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement +vous la disputer.</p> + +<p>Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra +dans le corps de ce livre quelques-unes +de vos pensées; car je vous ai copié autant que me +l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au +goût de ma nation.</p> + +<p>Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre +<cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Je le crois digne des applaudissements +qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement +en Aragon, où vous l'avez mis en +lumière. Je conçois bien que vos façons de parler +figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires +ont pu trouver chez vous des approbateurs; +mais vous devez concevoir aussi que des +hommes nés sous un autre climat en peuvent juger +autrement. Les Français surtout, eux qui ont la +justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient +pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou, +pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le +même fonds.</p> + +<p>C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez +de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement +son <cite>D. Quichotte</cite> que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Cependant +cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort +des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement +en quelque réputation parmi nous, au lieu +que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait +mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.</p> + +<p>J'espère que vous aurez la même destinée. Si je +n'ai pu prêter à votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite> tous les agréments dont +il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du +moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter. +Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a +point de succès, vous êtes en droit de dire que je +l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable. +Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de +vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être +sans moi vous n'auriez jamais été connu.</p> + + +<h3><a name="a3" id="a3"></a>III. <i>Dédicace de 1726.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>C'est à vous, <i>seigneur de Guevara</i>, que j'ai dédié +cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un +devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne +doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. +J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement +que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le +titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention, +sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir +si quelque auteur grec, latin ou italien +ne pourrait pas justement vous le disputer.</p> + +<p>J'avouerai même encore qu'en y regardant de +près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre +quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y +en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder +au génie de ma nation m'eût permis de vous +copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre +traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du +texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage +nouveau sur le même plan.</p> + +<p>Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a +été réimprimé en France, je ne sais combien de +fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du +succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai +passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été +loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à +Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle +y est devenue un ouvrage original.</p> + +<p>J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que +je vous adresse encore, <i>Seigneur Louis Velez</i>; mais, +pour la rendre plus digne de revoir le jour après +dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, +pour ainsi dire, à la mode. Quoique le +monde soit toujours le même, il s'y fait une succession +continuelle d'originaux qui semble y apporter +quelque changement.</p> + +<p>Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai +refondu et augmenté d'un volume, que les sottises +humaines m'ont aisément fourni. C'est une source +de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris +de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à +quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent +bien employer une longue vie à mériter d'occuper +une toise de place dans les bibliothèques. Pour +moi, qui borne mon ambition à égayer pendant +quelques heures mes lecteurs, je me contente de +leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.</p> + +<p>Après avoir reconnu, <i>Seigneur de Guevara</i>, +que votre Diable a toujours hypothèque sur le +mien, il faut encore confesser, pour la décharge +de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et +quelques images de Francisco Santos, auteur du +livre intitulé: <cite lang="es" xml:lang="es">Dia y noche de Madrid</cite>. Quoique +le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare +que je l'ai fait, afin que quelque mauvais +plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs +qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils +ont volée, en ôtent les armoiries.</p> + +<p>Puisse le public recevoir aussi favorablement +cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je +n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage +soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie +fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront +à y prendre un nouveau goût.</p> + + +<h3><a name="a4" id="a4"></a>IV. TABLE ANALYTIQUE.</h3> + +<p><i>La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis +Velez de Guevara, <cite lang="es" xml:lang="es">El Diablo cojuelo</cite>; la lettre B, +l'édition originale du <cite>Diable boiteux</cite>.</i></p> + +<p><i>L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en +1726.</i></p> + + +<h4>TOME I</h4> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre I.</span> <i>Quel diable c'est que le Diable boiteux. +Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro +Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco +I; B, chap. I.)</i></p> +<p>On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, +surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre +spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (<i>Dans Guevara, +il est poursuivi par la justice, à l'instigation +de la dame, qui veut se faire épouser.</i>)—Guidé par +une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un +grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.—Il +entend les soupirs du Diable boiteux, que le +magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que +c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions +et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.—Promesses +que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. +Portrait du démon. P. 7.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre II.</span> <i>Suite de la délivrance d'Asmodée +(A, tranco I; B, chap. II.), 11.</i></p> +<p>Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (<i>Ceci est autrement +expliqué dans Guevara</i>).—Terreur qu'inspire +le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci +s'est attiré sa haine, 13.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre III</span>. <i>Dans quel endroit le Diable boiteux +transporta l'écolier, et des premières choses +qu'il lui fit voir, 16.</i></p> +<p>Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. +Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se +passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons +(A, tranco I, 16).—L'avare et ses héritiers, 18.—La +vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.—Le +vieux galant, 19 (A, tr. II).—La vieille qui se rajeunit, +19 (B, chap. VI).—Le concert ridicule, 19 (B, +ch. XVI).—Le seigneur aux billets doux, 20.—Doña +Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).—Le +vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).—Quel fut +le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, +21 (autrement raconté dans A, tr. II).—Le souffleur, +22 (A, II).—L'apothicaire, sa femme et son +garçon, 22.—Le prélat qui tousse, 23.—Le poëte +tragique, 23.—* L'épître dédicatoire, 25.—Les voleurs +chez le banquier, 25 (A, II).—Le marquis à +l'échelle de soie, 25 (A, II).—Le greffier et son +démon, 26.—Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. +VI).—* Le bachelier Donoso, 27.—* L'amoureux +transi, 28.—Le contador qui veut fonder un monastère, +29 (B, ch. VI).—* La veuve et les deux +conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, +29.—Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B, +ch. VI).—Les deux frères morts de la même maladie, +31, (B, ch. VI).—Le charivari, 32 (B, ch. +VI).—* Le trio ridicule, 32.—* Les trois Galiciennes, +33.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IV</span>. <i>Histoire des amours du comte de +Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.</i></p> +<p>La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, +ch. VI).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre V</span>. <i>Suite et conclusion des amours du +comte de Belflor (B, chap. V), 70.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VI</span>. <i>Des nouvelles choses que vit Don +Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de +Dona Tomasa, 99.</i></p> +<p>Le grand seigneur endetté, 99.—* Le président +qui va chez l'Asturienne, 100.—Le compilateur, +100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impression +clandestine, 103.—L'inquisiteur +malade, 104 (B, ch. IV).—Combat des rivaux de +Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VII.</span> <i>Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.</i></p> +<p>Le cabaretier empoisonneur, 110.—L'assassin +de profession, 110.—Le maître à danser, 111.—L'amoureux +arrêté comme voleur, 111.—La +feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.—Le +valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyer +de la duchesse, 119.—Le chirurgien qui a +saigné sa femme, 120.—* Le gentilhomme qui a +tué son frère, 121.—* Domingo et le maître d'hôtel, +122.—* Le Castillan qui a souffleté son père, 137—* Les +voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.—Les +vingt ou trente filous, 138.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre viii.</span> <i>Asmodée montre à Don Cléofas +plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles +ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.</i></p> +<p>Le capitaine et l'usurier, 139.—Les deux filles +qui ont perdu leur père, 142.—L'aventurière aragonaise, +143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, +143.—* Le mari qui s'endort aux reproches de sa +femme, 145.—La comtesse qui lit Hippocrate, 153.—* Le +mendiant manchot, 154.—* Le poëte et le +peintre, 155.—Le banquier et son père le savetier, +156.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IX.</span> <i>Des fous enfermés (B, chap. X), 161.</i></p> +<p>Le nouvelliste castillan, 161.—* Le licencié qui se +croit archevêque, 161.—* Le pupille enfermé par +son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Le +marchand ruiné, 162.—Le capitaine Zanubio, +162.—* Le mari fou de la mort de sa femme, +170.—Le portier enrichi, 171.—L'amoureux fou, +171.—Sa chanson, 172.—Chanson française, 172.—* L'envieux, +173.—* Le vieux secrétaire, 173.—Le +Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, +175.—La femme du conseiller, 175.—La +bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur, +175.—* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.—* L'ayeule +de l'avocat, 177.—* La vieille folle de +regret, 177.—* Doña Emerenciana, 178.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre X.</span> <i>Dont la matière est inépuisable +(B, ch. XI), 195.</i></p> +<p>Le mari de l'aventurière, 195.—L'homme aisé +qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).—La veuve +du jurisconsulte, 196.—Les deux filles de cinquante +ans, 196.—Les femmes qui se rajeunissent, 196.—* Prudent +emploi de l'argent, 199.—Le peintre +de portraits, 199.—La veuve et son testament, 200.—Le +vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.—La +coquette qui se croit aimée de tous les hommes, +201.—Le chanoine qui achète pour enrichir +son inventaire, 201.—* Le courtisan par vanité, 202.—* Ceux +qui font de la nuit le jour, 203.—* L'amoureux +de la pantoufle, 203.—* L'homme à équipage +qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.—* Celui +qui va toujours en carrosse de louage pour +ménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui +raconte ses prouesses d'autrefois, 205.—* Le comte +vêtu à l'ancienne mode, 205.—* La vieille veuve +qui a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le +vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.—Le +comte, son frère et le bel esprit, 207.—* L'amateur +de fleurs, 207.—* L'histrion modeste, 207.—* Le +chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.—* Portraits +vivants de Bollanus, de Fufidius et de +Marsæus, 208.—* La sérénade, 208.</p> + +<p class="item">* <span class="sc">Chapitre XI.</span> <i>De l'incendie, et de ce que fit +Asmodée en cette occasion par amitié pour Don +Cléofas, 213.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre XII.</span> <i>Des tombeaux, des ombres et de +la mort, 218.</i></p> +<p>L'officier trompé par sa femme, 219.—Jeune cavalier +tué par un taureau, 219.—Le prélat mort +pour avoir fait son testament, 219.—* Le courtisan +assidu, 219.—* L'ambassadeur ruiné, 220.—* Le +négociant et son épitaphe, 220.—* Le grand sommelier, +221.—* La duchesse qui change de directeur, +221.—Le vieux mari et sa jeune femme. 223.—* Le +premier ministre, 224.—* La belle bourgeoise, +224.—* Le tombeau d'un auteur de comédies, +225.</p> + +<p>* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, +226.—L'Allemand qui mettait du tabac dans +son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite +aux dames, 228.—* Les comédiennes mortes, l'une +d'envie et l'autre de débauche, 229.—La vestale +morte en couches, 229.</p> + +<p>* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le +conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur +qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque +d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, +229 à 234.</p> + + +<h4>TOME II</h4> + +<p class="item"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> <i>La force de l'amitié, histoire, 5.</i></p> +<p class="item"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> <i>Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique, 47.</i></p> +<p class="item"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> <i>Suite et conclusion de l'Histoire +de l'amitié, 59.</i></p> +<p class="item"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> <i>Des songes, 109.</i></p> +<p>Le comte galant et libéral, 111.—La comtesse +joueuse, 111.—Le marquis et son intendant, 111.—Le +vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux +frères médecins, 112.—Le courtisan regardé de +travers, 112.—La jeune dame qui allait succomber, +113.—Le procureur et sa femme, 113.—Le gros +chanoine, 114.—Le marchand de soie et ses créanciers, +114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Les libraires +dupés, 115.—L'amant trop respectueux, +116.—Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, +116.—Don Baltazar Fanfarronico, 117.—* Le gouverneur +qui se rend, 117.—* L'orateur qui reste +court, 117.—Le palefrenier somnambule (B, chap. +VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, +118.—* La médisante, 119.—* Le bourgeois qui +ramasse de l'or, 120.—* Les deux comédiennes, +120.—* La métamorphose, 121.—* Le comédien +dans l'Olympe, 122.</p> + +<p class="item">* <a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII</span></a>, <i>où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies, 124.</i></p> +<p>Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, +124.—La comédienne en couches, 126.—Le +chasseur amoureux, 126.—Le jeune bachelier et +son oncle, 127.—Le bourgeois qui veut marier sa +fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux, 128.—La +veuve allemande et son amoureux, 128.—Le +philosophe cynique, 130.—Le gentilhomme ruiné +et son dernier ami, 131.—Le Contador et la Galicienne, +132.—Le gentilhomme auteur, 133.—Les +deux auteurs, 134.—Le novice qui a trouvé un +trésor, 134.</p> + +<p class="item">* <a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> <i>Ce que le diable fit encore +remarquer à don Cléofas, 135.</i></p> +<p>Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières +qui vivent à frais communs, 136.—La +porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges +satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le +hidalgo pauvre, 139.—Le livre censuré, 142.—Le +cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le +seigneur ingrat, 145.—Le bourgeois parvenu, 145.—Le +poëte satirique, 146.—Le grand juge de police, +146.</p> + +<p class="item">* <a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> <i>Des Captifs, 149</i></p> +<p>Le captif dont la femme est remariée, 151.—Celui +dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.—Celui +qui trouve un riche héritage à recueillir, +151.—Le captif amoureux et son infidèle, 152.—Le +paysan et la sœur du gentillâtre, 152.—Le captif +aimé de la femme de son maître, 162.—Le barbier +et son fils enrichi, 162.—Le médecin aragonais, +163.—Le cordelier, 164.</p> + +<p class="item">* <a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> <i>De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il fut +tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable +pour ce démon don Cléofas et lui furent +séparés, 165.</i></p> +<p>Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de +celui qui l'avait caché, 163.—Asmodée est contraint +de retourner auprès du magicien, 181.</p> + +<p class="item">* <a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> <i>De ce que fit don Cléofas après +que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de +quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos +de le finir, 182.</i></p> +<p>Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable +boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de +l'incendie, 190.</p> + + +<h4>APPENDICE.</h4> + +<p>Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.—Les +deux courtisanes, 193.—Les deux sœurs coquettes, +193.—Dispute littéraire dans un café, 194.—Le +bourgeois caution d'un licencié, 194.—Le jeune +homme déguisé en fille, 194.—Le joaillier accusé +de recel, 194.—Le polygame, 194.—Le traducteur +du <cite>Misanthrope</cite>, 195.—L'amoureux à gages sans +emploi, 196.—Le marchand devenu fou (<i>V.</i> t. I, 162), +196.—Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.—L'imbécile, +196.—La vieille marquise et le jeune +officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette +qui a manqué un grand seigneur, 197.—Les deux +servantes, 197.—Le courtisan, 197.—L'auteur de +mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui +copie les anciens et se croit original, 198.—L'amant +mort de chagrin, 198.—L'avare mort de faim et +son héritier mort d'excès, 198.—Le père dont la +fille a été enlevée, 198.—Le jeune homme mort de +pleurésie, 199.—La vieille fille morte d'ennui, 199.—La +femme du trésorier, 199.—La femme du +mari jaloux, 199.—Mort d'un dévot et d'une dévote, +199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteur +dramatique mort d'envie, 199.—La veuve +inconsolable... pendant deux jours, 199.—La comtesse +qui lit des romans, 200.—Le jeune homme +qui rit en dormant, 200.—Le souffleur désappointé, +200.—Le courtisan qui rêve, 200.—Le comédien +qui rudoie un auteur, 200.—L'académicien de la +Crusca, 201.—Le notaire et sa femme, 201.—Séparation +de l'écolier et du Diable boiteux, 201.</p> + + + + +<h2><a name="entretiens" id="entretiens"></a>ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID</h2> + + +<h3>ENTRETIEN I<br/> +LA CHEMINÉE <i>A</i> ET LA CHEMINÉE <i>B</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'en est fait, ma chère +voisine, tout est perdu; les dieux Lares se +glacent à mon foyer, et je sens le même +froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la +tête.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'alarmez; d'où +vient cette affreuse maladie? Comment +pouvez-vous passer subitement du chaud +au froid? Je vous ai toujours vue toute en +feu.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hélas! il faut bien que +je suive la bonne et la mauvaise fortune de +mon savant, et le pauvre homme...</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Que lui est-il donc +arrivé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Le plus grand des malheurs. +Ses revenus, c'est-à -dire ceux de +sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont +arrêtés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je ne vous entends point +encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hé bien, écoutez-moi +donc; je vous parle d'un auteur; son revenu +était établi sur le produit certain des +brochures amusantes qu'il composait, et +l'on a proscrit ce genre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Comment! ses brochures +le faisaient vivre?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Et même fort à son aise; +il ne perdait pas son temps à limer un volume, +il en donnait sept ou huit au moins +par an.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. C'est grand dommage de +lier les mains à un si bon ouvrier: et comment +peut-on défendre l'amusement, qui +est la meilleure chose du monde? Le public +aime à être amusé, et il doit avoir la liberté +d'acheter ce qui l'amuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Vous avez raison, et ce +goût du public fait les intérêts des auteurs +et le profit des libraires; mais voilà ce qui +excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe +aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, +et qu'on appellera notre siècle le <i>siècle des +romans et de la futilité</i>. On dit que le bon +goût se corrompt, que les brochures à parties +sont une vraie exaction; qu'on allonge +un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement +un homme projette d'en composer un à +trois cent soixante et cinq parties, pour +tous les jours de l'année.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Après les Mille et une +nuits, les Mille et un jours, les Mille et un +quarts d'heure, et tant de mille et une autres +choses, un roman à trois cent soixante-cinq +parties ne devrait pas révolter les esprits.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Jugez donc si on devrait +chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé, +dans ses ouvrages, au delà de la huitième +partie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je vous plains, ma chère +amie, et toutes les cheminées des auteurs +et des libraires qui vont se glacer comme +vous.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'est une faible consolation +pour les malheureux, que d'avoir des +compagnons de leur misère.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous êtes à plaindre, je +vous plains. Que puis-je faire autre chose? +D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai +ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait +réformer le goût du siècle pour la bagatelle, +et arrêter le progrès du genre romancier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Que me dites-vous?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui: et des gens d'esprit, +et sans partialité, disent à présent que cette +réforme est un grand bien pour la littérature. +Qu'on écrive utilement, ou qu'on +n'écrive point: voilà la décision; tout le +monde l'approuve.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Mais ce qui plaît n'est-il +pas utile?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui, ce qui plaît est nécessairement +utile; mais outre cette utilité +de plaisir, on veut quelque solidité, de +l'instruction, des mœurs, du vrai. Par +exemple, le Diable boiteux est un roman; +mais il vaut mieux qu'un traité de morale. +Voilà un roman agréable et utile; c'est-à -dire, +utile par l'agréable et le solide. Que +votre savant en fasse autant, et on lui donnera +la permission de le faire imprimer, +pourvu cependant qu'il ne le donne pas en +huit parties; car vous sentez bien que ce +serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Finissons notre conversation; +on voit bien que vous êtes la cheminée +d'un homme de finances; vous êtes +ignorante et ignorantissime sur les choses +de littérature, et votre petit génie ne passe +pas le calcul. Je suis au désespoir de vous +avoir confié mes douleurs.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'insultez, tandis +que je compatis sincèrement à votre malheur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Est-ce y compatir que de +louer ceux qui en sont cause? Allez, encore +une fois, vous êtes aussi insolente que celui +à qui vous appartenez.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Pour être glacée, la fumée +vous monte bien vivement à la tête. Laissez +là , je vous prie, mon financier: un +billet de sa main vaut mieux que tous les +volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit +est solide, admirable et d'un goût universel. +Tant que ses livres seront en règle, je +ne crains pas le froid; mon feu sera mieux +entretenu que celui des vestales, et votre +pauvre auteur sera fort heureux de s'y +venir chauffer. Pour vous, malgré vos +injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, +un financier comme le mien.</p> + + +<h3>ENTRETIEN II<br/> +LA CHEMINÉE <i>C</i> ET LA CHEMINÉE <i>D</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Quel prodige! quel miracle! +savez-vous, ma bonne amie, ce qui +vient de m'arriver?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Y a-t-il longtemps?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Environ une heure.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Non, ma chère voisine; +j'assistais à un mariage qui se faisait sous +mon manteau.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Un mariage!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Oui, et le mieux assorti +qu'il soit possible. Lisandre et Célimène +m'ont pris pour témoin de leurs serments, +et mes dieux pénates seuls sont garants de +la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel +n'a été admis à cette cérémonie que Lisette, +suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à +présent les douceurs de cette union mystérieuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Voilà un mariage bien +solide.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je sais qu'il y manque +certaines petites formalités, mais l'amour y +suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, +malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours. +Trouve-t-on cela dans les mariages +les plus réguliers?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non sans doute: le mariage +est communément un contrat politique, +qui lie éternellement deux personnes +qui ne s'aiment point, et qui se haïront +toute leur vie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Hé bien, je vous réponds +que les nœuds qui viennent d'unir Lisandre +à Célimène sont plus respectables; ce +sont les chaînes mêmes de l'amour.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Je vous félicite, ma chère +voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser +au bonheur des amants: nous leur +devons cela, comme leurs confidentes; +pour moi, je ferais tout au monde pour +eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé: +mon aventure ressemble assez à la vôtre: +vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens +est une vraie cellule.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et que c'est la cellule +d'une petite personne charmante, de Julie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Julie était aimée d'un +jeune officier fort aimable, nommé Trason, +et Trason n'aimait point une ingrate.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà ce que je ne savais +pas.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Il ne manquait à leur +bonheur que l'occasion d'être heureux; +mais la mère de Julie avait plus d'yeux +qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse +était plus inaccessible que la tour +de Danaé.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Que vous êtes savante! +vous possédez à merveille la fable; je crois +qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à +votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque +vous me la citez, ne fut pas impénétrable +à une pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Cela est vrai; vous savez +aussi que Danaé avait pour amant un +dieu, et un dieu qui pouvait convertir +la pluie et les pierres en or; au lieu que +Trason, après trois campagnes, ne doit pas +être bien en espèces; ainsi il n'était pas +question de recourir à la pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. De quel autre expédient +s'est-il donc servi?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Du plus simple qu'il fût +possible. Trason demeure fort près d'ici; +sans autre magie que celle de l'amour, il +a monté par la cheminée, il est venu sur +les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé +sans peine (car je n'avais pas la moindre +envie de lui résister); ensuite il est +descendu par mon tuyau dans la chambre +de Julie, en se soutenant avec le dos et les +genoux.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. L'attendait-elle?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non: elle le souhaitait seulement; +et loin de recevoir entre ses bras +son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, +en le voyant descendre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je gage qu'elle s'est évanouie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. On s'évanouirait à moins. +Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le +beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, +et s'est bientôt fait reconnaître pour +Trason. Jamais on n'a vu de situation si +tendre. Voilà l'avantage que nous avons, +nous autres cheminées; nous sommes témoins +de mille jolies choses, que les hommes +voudraient voir à quelque prix que ce +fût. La peur de Julie est dissipée à présent, +et son cœur est animé de sentiments +bien différents.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà , ma chère voisine, +dans la même nuit deux mariages assez +ressemblants.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. A peu près: cependant +mes amoureux n'ont pas seulement prononcé +le vœu vénérable; mais les événements +obligeront peut-être la mère de Julie +à recevoir Trason pour gendre. Je me +réjouis d'avance de la déconsolation de cette +pauvre femme.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et moi des plaisirs que +goûte à présent sa chère fille.</p> + + +<h3>ENTRETIEN III<br/> +LA CHEMINÉE <i>E</i> ET LA CHEMINÉE <i>F</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Dites-moi, s'il vous plaît, +comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer +avec vos vieilles filles? Du matin +jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer; +toujours mêmes visages, mêmes discours. +Je gage que vous en êtes bien lasse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Je vous avoue que je souhaite +souvent de les voir déloger; cependant +je risquerais peut-être de ne pas respirer, +lorsqu'elles n'y seraient plus, une si +bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent +n'ont pas moins de soin de leur +corps que de leur âme: surtout quand certain +grand chapeau vient les visiter, elles +n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle +d'un fermier général, et la fumée que +j'exhale alors est un vrai parfum.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous aimez la fumée, à +ce que je vois; chacun a son goût, et le +mien est uniquement pour la variété. Les +visages nouveaux et les aventures me plaisent; +c'est ma folie. Je suis, comme vous +savez, cheminée de chambre garnie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Et comme telle, il faut +bien vous faire à la nouveauté.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. J'y suis si bien faite, que je +serais fâchée d'y voir six mois de suite les +mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il +guère arrivé depuis que j'existe.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. C'est que vous n'êtes pas +des anciennes du quartier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Il s'en faut de beaucoup; +mais je suis peut-être des plus instruites.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Racontez-moi donc quelques-unes +de vos aventures, je vous en prie +par notre voisinage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Très-volontiers, si cela +ne vous ennuie pas. Commençons dès mon +existence, dont la date est encore nouvelle. +Le premier humain qui s'est chauffé à +mon feu était un cadet d'une province où +les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur +épée et l'heureuse effronterie de vanter +sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il +possédait au premier degré, mon chevalier +de Mondonis en joignait un autre beaucoup +plus lucratif; il jouait le plus heureusement +du monde, et son bonheur était la +force d'une étude très-assidue: tout le +jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher +des combinaisons avantageuses dans les +cartes, et il passait les nuits à les mettre +en pratique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Ainsi il ne manquait pas +d'argent.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous vous trompez; il +dissipait à proportion de son gain, de sorte +qu'il était toujours au même point: il brillait; +c'était sa manie, ou plutôt celle de sa +nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. +Sa bonne fortune révolta contre +lui toutes les académies de jeu, on lui fit +de mauvaises affaires, et je le perdis au +bout de quatre mois. Il était joli homme; +je le regrette encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Par qui fut-il remplacé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Par le plus singulier personnage +qu'on puisse voir. C'était un mari +fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de +la perte de sa chère moitié, insensible à +tout autre plaisir qu'à celui des larmes; +enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre +en noir toute la chambre, et fermer les +fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva +que la sombre lueur d'une lampe. +Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait +que sangloter et verser des larmes: souvent +il parlait tout haut, comme un fou, +à une boîte qu'il semblait adorer, sur un +tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse +relique, et lui parlait comme si elle +eût répondu à ses discours passionnés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Il y avait peut-être un +esprit enfermé dans cette boîte.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Un esprit enfermé! +Quelle simplicité! Non, elle contenait le +cœur de son épouse: c'était là l'objet de +ses hommages et de son idolâtrie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Quel excès de tendresse! +Ce que vous me dites me paraît incroyable.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je ne le croirais pas moi-même +si je ne l'avais vu. J'ai entendu +lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte +un trait de fidélité ou de folie pareille +dans un philosophe anglais, et je n'ose y +ajouter foi, malgré ce que je viens de vous +dire. Un exemple de cette nature doit être +unique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Mais combien de temps +ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Trois grands mois. Il est +vrai que ses yeux commençaient à lui refuser +ses larmes délicieuses, et il ne pouvait +plus retrouver ses premières douleurs. Il +ne continuait presque plus sa pénitence +que par honneur. Heureusement pour lui, +ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire. +Je crois qu'il leur sut bon gré de lui +faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis +ainsi ce lugubre personnage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous n'en fûtes pas, je +crois, bien fâchée.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Nullement. La chambre, +après lui, fut donnée à une femme; j'en +fus charmée, parce que je n'avais encore +connu que des hommes. Une parure, et +quarante ans écrits sur son front, lui donnaient +un air de gravité qui me frappa d'abord, +et sur le portrait qu'on m'avait fait +des dévotes, je crus que c'en était une.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous vous trompiez peut-être.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je fus bientôt détrompée. +C'était une femme prudente qui aimait son +plaisir et chérissait sa réputation; et pour +les concilier ensemble, elle venait du fond +de sa province chercher à Madrid un asile +contre la médisance: elle fut bientôt suivie +de celui en faveur de qui elle faisait le +voyage. Que je fus étonnée à la première +visite que lui rendit son amant! Elle vola +entre ses bras: sa gravité se changea en +une folle vivacité, et le feu de son visage +en effaça sur-le-champ la trace des années.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. La plaisante dévote!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle aimait avec tout +l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle +rien pour conserver sa conquête; +elle savait parfaitement qu'à son +âge il est permis d'orner la nature et d'employer +quelques artifices.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. De quels artifices pouvait-elle +se servir?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je veux dire qu'avec du +blanc et du rouge elle se donnait la couleur +qu'elle souhaitait; que les parfums, les +bains, l'ajustement, tout était employé: sa +toilette durait ordinairement jusqu'à ce +que son amant fût venu, et recommençait +dès qu'il était sorti: elle étudiait sans +cesse devant son miroir les différents airs +de langueur et de vivacité qu'elle devait +prendre avec son amant; pour les caresses +et les complaisances, elle en possédait l'art +à merveille.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Avec tout cela il n'était +pas possible qu'elle ne se fît point aimer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle avait encore d'autres +charmes infiniment plus puissants sur le +cœur d'un jeune homme: elle était riche +et donnait largement. Or il faudrait avoir +l'âme bien dure pour ne pas aimer une +femme généreuse; mais les jours de +l'homme sont comptés. Lorsque ces deux +amants étaient au comble de leurs plaisir, +le cavalier tomba malade, et mourut en +peu de temps, malgré tous les secours que +les plus expérimentés médecins purent apporter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Son amante en fut extrêmement +touchée, sans doute?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Oui, elle pleura, reprit un +air composé, et retourna édifier sa province +par ses exemples. Ma chambre ne fut pas +vide longtemps; elle fut aussitôt habitée +par une autre femme, dont la profession +était de faire des mariages.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Voilà un plaisant métier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. C'est un métier très-commun. +Ces sortes de négociations demandent +de l'adresse, et la bonne dame +n'en manquait pas; elle faisait les propositions, +facilitait les entrevues, et souvent +menait à fin l'aventure. Combien de contrats +se sont fabriqués sous mon manteau! +Elle avait le talent de faire passer pour +très-riche le plus mince gascon, et donnait +du lustre à la vertu la plus équivoque.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. L'admirable femme!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Tout cela n'était pour +elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes +les expertes. Aussi fit-elle fortune dans +cette adroite profession; mais elle s'avisa +d'avoir des scrupules, et les poussa si loin, +qu'elle crut devoir aller cacher dans un +cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi +que la dévotion me fit perdre cette habile +négociatrice.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Heureusement votre indifférence +naturelle vous empêcha de la +regretter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Cela est vrai: cependant, +après elle, j'eus longtemps des personnages +très-communs, comme des plaideurs, des +plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des +provinciaux que la curiosité seule amenait +à Madrid, et qui s'en retournaient +chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. +Mais il est tard, ma voisine; je vous +souhaite le bon soir; je vous achèverai une +autre fois les portraits des originaux que +j'ai vus à mon foyer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Adieu, ma chère voisine; +je vous ferai souvenir de la parole que vous +me donnez.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.</span></p> + + + + +<h2><a name="parques" id="parques"></a>UNE JOURNÉE DES PARQUES</h2> + +<p class="c">SONGE.</p> + + +<h3>AVANT-PROPOS</h3> + +<p>Un après souper, je m'amusai à lire les remarques +de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus +surtout avec attention un endroit où ce savant +commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant +l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos +étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. +Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la +Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; +Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles +sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils +sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent +personne, et le fil tranché par Atropos est +l'heure fatale de la mort.»</p> + +<p>Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les +Parques se servaient de deux sortes de laines, +de blanche et de noire. Elles employaient la blanche +pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre +pour filer des jours malheureux et de peu de durée: +ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines +qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs +pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires +et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines +en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, +c'est-à -dire que, pour marquer un malheur qui +devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, +qu'elles quittaient pour se servir de la blanche +lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un +mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos +se préparait à donner le coup de ciseau, le +fil devenait tout noir.»</p> + +<p>En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais +de moment en moment, et tâchais de me +faire une image du travail des Parques; mais la +confusion des idées qui s'offraient là -dessus à mon +esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion +à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais +au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait +au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais +tout autour des rayons sur lesquels il y avait une +infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils +et au bas une grande quantité de vases de différentes +grandeurs et qui me paraissaient d'une matière +transparente, et semblable à celle de ces +boules de savon que les enfans font pour s'amuser. +La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du +firmament lui servaient de plafond.</p> + +<p>Tandis que je regardais de tous mes yeux cette +salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, +sans que je visse par où elles y étaient entrées. +Elles avaient la forme de trois petites vieilles, +sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas +semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, +sans prendre garde à moi, qui entendis +leur conversation.</p> + +<p>A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, +j'entrepris de l'écrire pendant que les images en +étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien +des Parques.</p> + + + + +<p class="titre">UNE JOURNÉE DES PARQUES<br/> +DIVISÉE EN DEUX SÉANCES</p> + +<h3>SÉANCE PREMIÈRE</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Holà ! filles de Jupiter et de +Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes +sœurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est +temps, ce me semble, de commencer la +journée.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oh, pour cela, oui! Le nectar que +nous venons de boire à la table des immortels +nous a un peu amusées; mais nous en +reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous avez raison. Ça, Clotho, +préparez la quenouille; mes doigts ne demandent +qu'à tourner le fuseau. Filons, +filons!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Coupons, coupons! Vulcain m'a +fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: +voyons qui en aura l'étrenne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Faisons d'abord descendre aux +royaumes sombres quelques milliers +d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite +les destinées des humains qui naîtront +aujourd'hui.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. C'est bien dit. Que nous allons +passer agréablement la journée!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Atropos, en lui présentant un +paquet de fils</i>. Tenez, Atropos, je ne puis +offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, +qu'en lui donnant à couper une partie +de ce gros paquet de fils: ce sont les +vies de deux cent mille combattants qui +vont en découdre sur les frontières de +Perse.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que j'en vais coucher par terre! +(<i>Elle coupe.</i>)</p> + +<p>En voilà pour le moins trente mille à +bas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Laissons vivre le reste, jusqu'à +ce qu'il nous prenne envie d'en faire un +nouveau carnage. Il faut avouer que depuis +quelques années nous avons envoyé +bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous n'avons pas moins expédié +de Maures, tant blancs que noirs. Quel +plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique +sur tous les mortels, et de faire +sentir, quand il nous plaît, à ces petites +créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou +de prolonger leurs jours! Allons, mes +sœurs, secondez-moi; je suis en train de +faire de la besogne. Je vous vois toutes +deux dans la même disposition.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous auriez tort d'en douter.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que de gens vont passer le pas +après ces mahométans!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un autre paquet de +fils</i>. Autre paquet de guerriers que je vous livre. +Ce sont deux autres armées qui s'observent +sur les bords du Pô avec une vigilance +infatigable, qu'une fureur égale +anime, et qui brûlent d'impatience d'en +venir aux mains.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Il faut qu'elles se satisfassent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'en vais exterminer +un grand nombre de part et d'autre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Vous venez d'abattre bien des +Français et des Piémontais.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Et encore plus d'Allemands.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant deux écheveaux</i>. +On assiége en Allemagne une place importante: +outre une nombreuse garnison +qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, +enfle ses eaux, et par des débordements +affreux semble vouloir noyer +les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent +d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: +ils vont attaquer l'ouvrage-à -corne, +et les assiégés se préparent à les repousser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des deux +écheveaux</i>. Détruisons plus d'assiégeants +que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas +que la place ne se rende au premier jour: +c'est un de nos arrêts.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, mais ajoutons, s'il vous +plaît, que les assiégeants perdront une tête +dont la perte sera plus grande pour eux +que celle de la ville pour les assiégés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre écheveau</i>. +Tranchez cet écheveau, vous ferez périr +d'un seul coup cent cinquante tant matelots +que soldats et passagers qui sont dans +un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. +Une horrible tempête vient de s'élever: les +vents qui sifflent et les flots qui mugissent +font trembler les rivages voisins. Le +bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va +couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! +aussi bien les hommes qu'il porte ne sont +bons qu'à noyer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je demande grâce pour un +jeune bel esprit Français qui se trouve parmi +les passagers: qu'il se sauve sur une +planche, et gagne les côtes d'Albanie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Soit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Hé bien, il se sauvera, puisque +vous le souhaitez; il ira se faire circoncire +à Constantinople, où six mois après il sera +empalé, pour avoir parlé avec irrévérence +du grand prophète des musulmans.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je n'ai voulu le sauver du naufrage +que pour le faire traiter ainsi par les +Turcs.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Puisque vous êtes si bien intentionnée +pour ce bel esprit, qu'il échappe +donc à la fureur des eaux, et que tous les +autres deviennent la pâture du poisson. +Nous régalons si souvent de semblables +mets les habitants aquatiques, que je ne +sais si les hommes mangent plus de poissons +que les poissons ne mangent d'hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant tout l'écheveau à un fil +près</i>. Les monstres marins vont faire bonne +chère.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un autre écheveau</i>. +Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable +tremblement de terre se fait sentir +dans ce moment dans une ville d'Italie; +toutes les maisons s'ébranlent, et la terre +s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux +mortels qui les habitent. Combien ferons-nous +périr de citoyens?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Deux mille seulement. Quelque +plaisir que nous prenions à massacrer les +hommes, nous devons mettre des bornes à +notre fureur; autrement le genre humain +finirait bientôt.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Vous ne pensez pas à ce que +vous dites, Clotho. Quand nous donnerions +aujourd'hui la mort à deux cent +mille personnes, ce ne serait pas une nuit +de Londres, de Paris et de Pékin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Atropos dit la vérité. Exerçons +hardiment la puissance que nous avons sur +les humains. Malgré la vaste étendue des +mers et les espaces immenses de terre qui +séparent les peuples, nous allons des uns +aux autres en un clin-d'œil: en un mot, +nous avons l'univers sous nos yeux; nous +voyons tout ce qui s'y passe; immolons +sans miséricorde ceux que nous voudrons +ôter du monde.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un gros paquet de fils</i>. +Voici les fils des habitants de la ville de +Mexique, où règne une maladie contagieuse: +nous retranchâmes hier du nombre +des vivants mille de ces malheureux; faisons-en +mourir aujourd'hui quinze cents, +non compris quelques Espagnols qui, par +nécessité, ont épousé des Mexicaines, et +qui aiment mieux vivre misérablement +dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner +dans l'ancienne sans avoir fait +fortune.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des fils</i>. +Que ces Espagnols sont glorieux!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un nouvel écheveau</i>. +Ce petit écheveau contient les fils +de cinquante Indiens du Pérou qui se +sont assemblés sur une montagne haute +et pointue, pour y célébrer la mémoire de +leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous +opposons point à leur courageuse résolution: +ils ont pour témoins de l'action immortelle +qu'ils vont faire plus de dix mille +spectateurs qui sont accourus là pour les +voir et les admirer. Ces cinquante victimes +ont déjà chanté des vers à la louange de +leur Inca: ils ont fait entendre les tristes +sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent +dans une humeur noire; ils vont se dévouer +à la mort, et se précipiter du haut +en bas, pour aller dans l'autre monde +rendre service à leur prince.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé l'écheveau</i>. +Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; +en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, +en faisant la conquête de leur pays, +les traitassent un peu plus humainement +qu'ils n'ont fait.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un petit paquet de fils</i>. +Jupiter va lancer sa foudre auprès de +Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire +anglais. Tout l'équipage, par des +actions impies et barbares, s'est attiré la +colère des dieux: le tonnerre tombe en +cet instant sur l'endroit du navire où sont +les poudres; le bâtiment saute en l'air +avec tous les hommes qui sont dessus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'ils aillent joindre +Ajax dans les enfers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un écheveau</i>. Vous +voyez soixante-quinze religieux mendiants +assemblés dans un chapitre général qui se +tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne: +ceux qui sont nobles d'origine +disent que les premières dignités de leur +ordre appartiennent de droit aux moines +gentilshommes: les roturiers prétendent +y avoir part, et proposent qu'on rende les +dignités alternatives. C'est la querelle des +patriciens et des plébéiens. Les révérends +pères, de part et d'autre, s'échauffent là -dessus, +et vont finir leurs débats à coups de +bâton: ils tirent de dessous leurs robes +des gourdins dont ils sont armés, et les +voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous +qu'il en demeure sur le carreau?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quinze: savoir, dix simples religieux, +trois gardiens, un provincial et un +définiteur.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé</i>. L'affaire en +est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce n'est pas trop pour un combat +capitulaire de moines bas-bretons.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tenant plusieurs fils</i>. Nouvelle +opération pour nous.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De qui sont ces fils que vous +tenez?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De quatre Allemands qui font la +débauche à Strasbourg avec deux comédiennes +françaises; depuis vingt-quatre heures +qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents +bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se +soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous +crever tous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non pas, s'il vous plaît: passe +pour les hommes: à l'égard des femmes, +qu'elles n'en soient pas même incommodées, +car elles doivent recommencer demain +sur nouveaux frais, avec deux officiers +de la garnison qui leur donnent à souper; +je suis bien aise que cette partie se fasse. +Vous souvient-il, mes sœurs, que nous +avons filé à ces deux demoiselles des jours +bien agréables.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh qu'oui, je m'en souviens.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi pareillement: à telle enseigne +que nous avons décidé qu'elles iront +toutes deux à Paris, où elles feront différemment +leur fortune: l'une abandonnera +sa profession, pour se rendre esclave d'un +riche galant qui la traitera à la turque, la +tiendra prisonnière dans un appartement +magnifique, où elle ne verra que son geôlier +et ses guichetiers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Effectivement, tel a été notre +décret.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. J'ai oublié ce que nous avons +ordonné de sa compagne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sa compagne, plus heureuse, +jouira d'une entière liberté, brillera sur la +scène, se nippera suivant le goût de quelques +seigneurs généreux, et amassera beaucoup +d'espèces; mais une vie si délicieuse +ne sera pas de longue durée. Cette actrice, +à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: +nous la déroberons d'un coup de ciseau +aux applaudissements du public; et +malgré tout son bien, ses funérailles seront +aussi modestes que celles d'une de ses pareilles +seront superbes, presque dans le +même temps, chez un peuple voisin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce peuple-là fait trop d'honneur +au talent dramatique, et les Français +n'en font point assez. Les génies des nations +sont différents, comme vous voyez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Cette +petite botte de fils parisiens va nous amuser +quelques moments.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que vous me faites du plaisir, +ma chère Clotho, en m'apportant ces fils! +Je suis charmée quand j'expédie des habitants +de Paris.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et c'est ce qui nous arrive tous +les jours.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vous livre d'abord ce philosophe +chimiste, qui, se voyant parvenu à +son quatorzième lustre, a rompu tout commerce +avec ses amis, et s'est renfermé dans +son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne +veut plus voir personne qu'une gouvernante +qui a soin de lui depuis trente ans: +il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se +porte à merveille, il se tient toujours au lit +comme un malade qui se croit près de sa +fin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce pauvre philosophe s'est +brûlé le cerveau en faisant ses opérations +chimiques.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant le fil</i>. Puisque la vie +n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux +bien par pitié l'en délivrer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un autre fil de l'écheveau</i>. +Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de +peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant +toujours trouvé dans l'indigence, a depuis +peu enterré son frère qui lui a laissé deux +cent mille francs en bonnes espèces. Peu +s'en est fallu que la joie de recueillir une +si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, +et il serait moins à plaindre qu'il n'est +si ce malheur lui était arrivé.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. D'où vient donc...?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit +faire de son argent: la crainte de le mal placer +l'agite sans cesse; il n'a pas un moment +de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un +garçon bien embarrassé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais par charité +mettre fin à son embarras.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>souriant et tirant un fil du +même écheveau</i>. Quelle bonté! il faut que je +vous fournisse encore une occasion de faire +une action charitable.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je ne la laisserai pas échapper.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est trop laisser languir ce bon +chanoine octogénaire qui, sans compter +l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au +genou droit, et une sciatique à la cuisse +gauche. Guérissons-le radicalement de tous +ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune +utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans +que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Véritablement, on voit comme +cela dans le monde d'antiques figures dont +on n'a pas tort de nous reprocher la trop +longue existence. C'est un défaut d'attention +dont nous devons nous corriger.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Corrigeons-nous-en donc, ne +faisons point de quartier à la décrépitude.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Faites +donc main-basse sur ce vieux professeur de +l'université qui, depuis plus de soixante +ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur +de les user. C'est un pédant entêté des anciens. +Il est tombé malade; et comme il +croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie, +il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui +me console en mourant, c'est de n'avoir jamais +lu aucun auteur moderne.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>riant</i>. La plaisante consolation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'il meure donc content, +ce fidèle partisan de l'antiquité.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Voici encore trois mortels qui sont cause +qu'on crie après nous tous les jours, et que +nous semblons en effet avoir entièrement +mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui +ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions +ordinaires: un avocat qui ne peut +plus employer son éloquence à soutenir +l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue +plus de malades; et un bon père capucin +qui ne peut plus sortir de son couvent pour +aller dîner en ville.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Faisons promptement disparaître +ces vénérables personnages.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. C'est +leur faire plaisir que d'abréger une vie +triste.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Ce fil délié +attend de nous la même grâce: c'est le +tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, +fort avancée dans sa carrière. Nous lui +avons filé une vie longue et sans traverses; +mais la bonne dame est une dévote qui s'aime +et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu +de laisser tranquillement ses charmes tomber +en ruine, elle en pleure tous les matins +la perte à sa toilette, en se regardant dans +son miroir. Je suis d'avis que nous terminions +le cours de sa vie, pour prévenir le +désespoir où elle serait bientôt de se voir +décrépite.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'y consens; épargnons-lui +ce chagrin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, J'opine aussi pour qu'on lui +rende ce service. Il faut avouer qu'il y a +des moments où nous sommes tout à fait +obligeantes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant deux fils</i>. Ces deux +fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. +Ce sont deux vieilles extravagantes; +l'une est veuve, et l'autre fille. La première +a fait la folie de se dépouiller de tous ses +biens pour établir avantageusement ses +enfants, qui, par reconnaissance, la laissent +manquer de tout. La dernière, née tendre +et généreuse, se trouve sans biens et sans +adorateurs, après avoir pendant cinquante +ans soudoyé des cadets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>d'un air railleur</i>. Je plains ces +deux pauvres créatures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant les deux fils</i>. Cessez +de les plaindre, elles ne vivent plus.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Donnez +promptement un passe-port pour les enfers +à ce vieux goutteux de banquier en cour +de Rome: vous comblerez par-là les vœux +de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience +de se voir en état de faire remplir sa place +par un gros chantre dont elle apprend la +musique.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Il faut la satisfaire; +mais je crois qu'elle aurait un peu moins +d'empressement à convoler en secondes +noces, si elle savait que son maître à chanter +doit changer de note dès qu'il sera devenu +son mari.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Purgeons la +terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux +tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède +à présent vingt bonnes mille livres de +rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa +vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous +l'avons doué le jour de sa naissance. Bien +loin de faire part de ses richesses aux pauvres, +il se plaît à thésauriser. Il est si attaché +à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir +de les compter tous les soirs et de les baiser +l'un après l'autre en les remettant dans +son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, +du produit de ses messes; et il est +si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même +en entendre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Voilà qui est fini, +il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont +être partagés entre deux ou trois héritiers +que, par avarice et par orgueil, il n'a pas +voulu voir pendant sa vie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span> <i>va prendre un nouveau fil +qu'elle apporte</i>. Parmi les vieillards qui +vivent encore par notre négligence, j'en +aperçois un qui s'attire ma compassion. +C'est un religieux que ses confrères tiennent +depuis trente années enfermé dans +un cachot noir, où ils le nourrissent si +sobrement, qu'il n'a plus que la peau et +les os.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Une pénitence si rude suppose +qu'il a commis quelque grand crime.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quelque grande que soit sa +faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il +a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans +qu'il s'efforce en vain tous les jours de +fléchir sa communauté par des prières et +par des larmes. Il n'implore plus que +notre secours: faisons voir que nous +avons moins de dureté que les moines.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span> <i>coupe le fil</i>. Prêtons-lui donc +notre assistance.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un autre fil</i>. +Payons en même temps les dettes d'un +vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté +par une foule importune de créanciers. +Comme sa grandeur n'a point d'autres +revenus que ceux de son évêché, qui ne lui +rapporte que cinquante mille livres par +an, elle a été obligée d'emprunter de +toutes parts pour mieux soutenir la +dignité de prince de l'Église. On veut +aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des +délégations qui le réduiraient à vivre +bourgeoisement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Bourgeoisement! ah, quel +affront on veut faire à un prélat! Il faut +le lui épargner. Envoyons monseigneur +dans les champs qu'habitent les ombres +heureuses. (<i>Elle coupe le fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Bon; qu'il aille dans ce +charmant séjour, pourvu que messieurs +les juges ne lui fassent pas prendre la +route du Tartare pour venger ses créanciers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un nouveau fil</i>. +Il me vient une maligne envie que je veux +satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a +deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont +il est idolâtre, d'une charge fort honorable; +et pour faire tomber sur lui tout son +bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime +point, à se jeter dans un couvent. Ce +cadet, pour obéir à son père, a pris le +froc sans vocation; et après avoir fait des +vœux qui le lient, il vient d'apostasier. +Pour punir le vieillard d'avoir fait un +mauvais moine, tranchons les jours de son +fils aîné, qui n'a point d'enfants.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Cela n'est pas mal +imaginé: c'est en effet le moyen de +mortifier le père; il aura le chagrin +d'avoir, pour enrichir un de ses fils, +causé inutilement le malheur de l'autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et de penser que ses collatéraux, +qu'il hait et ne voit point, vont +devenir ses héritiers. <i>Lachesis et Clotho +prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos +coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.</i></p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'ai aussi mes fantaisies, moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qui vous empêche de les +contenter?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Point de miséricorde pour ces trois fils retors +que j'abandonne à votre ciseau. Ce +sont deux Normands et une aventurière de +Gascogne: ils ont quitté leur pays pour +aller chercher fortune à la bonne ville de +Paris, mère nourrice des cadets de ces deux +nations. Un de ces Normands, après avoir +pris la livrée d'un fermier général, et passé +par les emplois qui y sont attachés, est +devenu le seigneur du village où il est né. +L'autre, qui a fait ses études dans la ville +de Caen, a mis son latin à profit, en se +glissant chez un gros collateur, dont il a +trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper +deux bénéfices considérables; et la +Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est +fait un petit fonds de cinquante mille écus +des deniers des trois états.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. Puisque +vous le voulez, le seigneur de village, +l'aventurière et le bénéficier vont se rendre +dans un instant à la redoutable prairie<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a> +où Æacus les attend pour les interroger. +Je crois que ce juge n'aura pas besoin de +Minos pour savoir s'il doit les condamner +à prendre le chemin du Tartare.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Platon, dans le <cite>Gorgias</cite>, dit qu'Æacus et Rhadamante +rendaient leurs arrêts dans une prairie +où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au +Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction +d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de +Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait +des difficultés que ces deux juges ne pouvaient +résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre +d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.</p> + +<p>Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en +deux parties.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un fil à couper</i>. Délivrons +le genre humain de cet abbé prodigue +qui ne peut vivre avec soixante +mille livres de rente, qui s'endette de tous +côtés, qui friponne le tiers et le quart, et +qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent +rend capable de tout. Sa bourse, comme +le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt +qu'elle est remplie. Si tous les rois de la +terre lui voulaient envoyer leurs revenus, +il viendrait à bout de les dépenser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>se hâtant de couper</i>. Ah, quel +bourreau d'argent! il ne mérite pas de +voir le jour.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant un nouveau fil</i>. +Point de pardon pour ce plaideur extravagant. +Sa partie est une femme qui a été +sa maîtresse pendant vingt années pour +le moins; il l'a depuis peu épousée, et il +plaide en séparation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Quel fou!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Finissons +les divisions qui règnent dans la famille +d'un marchand injuste et capricieux; +quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il +ne veut pas que ses deux fils se mêlent de +ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant +bien mieux que lui.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil du père</i>. +Je vais mettre d'accord le père et les +enfants.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>offrant un autre fil</i>. Coupez +ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des +plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: +l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé +à une abbaye considérable; il a déjà +envoyé son argent à Rome pour payer ses +bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître +monsieur l'abbé avant qu'elles +arrivent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil</i>. Il n'aura pas +le plaisir de les voir.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil et riant</i>. +Un gros cochon d'homme gourmand rêve +qu'il est à table, et se réveille en sursaut; +il sonne une clochette pour appeler son +cuisinier, et lui ordonner de lui préparer +pour son dîner les mets qu'il vient de voir +en dormant: ayons la malice de priver ce +gourmand du plaisir de faire ce repas.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Vous voilà satisfaite.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Ces +fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres +pareils honnêtes gens, qui sortent des +prisons de Londres pour aller subir le +châtiment auquel ils ont été condamnés +par la justice. L'étonnante nation! Ces +criminels se rendent d'un air tranquille au +lieu de leur supplice.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant l'écheveau</i>. Oh! les +Anglais sont des hommes bien résolus; ils +quittent pour la plupart sans regrets la +vie, et ne craignent pas la maison de +Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a +point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou +tard cesser de vivre, il leur soit indifférent +de mourir aujourd'hui ou demain.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Attendez, mes chères sœurs: +je fais une réflexion. Nous sommes trop +bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons +que des sujets insensés, inutiles ou incommodes +dans la société civile: à quoi pensons-nous +donc? Est-ce ainsi que les +Parques, qui ne sont pas moins cruelles +que les Euménides, doivent s'occuper? +On dirait, à voir le choix que nous faisons +de nos victimes, que nous cherchons à paraître +équitables aux yeux des hommes; il +semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent +nos actions, comme si nous +nous mettions en peine de leurs plaintes +et de leurs murmures.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Le reproche est juste. Nous +faisons des destinées une espèce de chambre +de justice; nous n'y songeons pas +effectivement: frappons des coups moins +mesurés; baignons-nous dans le sang +humain; que l'on nous reconnaisse à la +malice et à la barbarie de nos opérations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ces sentiments me charment. +Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des +mortels les plus respectés sur la terre, et +soyons insensibles à la douleur que nous +allons causer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous pouvez compter sur notre +fermeté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un fil d'un nouvel écheveau</i>. +Le beau coup à faire, ma chère Atropos! +remplissons d'étonnement l'Europe et +l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre +digne de nous: ôtons la vie et la couronne +à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à +ses peuples de si belles espérances: il a jeté +les yeux sur une princesse de sa cour, et il +se dispose à la faire monter sur le trône: +tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie +se fera demain si nous l'avons pour +agréable; mais prenons plaisir à tromper +l'attente de ce jeune monarque: changeons +l'appareil de ses noces en funérailles; répandons +la consternation dans son palais, +et divertissons-nous de la tristesse de ses +plus chers courtisans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. L'affaire en sera bientôt +faite: le fil de la vie d'un souverain n'est +pas plus difficile à couper qu'un autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Une jeune +et charmante princesse, qui fait l'ornement +d'une des plus belles cours de l'univers, est +malade: elle est environnée de médecins +qui se flattent qu'ils la guériront; mais +rendons leurs espérances vaines, comme +nous faisons le plus souvent dans les maladies +aiguës.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais lui porter le +coup mortel, sans être touchée des larmes +du prince son époux, qui se désespère au +pied de son lit, ni des lamentations des +femmes qui sont autour d'elle.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. A cette inhumaine et noble fermeté, +je reconnais ma sœur. Courage, +Atropos; après les deux expéditions que +vous venez de faire, je ne crains pas que +vous refusiez de prêter la main à celle-ci. +(<i>Elle lui présente un fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'est-ce que ce fil?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est celui d'un général d'armée, +d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes +les qualités des héros: faites-lui sentir +votre ciseau au milieu de ses troupes; vous +trancherez une vie que le fer et le feu respectent +depuis soixante-dix ans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Nous lui avons filé +tant de jours glorieux, qu'il doit mourir +content.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Main +basse, main basse sur cet illustre magistrat, +qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, +fort estimé et des plus éclairés.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>d'un air étonné</i>. Vous n'y faites +pas réflexion, Lachesis?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pardonnez-moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous ferons mal notre cour à +ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants +un de ses plus zélés sacrificateurs.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Coupez, coupez toujours à bon +compte. Thémis nous grondera d'abord; +ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons +que les Parques n'épargnent +personne, et que d'ailleurs ce magistrat +qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh! Thémis se contentera de +ces raisons... (<i>Elle coupe le fil.</i>)... Voilà +notre magistrat dépouillé du pouvoir de +juger les autres: il va paraître lui-même +devant les juges des enfers, et entendre prononcer +son arrêt.</p> + + +<h3>SÉANCE DEUXIÈME</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sauf votre meilleur avis, mes +sœurs, je juge à propos que nous nous reposions +un peu.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Que dites-vous, Clotho? Est-ce +que nous sommes faites pour le repos?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non; mais nous nous délassons +en changeant de travail. Ainsi, pour +quelques moments, cessons de couper des +fils; commençons à nous servir de la quenouille. +Le plaisir de filer les aventures +des enfants qui naissent est celui qui a le +plus de charmes pour moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vous dirai la même chose, +quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Nous sommes donc d'accord +toutes trois: filer est mon occupation favorite; +aussi suis-je chargée de tourner le +fuseau. Allons, mes petites, apportez vite +les paniers où sont nos filasses blanches et +nos filasses noires; arrangez autour de moi +tous les vases où je trempe ordinairement +le bout de mes doigts quand je file, et qui +contiennent diverses liqueurs, dont les +unes communiquent aux hommes les vices, +et les autres les vertus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un vase</i>. Voici déjà +un des vases où vous mettez le plus souvent +la main; c'est celui de la volupté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux vases</i>. Et voilà +les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y +trempez pas moins souvent les doigts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un autre vase</i>. Vous +voyez celui dont la liqueur a été puisée +dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins +et les autres mauvais hommes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux nouveaux vases</i>. +Ces vases sont ceux du mensonge et de la +trahison. (<i>Atropos et Clotho apportent tous +les vases des passions, des vices et des +vertus, et les arrangent autour de Lachesis.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>regardant de tous côtés</i>. Je ne +vois point ici les vases de la douceur et de +la beauté.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ils sont l'un et l'autre à votre +main gauche.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ah! oui, oui, je les démêle... +(<i>Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque +chose</i>)... Que cherchez-vous, Clotho?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je cherche un vase que je ne +trouve point; on dirait que nous ne l'avons +plus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Quel vase est-ce donc?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui de la chasteté.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je sais où il est; mais nous +n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui: +il ne faut pas nous en servir tous les +jours; nous ne pouvons assez le ménager: +nous avons dans les premiers temps du +monde fait une si grande consommation +de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à +peine nous en reste-t-il pour faire des filles +religieuses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons-nous-en donc, ainsi +que du vase de l'humanité: il est encore +bien précieux, celui-là ; aussi le conservons-nous +fort soigneusement; nous ne nous +en servons presque plus, même quand +nous faisons des moines.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ça, filons... mais attendez: il +nous manque encore quelque chose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quoi?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Le petit panier où il y a des +fils d'or et des fils de soie. La fantaisie +peut nous prendre aujourd'hui de rendre +quelque mortel heureux.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est une fantaisie que nous +avons bien rarement.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un petit panier de +fils d'or et de soie</i>. Si par hasard cette +envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Filons donc présentement +les destinées des enfants qui vont naître.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Il en est déjà né plusieurs +depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il +vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du +grand-seigneur, un prince dont la sultane +favorite est accouchée; commençons par-là . +(<i>Elle tire la filasse pour filer.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant</i>. Arrêtons, statuons et +ordonnons que la vie de ce prince naissant +soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance +dans le sein de son père et de sa mère, +et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, +l'amour dont il est le doux fruit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Marquez, Lachesis, marquez +par quelques nuances noires l'affreux +péril dont je veux qu'il soit menacé avant +qu'il ait atteint sa sixième année. Les +janissaires, si redoutables à leur maître, +se révolteront contre le gouvernement, +déposeront le père du jeune prince, et +mettront sur le trône le frère du sultan +déposé. Le nouvel empereur d'abord sera +tenté de suivre les maximes sanguinaires +de ses prédécesseurs, et de faire étrangler +son neveu; mais il ne succombera point +à une si cruelle tentation; au contraire, +il concevra pour lui l'amitié la plus forte, +et prendra autant de soin de son éducation +que s'il était son propre fils.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutons à cela, je vous prie, +que le jeune prince demeurera pendant un +grand nombre d'années dans le sérail; +après quoi, par une nouvelle révolution, +qui coûtera la vie à plus de soixante mille +musulmans, son oncle sera déposé à son +tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra +donc la place de son père, qui sera mort; +et, usant aussi d'humanité, il épargnera +le sang de sa famille.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je souscris à ces décisions. +Qu'elles soient des arrêts irrévocables des +Parques. Passons à un autre enfant.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Doucement, ma sœur. D'où +vient qu'en filant la vie de ce prince +nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage +de nos vases? C'est pour en faire sans +doute un prince sans vices et sans vertus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Hé bien, ce ne sera pas le +premier que nous aurons fait de ce caractère-là .</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'en demeure d'accord; mais +donnez-lui du moins une dose raisonnable +de volupté; voulez-vous qu'il vive dans +son sérail comme un chartreux dans sa +cellule?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>souriant, et trempant ses +doigts dans le vase de la volupté</i>. Non, +vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire +là un pauvre sultan.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons de Constantinople à +Pékin. Nous venons de régler les principaux +événements de la vie d'un prince +turc, filons présentement le sort d'une +princesse née depuis un quart-d'heure au +palais de l'empereur de la Chine; c'est la +cinquième fille de ce grand monarque. La +mère de cette princesse est une des trois +concubines de la seconde classe<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a>, et la +même qui, l'année dernière, accoucha +d'un prince que Sa Majesté chinoise doit +un jour choisir pour son successeur. Nous +avons, comme vous savez, doué l'enfant +mâle de toutes les inclinations de son père, +surtout d'un grand attachement aux cérémonies +de la secte des bonzes, avec une +extrême curiosité d'apprendre des choses +qu'il ne convient guère aux rois de savoir: +quelles qualités jugez-vous à propos +de donner à la femelle?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a> +<a href="#FNanchor_5"> +<span class="label">[5]</span></a> Les femmes de l'empereur de la Chine sont +divisées en six classes. La première n'est que de la +reine son unique épouse. Il y a dans la seconde +classe trois concubines; dans la troisième, neuf; +dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, +dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.</p> + +<p>M. Le Gentil, dans son <cite>Voyage autour du monde</cite>.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De bonnes et de mauvaises. +Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec +des pieds si petits<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> qu'elle ne puisse se +soutenir dessus; mais qu'elle ait des +moments de caprice et d'humeur noire +qui fassent enrager les femmes qui sont +auprès d'elle.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a> +<a href="#FNanchor_6"> +<span class="label">[6]</span></a> Les Chinoises s'estropient le plus souvent à +force de vouloir avoir les pieds petits.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir mis la main dans +les vases du caprice et dans les vases +de l'esprit et de la beauté</i>. Cette princesse, +je vous assure, sera bien difficile à +servir.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De la fille d'un empereur, daignerez-vous +descendre à deux enfants du +commun?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Hé pourquoi non? Est-ce que +tous les hommes ne sont pas égaux pour +nous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Sans doute. A mesure qu'ils +naissent, nous devons sans distinction +filer leurs aventures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous sommes encore à la +Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy +vient d'enfanter deux garçons à la fois. +Leur père, qui vit dans l'indigence, se +voyant hors d'état de les bien élever, +s'attendrit sur leur misère, et, poussé par +une cruelle compassion, il est tenté de les +aller noyer dans la mer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il croit à la métempsychose, +et qu'il espère qu'à la première transmigration +les âmes de ses enfants animeront +des corps plus heureux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Arrachons ces jumeaux à la +barbare pitié de leur père.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Volontiers; faisons-les adopter, +l'un, par un officier du mandarin qui +connaît des affaires civiles dans la province; +l'autre, par un marchand de soie +crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants +ni de sa femme, ni de ses concubines, aura +recours à cette adoption, dans la vue +d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque +aux sacrifices domestiques, et brûle de +petits morceaux de papier doré devant les +âmes de leurs aïeux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'admire la pieuse tendresse de +ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils +ont beau croire la mortalité de l'âme ou la +métempsychose, cela ne les empêche pas +d'aller toujours leur train, et de s'imaginer +que les esprits de leurs défunts parents voltigent +autour des tablettes où leurs noms +sont gravés en lettres d'or.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Rien ne prouve mieux le +pouvoir que la coutume a sur les hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que deviendront nos jumeaux +adoptés?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui que l'officier du mandarin +aura fait son héritier s'adonnera de tout +son cœur aux sciences, et son père adoptif +aura la satisfaction de le voir parvenir au +degré glorieux de licencié.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans les vases des sciences</i>. Trois ans +après, notre petit brodeur obtiendra une +place honorable dans le collége des docteurs +qui écrivent les annales de l'empire chinois, +et sont chargés du soin de recueillir +les lois, tant anciennes que modernes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Dans la suite il sera tiré de ce +collége: il deviendra précepteur du prince +aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne +sera qu'un enchaînement d'honneurs et de +plaisirs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Comme il nous a pris fantaisie +de faire un sujet vertueux et fortuné de cet +enfant, faisons aussi par caprice un fripon +et un malheureux de son frère. C'est +ce que nous faisons tous les jours.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous me prévenez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est ce que j'allais vous proposer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>souriant</i>. Dans la disposition +où nous sommes toutes trois, nous allons +faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, +mettez d'abord la main dans tous +les vases des vices. Il s'agit ici de former +un mortel qui soit capable de tout.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans plusieurs vases</i>. Vous pouvez, mes +sœurs, ordonner présentement de ce garçon +tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste +que je viens de lui donner les dispositions +nécessaires à bien jouer dans le +monde les personnages que vous voudrez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ces bonnes semences qu'il reçoit +de votre main bienfaisante vont germer +à vue d'œil: il fera mille espiégleries +dans son enfance. Le marchand de soie +crue, après avoir en vain mis en usage tous +les châtiments pour le corriger, l'abandonnera. +Le jeune homme, suivant ses mauvaises +inclinations, tombera bientôt entre +les mains de la justice, qui se contentera de +le punir, pour la première fois, en lui faisant +appliquer sur les fesses cinquante +coups de canne de bois de bambou, ce +qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera +condamner aux galères pour trois ans; +après quoi il ira se présenter aux bonzes +de la pagode qui est auprès de la ville de +Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et +lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être +de leur secte.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oh! puisqu'il doit devenir +bonze, il faut que je lui donne l'esprit de +son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans +le vase de l'hypocrisie... (<i>Elle met la main +dans le vase de l'hypocrisie.</i>)... Il ne lui +manque à présent aucune des vertus qu'ont +ces vénérables solitaires.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avant que les bonzes l'initient +à leurs mystères, ils lui laisseront croître +la barbe et les cheveux pendant l'espace +d'une année entière, lui feront porter une +robe déchirée, et l'obligeront d'aller de +porte en porte chanter les louanges de +Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne +mangera rien que des herbes et des fruits. +Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; +et quand il n'y pourra résister, un de +ses confrères, chargé du soin de le réveiller +à coups de bâton, s'en acquittera fort +exactement. Après un si doux noviciat, il +endossera une longue robe grise: on lui +mettra sur la tête un bonnet de carton sans +bords et doublé d'une toile noire; ensuite +tous les bonzes entonneront des hymnes +dont personne n'entendra le sens, et +leur chant, accompagné de petites clochettes, +fera une espèce de charivari assez réjouissant. +Enfin la cérémonie de la réception +de ce nouveau bonze finira par un +repas où il y aura plus d'abondance que de +délicatesse, et où tous les confrères boiront +à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>à Clotho</i>. Est-ce là tout ce que +vous voulez ordonner qu'il arrive à ce +pieux Chinois?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est ce que je vais faire. Quinze +ans après avoir été reçu bonze de la façon +que vous venez de dire, il se verra supérieur +de la pagode. Alors il édifiera le public +par l'éclat d'une aventure dont il sera le +héros, et qui fera beaucoup de bruit dans +toutes les provinces de la Chine.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je suis curieuse de savoir quel +doit être ce grand événement dont vous +prétendez embellir l'histoire de ce bonze.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi tout de même.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Le voici. La fille d'un docteur +chinois, suivie de deux jeunes servantes, +passera un jour devant la pagode, dont la +porte sera ouverte; elle y entrera pour +faire sa prière; n'apercevant personne, +elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, +où elle se mettra dévotement à genoux. +Notre supérieur, caché dans un endroit +d'où il pourra tout voir sans être vu, la +regardera; et la trouvant fort à son gré, +il ira promptement chercher ses compagnons, +auxquels il ordonnera d'enlever ces +trois femmes.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et cet ordre apparemment +n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera +brusquement exécuté?</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Assurément. Le docteur, étonné +de ne plus voir sa fille, et fort en peine de +savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de +perquisitions qu'il apprendra que les bonzes +l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera +aussitôt au général des Tartares de la province, +et se plaindra du ravissement de sa +fille. Le général, prompt à rendre justice, +se transportera d'abord à la pagode avec le +docteur, et demandera les personnes enlevées. +Les bonzes répondront que Foë est +devenu amoureux de la maîtresse, et l'a +fait enlever avec ses deux suivantes. Le +supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que +Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements +la fille du docteur, le comble +de gloire, lui et toute sa famille; mais le +général tartare, sans s'arrêter aux fables +des bonzes, visitera lui-même tous les réduits +de sa maison et du jardin. Il entendra +des voix confuses qui sortiront d'une +grotte percée dans un rocher; il fera abattre +une porte de fer qui fermera l'entrée, et +trouvera dans ce lieu souterrain la fille du +docteur avec plusieurs autres compagnes de +son infortune. Elles seront toutes rendues à +leurs familles, et l'on mettra, par ordre du +général, le feu aux quatre coins de la pagode, +qui sera réduite en cendres avec ses +infâmes ministres<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a> +<a href="#FNanchor_7"> +<span class="label">[7]</span></a> M. Le Gentil dit dans son <cite>Voyage autour du +monde</cite> que les missionnaires qui étaient de son +temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure +était arrivée dans une pagode.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Lachesis</i>. Que vos doigts se +préparent à filer les jours d'une fille qui +prend naissance en ce moment dans l'Amérique +méridionale. Une Portugaise naturelle +du Brésil donne une héritière à son +époux, qui est un des plus riches maîtres +de plantations qu'il y ait dans la ville de +San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, +faisons-en une petite Lucrèce.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Fi donc, Clotho, vous plaisantez +apparemment; ce serait bien déplacer +la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine +d'aller chercher le vase qui donne cette +vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la +prière de Minerve ou de Junon. Une fille +sage en Guinée y paraîtrait un phénomène +nouveau... (<i>Elle trempe le bout de ses +doigts dans les vases de la beauté et de la +volupté</i>)... Contentons-nous de rendre celle-ci +parfaitement belle. Pour cet effet, je +veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le +nez fort écrasé, une très-grande bouche et +de très-petits yeux. Quand elle aura quinze +ans, elle sera l'idole des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>riant</i>. Ah! ah! ah! je ne puis +m'empêcher de rire, en voyant Lachesis +mettre la main dans le vase de la beauté +pour faire une pareille créature, qui serait +un monstre pour les Européens.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, comme un teint de lis et +de roses, une petite bouche vermeille et +deux grands yeux bien fendus paraîtraient +bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Véritablement, la beauté est locale: +c'est pourquoi la liqueur de ce vase, +s'accommodant aux lieux, forme la beauté +sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice +des nations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je sais bien cela; mais je ne +suis point du goût des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ni moi non plus. Il faut qu'une +femme, pour me paraître belle, ressemble +à Vénus, à Junon ou à Pallas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sur les bords du Danube, la +femme d'un pauvre baron allemand vient +d'accoucher d'un enfant mâle dans sa +chaumière. De quelles qualités jugez-vous +à propos de douer ce petit Allobroge?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pour compenser sa pauvreté, +j'en vais faire un garçon plus beau que le +plus beau jour, et qui aura la taille d'un +héros de roman.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Donnez-lui avec cela de la +prudence, de l'esprit et du courage.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant après avoir mis les doigts +dans plusieurs vases</i>. Il aura les bonnes +qualités que vous lui souhaitez; mais il +aimera le vin, le jeu et les femmes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vais sur cela composer un +tissu des aventures qui doivent lui arriver. +Il deviendra orphelin à douze ans, et, se +voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé +d'un prince de l'Empire, et ira en +France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris +qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de +plaire à une princesse qui, voulant l'avoir +pour page, priera l'envoyé de le lui donner. +Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à +ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre +baron témoignera à sa maîtresse qu'il +voudrait bien s'en retourner à son pays; +elle ne s'y opposera point, et lui fera une +gratification de mille écus; mais au lieu +d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, +qu'il lui prendra fantaisie de +voir, sur le rapport qu'on lui aura fait +des merveilles de la ville de Londres.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je suis curieuse d'apprendre ce +qui lui doit arriver là ; car vous ne l'y faites +point aller pour rien.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non, sans doute: je lui prépare +un événement assez singulier, et qui ne lui +sera pas infructueux. Il passera près d'un +mois à parcourir la ville de Londres, sans +qu'il lui arrive la moindre aventure; mais +un soir, entre neuf et dix heures, il entrera +dans l'hôtel garni où il sera logé un +homme qui, le tirant en particulier, lui dira +en allemand: Une telle dame qui vous a +vu à la promenade souhaite de vous entretenir +cette nuit, pourvu que vous vous +laissiez conduire les yeux bandés. Au reste, +vous ne courrez aucun péril que celui de +prendre trop d'amour.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Notre jeune baron, malgré sa +prudence, acceptera la proposition.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sans balancer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il montera sur-le-champ en +carrosse avec son guide, qui lui bandera les +yeux, et le mènera fort honnêtement à +une grande maison où, l'introduisant dans +un appartement superbe, il lui fera voir la +dame en question.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elle sera masquée, et n'ôtera +point son masque pendant une conversation +de deux heures qu'ils auront ensemble, +quelques instances que lui fasse le cavalier +pour l'obliger à se découvrir. Après +quoi le guide, le remenant à son hôtel de +la même manière qu'il l'aura amené, lui +dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre +si l'on a besoin de vous. Le baron jugera, +par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure +sera une jeune dame mariée à +quelque vieux seigneur anglais qui voudra +avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera +dans cette opinion, c'est qu'un +mois après son guide le reviendra voir +pour lui apporter trois cents guinées, +qu'il lui comptera en lui disant: Dans +quelque endroit du monde que vous soyez, +vous toucherez tous les ans la même +somme. Effectivement, il la recevra pendant +vingt années consécutives, sans savoir +à la vérité de quelle part, mais bien persuadé +que ce sera pour avoir fait un +mylord.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Après vingt ans, pourquoi ne +jouira-t-il plus de sa pension?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est que le jeune seigneur anglais +son fils prendra le parti des armes, +et périra dès sa première campagne.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. La femme d'un acteur de l'opéra +de Bruxelles vient d'enfanter deux +jumelles dans les coulisses. Regardons ces +enfants d'un œil favorable; faisons-en deux +sujets fameux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Volontiers. Que l'une ait la +voix d'une syrène, et que l'autre danse +aussi bien que Terpsichore.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elles entreront dans leur puberté +à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront +que chargées d'or et de pierreries.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles +trouveront ensuite de jolis hommes dont +le commerce n'augmentera pas leurs effets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ecoutez, mes sœurs: entendez-vous +les cris que pousse une femme en travail +dans un fort bel hôtel au milieu de +Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches +particuliers de France, d'un homme que +Plutus chérit, et qui voudrait avoir un +héritier. Elle nous invoque sous nos trois +noms mystérieux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Pour l'amour du dieu des richesses, +sauvons-la de la mort, et finissons +ses douleurs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous le devons.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Elle est délivrée. Elle met au +monde un garçon dans cet instant.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Que nous ferons plaisir à Plutus, +si nous filons à cet enfant des jours +d'or et de soie!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il n'y faut pas manquer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non. Faisons-lui une destinée +digne d'envie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Donnons-lui toutes les qualités +d'un galant homme. (<i>A Lachesis.</i>) Trempez +vos doigts dans les vases du bon goût, +du bon esprit et de la probité.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que surtout il soit bienfaisant +et libéral; car un homme riche qui n'est +pas généreux est un monstre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avec les vertus dont nous voulons +bien le douer, qu'il ait quelque vice +léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des +mortels plus parfaits que les dieux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant, après avoir mis la main +dans plusieurs vases</i>. Laissez-moi faire... +Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie +sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt +égayée par une succession continuelle +de plaisirs. Il aura des passions; mais elles +ne troubleront point son repos. Moins leur +esclave que leur maître, il saura goûter +leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. +Il sera bon, galant, généreux, et, ce +que nous n'avons encore accordé à personne, +quoique payeur il possédera le +cœur de ses maîtresses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons d'une extrémité à +l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de +mettre au jour un enfant mâle: faisons-en +un auteur; aussi bien nous n'en avons pas +encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons +point de jour que nous n'en fassions +pour le moins une centaine.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est fort bien dit; faisons-en un +auteur universel, un écrivain qui compose +tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous +les théâtres de Paris: et que ce soit un de +nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant +sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, +dont quatre auront un heureux succès.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Encore ces quatre heureuses +productions seront assez mal reçues du +public, lorsque dix ans après leur nouveauté +on s'avisera de les remettre au théâtre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vois une vieille femme de +chambre qui met un gros paquet de linge +dans une allée, au pied d'un escalier: ce +paquet est un enfant nouveau-né qu'on +expose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oui, c'est le fruit des honteuses +amours d'une fille de condition.</p> + +<p><i>Dans cet endroit de l'entretien des +Parques, je me réveillai...</i></p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN.</span></p> + + + + +<h2>TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.</h2> + + +<table summary="table des matières"> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="num">Pages.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> +La force de l'amitié, histoire</td> +<td class="num"><a href="#c13">5</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> +Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique</td> +<td class="num"><a href="#c14">47</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> +Suite et conclusion de l'histoire +de la force de l'amitié</td> +<td class="num"><a href="#c15">59</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> +Des songes</td> +<td class="num"><a href="#c16">109</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII.</span></a> +Où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies</td> +<td class="num"><a href="#c17">124</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> +Ce que le diable fit encore +remarquer à Don Cléofas</td> +<td class="num"><a href="#c18">135</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> +Des captifs</td> +<td class="num"><a href="#c19">149</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> +De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il +fut tout à coup interrompu, et de quelle manière +désagréable pour ce démon Don Cléofas +et lui furent séparés</td> +<td class="num"><a href="#c20">165</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> +De ce que fit Don Cléofas +après que le Diable boiteux se fut éloigné de +lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage +a jugé à propos de le finir</td> +<td class="num"><a href="#c21">182</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"><span class="sc">Appendice.</span></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">I.</td> +<td class="drap">Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a1">193</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">II.</td> +<td class="drap">Dédicace de la première édition</td> +<td class="num"><a href="#a2">201</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">III.</td> +<td class="drap">Dédicace de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a3">203</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">IV.</td> +<td class="drap">Table analytique</td> +<td class="num"><a href="#a4">205</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Entretiens des cheminées de Madrid</span></td> +<td class="num"><a href="#entretiens">213</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Une journée des Parques</span></td> +<td class="num"><a href="#parques">233</a></td> +</tr> +</table> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44142-h/images/cover.jpg b/44142-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d0029f6 --- /dev/null +++ b/44142-h/images/cover.jpg diff --git a/44142-h/images/lemerre.png b/44142-h/images/lemerre.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..69b35a6 --- /dev/null +++ b/44142-h/images/lemerre.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le diable boiteux, tome II + +Author: Alain René Le Sage + +Editor: Pierre Jannet + +Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + + + + + +LE + +DIABLE BOITEUX + +PAR LE SAGE + +SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID + +ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES + +PAR LE MÊME AUTEUR + +ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE + +PAR M. PIERRE JANNET + +TOME II + +PARIS + +ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR + +27, PASSAGE CHOISEUL, 27 + +M DCCC LXXVI + + + + +_Tous droits réservés._ + +E. PICARD. + +IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Cie, A SAINT-GERMAIN. + + + +LE DIABLE BOITEUX + + + +CHAPITRE XIII + +_La force de l'amitié._ + +HISTOIRE. + + +Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait +à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une +tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de +Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui +descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son +visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne +paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de +secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur. + +«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que +vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner +le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans +ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se +battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En +achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après +avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre. + +«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées, +et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se +battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en +étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le +sujet de leur différend. + +«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique +de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona +Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu +d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu +imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités. +Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son +indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est +avisé de me faire un appel. + +«--Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user +ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait +m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me +défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur. + +«--Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre +combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de +Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame +vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs, +quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir +exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un +oeil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur +vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez: +rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment +inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que +j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en +coûte du sang. + +«--Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.--Il faut que cette dame se +déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de +vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui +laisse le champ libre.--J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle +me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins +insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.--Et moi, dit à son +tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore +ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si +je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.» + +«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il, +c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux +rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la +constance.--Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre +tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur +accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je +ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte +que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que +mon coeur ne saurait avouer. + +«--La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut, +s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également +bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un +que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue +agitée. + +«--Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de +l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me +la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause +innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui +menace ma réputation a fait toute ma crainte.» + +«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin +patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse +de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.» +En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique, +qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir. + +«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son +penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais +vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui +intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce +que je donne la préférence.» + +«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un +seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et +disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa +maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie: +tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait +le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur +marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré. + +«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don +Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à +souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite, +mais pour qui son coeur n'était point prévenu. + +«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas +de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où +je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas +que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je +sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous +êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je +vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut +flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour +moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes +à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je +ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon coeur: mon +indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste +encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de +Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et +qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses +richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort: +je le regrette encore tous les jours. + +«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait +nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se +persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur +faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la +font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en +ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable. +D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait +son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais +souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce, +que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il +est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans +doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me +plaire.» + +«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona +Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de +votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que +vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma +constance.--Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame, +puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de +votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en +sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments +favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts +vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez +pas en droit de me faire des reproches.» + +«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que +la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de +son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre, +et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta +dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la +cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui +l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se +séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena +dans la sienne le Tolédan. + +«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en +particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire +un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui +répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et +m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes +d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde +j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de +ces funestes climats.--Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec +surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr +ce que tous les hommes aiment naturellement?--Après ce qui m'est arrivé, +répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le +quitter pour jamais.--Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de +compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis +soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre +physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et +je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort. + +«--C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don +Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les +bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant +tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement +d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne, +me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus +de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez +depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir +vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur +secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs. + +«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu +presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je +commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils +m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me +croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon coeur dans le choix +que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite, +sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos +conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le +plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours +après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède. + +«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de +Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour +qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint +amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader, +c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il +avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit +force présents, et encore plus d'offres de services. + +«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec +mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée; +effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma +femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la +confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas +possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état +obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la +connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si +naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne. + +«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle +se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement +d'un homme que l'on traitait d'_Excellence_ chatouilla son orgueil et +remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et +m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa +reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda +comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand +seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il +n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et +séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux +secrets empressements du duc. + +«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de +leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon +aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à +l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne +m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se +préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue; +j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai +qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait; +mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à +la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein, +malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles: + + _Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous + êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant + tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à + Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus + d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez + que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment + d'en attendre longtemps la possession._ + +«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je +mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté +d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant +réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment +demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je +dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut +possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son +rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le +faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne +m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre +indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que +désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la +mériter.» + +«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant +pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour +chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère +qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du +moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant +d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma +femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la +priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence. + +«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins +secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre +d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma +maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ, +et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la +conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une +entière vengeance. + +«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se +disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que +l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés +sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que +mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu +tout commerce avec son amant. + +«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me +livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je +courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et +lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue +que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver. +Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas +sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes +illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel, +vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus +notre union.» + +«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques +pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné +sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si +justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement +ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles: +je ne regagnerai jamais votre confiance.--Je vous la redonne, Madame, +interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître, +je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.» + +«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais +eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été +si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme, +comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de +l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire +qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses +caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin +qu'elle m'avait causé. + +«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point +mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée: +elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un +appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour +apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une +extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais +besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté, +j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me +donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant, +seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me +l'imaginais. + +«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre +vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché +d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir +vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est +avec madame.» + +«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon +valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me +faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio, +m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si +grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.--Seigneur, +reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses +apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je +soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans +l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons, +et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.» + +«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et +mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de +Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le +duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il +avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut +avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je +m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le coeur. Je +m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi, +lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant +cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son +amant. + +«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que +j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais +quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture? +Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie; +représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les +circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit +point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait. + +«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir +pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien +que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient +chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant +balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger: +c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce +que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le +jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la +route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau +qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du +bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la +suivre et de l'aider à vous séparer.» + +«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit: +«Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera; +soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire: +vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de +passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus +en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être +uni désormais avec vous d'une étroite amitié.» + +«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et +accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie, +seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se +sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se +forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec +un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui +plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le +même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique, +surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même +s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora. + +«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours +avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était +très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le +consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient +enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre +ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou +tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur +l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne +pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta +dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut +bientôt plus à plaindre que lui. + +«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après +l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona +Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait +son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la +pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il +résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le +voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en +excuser. + +«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame, +qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un +jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que +son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir? +dit dona Théodora.--Madame, répartit Mendoce, comme je voulais +aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur +ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il +faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait +une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans +cette ville, les moments lui étaient chers. + +«--Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la +veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs +amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la +vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame +n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa +conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion +qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, +elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien, +un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand +il n'aurait pas d'abord pris le change. + +«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une +profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination +qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée +qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en +soupirant, se plaît à enflammer des coeurs qui ne s'accordent pas? Je +n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une +autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon +indifférence: ton ami t'en venge assez.» + +«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre +quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des +amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle +se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don +Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses +bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre. +Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut +d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se +trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls, +dona Théodora prit ainsi la parole: + +«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant +homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus +chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me +plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre +propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute +défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais +que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils +n'oseraient désobéir à leurs maîtresses. + +«--Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous +étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie: +contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.--Quelle que +puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que +vous me la disiez.--Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous +obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en +voulez savoir. + +«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait +quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le coeur plein de +ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais +surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je +vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je +soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même +depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de +fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre +esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai +pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer. + +«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit +que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse +confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que +j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec +lui.» + +«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa +une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai +qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses +yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre, +et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi +vous découvrir le mien: écoutez-moi. + +«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de +Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous +fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où +j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre +secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes +séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort +avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous +proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de +peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien +déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance: +car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma +don Fadrique, je sentis que mon coeur se déclarait pour l'inconnu. +Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous +m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous. + +«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je +vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne +l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour +un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se +venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois +que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme +qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et +j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour +l'autre.» + +«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui +donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance +qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté +des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur. + +«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort +qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté +de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que +doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence +glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel +étrange effet produisent en vous mes bontés! + +«--Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan, +peuvent-elles faire sur un coeur comme le mien? Je suis d'autant plus +misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas +ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie: +pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces +espérances?--Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai +rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses +reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue +que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don +Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend? + +«--Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a +plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de +concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous +me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes +intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne +sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je +partage son âme avec vous. + +«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les +laisser voir avant que j'eusse formé les noeuds d'une amitié si forte. +Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que +comme un rival: mon coeur, en garde contre l'affection qu'il me +marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui +tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu +tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que +j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me +réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que +vous me présentez.» + +«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes, +prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il +sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien. +«Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu, +il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, +ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour +jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié +veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un +reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver. + +«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements +confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu +retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le +seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait, +elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au +lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de +s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle +résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses +chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre +à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir. + +«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était +enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur. +Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était +permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt +interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, +il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut +obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit +aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que +le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en +lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout +le malheur de ma vie?» + +«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint +avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son +château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en +reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des +peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on +lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait +penser, il en conçut un funeste présage. + +«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus +que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de +s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens +dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien +aujourd'hui.--Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu +de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette +mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens, +lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on +croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on +caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?» + +«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui +persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il +eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que +son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours, +dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait +peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora. +Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon +crime. + +«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans +l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire +préparer des chevaux.--Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne +mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans +témoins.--Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona +Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon +coeur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à +l'apaiser en ma faveur. + +«--Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être +utile. Partez tout seul, je vous en conjure.--Non, mon cher don Juan, +répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de +votre amitié.--Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin. +Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous +accorder?» + +«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont +elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son +ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens +d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop +vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous +marquez à m'accompagner? + +«--Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous +m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je +dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la +conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits +qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona +Théodora...--Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en +pâlissant!--Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai +combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez: +vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de +ma passion, si je ne pouvais la détruire. + +«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez +elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir +l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé +de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette +déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais, +par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je +dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.» + +«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus +raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et +interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui +dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous +ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous +m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous +m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que +dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments +perfides que vous me déclarez. + +«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous +n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un +amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens +d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...--Rendez-moi +plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un +moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, +et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.» + +«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes +et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle +lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion. +Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il +parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait +évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur +l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit; +mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je +ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru. +Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants, +Mendoce, mon coeur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma +faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si +dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut +craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus +m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique +m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie? + +«--Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre +innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier +transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas! +devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans +vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le +pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à +la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma +tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona +Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en +serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas +un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don +Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de +Cifuentes; que mon coeur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse. + +«--Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le +confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon +bonheur.--Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il +être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour +vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour +me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je +n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne +lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. +Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour +vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse +qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses +désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas +trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du +destin.» + +Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter +l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y +a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le +monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses +comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il +renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre +un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du +roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que +tels qu'ils sont.--Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est +pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature +du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si +vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci. +Revenons à mon histoire. + +«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et +l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments +amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de +s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom. +Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de +Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec +tyrannie, et se faisait obéir sans résistance. + +«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de +Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et +ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y +attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour +don Fadrique. + +«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de +la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut +une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord +qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais +après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention, +elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet, +c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes. + +«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente +qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le +château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les +observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils +commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force; +mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques +étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et +l'arrêtèrent. + +«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui +attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au +château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de +fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la +troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la +suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance, +pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui +commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les +hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent +leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se +retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent +paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à +outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette +vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que +l'empressement des cavaliers fut inutile. + +«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu +ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris +de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait +équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui +n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes +la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le +Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence +sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils +avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre +de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et +soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient +leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. +Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour +être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir. + +«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace, +s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un +petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible +de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan. +Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de +plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora, +animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout +le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation +régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point, +dans la cour de Sparte, une si grande consternation.» + + + + +CHAPITRE XIV + +_Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique._ + + +L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit: +«Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la +curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon +attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque +dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et +aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent +à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le +démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette +satisfaction de la manière suivante. + +«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui +dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont +deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la +même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des +étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des +comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France, +est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris, +a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une +meilleure fortune. + +«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait, +en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation +dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours; +ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le +sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut +est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle +d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa +chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de +l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait +d'un profond sommeil. + +«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui, +d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à +mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter +des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me +les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison +en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur +notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid. +Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter. + +«--Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en +baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous +prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil +m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les +vers que vous avez à me dire.--Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le +poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de +composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification +n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions +triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut +le coeur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les +pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres, +et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être +consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la +foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte +modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne. + +«Voici ma tragédie: _La mort de Patrocle_. Scène première. Briseïde et +les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux +et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la +perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par +leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz +que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les +petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans +oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur +timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et +ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils +ne s'attendent point. + +«Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur +d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre. +Ensuite il commence la protase par ces vers: + + Priam va perdre Hector et sa superbe ville; + Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille + Le fier Agamemnon, le Divin Camelus, + Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus, + Léonte de la pique adroit à l'exercice, + Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse; + Achille s'y prépare, et déjà ce héros + Pousse vers Ilium ses immortels chevaux[1]. + Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne, + Quoique l'oeil qui les voit ne les suive qu'à peine, + Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez: + Et lorsque vous serez de carnage lassés, + Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville, + Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille. + Xantus baisse la tête et répond par ces mots: + Achille, vous serez content de vos chevaux: + Ils vont aller au gré de votre impatience; + Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance. + Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler, + Et d'Achille aussitôt le char semble voler. + Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie + Soudain font retentir le rivage de Troie. + Ce prince, revêtu des armes de Vulcain, + Paraît plus éclatant que l'astre du matin, + Ou tel que le soleil commençant sa carrière + S'élève pour donner au monde la lumière, + Ou brillant comme un feu que les villageois font + Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont. + + [1] _Hom. Lib. XIX._ + +«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer +un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de +ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées +sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de +cette comparaison: _Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..._ +Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du +véritable, vous en devez être enchanté.--Je le suis sans doute, a +répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau, +et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre +tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui +s'approchaient du corps de Patrocle.--Ne pensez pas vous en moquer, a +répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer: +cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me +fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole. + +«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon +coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je +m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un +jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les +jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans +vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de +Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte +favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut +obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que +sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à +la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.» + +«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son +sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais +bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne +peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique, +qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour +emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que +l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des +amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je +composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs +qu'elle. + +«--Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation +de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...--Je me +défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur +comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien +pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la +plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté +d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur +faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être +d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la +platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas +davantage pour décrier une bonne pièce. + +«--Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces +juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du +parterre.--Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a +répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions. +Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces +nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un +mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse, +et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès. + +«--C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le +tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont +représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies; +l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des +bagatelles, que de petites productions d'esprit...--Tout beau, monsieur +l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas +que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie +avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit +moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas +plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer. +Sachez qu'un sujet ingénieux dans les moeurs de la vie ordinaire ne +coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque. + +«--Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi +de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour +éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je +les ai méprisés jusqu'ici.--Je me soucie fort peu de vos mépris, +monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour +répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je +pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les +pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille +parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une +image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois +font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les +piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses +admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour +faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux. + +«--Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué +Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir +d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.--Je ne +suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas: +il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la +plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos +tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder +sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et +délicate. + +«--Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le +malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La +cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension +dont elle m'a bien voulu...--Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos +pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on +les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois, +ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous +prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des +poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en +France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à +faire des tragédies. + +«--Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous +avez bien de la vanité.--Pour un versificateur qui ne doit sa réputation +qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien +accroire.--Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas +chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure +vous apprendrait à respecter le cothurne.--Que cette considération ne +vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si +vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez +moi qu'ailleurs.» + +«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et +les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre. +Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, +et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils +étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français, +quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui +sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec +l'Italien séparer les combattants. + +--Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois, +les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus +importants que ceux qui ne font que des comédies.--Sans doute, répondit +Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les +héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.--Eh, +sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il +serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?--La +question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée, +et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en +déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est +pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la +dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là +qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que +le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec +l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un +caractère différent, mais d'une égale habileté. + +«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais +reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue. + + + + +CHAPITRE XV + +_Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié._ + + +«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement, +ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait +été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre +autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas +permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu +sur le sable. + +«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on +s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on +n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout, +quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême +faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses +jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il +voulût dire où son maître emmenait dona Théodora. + +«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût +avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui +restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait +reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve +de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent +dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile. + +«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils +laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures +après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils +avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun +dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à +Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent +une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne +furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau +freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils +profitèrent de l'occasion. + +«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais +cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit, +le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans +l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant +trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils +découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils +le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il +s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne +doutèrent plus que ce ne fût un corsaire. + +«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que +les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il +s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il +jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est +pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat. + +«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens +semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un +vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au +milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du +bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux. + +«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas +continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer. +Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à +crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se +rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce +cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de +demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les +chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être +qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la +douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le +maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs +barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec +quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger. + +«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment +espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire +de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens; +de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un +instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le +vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut +réglé par le sort. + +«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de +tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs +chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la +Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don +Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous +le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se +jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point +séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des +spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au +contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes +considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils +résolurent de les partager. + +«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des coeurs +impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs +regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le +partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord +avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer +de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras: +«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse +nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure +impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don +Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa +colère?--Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit +don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes +que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans +doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour +un misérable que poursuit sa justice.» + +«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment, +et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en +étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats +de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce +tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du +Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu, +cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est +point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres +peines de mon esclavage.» + +«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait +faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la +voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le +Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis. + +«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena +ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a +coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour +son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans +les jardins du harem[2]. Cette occupation, quoique pénible pour un +gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude +qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait +le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y +pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se +détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se +les retracer. + + [2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers; + il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail. + +«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il +chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour +l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par +curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit +qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos +de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris +celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de +Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un +autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs +questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la +conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes, +à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait. + +«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois +pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur +de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces +mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas +de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête. + +«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai +que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une +entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand +seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en +apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que +son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du +rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté. + +«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une +tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper. +Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point +encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage +ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je +me suis attaché à gagner son coeur par une complaisance et par des +respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une +esclave chrétienne. + +«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont +l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est +point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes +regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue +ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que +je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme +l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de +la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui +mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de +toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut +aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que +j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une +sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.» + +«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu +satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible +pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne +ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en +particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance: +des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de +vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de +mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui +avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à +recevoir son agent. + +«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord +qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec +beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui +arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et +pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour +vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez +peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui +accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.» + +«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous +l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos +ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan +qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu +auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre +compte de cet entretien.» + +«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave +sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le +regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre +avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit +le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me +séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?--Ah! don Juan, +s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?--Oui, Madame, +répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan +lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous +revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule +est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle +vous rend à mes voeux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie +que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y +êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire +ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains +d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu! + +«--Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le +temps de vous raconter...--Vous en avez tout le loisir, interrompit don +Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous +surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux +moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre +enlèvement jusqu'ici.--Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par +don Alvar que j'ai été enlevée?--Je ne le sais que trop bien, répartit +don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait +appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher +son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût +achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes: + +«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir +saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de +celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut +sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes, +en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les +voiles au vent. + +«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus +lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon +ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes +pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert +pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par +quel attachement j'ai disputé votre coeur à don Fadrique jusqu'au jour +que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une +passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon +malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je +suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien +pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre +liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends +que, dans la retraite où je vous conduis, un noeud éternel et sacré +unisse nos coeurs. + +«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me +ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à +l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder +comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il +parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me +quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit +un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât +adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir. + +«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un +enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro +Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation +ordonnait ce sacrifice à mon coeur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer +mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux: +aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque +tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira +toute notre attention. + +«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue +d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme +le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible +de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier: +_Arrive, arrive!_ Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que +de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut +très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement +que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme +des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau, +qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses +officiers. + +«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à +mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane: +Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage; +ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! +C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle +pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point +fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les voeux des +premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous +posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je +n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître, +sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne +l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui +va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail. + +«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je +redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre oeil que moi le +sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que +je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel, +et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux +chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent. +Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si +effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma +pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me +conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto. + +«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni +ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais +je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le +malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol +achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette +opinion. + +«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait +pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes +biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du +monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de +son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la +tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un +et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il +m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes +chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent +sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs +qui me sont réservés. + +«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout +contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais +qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre +encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire +l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce +jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins +d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà +peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche +de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice +nouveau.» + +«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don +Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que +vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant +épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que +vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur; +je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez. + +«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin +tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre: +avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...--Ah! +don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous +concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette +mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments +les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs, +n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey, +me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat, +peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à +toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu +me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime +qui t'offense. + +«--Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il +m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un +avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour +vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de +notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes +pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à +soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer; +secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve +moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de +plaisir à ses discours. + +«--Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche +et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit +d'une feinte si pénible?--Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce +changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner: +pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en +conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère +que l'industrie ne nous sera pas inutile. + +«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous +nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des +fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir: +dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse, +soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre +tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui +le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut +tout promettre pour ne rien accorder.--C'est assez, répartit Théodora, +je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace +m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos +soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je +tiens de vous ma liberté.» + +«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé +bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles +m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si +tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche +douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que +j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma +complaisance.--Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de +faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours +à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame +qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les voeux +des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son +pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir +longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe +Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous +dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences +attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle +n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à +peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition; +continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux +respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans +vos bras l'amour de la liberté. + +«--Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me +donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour +mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas +trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux +voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as +remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le +Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était +cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer +d'esclavage la veuve de Cifuentes. + +«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait +parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que +d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez +très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus +considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa +rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est +amoureux.--Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit +Francisque.--C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: +ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne +fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté. + +«--Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose +vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame +étaient d'humeur à bien payer ce service.--N'en doutez pas, répartit don +Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la +nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de +grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis +Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire. + +«--Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais +chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...--Que +dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier +à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion +pour...?--Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne +laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de +haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir +quelque excuse. Voici son histoire en deux mots. + +«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne +faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller +s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il +deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour +Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui +les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un +More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le +mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la +liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le +More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla +plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa +une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se +mit en tête d'écumer la mer pour son compte. + +«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec +quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla +croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il +retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit +enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises +considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une +frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la +peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite +des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses +disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il +vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où, +depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et +plusieurs esclaves qui les servent. + +«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même +patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées, +et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il +ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa +foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il +était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard +d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir, +le scandale qu'il avait causé aux chrétiens. + +«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un +homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous +prétexte d'aller au bagne[3]: je me rendrai chez lui; je lui +représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être +éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer: +qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de +sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment +nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi +passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone. + + [3] Lieu où s'assemblent les esclaves. + +«--Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance +que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce +renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais +croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le +concevez?--Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon +esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi, +Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise, +et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous +annoncer.» + +«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui +revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au +renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue +délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout +équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves, +il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il +engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie +d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera +pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera +l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une +petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le +plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et +l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de +captivité.» + +«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à +dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour +suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui +dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle +esclave: êtes-vous plus satisfait?...--J'en suis charmé, interrompit le +dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses +discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son +état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux +miens une attention obligeante. + +«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu +connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes +encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton +esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes +chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te +renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens, +en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.» + +«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit +d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir +avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave. +Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient +étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le +renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur +avaient été faites. + +«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris +de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible, +s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer +de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de +périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que +cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi? +Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui +enlevez? + +«--Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles +flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant +malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la +douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que +Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de +Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne +soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous +avoir pas vengée. + +«--Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends +le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi; +je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel +effet de la malignité des astres, mon coeur ne saurait être le prix de +ses services.» + +«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui +servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et, +faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave, +dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les +fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus +aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le +traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.» +Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut +compris que par cette dame. + +«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du +dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque +tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours +avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles +alarmes. + +«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet: +«Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en +retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai +vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette +personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le +sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que +je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans +deux jours.» + +«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît +pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey, +qui lui en demanda la cause. + +«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute +fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman +veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela +n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto, +qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la +Porte...--J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même +aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi +de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je +préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce +dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte +des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en +précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez +digne du rang où ma tendresse l'appelle. + +«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour +mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés +ridicules le lui fassent mépriser?--Non, seigneur, répartit don Juan; je +suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi +pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne +précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une +religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui +le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu +de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de +vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de +gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses +scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre +dessein.» + +«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui +proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort +judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque +impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit +jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs +après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi +auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.» + +«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui +venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât +là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat +serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de +quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que +toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner +l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous +embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur +le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que +j'aurai soin de vous fournir.» + +«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan +que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien +qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et, +pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment +d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la +fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui +descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite +elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du +jardin qui ouvrait sur la mer. + +«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance +le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces +amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur +plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui +qu'ils auraient le moins prévu. + +«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour +s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils +prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune +défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant +dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don +Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point +que je t'attaque en brave homme.» + +«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre: +et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois +d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. +«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous +venez de percer.--Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien +possible que j'eusse assassiné!...--Je vous pardonne ma mort, +interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu +par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content, +puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer +que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie. + +«--Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de +désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va +punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle +ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée +contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps +de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait +que surpris de la fureur de son ami. + +«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient +eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort +étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa +dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés +étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru; +alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans +sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne +savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se +contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le +rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils +n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit +qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures +n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son +vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il +n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment. + +«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter, +le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent +dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants, +encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur +vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les +voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la +faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer +la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto. + +«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manoeuvre un esclave +français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à +dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses +remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La +veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper +don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir +elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé +son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme +qu'elle aimait. + +«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois +personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer, +quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona +Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les +mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les +deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de +profonds soupirs. + +«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste, +don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes: +«Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous +voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais +il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous +chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le +coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de +votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin +d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle +sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où +était le Tolédan. + +«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies. +Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce +que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et +n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua +l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui +tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il; +j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne +mourrai point chargé de votre haine.» + +«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes +en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa +de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait +toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un +transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est +peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au +soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre +heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion +et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à +don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.» + +«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en +parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie: +elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie +supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de +sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier +appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur +deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona +Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible. + +«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin +de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que +le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à +dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre. +Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique, +il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui +se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à +représenter. + +«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de +violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux +pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour +m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate, +ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater; +je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié +m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma +mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de +pitié. + +«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de +ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette +nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami +et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre +don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps +qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste +éclaircissement. + +«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où +j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous +attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre +auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter +mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent +comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des +Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je +m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur +don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il +peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que +j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens, +qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera. + +«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que +fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y +trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à +qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait +autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le +priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché, +me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger +cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.--Et +comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se +nommait Théodora. + +«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au +renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein +qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il +fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro +Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au +renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.--Vous serez +bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet +que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre +histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous +n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et +après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec +nous à Valence conduire dona Théodora.» + +«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai +de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé +Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter +s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le +renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant +une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui +nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient +sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.» + +«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au +malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais +frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces +au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera +point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora. + +«--Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon +affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même +j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre +amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre +entretien.--C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite +pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure, +que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro +Ponce.--Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour +qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit. + +«--Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en +sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et +l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle +que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur. +Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la +jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan; +souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé +que vous.» + +«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient +leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal, +poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort +m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me +pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule +devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au +ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt +l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta. + +«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie: +il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et +le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est +effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour +détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant, +qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin +l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il +reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets +insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment. + +«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne, +avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le +corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui +témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de +la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant +toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage: +comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir +les côtes d'Espagne. + +«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le +vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son +parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à +Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona +Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses +parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit +une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu. + +«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de +Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du +malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en +faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent +attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet +état. + +«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher +à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler +sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était +arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles +larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses +parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la +félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de +la tyrannie de Mezomorto. + +«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de +don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y +fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don +Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en +retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu. + +«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de +Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se +retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à +Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore +aujourd'hui fort commodément. + +«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel +était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il +avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce +qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant +plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner +le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela. + +«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de +qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don +Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission +des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en +demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une +année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié. + +«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour +Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de +l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie +que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était +toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et +le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son +esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les +charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu +à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et +content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se +blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu +sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous +voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir, +pourra le suivre bientôt.» + + + + +CHAPITRE XVI + +_Des songes._ + + +Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui +dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir +deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que +l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui +puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant +aimé. + +--Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu, +et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point. +J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent +pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont +amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se +met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait +la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses +les unes des autres pour être capables d'amitié. + +--L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un +peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous +allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour: +j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de +personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les +divers songes qu'elles peuvent faire.--Très volontiers, répartit le +démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter. + +--Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien +ridicules.--Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre +Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du +jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme +est dégagée des vapeurs des aliments?--Pour moi, répliqua don Cléofas, +quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.--Vous +avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les +croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité. +L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne +méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui +en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit +qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille +autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les +passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse. + +«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous +voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant. +Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice, +et qu'il se rend à la voix de cette sirène. + +«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le +jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en +gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents +pistoles, moyennant un très-honnête profit. + +«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même +caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il +rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et +son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à +mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces +songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?--Non, ma foi, répondit don +Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir +qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et +conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit +pas être un cavalier du commun.--C'est un gentilhomme de province, +répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme +en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui +cède le pas dans une cérémonie publique. + +«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des +songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui +défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades; +et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil +à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.--Je +souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et +qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un +lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a +condamné.--J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce +cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà +fait exécuter la sienne. + +--Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les +yeux en se levant avec précipitation?--C'est un homme de qualité qui +sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant +vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait +de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est +pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de +condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont +elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une +aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à +ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si +pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus +favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature +pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu. + +«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le +domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre +où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits +jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour +l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari +chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux. + +--J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que +c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant +à la demeure du procureur.--Justement, répondit Asmodée; c'est un +chanoine qui rêve qu'il dit son _benedicite_. + +«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise +fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce +marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui +apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent +qu'il est sur le point de faire banqueroute.--Ces deux songes, dit +l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même +porte.--Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr, +est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne. + +«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux +libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès. +En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante +pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en +fait une seconde édition sans l'en avertir. + +--Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander +par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et +entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un +scrupule de tromper les auteurs.--Rien n'est plus véritable, reprit le +boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne +sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée +il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver. + +«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba +sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des +convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces +jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la +vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre +libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une +emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le +troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec +vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait +aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa +poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se +trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée _le Juif +errant_, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même +ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément. + +«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant +timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute +des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il +lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous +êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre +les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs +paroles: je veux des actions.--Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous +de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon +amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?--Hé non! don Nicaise, +non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il +s'est réveillé. + +--Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans +ce lit brun se débat comme un possédé.--C'est, répondit le boiteux, un +habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il +rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit +docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin. +Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure, +nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour +demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup +d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le +gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit +mériter une vice-royauté. + +«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui +rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte, +songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère +résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la +garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat +éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le +prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure +court après l'exorde de son discours.--Il n'est pas impossible, dit don +Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.--Non vraiment, répondit le +diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur +en pareille occasion. + +«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder +dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?--J'aperçois, dit Léandro +Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une +étrille à la main.--Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui +dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en +dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine +dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier +lui-même le croit comme les autres. + +«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux +chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est +tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à +l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie +son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une +mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute +l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa +mort.--Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien +extraordinaire.--Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque +chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il +était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les +victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en +l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en +pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après +quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir, +où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y +avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de +s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous +les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta +place auprès de nous.» + +--Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir +l'imagination blessée.--En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est +couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit +délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est +une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que +son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle +voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la +gloire de lui plaire. + +--Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière +nous.--Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui +rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui +n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec +une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir. + +«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme +un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il +possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus +il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un +grand coffre.--Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps +de son trésor.--A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai +riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses. + +«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont +voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à +la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les +donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le +profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des +chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut +plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié. + +--Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y +avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils +seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.--Pas trop, répondit le +diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui +chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net. + +--Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en +soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un +superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de +laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.--C'est une +femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant, +et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne +mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne +pourrait fermer l'oeil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les +Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet +instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter +est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme +d'un grand page des mieux bâtis. + +«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus +plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la +douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux, +qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il +y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi +dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il +s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme. +Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il +se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour +décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il +entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien, +après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter +et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort +commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe +céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres +dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une +apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le +vieux comédien en une figure de décoration.» + +Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant: +«Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour: +j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la +populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons +des huées qui ne finiront pas si tôt. + +--On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir +que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que +sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour +cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais +former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra +percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai +vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une +fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de +l'écolier. + +«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas +réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la +nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez +vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là, +je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours +de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous +sur nouveaux frais.--Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point +las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir +de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà +levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles +faire de si grand matin?--Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le +démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau +des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent +pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est +possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort. + + + + +CHAPITRE XVII + +_Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies._ + + +Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue. +Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en +communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire +la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de +pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller +jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront +pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent +pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons +savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les +coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour. + +«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui +qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et +semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va +tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air +décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un +daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent, +dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de +cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art +de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes +accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage +pour lui apporter un maravedi. + +«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper +l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique +Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps. +J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour +aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette +nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches +l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire! + +--Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme +chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec +précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.--Oui, +certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court +à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une +comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien +embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui +s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre +ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un +Amphitryon qui sont auteurs du parti. + +«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que +c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux +des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le +divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va +gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous +cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère +sévère et vigilante. + +«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume +d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son +oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette +maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose +à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez +sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit +la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier +_hidalgo_ qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le +fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le +gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en +tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous +les meubles. + +«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps +de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre +de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur +en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt +maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un +équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la +frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son +particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par +ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à +des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher +un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après +quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront +convenus.--Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.--Hé mais! +répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement +deviennent avares ou prodigues: c'est la règle. + +--Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa +toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.--Ah! +vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre +attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son +douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec +elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve. + +«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a +promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois +mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents, +qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec +l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié +de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa +maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda +la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions +qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais +ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se +séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre. + +«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il +s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la +conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris +une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment +donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des +billets doux qu'on vous envoie?--Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous +voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser +en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier +a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré, +il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il +lui jure de nouveau une éternelle fidélité. + +«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe +au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire +pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.--Ce personnage, dit +l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.--Il est +certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a +des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le +Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine +dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il +demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à +jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son +registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire +quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il +mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène: +«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des +oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux +grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le +faire ramper sous un autre homme.» + +«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs; +ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était +pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux. +Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il +éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné +presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé +de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins +honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que +chez les grands seigneurs. + +«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez +accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures +maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon +de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant +des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et +princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des +réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils +ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est +resté fidèle: c'est son chien. + +--Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient +cet équipage que je vois arrêté devant une maison.--C'est, répondit le +démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans +cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de +race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir +qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa +cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de +menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de +prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce +matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit +plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un +si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, +pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien +qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans +une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence. + +«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa +maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a +trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son +rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la +consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de +la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne, +qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial. + +--Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà +un cavalier qui entre chez un traiteur.--Ce cavalier, reprit Asmodée, +est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument +passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour +critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a +point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur +pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre +comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon +qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie. + +«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent +dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se +méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement +que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et +l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides. + +--Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette +église? dit Zambullo.--C'est, répondit le boiteux, un personnage digne +d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un +notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse +de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent, +reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le +voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes. +On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent +qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une +riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.--Vous +savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.--Oh! pour cela oui, +répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère. + +«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant +dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut +une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or +qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le +religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de +juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le +parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la +pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à +Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses +pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui +lui donne un beau rang dans la société civile. + + + + +CHAPITRE XVIII + +_Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas._ + + +Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un +trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un +médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il +passera toute la journée à jouer aux échecs. + +«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point, +et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas +les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez +une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait +semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de +valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui +apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de +qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve +prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur +le point de gagner la partie. + +«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je +ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes +qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y +découvrez-vous?--J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit +l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont +déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine +voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent. + +--Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits +des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont +quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi +dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par +leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles +attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent +charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait +faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les +rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher. + +--Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que +je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.--Vous +l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y +conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.--Vous ne +pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je +m'en fais par avance un grand plaisir.» + +Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le +palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des +manoeuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était +un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est +la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez; +cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera +digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus. + +--Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces +deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.--Les voici, reprit le démon; +préparez-vous à les admirer. + + Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas, + Momus ubi fatuos vendidit ante sales! + +«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.--Je +n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas +bien ce que signifient ces _fatuos sales_.--Vous ignorez donc, répartit +le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des +denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la +jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient +représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades, +et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser +jusqu'aux _prétérits_ et aux _supins_.--Oh! ne m'en dites pas davantage, +interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de +collége. L'inscription me paraît admirable.» + +A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du +roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A +mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le +nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du +doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de +la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est +don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le +comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il +faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque +trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon. + +«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous +écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous +l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un +homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un +quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui +avez dit. + +«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la +cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses +pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de +caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye +pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services +qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il +laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir +bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.» + +Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les +mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une +salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et +particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de +chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!--Je vous en +réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être +chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire, +comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille +écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien +mêlée. + +«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.--Parlez +plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.--Non, non, +répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet +pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui +revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le +voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions +prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par +lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je +doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au +premier ministre. + +--Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros +et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par +l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche +seigneur.--Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un +_hidalgo_ des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la +protection d'un grand. + +«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse +observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la +première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils +parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais +vous en faire le détail. + +«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de +Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux +auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies +et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette +production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils +présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme +contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole. + +«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois +commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en +était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il +était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a +décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des +académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne +composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver +la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être +remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première +qualité. + +--Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en +riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à +craindre.--Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de +cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont +pas tous de l'académie de Tolède.» + +Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de +velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié. +«C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde +espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux, +pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit +hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce +bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui +était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps. + +«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don +André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais +nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des +meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas +riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il +pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon +l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit +qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les +communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui +travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De +mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille +pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il +accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent +qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit +depuis ce temps-là. + +«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table +où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du +roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce +jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non, +Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.» + +L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus +plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un +courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce +seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui +demander.--Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la +peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un +honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs +de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en +réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce +seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie +très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui +s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre +service. + +«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne, +lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est +devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres. +Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand, +et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et +l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un +autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules +et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et +paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait +marchandé et trouvé trop cher.--Quelle insolence! dit Léandro; un Turc +qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de +le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de +fortune.--J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de +penser comme un Turc. + +«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en +faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle +un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, +après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols? +il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui. + +«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur +un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range +pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala, +grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé +cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration. + +--Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.--Il +serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le +prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui +n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter +un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un +commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont +l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son +autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé, +il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi +n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre +que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui +règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin +d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois. + +--Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais +curieux de l'entendre parler au roi.--Je suis bien mortifié, répondit le +diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau +désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de +m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de +Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois +esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux +autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je +pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait, +je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables +m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre +nous, je ne serais pas le plus fort. + +--Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce +palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos +confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie, +je crois que vous n'en seriez guère mieux.--Non, sans doute, répondit +Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les +leurs. + +«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas +entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un +plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles, +il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de +la Merci. + + + + +CHAPITRE XIX + +_Des Captifs._ + + +Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la +porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de +l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie +assemble ici tout ce peuple?--C'est, répondit le démon, une cérémonie +que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en +temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver +dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption +les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se +remplir de spectateurs. + +--Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort +curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre +Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas +tant m'en faire fête.--Je vous connais trop bien, répartit le diable, +pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que +d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant +considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables +qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver +quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne +serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.--Oh! pour cela non, +reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez +un vrai plaisir de tenir votre promesse.» + +Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à +coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui +marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs +habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez +grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux +les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire, +comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait +l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête; +les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit +cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout +l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait +les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe +grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse +espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de +chrétiens dans leur patrie. + +«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir +recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point +de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre +que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des +événements plus cruels pour eux que l'esclavage. + +«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier +cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir +été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles +de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq +enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de +laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre +lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé +de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère +sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé +par leur mauvaise conduite. + +--J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son +air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.--Le captif +que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa +délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de +mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien +agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui +remarquez. + +«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté: +une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause. +Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en +Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant +qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été +inébranlable.--Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.--Dix-huit +mois, répondit Asmodée.--Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois +que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance +de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.--C'est +ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su +qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant. + +«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit +immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse +barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien +pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse +le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter. + +«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque +son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon, +mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant +fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont +l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité. +Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit +ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea +rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé +favorablement de dona Hipolita, soeur d'un petit gentilhomme qui avait +sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello. + +«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice, +qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le +lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était +bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le +fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup +d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son +frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en +Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse. + +«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il +appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une +masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses +facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la +peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et, +de plus, il y avait une femme maure auprès de sa soeur. + +«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le +bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout +pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il +conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la +semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de +sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les +profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre +par un regard. Sa soeur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité +de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa +beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand +viendrait la demander en mariage. + +«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le +savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il +prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit +avec tant d'adresse, que le frère et la soeur enfin trouvèrent bon qu'il +eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne +connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous +les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre +lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité +trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il +un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre +en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette +obligation-là.» + +«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était +mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea +volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains +qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa +chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf +d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume +verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il +était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La +belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée. +C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés, +sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne +pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user +ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur +d'être en commerce avec un gentilhomme. + +«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté +qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement, +qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui +pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle. +Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui +firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme +riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à +lait. Xaral et sa soeur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses +que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent +que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et +des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur +déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les +jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés +d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui +flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage. + +«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don +Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère; +et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le +dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le +superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et +dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le +mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque +indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans +témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se +déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter +là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents. + +«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une +diète composée de quelques _hidalgos_ de son voisinage, lesquels étaient +de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la +_Hidalguia_. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils +étaient d'avis qu'il accordât sa soeur à Fabricio, mais pour délibérer +de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la +bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de +la qualité d'Hipolite. + +«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice +et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles +s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les +uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier +l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux +hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le +résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que, +pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont +il aurait sujet de se souvenir longtemps. + +«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida +qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et +que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que +don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une +nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit +par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette +soubrette, qu'on lui ferait épouser par force. + +«La soeur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie; +il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure +la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais +cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de +pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière +Hipolite. + +«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre oeil; elle trouva +l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il +avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son +affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement +que cette passion est capable de produire: cette même fille qui +s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un +instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après +les avoir envisagées comme une ignominie. + +«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir +le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète +intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer +quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque +soupçon de ce qui se passait: sa soeur lui devint suspecte; il observa, +et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux +intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement +deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à +crier: _Vengeance, don Thomas! vengeance!_ Xaral, qui n'avait pas besoin +d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit, +avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire +de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur; +ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il +leur marqua. + +«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha +dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut; +puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt +que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y +venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile +de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour +s'entretenir. + +«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir +des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que +répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils +furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour +les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois +courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en +défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se +battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant +toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et +de se sauver. + +«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément +déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et +lui plongea son épée dans le coeur; et ses deux parents, très-mortifiés +du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs +blessures. + +«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous +les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de +quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à +l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait +esclave en voyageant sur mer. + +--Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don +Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait +l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous +aie interrompu pour vous en demander la cause.--Vous n'y perdrez rien, +répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de +savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de +famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un +patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave, +qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant +douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât +chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce +temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut +l'en consoler. + +--Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui +est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de +Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de +captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de +Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une +fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux +que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans +son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.--Quelle +satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir +son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et +tranquilles! + +--Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de +sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace. +L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie: +au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner +pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire +concierge d'une de ses terres. + +«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre +qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit +médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les +Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le +garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères +de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont +ramené qu'à regret en Espagne. + +«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous +plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de +drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger +pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.--Et qui est ce +pauvre captif? dit Zambullo.--C'est un cordelier de Navarre, répondit le +démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un +misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent +esclaves chrétiens de prendre le turban. + +--Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je +suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un +barbare.--Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir, +répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze +années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé +tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des +tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues. + +--Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien +tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma +curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.--Vous me +prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous +voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel +devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté +de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des +captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures +méritent de vous être racontées.» + +L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de +tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le +diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant. + + + + +CHAPITRE XX + +_De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant, +il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce +démon don Cléofas et lui furent séparés._ + + +Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille, +après avoir partagé avec un frère et une soeur la modique succession que +leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour +Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de +l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait +alors dans sa vingt-troisième année. + +«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine +à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville. +Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui +serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je +dis don Pablos, parce qu'il avait pris le _Don_, pour être en droit de +vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu +l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et +il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui +manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit +qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put +le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource. + +«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent +de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il +assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change +de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si +vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire +emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de +Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit: +«Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un +alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la +main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.» + +«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de +ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il +quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la +campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à +ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus +sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes +leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit +sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage. + +«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte +de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles +réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta +toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il +se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura +surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent +un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les +fumées du vin. + +«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les +unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant +d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à +se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut +discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première +peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, +le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au +pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir +fait le tour deux ou trois fois.» + +Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit: +«Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu +de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en +peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à +propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je +n'abuserai point de votre patience. + +«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage +dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se +mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où +il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit +proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec +une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en +transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre +de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y +eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais +quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce +travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles +de la terre. + +«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et, +persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois +avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de +l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le +ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha +légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir +fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour +il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la +vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il +avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce +frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre +un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour +comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante. + +«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à +ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra +ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à +Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui +préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce +jour-là même, à Salamanque. + +«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant, +que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa +fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant +point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en +envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir +précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier +qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une +situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il +ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient +eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis +longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher +ses revenus. + +«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain, +tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes +amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il +avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils +recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à +ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il +avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre +son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la +science des lois, et l'étude devint son unique occupation. + +«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des +doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il +faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui +en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour, +si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant +sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant +patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après. + +«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé +Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de +pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il +s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre +homme à la mendicité. + +«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa +conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa +où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il +y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il +d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident +qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns +les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un +petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste +aventure. + +«--Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux +mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant +qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux +cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que +de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les +porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que +j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un +déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par +ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais, +hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a +cruellement été ravie.» + +«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son +affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut +attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes +les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles +ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement +sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on? +Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne +manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à +vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette +espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui +donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de +buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir +parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout +confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions +qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses; +on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs. + +«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don +Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon +accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages +qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me +serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit +et ma bourse. + +«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce +que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui +sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur +inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus +que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où +il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette +somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en +recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la +vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son +but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa +réputation avec sa conscience. + +«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de +l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête +faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il +regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un +cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement. + +«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère +mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux +jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre +à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma +condition dans ce pays-ci, et le coeur me dit que je serai plus heureux +au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant +vous cent écus seulement. + +«--Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo; +j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie +aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle +Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir, +qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à +partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut +soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait +que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en +profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que +dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en +l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés. + +«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par +là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais, +considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à +Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à +l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès, +tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint +le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son +recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une +profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les +vertus d'un homme de bien. + +«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de +Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie. +Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme, +il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le +fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a +d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes +pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en +servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à +cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui +opéra plus que tout le reste. + +«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla +remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de +votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en +donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et +y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à +l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous +pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune +Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre +Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si +grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste +d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, +le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui +disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession; +employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai +point.» + +«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de +temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en +pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.--«Seigneur, répondit +le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le +coeur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est +actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient +d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont +racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans +l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et +s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le +libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa +patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes! +Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la +justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me +laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.» + +«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut +touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon +enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos +fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce +qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa +délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux +qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant +en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra +plus de son mauvais sort.» + +«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout +consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant +arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent +pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites: +_Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un +pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à +Alger._ Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à +Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont +racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air +tranquille. + +--Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère +de reste à ce bourgeois.--Don Pablos pense autrement que vous, répondit +Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de +sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il +a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a +dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre +bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent +que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous +rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour +parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous +appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le +diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un +frisson et il changea de visage. + +«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous +agite et vous coupe subitement la parole?--Ah! seigneur Léandro, s'écria +le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui +me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne +suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations +si fortes, que je n'y pourrai résister.--Que j'en suis mortifié! dit don +Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons +nous séparer pour jamais.--Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le +magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de +lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me +remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que +je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à +personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez +l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que +vous ne me reverriez plus. + +«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il, +c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle +Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de +Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage; +ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde! +ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est +effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je +ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir, +cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et +disparut après l'avoir transporté dans son appartement. + + + + +CHAPITRE XXI ET DERNIER + +_De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de +lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le +finir._ + + +Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué +d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de +mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos. +Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à +s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui +doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où +il passa la journée et la nuit suivante. + +Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don +Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en +criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au +bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous +êtes couché depuis hier matin?--Cela n'est pas possible! répondit +Léandro.--Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux +fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont +assuré.» + +L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son +aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne +pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il +ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en +être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don +Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand +ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre +presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que +vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette +malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?» + +Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite: +«Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage +considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous +apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est +belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de +flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que +néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point +encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On +élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour +prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme, +il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.» + +Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre +intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un +prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres, +il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord +occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher +Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et +j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans +doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est +peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il +peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende +incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il +prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de +voir la belle Séraphine. + +Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras +ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je +commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après +les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à +s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui +témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!» + +Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit +au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans +l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne +suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez +être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans +une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous +plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En +parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à +l'appartement de Séraphine. + +Cette dame venait de faire la _sieste_: «Ma fille, lui dit son père, je +viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé +la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a +fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le +permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose, +adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui +charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot; +mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer +sous silence que de le défigurer. + +Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité; +qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut +aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder +comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré +tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau +prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait +charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir. + +Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage, +c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble, +ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, +sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son +beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des +discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression +qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui; +de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour +et fort peu d'espérance. + +«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût +été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était +dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait +d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous +ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne +savez pas mieux le présent que l'avenir.» + +Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la +passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait +vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se +reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût +trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta +qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice. + +Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant +envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il +est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous +n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à +ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine +soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je +l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance. +Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé +pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui +m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc +une chose résolue, vous épouserez ma fille.» + +Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait +avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si +grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé. +«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où +vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre +elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un +grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque +tache que j'ignore? + +--Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le +ciel a mise entre nous.--Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous +si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi, +don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son +intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.--Si j'avais une maîtresse +à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute +ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette +raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de +délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me +proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous +détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine. + +--Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui +l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous +qui avez fait une action si hardie?--Non, Seigneur, répondit Zambullo: +tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre +que c'est un diable qui a sauvé votre fille.» + +Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas +les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus +clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée, +raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le +vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que +vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma +fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le +diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas +manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours +de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la +moitié de mon bien.» + +Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux +pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après, +ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du +seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre +écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté +qu'il avait procurées au diable boiteux. + + +FIN DU DIABLE BOITEUX. + + + + +APPENDICE AU DIABLE BOITEUX + + +I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726. + +_Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre +démon:_ + +Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons +d'examiner ce qui se passe en cette ville.--J'y consens, reprit le +diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson +passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il +vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles +sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son +mari pour les mettre en chant. + +_Même chapitre, après l'article du souffleur:_ + +Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la +maison voisine?--Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable; +et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus +grands seigneurs de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies et +amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité +les courent. (_La suite à peu près comme dans l'histoire des trois +Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition._) + +_Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117 +de notre édition):_ + +Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?--Ce +sont deux soeurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent +depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements +qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet +entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu +voir d'aujourd'hui leurs amants. + +_Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre +édition):_ + +Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me +semble, un autre.--Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a +quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le +maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été +représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation +a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est +bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir +tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes. + +_Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné +un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):_ + +Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un +licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier +brusquement sa servante. + +_Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):_ + +Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de +religieuses. + +_Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):_ + +Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui +s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs +affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le +premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées. +L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec +une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination, +peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le +bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. +Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par +inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par +intérêt le poursuit par inclination. + +_Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I, +p. 153):_ + +Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui +certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se +promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la +tête embarrassée.--Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est +un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est +donné la peine de traduire le _Misanthrope_, l'une des meilleures +comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter +aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les +Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait +dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit. + +--Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne +ce malheureux sort?--C'est, répondit le diable, que les Espagnols +n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent +que des comédies de caractère.--Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si +l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y +réussiraient pas.--Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont +capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette +dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus +composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe. +Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir +tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur +satirique. Enfin, le goût des nations est différent.--Mais quelle sorte +de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce +d'intrigue ou de caractère?--C'est une chose fort problématique, +répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni +les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en +sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce +qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres. + +_Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p. +101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:_ + +Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et +principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en +trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un +chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui +disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a +quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours +tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés +des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la +Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je +me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à +rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire, +tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont +en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille +ni ma jeunesse.--Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le +chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes. +Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.» + +_Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):_ + +Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la +nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé +un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa +grand'mère.--Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas, +quel est le genre de sa folie?--Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, +c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et +d'un gros commis de la douane. + +_Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence +ainsi:_ + +La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un +jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse +somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse +pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un +verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a +perdu l'esprit. + +_Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:_ + +La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une +croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle +en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête +a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait +médité la ruine.--Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames, +il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être +pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de +joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique +héritière. + +_Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T. +I, p. 196):_ + +Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne +sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours +aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un +quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce +qu'il leur a dit. + +_Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses +oeuvres de jeunesse (T. I, p. 200):_ + +Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs +que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de +sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des +tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à +son voisin: c'est un homme...--Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec +précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et +vous me le montrez avec des fous.--Ah! il est vrai, reprit le diable; +j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les +endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à +ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même +toute la douceur. + +_Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir +son inventaire (T. I, p. 201):_ + +Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre +d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il +se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que +son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il +disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un +homme si raisonnable. + +_Et quelques lignes plus loin:_ + +Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous +parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un +homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes +les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original, +et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou +Calderon. + +_Le chapitre XII, _Des Tombeaux_, débute par plusieurs histoires +supprimées en 1726:_ + +Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite +renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas +remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui +s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort +deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le +quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique. +Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir +pris des remèdes rafraîchissants. + +_Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:_ + +Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que +la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme +d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue +étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une +duchesse. (V. t. I, p. 175.) + +_Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I, +p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après +quoi on lit:_ + +Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons +de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie +pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans +le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par +précaution. + +_Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite +à une dame:_ + +Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il +voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu. + +_Après l'histoire de la vestale morte en couches:_ + +Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie +au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation +d'une pièce d'un de ses amis. + +_Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la +jalousie des femmes, on trouve:_ + +A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une +femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos +jours!--Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on +enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à +celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux +empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si +triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir, +l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, +aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle +à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir +de deux jours.» + +_L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée +ainsi:_ + +C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle +fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de +Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se +présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs. + +_Après l'histoire du vicomte Aragonais:_ + +Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un +jeune homme qui rit en dormant.--Vous ne vous trompez pas, répartit le +diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve +qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je +remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien +mortifiants. + +Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un +marquis dont il commence à souffler le patrimoine. + +_Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un +courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:_ + +Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il +rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec +deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris +garde et l'ont fait tomber de haut en bas. + +_Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:_ + +Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des +duretés à un auteur qui lui fait des compliments. + +Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je +ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de +la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais +poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant. + +_Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:_ + +Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa +femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux +en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit +une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un +marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au +même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit. + +_Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement +après vient le dénouement:_ + +Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui +l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur +don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait +en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me +menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit. +Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre +appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» +En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses +yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre. + + +II. _Dédicace de la première édition._ + +AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA. + +Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est +pas moins de vous que de moi. Votre _Diablo Cojuelo_ m'en a fourni le +titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de +l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien +ne pourrait pas justement vous la disputer. + +Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de +ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que +me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation. + +Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre _Cojuelo_. Je le crois +digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a +fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je +conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et +vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs; +mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat +en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la +justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis +donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau +livre sur le même fonds. + +C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda. +Je n'ai pas traduit plus fidèlement son _D. Quichotte_ que votre +_Cojuelo_. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des +écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque +réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on +me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli. + +J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre +_Cojuelo_ tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos +Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le +rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de +succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il +n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de +vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous +n'auriez jamais été connu. + + +III. _Dédicace de 1726._ + +AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA. + +C'est à vous, _seigneur de Guevara_, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa +nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien +ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà +déclaré et je déclare encore publiquement que votre _Diablo Cojuelo_ +m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de +l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si +quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le +disputer. + +J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans +le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y +en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma +nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire +d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou, +pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan. + +Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en +France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux +l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à +Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est +vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et +qu'elle y est devenue un ouvrage original. + +J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore, +_Seigneur Louis Velez_; mais, pour la rendre plus digne de revoir le +jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour +ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y +fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter +quelque changement. + +Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté +d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une +source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser. +J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui +veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de +place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer +pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en +petit un tableau des moeurs du siècle. + +Après avoir reconnu, _Seigneur de Guevara_, que votre Diable a toujours +hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma +conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco +Santos, auteur du livre intitulé: _Dia y noche de Madrid_. Quoique le +larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait, +afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs +qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les +armoiries. + +Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition +qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique +l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux +pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût. + + +IV. TABLE ANALYTIQUE. + +_La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, _El +Diablo cojuelo_; la lettre B, l'édition originale du _Diable boiteux_._ + +_L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726._ + + +TOME I + +CHAPITRE I. _Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel +hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, +tranco I; B, chap. I.)_ + +On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa +et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (_Dans +Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame, +qui veut se faire épouser._)--Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il +se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. +2.--Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient +enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles +sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.--Promesses +que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7. + +CHAPITRE II. _Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap. +II.), 11._ + +Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (_Ceci est autrement expliqué dans +Guevara_).--Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment +celui-ci s'est attiré sa haine, 13. + +CHAPITRE III. _Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier, +et des premières choses qu'il lui fit voir, 16._ + +Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de +lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits +des maisons (A, tranco I, 16).--L'avare et ses héritiers, 18.--La +vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.--Le vieux galant, 19 (A, +tr. II).--La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).--Le concert +ridicule, 19 (B, ch. XVI).--Le seigneur aux billets doux, 20.--Doña +Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).--Le vieux qui va au sabbat, 21 +(A, tr. II).--Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses +confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).--Le souffleur, 22 (A, +II).--L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.--Le prélat qui tousse, +23.--Le poëte tragique, 23.--* L'épître dédicatoire, 25.--Les voleurs +chez le banquier, 25 (A, II).--Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A, +II).--Le greffier et son démon, 26.--Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. +VI).--* Le bachelier Donoso, 27.--* L'amoureux transi, 28.--Le contador +qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).--* La veuve et les deux +conseillers, 29.--* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.--Le chanoine +frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).--Les deux frères morts de la même +maladie, 31, (B, ch. VI).--Le charivari, 32 (B, ch. VI).--* Le trio +ridicule, 32.--* Les trois Galiciennes, 33. + +CHAPITRE IV. _Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de +Cespedes, 34._ + +La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI). + +CHAPITRE V. _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B, +chap. V), 70._ + +CHAPITRE VI. _Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle +manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99._ + +Le grand seigneur endetté, 99.--* Le président qui va chez l'Asturienne, +100.--Le compilateur, 100.--Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. +IX).--L'impression clandestine, 103.--L'inquisiteur malade, 104 (B, ch. +IV).--Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII). + +CHAPITRE VII. _Des prisonniers (B, chap. VIII), 109._ + +Le cabaretier empoisonneur, 110.--L'assassin de profession, 110.--Le +maître à danser, 111.--L'amoureux arrêté comme voleur, 111.--La feinte +sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.--Le valet de chambre +accusé de viol, 118.--L'écuyer de la duchesse, 119.--Le chirurgien qui a +saigné sa femme, 120.--* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.--* +Domingo et le maître d'hôtel, 122.--* Le Castillan qui a souffleté son +père, 137--* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.--Les vingt +ou trente filous, 138. + +CHAPITRE VIII. _Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui +révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX), +136._ + +Le capitaine et l'usurier, 139.--Les deux filles qui ont perdu leur +père, 142.--L'aventurière aragonaise, 143.--Le cavalier qui a écrit des +lettres, 143.--* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme, +145.--La comtesse qui lit Hippocrate, 153.--* Le mendiant manchot, +154.--* Le poëte et le peintre, 155.--Le banquier et son père le +savetier, 156. + +CHAPITRE IX. _Des fous enfermés (B, chap. X), 161._ + +Le nouvelliste castillan, 161.--* Le licencié qui se croit archevêque, +161.--* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.--Le grammairien, 162 (A, +tr. III).--Le marchand ruiné, 162.--Le capitaine Zanubio, 162.--* Le +mari fou de la mort de sa femme, 170.--Le portier enrichi, +171.--L'amoureux fou, 171.--Sa chanson, 172.--Chanson française, 172.--* +L'envieux, 173.--* Le vieux secrétaire, 173.--Le Mécène ruiné, 174.--La +femme du corrégidor, 175.--La femme du conseiller, 175.--La bourgeoise +qui voulait épouser un grand seigneur, 175.--* Doña Béatrix et Doña +Mencia, 175.--* L'ayeule de l'avocat, 177.--* La vieille folle de +regret, 177.--* Doña Emerenciana, 178. + +CHAPITRE X. _Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195._ + +Le mari de l'aventurière, 195.--L'homme aisé qui se fait domestique, 195 +(A, tr. III).--La veuve du jurisconsulte, 196.--Les deux filles de +cinquante ans, 196.--Les femmes qui se rajeunissent, 196.--* Prudent +emploi de l'argent, 199.--Le peintre de portraits, 199.--La veuve et son +testament, 200.--Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.--La +coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.--Le chanoine qui +achète pour enrichir son inventaire, 201.--* Le courtisan par vanité, +202.--* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.--* L'amoureux de la +pantoufle, 203.--* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de +louage, 204.--* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager +ses mules, 204.--* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses +d'autrefois, 205.--* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.--* La vieille +veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.--* Le vieux garçon qui +épouse sa blanchisseuse, 206.--Le comte, son frère et le bel esprit, +207.--* L'amateur de fleurs, 207.--* L'histrion modeste, 207.--* Le +chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.--* Portraits vivants de +Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.--* La sérénade, 208. + +* CHAPITRE XI. _De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette +occasion par amitié pour Don Cléofas, 213._ + +CHAPITRE XII. _Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218._ + +L'officier trompé par sa femme, 219.--Jeune cavalier tué par un taureau, +219.--Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.--* Le courtisan +assidu, 219.--* L'ambassadeur ruiné, 220.--* Le négociant et son +épitaphe, 220.--* Le grand sommelier, 221.--* La duchesse qui change de +directeur, 221.--Le vieux mari et sa jeune femme. 223.--* Le premier +ministre, 224.--* La belle bourgeoise, 224.--* Le tombeau d'un auteur de +comédies, 225. + +* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.--L'Allemand qui +mettait du tabac dans son vin, 228.--Le Français qui offrait l'eau +bénite aux dames, 228.--* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et +l'autre de débauche, 229.--La vestale morte en couches, 229. + +* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses +trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux +religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, +229 à 234. + + +TOME II + +CHAPITRE XIII. _La force de l'amitié, histoire, 5._ + +CHAPITRE XIV. _Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique, +47._ + +CHAPITRE XV. _Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59._ + +CHAPITRE XVI. _Des songes, 109._ + +Le comte galant et libéral, 111.--La comtesse joueuse, 111.--Le marquis +et son intendant, 111.--Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).--Les deux +frères médecins, 112.--Le courtisan regardé de travers, 112.--La jeune +dame qui allait succomber, 113.--Le procureur et sa femme, 113.--Le gros +chanoine, 114.--Le marchand de soie et ses créanciers, 114.--Le libraire +qui rêve, 114.--* Les libraires dupés, 115.--L'amant trop respectueux, +116.--Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.--Don Baltazar +Fanfarronico, 117.--* Le gouverneur qui se rend, 117.--* L'orateur qui +reste court, 117.--Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.--* Le +vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.--* La médisante, 119.--* Le +bourgeois qui ramasse de l'or, 120.--* Les deux comédiennes, 120.--* La +métamorphose, 121.--* Le comédien dans l'Olympe, 122. + +* CHAPITRE XVII, _où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans +copies, 124._ + +Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.--La comédienne +en couches, 126.--Le chasseur amoureux, 126.--Le jeune bachelier et son +oncle, 127.--Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.--L'auteur avare +et vaniteux, 128.--La veuve allemande et son amoureux, 128.--Le +philosophe cynique, 130.--Le gentilhomme ruiné et son dernier ami, +131.--Le Contador et la Galicienne, 132.--Le gentilhomme auteur, +133.--Les deux auteurs, 134.--Le novice qui a trouvé un trésor, 134. + +* CHAPITRE XVIII. _Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas, +135._ + +Le médecin qui joue aux échecs, 135.--Les aventurières qui vivent à +frais communs, 136.--La porte du marché, 138.--Le lever du roi; les +éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo +pauvre, 139.--Le livre censuré, 142.--Le cadet catalan, 143.--Le +bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.--Le bourgeois parvenu, +145.--Le poëte satirique, 146.--Le grand juge de police, 146. + +* CHAPITRE XIX. _Des Captifs, 149_ + +Le captif dont la femme est remariée, 151.--Celui dont le bien a été +dissipé par ses frères, 151.--Celui qui trouve un riche héritage à +recueillir, 151.--Le captif amoureux et son infidèle, 152.--Le paysan et +la soeur du gentillâtre, 152.--Le captif aimé de la femme de son maître, +162.--Le barbier et son fils enrichi, 162.--Le médecin aragonais, +163.--Le cordelier, 164. + +* CHAPITRE XX. _De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en +la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière +désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165._ + +Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait +caché, 163.--Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181. + +* CHAPITRE XXI. _De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux +se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé +à propos de le finir, 182._ + +Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de +l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190. + + +APPENDICE. + +Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.--Les deux courtisanes, +193.--Les deux soeurs coquettes, 193.--Dispute littéraire dans un café, +194.--Le bourgeois caution d'un licencié, 194.--Le jeune homme déguisé +en fille, 194.--Le joaillier accusé de recel, 194.--Le polygame, +194.--Le traducteur du _Misanthrope_, 195.--L'amoureux à gages sans +emploi, 196.--Le marchand devenu fou (_V._ t. I, 162), 196.--Le soldat +qui a perdu sa grand'mère, 196.--L'imbécile, 196.--La vieille marquise +et le jeune officier, 197.--La procureuse, 197.--La coquette qui a +manqué un grand seigneur, 197.--Les deux servantes, 197.--Le courtisan, +197.--L'auteur de mérite, 197.--L'auteur sérieux, 198.--L'auteur qui +copie les anciens et se croit original, 198.--L'amant mort de chagrin, +198.--L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.--Le père +dont la fille a été enlevée, 198.--Le jeune homme mort de pleurésie, +199.--La vieille fille morte d'ennui, 199.--La femme du trésorier, +199.--La femme du mari jaloux, 199.--Mort d'un dévot et d'une dévote, +199.--Le comédien qui allait à pied, 199.--L'auteur dramatique mort +d'envie, 199.--La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.--La +comtesse qui lit des romans, 200.--Le jeune homme qui rit en dormant, +200.--Le souffleur désappointé, 200.--Le courtisan qui rêve, 200.--Le +comédien qui rudoie un auteur, 200.--L'académicien de la Crusca, +201.--Le notaire et sa femme, 201.--Séparation de l'écolier et du Diable +boiteux, 201. + + + + +ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID + + +ENTRETIEN I + +LA CHEMINÉE _A_ ET LA CHEMINÉE _B_. + +LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les +dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir +depuis les pieds jusqu'à la tête. + +LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie? +Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai +toujours vue toute en feu. + +LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise +fortune de mon savant, et le pauvre homme... + +LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé? + +LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire +ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés. + +LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore. + +LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son +revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il +composait, et l'on a proscrit ce genre. + +LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre? + +LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à +limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an. + +LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon +ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure +chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté +d'acheter ce qui l'amuse. + +LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts +des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite +l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies, +des riens, et qu'on appellera notre siècle le _siècle des romans et de +la futilité_. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à +parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini; +enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent +soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année. + +LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les +Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un +roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les +esprits. + +LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est +jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie. + +LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées +des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous. + +LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que +d'avoir des compagnons de leur misère. + +LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire +autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y +a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, +et arrêter le progrès du genre romancier. + +LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous? + +LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à +présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on +écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le +monde l'approuve. + +LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile? + +LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre +cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction, +des moeurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais +il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile; +c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en +fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, +pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez +bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur. + +LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes +la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et +ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne +passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes +douleurs. + +LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à +votre malheur. + +LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause? +Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous +appartenez. + +LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la +tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut +mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide, +admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, +je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des +vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir +chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous +réchauffer, un financier comme le mien. + + +ENTRETIEN II + +LA CHEMINÉE _C_ ET LA CHEMINÉE _D_. + +LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce +qui vient de m'arriver? + +LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps? + +LA CHEMINÉE C. Environ une heure. + +LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se +faisait sous mon manteau. + +LA CHEMINÉE C. Un mariage! + +LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et +Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates +seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été +admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils +goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse. + +LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide. + +LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais +l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs +parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les +plus réguliers? + +LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat +politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point, +et qui se haïront toute leur vie. + +LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les noeuds qui viennent +d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes +mêmes de l'amour. + +LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré +de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme +leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez +donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous +savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule. + +LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante, +de Julie. + +LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé +Trason, et Trason n'aimait point une ingrate. + +LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas. + +LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être +heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre +de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé. + +LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la +fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer; +mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable +à une pluie d'or. + +LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour +amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres +en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien +en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or. + +LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi? + +LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort +près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la +cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a +enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister); +ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se +soutenant avec le dos et les genoux. + +LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle? + +LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir +entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le +voyant descendre. + +LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie. + +LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il +vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est +bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si +tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous +sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à +quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son +coeur est animé de sentiments bien différents. + +LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages +assez ressemblants. + +LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement +prononcé le voeu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la +mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de +la déconsolation de cette pauvre femme. + +LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille. + + +ENTRETIEN III + +LA CHEMINÉE _E_ ET LA CHEMINÉE _F_. + +LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne +pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y +a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je +gage que vous en êtes bien lasse. + +LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir +déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer, +lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes, +par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme: +surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent +rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que +j'exhale alors est un vrai parfum. + +LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût, +et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les +aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez, +cheminée de chambre garnie. + +LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté. + +LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six +mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé +depuis que j'existe. + +LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier. + +LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus +instruites. + +LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous +en prie par notre voisinage. + +LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons +dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain +qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets +n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de +vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier +degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus +lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était +la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il +s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et +il passait les nuits à les mettre en pratique. + +LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent. + +LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain, +de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa +manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas +longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de +jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre +mois. Il était joli homme; je le regrette encore. + +LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé? + +LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir. +C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de +sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes; +enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et +fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre +lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que +sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un +fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il +s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle +eût répondu à ses discours passionnés. + +LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte. + +LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait +le coeur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son +idolâtrie. + +LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît +incroyable. + +LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai +entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de +fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y +ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette +nature doit être unique. + +LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa +folie? + +LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient +à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver +ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que +par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le +tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire +violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage. + +LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée. + +LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme; +j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une +parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de +gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des +dévotes, je crus que c'en était une. + +LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être. + +LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui +aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier +ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile +contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui +elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui +rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une +folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace +des années. + +LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote! + +LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne +négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait +parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer +quelques artifices. + +LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir? + +LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait +la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement, +tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son +amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait +sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de +vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les +complaisances, elle en possédait l'art à merveille. + +LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît +point aimer. + +LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus +puissants sur le coeur d'un jeune homme: elle était riche et donnait +largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une +femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces +deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba +malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus +expérimentés médecins purent apporter. + +LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute? + +LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna +édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide +longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la +profession était de faire des mariages. + +LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier. + +LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations +demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait +les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin +l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle +avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et +donnait du lustre à la vertu la plus équivoque. + +LA CHEMINÉE F. L'admirable femme! + +LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé +toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite +profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si +loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa +vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile +négociatrice. + +LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de +la regretter. + +LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des +personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort +ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et +qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. +Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous +achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon +foyer. + +LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la +parole que vous me donnez. + + +FIN DES CHEMINÉES DE MADRID. + + + + +UNE JOURNÉE DES PARQUES + +SONGE. + + +AVANT-PROPOS + +Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur +les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce +savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des +anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois soeurs, filles de +Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de +la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne +le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, +depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent +personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.» + +Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de +deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la +blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des +jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles +filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs +pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées +blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes +était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit +arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se +servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un +mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à +donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.» + +En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en +moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la +confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit +peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai +que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin +d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels +il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et +au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me +paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces +boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste +et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond. + +Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois +Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient +entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et +laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et +commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur +conversation. + +A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire +pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut +l'entretien des Parques. + + + + +UNE JOURNÉE DES PARQUES + +DIVISÉE EN DEUX SÉANCES + + +SÉANCE PREMIÈRE + +CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS. + +LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, +mes soeurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de +commencer la journée. + +CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la +table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons +notre travail avec plus d'ardeur. + +LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes +doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons! + +ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux +l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne. + +CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers +d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains +qui naîtront aujourd'hui. + +LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la +journée! + +CLOTHO, _à Atropos, en lui présentant un paquet de fils_. Tenez, +Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, +qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont +les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les +frontières de Perse. + +ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (_Elle coupe._) + +En voilà pour le moins trente mille à bas. + +CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en +faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous +avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers. + +ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que +noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous +les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites +créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours! +Allons, mes soeurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la +besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition. + +LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter. + +ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans! + +CLOTHO, _apportant un autre paquet de fils_. Autre paquet de guerriers +que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les +bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime, +et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains. + +LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent. + +ATROPOS, _coupant_. J'en vais exterminer un grand nombre de part et +d'autre. + +CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais. + +ATROPOS. Et encore plus d'Allemands. + +LACHESIS, _présentant deux écheveaux_. On assiége en Allemagne une place +importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la +rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux +semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent +d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer +l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser. + +ATROPOS, _coupant une partie des deux écheveaux_. Détruisons plus +d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne +se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts. + +LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants +perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de +la ville pour les assiégés. + +CLOTHO, _montrant un autre écheveau_. Tranchez cet écheveau, vous ferez +périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et +passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une +horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots +qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà +démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement. + +ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte +ne sont bons qu'à noyer. + +LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se +trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les +côtes d'Albanie. + +CLOTHO. Soit. + +ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se +faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé, +pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans. + +LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter +ainsi par les Turcs. + +CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il +échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la +pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les +habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de +poissons que les poissons ne mangent d'hommes. + +ATROPOS, _coupant tout l'écheveau à un fil près_. Les monstres marins +vont faire bonne chère. + +LACHESIS, _apportant un autre écheveau_. Nouveau paquet de fils à +couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment +dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre +s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent. +Combien ferons-nous périr de citoyens? + +CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à +massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur; +autrement le genre humain finirait bientôt. + +ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous +donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait +pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin. + +LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que +nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les +espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns +aux autres en un clin-d'oeil: en un mot, nous avons l'univers sous nos +yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux +que nous voudrons ôter du monde. + +CLOTHO, _apportant un gros paquet de fils_. Voici les fils des habitants +de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous +retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux; +faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques +Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment +mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en +retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune. + +ATROPOS, _coupant une partie des fils_. Que ces Espagnols sont glorieux! + +LACHESIS, _présentant un nouvel écheveau_. Ce petit écheveau contient +les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une +montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le +bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils +ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix +mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces +cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca: +ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui +tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se +précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service +à leur prince. + +ATROPOS, _après avoir coupé l'écheveau_. Ces Indiens du Pérou sont de +bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en +faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus +humainement qu'ils n'ont fait. + +CLOTHO, _donnant un petit paquet de fils_. Jupiter va lancer sa foudre +auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout +l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère +des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où +sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui +sont dessus. + +ATROPOS, _coupant_. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers. + +LACHESIS, _présentant un écheveau_. Vous voyez soixante-quinze religieux +mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement +dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent +que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux +moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et +proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des +patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre, +s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils +tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les +voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le +carreau? + +CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un +provincial et un définiteur. + +ATROPOS, _après avoir coupé_. L'affaire en est faite; il y a quinze +morts et vingt blessés. + +LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines +bas-bretons. + +CLOTHO, _tenant plusieurs fils_. Nouvelle opération pour nous. + +ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez? + +CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux +comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table, +ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir +sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous? + +LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des +femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent +recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la +garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie +se fasse. Vous souvient-il, mes soeurs, que nous avons filé à ces deux +demoiselles des jours bien agréables. + +ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens. + +CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé +qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur +fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un +riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un +appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses +guichetiers. + +LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret. + +ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne. + +CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté, +brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs +généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne +sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge, +disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux +applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles +seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes, +presque dans le même temps, chez un peuple voisin. + +LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les +Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents, +comme vous voyez. + +CLOTHO, _apportant un écheveau_. Cette petite botte de fils parisiens va +nous amuser quelques moments. + +ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant +ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris. + +LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours. + +CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant +parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, +et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut +plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente +ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille, +il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin. + +LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses +opérations chimiques. + +ATROPOS, _coupant le fil_. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour +lui, je veux bien par pitié l'en délivrer. + +CLOTHO, _tirant un autre fil de l'écheveau_. Tandis que vous êtes si +pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours +trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé +deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie +de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il +serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé. + +LACHESIS. D'où vient donc...? + +CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la +crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de +repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé. + +ATROPOS, _coupant_. Je vais par charité mettre fin à son embarras. + +CLOTHO, _souriant et tirant un fil du même écheveau_. Quelle bonté! il +faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action +charitable. + +ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper. + +CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans +compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une +sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces +maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au +moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende. + +LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques +figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence. +C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger. + +ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la +décrépitude. + +CLOTHO, _montrant un autre fil_. Faites donc main-basse sur ce vieux +professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait +point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté +des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra +pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me +console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne. + +LACHESIS, _riant_. La plaisante consolation. + +ATROPOS, _coupant_. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de +l'antiquité. + +CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Voici encore trois mortels +qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous +semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois +vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions +ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir +l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon +père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en +ville. + +LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages. + +ATROPOS, _tranchant les trois fils_. C'est leur faire plaisir que +d'abréger une vie triste. + +CLOTHO, _montrant un autre fil_. Ce fil délié attend de nous la même +grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort +avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans +traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit +de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber +en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se +regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours +de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir +décrépite. + +ATROPOS, _coupant_. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin. + +LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer +qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes. + +CLOTHO, _présentant deux fils_. Ces deux fils féminins méritent aussi un +coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et +l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses +biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance, +la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se +trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans +soudoyé des cadets. + +LACHESIS, _d'un air railleur_. Je plains ces deux pauvres créatures. + +ATROPOS, _coupant les deux fils_. Cessez de les plaindre, elles ne +vivent plus. + +CLOTHO, _donnant un autre fil_. Donnez promptement un passe-port pour +les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous +comblerez par-là les voeux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de +se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle +apprend la musique. + +ATROPOS, _coupant_. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait +un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait +que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son +mari. + +LACHESIS, _apportant un fil_. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a +passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à +présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit +moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour +de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, +il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se +fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un +après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, +comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir +dit, qu'il ne veut plus même en entendre. + +ATROPOS, _coupant_. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis +d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par +avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie. + +CLOTHO _va prendre un nouveau fil qu'elle apporte_. Parmi les vieillards +qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma +compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente +années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, +qu'il n'a plus que la peau et les os. + +LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand +crime. + +CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les +maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en +vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des +larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons +moins de dureté que les moines. + +ATROPOS _coupe le fil_. Prêtons-lui donc notre assistance. + +LACHESIS, _présentant un autre fil_. Payons en même temps les dettes +d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune +de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de +son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle +a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité +de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers +des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement. + +ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il +faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent +les ombres heureuses. (_Elle coupe le fil._) + +CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs +les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses +créanciers. + +LACHESIS, _apportant un nouveau fil_. Il me vient une maligne envie que +je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il +a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et +pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, +qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à +son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des voeux +qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir +fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a +point d'enfants. + +ATROPOS, _coupant_. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen +de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de +ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre. + +LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point, +vont devenir ses héritiers. _Lachesis et Clotho prennent chacune +plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés._ + +CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi. + +ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter? + +CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Point de miséricorde pour ces +trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands +et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller +chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de +ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un +fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est +devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses +études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant +chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et +d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente +que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers +des trois états. + +ATROPOS, _tranchant les trois fils_. Puisque vous le voulez, le seigneur +de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un +instant à la redoutable prairie[4] où Æacus les attend pour les +interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir +s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare. + + [4] Platon, dans le _Gorgias_, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient + leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui + conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que + la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante + sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux + juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le + sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait + souverainement. + + Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties. + +LACHESIS, _donnant un fil à couper_. Délivrons le genre humain de cet +abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui +s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin +la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme +le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les +rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à +bout de les dépenser. + +ATROPOS, _se hâtant de couper_. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite +pas de voir le jour. + +CLOTHO, _présentant un nouveau fil_. Point de pardon pour ce plaideur +extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant +vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en +séparation. + +ATROPOS, _coupant_. Quel fou! + +LACHESIS, _donnant un autre fil_. Finissons les divisions qui règnent +dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait +soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent +de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui. + +ATROPOS, _tranchant le fil du père_. Je vais mettre d'accord le père et +les enfants. + +CLOTHO, _offrant un autre fil_. Coupez ce fil; c'est celui d'un +ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: +l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il +a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en +chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent. + +ATROPOS, _tranchant le fil_. Il n'aura pas le plaisir de les voir. + +LACHESIS, _donnant un autre fil et riant_. Un gros cochon d'homme +gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une +clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer +pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice +de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas. + +ATROPOS, _coupant_. Vous voilà satisfaite. + +CLOTHO, _apportant un écheveau_. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et +d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour +aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice. +L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu +de leur supplice. + +ATROPOS, _coupant l'écheveau_. Oh! les Anglais sont des hommes bien +résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne +craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a +point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il +leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain. + +LACHESIS. Attendez, mes chères soeurs: je fais une réflexion. Nous +sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets +insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi +pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins +cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le +choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître +équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils +désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs +plaintes et de leurs murmures. + +CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de +chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des +coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous +reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations. + +ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les +fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles +à la douleur que nous allons causer. + +LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté. + +CLOTHO, _tirant un fil d'un nouvel écheveau_. Le beau coup à faire, ma +chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce +fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce +jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles +espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se +dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage, +dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais +prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons +l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans +son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers +courtisans. + +ATROPOS, _coupant_. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie +d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre. + +LACHESIS, _apportant un fil_. Une jeune et charmante princesse, qui fait +l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle +est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais +rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans +les maladies aiguës. + +ATROPOS, _coupant_. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée +des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni +des lamentations des femmes qui sont autour d'elle. + +CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma soeur. +Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je +ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (_Elle lui +présente un fil._) + +ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil? + +CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui +réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre +ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et +le feu respectent depuis soixante-dix ans. + +ATROPOS, _coupant_. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il +doit mourir content. + +LACHESIS, _donnant un autre fil_. Main basse, main basse sur cet +illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort +estimé et des plus éclairés. + +ATROPOS, _d'un air étonné_. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis? + +LACHESIS. Pardonnez-moi. + +ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre +des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs. + +LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera +d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les +Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle +affectionne sera fort bien remplacé. + +ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (_Elle coupe le +fil._)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les +autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre +prononcer son arrêt. + + +SÉANCE DEUXIÈME + +CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS. + +CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes soeurs, je juge à propos que nous +nous reposions un peu. + +LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le +repos? + +CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, +pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous +servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants +qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi. + +ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à +jouer des ciseaux. + +LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon +occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, +mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et +nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe +ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent +diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et +les autres les vertus. + +ATROPOS, _apportant un vase_. Voici déjà un des vases où vous mettez le +plus souvent la main; c'est celui de la volupté. + +CLOTHO, _apportant deux vases_. Et voilà les vases du jeu et de +l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts. + +ATROPOS, _apportant un autre vase_. Vous voyez celui dont la liqueur a +été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les +autres mauvais hommes. + +CLOTHO, _apportant deux nouveaux vases_. Ces vases sont ceux du mensonge +et de la trahison. (_Atropos et Clotho apportent tous les vases des +passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de +Lachesis._) + +LACHESIS, _regardant de tous côtés_. Je ne vois point ici les vases de +la douceur et de la beauté. + +ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche. + +LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (_Elle s'aperçoit que Clotho +cherche quelque chose_)... Que cherchez-vous, Clotho? + +CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne +l'avons plus. + +LACHESIS. Quel vase est-ce donc? + +CLOTHO. Celui de la chasteté. + +LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être +aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne +pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde +fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à +peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses. + +ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est +encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort +soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous +faisons des moines. + +LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque +chose. + +CLOTHO. Quoi? + +LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie. +La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel +heureux. + +ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement. + +CLOTHO, _apportant un petit panier de fils d'or et de soie_. Si par +hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire. + +LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont +naître. + +CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage. +Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un +prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (_Elle +tire la filasse pour filer._) + +LACHESIS, _filant_. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce +prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le +sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses +gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit. + +ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires +l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint +sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se +révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, +et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur +d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses +prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera +point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui +l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que +s'il était son propre fils. + +CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera +pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une +nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille +musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il +reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi +d'humanité, il épargnera le sang de sa famille. + +LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts +irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant. + +ATROPOS. Doucement, ma soeur. D'où vient qu'en filant la vie de ce +prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour +en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus. + +LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce +caractère-là. + +CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose +raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un +chartreux dans sa cellule? + +LACHESIS, _souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté_. +Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan. + +ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les +principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le +sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur +de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de +cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[5], et +la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté +chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme +vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père, +surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, +avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient +guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner +à la femelle? + + [5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes. + La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la + seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la + quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de + la sixième n'est pas fixé. + + M. Le Gentil, dans son _Voyage autour du monde_. + +CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la +beauté, avec des pieds si petits[6] qu'elle ne puisse se soutenir +dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui +fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle. + + [6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir + avoir les pieds petits. + +LACHESIS, _après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les +vases de l'esprit et de la beauté_. Cette princesse, je vous assure, +sera bien difficile à servir. + +ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux +enfants du commun? + +CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux +pour nous? + +LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans +distinction filer leurs aventures. + +ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy +vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans +l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur +leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les +aller noyer dans la mer. + +CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la +première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus +heureux. + +LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père. + +ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du +mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par +un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa +femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue +d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et +brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux. + +CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs +ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose, +cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer +que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes +où leurs noms sont gravés en lettres d'or. + +LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les +hommes. + +ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés? + +CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier +s'adonnera de tout son coeur aux sciences, et son père adoptif aura la +satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié. + +LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences_. +Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans +le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et +sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que +modernes. + +CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra +précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera +qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs. + +ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et +fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un +malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours. + +LACHESIS. Vous me prévenez. + +CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer. + +ATROPOS, _souriant_. Dans la disposition où nous sommes toutes trois, +nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord +la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel +qui soit capable de tout. + +LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases_. Vous +pouvez, mes soeurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il +vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les +dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que +vous voudrez. + +CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont +germer à vue d'oeil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le +marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les +châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses +mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice, +qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant +appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce +qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour +trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui +est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et +lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte. + +LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne +l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de +l'hypocrisie... (_Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie._)... Il +ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables +solitaires. + +CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui +laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année +entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de +porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De +plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il +combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de +ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en +acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une +longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans +bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront +des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné +de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant. +Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un +repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les +confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts. + +ATROPOS, _à Clotho_. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il +arrive à ce pieux Chinois? + +CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira. + +ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu +bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la +pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il +sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces +de la Chine. + +LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement +dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze. + +CLOTHO. Et moi tout de même. + +ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes +servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte; +elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle +s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à +genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir +sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira +promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces +trois femmes. + +LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il +sera brusquement exécuté? + +ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et +fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de +perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir. +Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se +plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre +justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et +demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est +devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux +suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en +voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble +de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans +s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de +sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront +d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui +fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du +docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront +toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général, +le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec +ses infâmes ministres[7]. + + [7] M. Le Gentil dit dans son _Voyage autour du monde_ que les + missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que + pareille aventure était arrivée dans une pagode. + +CLOTHO, _à Lachesis_. Que vos doigts se préparent à filer les jours +d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique +méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à +son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait +dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, +faisons-en une petite Lucrèce. + +LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien +déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher +le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la +prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un +phénomène nouveau... (_Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases +de la beauté et de la volupté_)... Contentons-nous de rendre celle-ci +parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et +luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits +yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du +Brésil. + +ATROPOS, _riant_. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant +Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une +pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens. + +LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche +vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables +aux Ethiopiens brûlés. + +CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur +de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si +vous voulez, sur le caprice des nations. + +ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais +du Brésil. + +LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle, +ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas. + +CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand +vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles +qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge? + +LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus +beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman. + +ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage. + +LACHESIS, _filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases_. Il +aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin, +le jeu et les femmes. + +CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui +arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il +se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec +lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le +bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera +l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce +qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse +qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera +point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller +en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie +de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville +de Londres. + +ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car +vous ne l'y faites point aller pour rien. + +CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et +qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir +la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un +soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera +logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une +telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir +cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au +reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour. + +LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la +proposition. + +CLOTHO. Sans balancer. + +ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui +bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où, +l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en +question. + +CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une +conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances +que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le +guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené, +lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous. +Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une +jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir +d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est +qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois +cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du +monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme. +Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans +savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour +avoir fait un mylord. + +LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension? + +CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti +des armes, et périra dès sa première campagne. + +ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter +deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un oeil +favorable; faisons-en deux sujets fameux. + +LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre +danse aussi bien que Terpsichore. + +CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles +ne sortiront que chargées d'or et de pierreries. + +ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis +hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets. + +LACHESIS. Ecoutez, mes soeurs: entendez-vous les cris que pousse une +femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est +l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que +Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous +nos trois noms mystérieux. + +CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et +finissons ses douleurs. + +ATROPOS. Nous le devons. + +LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet +instant. + +CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant +des jours d'or et de soie! + +ATROPOS. Il n'y faut pas manquer. + +LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie. + +CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (_A +Lachesis._) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit +et de la probité. + +ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche +qui n'est pas généreux est un monstre. + +CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait +quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus +parfaits que les dieux. + +LACHESIS, _filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases_. +Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera +longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession +continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront +point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter +leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant, +généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique +payeur il possédera le coeur de ses maîtresses. + +ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris +vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien +nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point +de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine. + +CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain +qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de +Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant +sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux +succès. + +LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal +reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de +les remettre au théâtre. + +ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de +linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant +nouveau-né qu'on expose. + +CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de +condition. + +_Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai..._ + + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND. + + + Pages + CHAPITRE XIII. La force de l'amitié, histoire 5 + + CHAPITRE XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur + comique 47 + + CHAPITRE XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de + l'amitié 59 + + CHAPITRE XVI. Des songes 109 + + CHAPITRE XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont + pas sans copies 124 + + CHAPITRE XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don + Cléofas 135 + + CHAPITRE XIX. Des captifs 149 + + CHAPITRE XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; + comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de + quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui + furent séparés 165 + + CHAPITRE XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable + boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de + cet ouvrage a jugé à propos de le finir 182 + + APPENDICE. + + I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 193 + + II. Dédicace de la première édition 201 + + III. Dédicace de 1726 203 + + IV. Table analytique 205 + + ENTRETIENS DES CHEMINÉES DE MADRID 213 + + UNE JOURNÉE DES PARQUES 233 + + + + + + +End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + +***** This file should be named 44142-8.txt or 44142-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/4/44142/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le diable boiteux, tome II + +Author: Alain René Le Sage + +Editor: Pierre Jannet + +Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + + + + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + + + + + +</pre> + +<h1><span class="small">LE</span><br/> +<span class="large">DIABLE BOITEUX</span></h1> + +<p class="c"><span class="large">PAR LE SAGE</span></p> + +<p class="c"><span class="small">SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID<br/> +ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES</span><br/> +PAR LE MÊME AUTEUR</p> + +<p class="c">ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE<br/> +PAR M. PIERRE JANNET</p> + +<p class="c">TOME II</p> + +<div class="c"><img src="images/lemerre.png" alt="" /></div> +<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br/> +ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br/> +27, <span class="small">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27</p> + +<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXVI</span></p> + + + + +<p class="break"><i>Tous droits réservés.</i></p> +<p class="r"><span class="sc">E. PICARD.</span></p> +<p class="c"><span class="small">IMP. EUGÈNE HEUTTE ET C<sup>e</sup>, A SAINT-GERMAIN.</span></p> + + + +<p class="titre">LE<br/> +<b class="large">DIABLE BOITEUX</b></p> + + +<h2 class="nobreak"><a name="c13" id="c13"></a>CHAPITRE XIII<br/> +<i>La force de l'amitié.</i></h2> + +<p class="c">HISTOIRE.</p> + + +<p>Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son +valet de chambre, s'éloignait à grandes +journées du lieu de sa naissance, pour éviter +les suites d'une tragique aventure. Il était +à deux petites lieues de la ville de Valence, +lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une +dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation: +aucun voile ne couvrait son visage, +qui était d'une éclatante beauté, et cette +charmante personne paraissait si troublée, +que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin +de secours, ne manqua pas de lui offrir celui +de sa valeur.</p> + +<p>«Généreux inconnu, lui dit la dame, je +ne refuserai point l'offre que vous me +faites: il semble que le ciel vous ait envoyé +ici pour détourner le malheur que +je crains. Deux cavaliers se sont donné +rendez-vous dans ce bois; je viens de les +y voir entrer tout à l'heure; ils vont se +battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez +m'aider à les séparer.» En achevant ces +mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, +après avoir laissé son cheval à son +valet, se hâta de la joindre.</p> + +<p>«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils +entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils +découvrirent entre les arbres deux hommes +qui se battaient avec fureur. Le Tolédan +courut à eux pour les séparer, et, en étant +venu à bout par ses prières et par ses +efforts, il leur demanda le sujet de leur +différend.</p> + +<p>«Brave inconnu, lui dit un des deux +cavaliers, je m'appelle don Fadrique de +Mendoce, et mon ennemi se nomme don +Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora, +cette dame que vous accompagnez; +elle a toujours fait peu d'attention à nos +soins, et quelques galanteries que nous +ayons pu imaginer pour lui plaire, la +cruelle ne nous en a pas mieux traités. +Pour moi, j'avais dessein de continuer à +la servir malgré son indifférence; mais +mon rival, au lieu de prendre le même +parti, s'est avisé de me faire un appel.</p> + +<p>«—Il est vrai, interrompit don Alvar, +que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je +crois que si je n'avais point de rival, dona +Théodora pourrait m'écouter: je veux +donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, +pour me défaire d'un homme qui s'oppose +à mon bonheur.</p> + +<p>«—Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, +je n'approuve point votre combat; il +offense dona Théodora: on saura bientôt +dans le royaume de Valence que vous vous +serez battus pour elle: l'honneur de votre +dame vous doit être plus cher que votre +repos et que vos vies. D'ailleurs, quel +fruit le vainqueur peut-il attendre de sa +victoire? Après avoir exposé la réputation +de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra +d'un œil plus favorable? Quel aveuglement! +Croyez-moi, faites plutôt sur vous, +l'un et l'autre, un effort plus digne des +noms que vous portez: rendez-vous maîtres +de vos transports furieux, et, par un +serment inviolable, engagez-vous tous +deux à souscrire à l'accommodement que +j'ai à vous proposer; votre querelle peut +se terminer sans qu'il en coûte du sang.</p> + +<p>«—Eh! de quelle manière? s'écria don +Alvar.—Il faut que cette dame se déclare, +répliqua le Tolédan; qu'elle fasse +choix de don Fadrique ou de vous, et que +l'amant sacrifié, loin de s'armer contre +son rival, lui laisse le champ libre.—J'y +consens, dit don Alvar, et j'en jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona +Théodora se détermine: qu'elle me préfère, +si elle veut, mon rival; cette préférence +me sera moins insupportable que +l'affreuse incertitude où je suis.—Et +moi, dit à son tour don Fadrique, j'en +atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore +ne prononce point en ma faveur, je vais +m'éloigner de ses charmes; et si je ne +puis les oublier, du moins je ne les verrai +plus.»</p> + +<p>«Alors le Tolédan, se tournant vers dona +Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à +vous de parler: vous pouvez d'un seul +mot désarmer ces deux rivaux; vous +n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez +récompenser la constance.—Seigneur +cavalier, répondit la dame, cherchez un +autre tempérament pour les accorder. +Pourquoi me rendre la victime de leur +accommodement? J'estime, à la vérité, +don Fadrique et don Alvar, mais je ne +les aime point; et il n'est pas juste que, +pour prévenir l'atteinte que leur combat +pourrait porter à ma gloire, je donne des +espérances que mon cœur ne saurait +avouer.</p> + +<p>«—La feinte n'est plus de saison, Madame, +reprit le Tolédan; il faut, s'il vous +plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers +soient également bien faits, je suis +assuré que vous avez plus d'inclination +pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à +la frayeur mortelle dont je vous ai vue +agitée.</p> + +<p>«—Vous expliquez mal cette frayeur, +répartit dona Théodora: la perte de l'un +ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait +sans doute, et je me la reprocherais +sans cesse, quoique je n'en fusse que la +cause innocente; mais si je vous ai paru +alarmée, sachez que le péril qui menace +ma réputation a fait toute ma crainte.»</p> + +<p>«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement +brutal, perdit enfin patience. «C'en est +trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame +refuse de terminer la chose à l'amiable, +le sort des armes en va donc décider.» +En parlant de cette sorte, il se mit en devoir +de pousser don Fadrique, qui, de son côté, +se disposa à le bien recevoir.</p> + +<p>«Alors la dame, plus effrayée par cette +action que déterminée par son penchant, +s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs +cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y +a pas d'autre moyen d'empêcher un +combat qui intéresse mon honneur, je +déclare que c'est à don Fadrique de +Mendoce que je donne la préférence.»</p> + +<p>«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que +le disgracié Ponce, sans dire un seul mot, +courut délier son cheval, qu'il avait attaché +à un arbre, et disparut en jetant des regards +furieux sur son rival et sur sa maîtresse. +L'heureux Mendoce, au contraire, +était au comble de sa joie: tantôt il se mettait +à genoux devant dona Théodora, tantôt +il embrassait le Tolédan, et ne pouvait +trouver d'expressions assez vives pour leur +marquer toute la reconnaissance dont il se +sentait pénétré.</p> + +<p>«Cependant la dame, devenue plus tranquille +après l'éloignement de don Alvar, +songeait avec quelque douleur qu'elle +venait de s'engager à souffrir les soins d'un +amant dont à la vérité elle estimait le +mérite, mais pour qui son cœur n'était point +prévenu.</p> + +<p>«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, +j'espère que vous n'abuserez pas de la +préférence que je vous ai donnée; vous +la devez à la nécessité où je me suis trouvée +de prononcer entre vous et don +Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours +fait beaucoup plus de cas de vous que de +lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les +bonnes qualités que vous avez: vous +êtes le cavalier de Valence le plus parfait, +c'est une justice que je vous rends; +je dirai même que la recherche d'un +homme tel que vous peut flatter la vanité +d'une femme; mais, quelque glorieuse +qu'elle soit pour moi, je vous +avouerai que je la vois avec si peu de +goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer +aussi tendrement que vous le faites +paraître. Je ne veux pourtant pas vous +ôter toute espérance de toucher mon +cœur: mon indifférence n'est peut-être +qu'un effet de la douleur qui me reste +encore de la perte que j'ai faite depuis un +an de don André de Cifuentes, mon +mari. Quoique nous n'ayons pas été +longtemps ensemble, et qu'il fût dans un +âge avancé lorsque mes parents, éblouis +de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser, +j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette +encore tous les jours.</p> + +<p>«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? +ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement +à ces vieillards chagrins et jaloux qui, +ne pouvant se persuader qu'une jeune +femme soit assez sage pour leur pardonner +leur faiblesse, sont eux-mêmes des +témoins assidus de tous ses pas, ou la +font observer par une duègne dévouée à +leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu +une confiance dont un jeune mari +adoré serait à peine capable. D'ailleurs, +sa complaisance était infinie, et j'ose +dire qu'il faisait son unique étude d'aller +au-devant de tout ce que je paraissais +souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. +Vous jugez bien, Mendoce, que +l'on n'oublie pas aisément un homme +d'un caractère si aimable: il est toujours +présent à ma pensée, et cela ne contribue +pas peu, sans doute, à détourner +mon attention de tout ce que l'on fait +pour me plaire.»</p> + +<p>«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre +en cet endroit dona Théodora: +«Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie +d'apprendre de votre propre bouche que +ce n'est pas par aversion pour ma personne +que vous avez méprisé mes soins: +j'espère que vous vous rendrez un jour +à ma constance.—Il ne tiendra point à +moi que cela n'arrive, reprit la dame, +puisque je vous permets de me venir voir +et de me parler quelquefois de votre +amour: tâchez de me donner du goût +pour vos galanteries; faites en sorte que +je vous aime: je ne vous cacherai point +les sentiments favorables que j'aurai pris +pour vous; mais si malgré tous vos efforts +vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, +Mendoce, que vous ne serez pas +en droit de me faire des reproches.»</p> + +<p>«Don Fadrique voulut répliquer; mais +il n'en eut pas le temps, parce que la dame +prit la main du Tolédan et tourna brusquement +ses pas du côté de son équipage. Il +alla détacher son cheval qui était attaché +à un arbre, et, le tirant après lui par la bride, +il suivit dona Théodora, qui monta dans +son carrosse avec autant d'agitation qu'elle +en était descendue; la cause toutefois en +était bien différente. Le Tolédan et lui +l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes +de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le +chemin de sa maison, et don Fadrique emmena +dans la sienne le Tolédan.</p> + +<p>«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien +régalé, il lui demanda en particulier ce qui +l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y +faire un long séjour. «J'y serai le moins +de temps qu'il me sera possible, lui répondit +le Tolédan: j'y passe seulement +pour aller gagner la mer, et m'embarquer +dans le premier vaisseau qui s'éloignera +des côtes d'Espagne; car je me mets peu +en peine dans quel lieu du monde j'acheverai +le cours d'une vie infortunée, pourvu +que ce soit loin de ces funestes climats.—Que +dites-vous? répliqua don Fadrique +avec surprise; qui peut vous révolter contre +votre patrie, et vous faire haïr ce que +tous les hommes aiment naturellement?—Après +ce qui m'est arrivé, répartit le +Tolédan, mon pays m'est odieux, et je +n'aspire qu'à le quitter pour jamais.—Ah! +seigneur cavalier, s'écria Mendoce +attendri de compassion, que j'ai d'impatience +de savoir vos malheurs! si je ne +puis soulager vos peines, je suis du moins +disposé à les partager. Votre physionomie +m'a d'abord prévenu pour vous; +vos manières me charment, et je sens que +je m'intéresse déjà vivement à votre sort.</p> + +<p>«—C'est la plus grande consolation que +je puisse recevoir, seigneur don Fadrique, +répondit le Tolédan; et pour reconnaître +en quelque sorte les bontés que vous me +témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous +voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai +penché de votre côté. Un mouvement +d'inclination, que je n'ai jamais senti à +la première vue de personne, me fit +craindre que dona Théodora ne vous préférât +votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle +se fut déterminée en votre faveur. +Vous avez depuis si bien fortifié cette +première impression, qu'au lieu de vouloir +vous cacher mes ennuis, je cherche +à m'épancher, et trouve une douceur +secrète à vous découvrir mon âme; apprenez +donc mes malheurs.</p> + +<p>«Tolède m'a vu naître, et don Juan de +Zarate est mon nom. J'ai perdu presque +dès mon enfance ceux qui m'ont donné +le jour, de manière que je commençai +de bonne heure à jouir de quatre mille +ducats de rente qu'ils m'ont laissés. +Comme je pouvais disposer de ma main, +et que je me croyais assez riche pour ne +devoir consulter que mon cœur dans le +choix que je ferais d'une femme, j'épousai +une fille d'une beauté parfaite, sans +m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, +ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais +charmé de mon bonheur, et, pour mieux +goûter le plaisir de posséder une personne +que j'aimais, je la menai, peu de +jours après mon mariage, à une terre que +j'ai à quelques lieues de Tolède.</p> + +<p>«Nous y vivions tous deux dans une +union charmante, lorsque le duc de +Naxera, dont le château est dans le voisinage +de ma terre, vint, un jour qu'il +chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma +femme et en devint amoureux; je le crus +du moins, et ce qui acheva de me le persuader, +c'est qu'il rechercha bientôt mon +amitié avec empressement, ce qu'il avait +jusque-là fort négligé; il me mit de ses +parties de chasse, me fit force présents, +et encore plus d'offres de services.</p> + +<p>«Je fus d'abord alarmé de sa passion; +je pensai retourner à Tolède avec mon +épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait +cette pensée; effectivement, si j'eusse +ôté au duc toutes les occasions de voir +ma femme, j'aurais évité les malheurs +qui me sont arrivés; mais la confiance +que j'avais en elle me rassura. Il me +parut qu'il n'était pas possible qu'une +personne que j'avais épousée sans dot et +tirée d'un état obscur fût assez ingrate +pour oublier mes bontés. Hélas! je la +connaissais mal. L'ambition et la vanité, +qui sont deux choses si naturelles +aux femmes, étaient les plus grands défauts +de la mienne.</p> + +<p>«Dès que le duc eut trouvé moyen de +lui apprendre ses sentiments, elle se sut +bon gré d'avoir fait une conquête si importante. +L'attachement d'un homme +que l'on traitait d'<i>Excellence</i> chatouilla +son orgueil et remplit son esprit de fastueuses +chimères; elle s'en estima davantage +et m'en aima moins. Ce que j'avais +fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance, +ne fit plus que m'attirer ses +mépris: elle me regarda comme un mari +indigne de sa beauté, et il lui sembla que, +si ce grand seigneur qui était épris de +ses charmes l'eût vue avant son mariage, +il n'aurait pas manqué de l'épouser. +Enivrée de ces folles idées, et séduite par +quelques présents qui la flattaient, elle +se rendit aux secrets empressements du +duc.</p> + +<p>«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais +pas le moindre soupçon de leur intelligence; +mais enfin je fus assez malheureux +pour sortir de mon aveuglement. +Un jour je revins de la chasse de meilleure +heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement +de ma femme; elle ne m'attendait +pas sitôt: elle venait de recevoir +une lettre du duc, et se préparait à lui +faire réponse. Elle ne put cacher son +trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant +sur une table du papier et de l'encre, je +jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai +de me montrer ce qu'elle écrivait; mais +elle s'en défendit, de sorte que je fus +obligé d'employer jusqu'à la violence +pour satisfaire ma jalouse curiosité; je +tirai de son sein, malgré toute sa résistance, +une lettre qui contenait ces paroles:</p> + +<blockquote> +<p><i>Languirai-je toujours dans l'attente +d'une seconde entrevue? Que vous êtes +cruelle, de me donner les plus douces espérances +et de tant tarder à les remplir! +Don Juan va tous les jours à la chasse, ou +à Tolède: ne devrions-nous pas profiter +de ces occasions? Ayez plus d'égard à +la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, +Madame: songez que si c'est un plaisir +d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment +d'en attendre longtemps la possession.</i></p> +</blockquote> + +<p>«Je ne pus achever de lire ce billet sans +être transporté de rage; je mis la main +sur ma dague, et dans mon premier mouvement +je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle +épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, +faisant réflexion que c'était me venger à +demi, et que mon ressentiment demandait +encore une autre victime, je me rendis +maître de ma fureur. Je dissimulai; +je dis à ma femme, avec le moins d'agitation +qu'il me fut possible: «Madame, +vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat +de son rang ne devait point vous éblouir; +mais les jeunes personnes aiment le faste: +je veux croire que c'est là tout votre crime, +et que vous ne m'avez point fait le dernier +outrage: c'est pourquoi j'excuse votre +indiscrétion, pourvu que vous rentriez +dans votre devoir, et que désormais, sensible +à ma seule tendresse, vous ne songiez +qu'à la mériter.»</p> + +<p>«Après lui avoir tenu ce discours, je +sortis de son appartement, autant pour +la laisser se remettre du trouble où étaient +ses esprits, que pour chercher la solitude +dont j'avais besoin moi-même pour calmer +la colère qui m'enflammait. Si je +ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai +du moins un air tranquille pendant +deux jours; et le troisième, feignant d'avoir +à Tolède une affaire de la dernière +conséquence, je dis à ma femme que j'étais +obligé de la quitter pour quelque +temps, et que je la priais d'avoir soin de +sa gloire pendant mon absence.</p> + +<p>«Je partis; mais, au lieu de continuer +mon chemin vers Tolède, je revins secrètement +chez moi à l'entrée de la nuit, +et me cachai dans la chambre d'un domestique +fidèle, d'où je pouvais voir tout +ce qui entrait dans ma maison. Je ne +doutais point que le duc n'eût été informé +de mon départ, et je m'imaginais qu'il +ne manquerait pas de vouloir profiter de la +conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; +je me promettais une entière +vengeance.</p> + +<p>«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: +loin de remarquer qu'on se disposât +au logis à recevoir un galant, je +m'aperçus au contraire que l'on fermait +les portes avec exactitude, et trois jours +s'étant écoulés sans que le duc eût paru, +ni même aucun de ses gens, je me persuadai +que mon épouse s'était repentie de +sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout +commerce avec son amant.</p> + +<p>«Prévenu de cette opinion, je perdis le +désir de me venger, et, me livrant aux +mouvements d'un amour que la colère +avait suspendu, je courus à l'appartement +de ma femme: je l'embrassai avec transport, +et lui dis: «Madame, je vous rends +mon estime et mon amitié. Je vous avoue +que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint +ce voyage pour vous éprouver. Vous devez +pardonner ce piége à un mari dont +la jalousie n'était pas sans fondement: +je craignais que votre esprit, séduit par +de superbes illusions, ne fût pas capable +de se détromper; mais, grâces au ciel, +vous avez reconnu votre erreur, et j'espère +que rien ne troublera plus notre +union.»</p> + +<p>«Ma femme me parut touchée de ces paroles, +et, laissant couler quelques pleurs: +«Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, +de vous avoir donné sujet de soupçonner +ma fidélité! J'ai beau détester ce qui +vous a si justement irrité contre moi; +mes yeux depuis deux jours sont vainement +ouverts aux larmes, toute ma douleur, +tous mes remords seront inutiles: je +ne regagnerai jamais votre confiance.—Je +vous la redonne, Madame, interrompis-je +tout attendri de l'affliction qu'elle +faisait paraître, je ne veux plus me souvenir +du passé, puisque vous vous en +repentez.»</p> + +<p>«En effet, dès ce moment j'eus pour elle +les mêmes égards que j'avais eus auparavant, +et je recommençai à goûter des +plaisirs qui avaient été si cruellement +troublés: ils devinrent même plus piquants; +car ma femme, comme si elle +eût voulu effacer de mon esprit toutes +les traces de l'offense qu'elle m'avait +faite, prenait plus de soin de me plaire +qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais +plus de vivacité dans ses caresses, et peu +s'en fallait que je ne fusse bien aise du +chagrin qu'elle m'avait causé.</p> + +<p>«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique +ma maladie ne fût point mortelle, il +n'est pas concevable combien ma femme +en parut alarmée: elle passait le jour +auprès de moi; et la nuit, comme j'étais +dans un appartement séparé, elle me +venait voir deux ou trois fois, pour apprendre +par elle-même de mes nouvelles: +enfin, elle montrait une extrême +attention à courir au-devant de tous les +secours dont j'avais besoin; il semblait +que sa vie fût attachée à la mienne. De +mon côté, j'étais si sensible à toutes les +marques de tendresse qu'elle me donnait, +que je ne pouvais me lasser de le lui +témoigner. Cependant, seigneur Mendoce, +elles n'étaient pas aussi sincères +que je me l'imaginais.</p> + +<p>«Une nuit, ma santé commençait alors +à se rétablir, mon valet de chambre vint +me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout +ému, je suis fâché d'interrompre votre +repos; mais je vous suis trop fidèle pour +vouloir vous cacher ce qui se passe en +ce moment chez vous: le duc de Naxera +est avec madame.»</p> + +<p>«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que +je regardai quelque temps mon valet +sans pouvoir lui parler: plus je pensais +au rapport qu'il me faisait, plus j'avais +de peine à le croire véritable. «Non, +Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible +que ma femme soit capable d'une si +grande perfidie! Tu n'es point assuré de +ce que tu dis.—Seigneur, reprit Fabio, +plût au ciel que j'en pusse encore douter; +mais de fausses apparences ne m'ont +point trompé. Depuis que vous êtes malade, +je soupçonne qu'on introduit presque +toutes les nuits le duc dans l'appartement +de madame: je me suis caché +pour éclaircir mes soupçons, et je ne +suis que trop persuadé qu'ils sont +justes.»</p> + +<p>«A ce discours, je me levai tout furieux; +je pris ma robe de chambre et mon épée, +et marchai vers l'appartement de ma +femme, accompagné de Fabio, qui portait +de la lumière. Au bruit que nous +fîmes en entrant, le duc, qui était assis +sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet +qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant +de moi et me tira: mais ce fut avec tant +de trouble et de précipitation, qu'il me +manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement +et lui enfonçai mon épée dans +le cœur. Je m'adressai ensuite à ma +femme, qui était plus morte que vive: +«Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix +de toutes tes perfidies.» En disant cela, je +lui plongeai dans le sein mon épée toute +fumante du sang de son amant.</p> + +<p>«Je condamne mon emportement, seigneur +don Fadrique, et j'avoue que j'aurais +pu assez punir une épouse infidèle +sans lui ôter la vie; mais quel homme +pourrait conserver sa raison dans une +pareille conjoncture? Peignez-vous cette +perfide femme attentive à ma maladie; +représentez-vous toutes ses démonstrations +d'amitié, toutes les circonstances, +toute l'énormité de sa trahison, et jugez +si l'on ne doit point pardonner sa mort à +un mari qu'une si juste fureur animait.</p> + +<p>«Pour achever cette tragique histoire +en deux mots: après avoir pleinement +assouvi ma vengeance, je m'habillai à la +hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de +temps à perdre; que les parents du duc +me feraient chercher par toute l'Espagne, +et que, le crédit de ma famille ne pouvant +balancer le leur, je ne serais en sûreté +que dans un pays étranger: c'est pourquoi +je choisis deux de mes meilleurs +chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent +et de pierreries, je sortis de ma +maison avant le jour, suivi du valet qui +m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris +la route de Valence, dans le dessein de +me jeter dans le premier vaisseau qui +ferait voile vers l'Italie. Comme je passais +aujourd'hui près du bois où vous +étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui +m'a prié de la suivre et de l'aider à vous +séparer.»</p> + +<p>«Après que le Tolédan eût achevé de parler, +don Fadrique lui dit: «Seigneur don +Juan, vous vous êtes justement vengé du +duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur +les poursuites que ses parents pourront +faire: vous demeurerez, s'il vous plaît, +chez moi, en attendant l'occasion de passer +en Italie. Mon oncle est gouverneur +de Valence; vous serez plus en sûreté ici +qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme +qui veut être uni désormais avec vous +d'une étroite amitié.»</p> + +<p>«Zarate répondit à Mendoce dans des +termes pleins de reconnaissance, et accepta +l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force +de la sympathie, seigneur don Cléofas, +poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers +se sentirent tant d'inclination l'un +pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma +entr'eux une amitié comparable à celle +d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal, +ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, +que ce qui plaisait à don Fadrique +ne manquait pas de plaire à don Juan; +c'était le même caractère: enfin ils étaient +faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout, +était enchanté des manières de son ami: il +ne pouvait même s'empêcher de les vanter +à tout moment à dona Théodora.</p> + +<p>«Ils allaient souvent tous deux chez +cette dame, qui voyait toujours avec indifférence +les soins et les assiduités de Mendoce. +Il en était très-mortifié, et s'en plaignait +quelquefois à son ami, qui, pour le +consoler, lui disait que les femmes les +plus insensibles se laissaient enfin toucher; +qu'il ne manquait aux amants que la patience +d'attendre ce temps favorable; qu'il +ne perdît point courage; que sa dame, +tôt ou tard, récompenserait ses services. +Ce discours, quoique fondé sur l'expérience, +ne rassurait point le timide Mendoce, +qui craignait de ne pouvoir jamais +plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte +le jeta dans une langueur qui faisait pitié +à don Juan; mais don Juan fut bientôt +plus à plaindre que lui.</p> + +<p>«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être +révolté contre les femmes, après l'horrible +trahison de la sienne, il ne put se défendre +d'aimer dona Théodora; cependant, loin +de s'abandonner à une passion qui offensait +son ami, il ne songea qu'à la combattre; +et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre +qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait +naître, il résolut de ne plus voir la veuve +de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le +voulait mener chez elle, il trouvait toujours +quelque prétexte pour s'en excuser.</p> + +<p>«D'une autre part, don Fadrique n'allait +pas une fois chez la dame, qu'elle ne +lui demandât pourquoi don Juan ne la +venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait +cette question il lui répondit en souriant +que son ami avait ses raisons. «Et quelles +raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona +Théodora.—Madame, répartit Mendoce, +comme je voulais aujourd'hui vous +l'amener, et que je lui marquais quelque +surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner, +il m'a fait une confidence qu'il +faut que je vous révèle pour le justifier. +Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse, +et que, n'ayant pas beaucoup de temps à +demeurer dans cette ville, les moments +lui étaient chers.</p> + +<p>«—Je ne suis point satisfaite de cette +excuse, reprit en rougissant la veuve de +Cifuentes: il n'est pas permis aux amants +d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique +remarqua la rougeur de dona Théodora; +il crut que la vanité seule en était +la cause, et que ce qui faisait rougir la +dame n'était qu'un simple dépit de se voir +négligée. Il se trompait dans sa conjecture: +un mouvement plus vif que la vanité excitait +l'émotion qu'elle laissait paraître; mais +de peur qu'il ne démêlât ses sentiments, +elle changea de discours, et affecta, pendant +le reste de l'entretien, un enjouement qui +aurait mis en défaut la pénétration de +Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord +pris le change.</p> + +<p>«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se +trouva seule, elle tomba dans une profonde +rêverie: elle sentit alors toute la force +de l'inclination qu'elle avait conçue pour +don Juan, et, la croyant plus mal récompensée +qu'elle ne l'était: «Quelle injuste +et barbare puissance, dit-elle en soupirant, +se plaît à enflammer des cœurs qui ne +s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique +qui m'adore, et je brûle pour don +Juan, dont une autre que moi occupe la +pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher +mon indifférence: ton ami t'en venge +assez.»</p> + +<p>«A ces mots, un vif sentiment de douleur +et de jalousie lui fit répandre quelques +larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir +les peines des amants, vint bientôt présenter +à son esprit de flatteuses images. Elle +se représenta que sa rivale pouvait n'être +pas fort dangereuse: que don Juan était +peut-être moins arrêté par ses charmes +qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles +liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour +juger elle-même de ce qu'elle en devait +croire, elle résolut d'entretenir en particulier +le Tolédan. Elle le fit avertir de se +trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand +ils furent tous deux seuls, dona Théodora +prit ainsi la parole:</p> + +<p>«Je n'aurais jamais pensé que l'amour +pût faire oublier à un galant homme ce +qu'il doit aux dames; néanmoins, don +Juan, vous ne venez plus chez moi depuis +que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce +me semble, de me plaindre de vous. Je +veux croire toutefois que ce n'est point +de votre propre mouvement que vous +me fuyez: votre dame vous aura sans +doute défendu de me voir. Avouez-le-moi, +don Juan, et je vous excuse: je sais +que les amants ne sont pas libres dans +leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir +à leurs maîtresses.</p> + +<p>«—Madame, répondit le Tolédan, je conviens +que ma conduite doit vous étonner; +mais, de grâce, ne souhaitez pas +que je me justifie: contentez-vous d'apprendre +que j'ai raison de vous éviter.—Quelle +que puisse être cette raison, +reprit dona Théodora toute émue, je +veux que vous me la disiez.—Hé bien, +Madame, répartit don Juan, il faut vous +obéir; mais ne vous plaignez pas si vous +en entendez plus que vous n'en voulez +savoir.</p> + +<p>«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a +raconté l'aventure qui m'a fait quitter la +Castille. En m'éloignant de Tolède, le +cœur plein de ressentiment contre les +femmes, je les défiais toutes de me jamais +surprendre. Dans cette fière disposition, +je m'approchai de Valence; je vous rencontrai, +et, ce que personne encore n'a pu +faire peut-être, je soutins vos premiers +regards sans en être troublé: je vous ai +revue même depuis impunément; mais, +hélas! que j'ai payé cher quelques jours +de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; +votre beauté, votre esprit, tous +vos charmes se sont exercés sur un rebelle; +en un mot, j'ai pour vous tout +l'amour que vous êtes capable d'inspirer.</p> + +<p>«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de +vous. La personne dont on vous a dit +que j'étais occupé n'est qu'une dame +imaginaire: c'est une fausse confidence +que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir +les soupçons que j'aurais pu lui donner +en refusant toujours de vous venir voir +avec lui.»</p> + +<p>«Ce discours, à quoi dona Théodora ne +s'était point attendue, lui causa une si +grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de +paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point +en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer +ses yeux de quelque rigueur, elle regarda +le Tolédan d'un air assez tendre, et +lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, +don Juan; je veux aussi vous découvrir le +mien: écoutez-moi.</p> + +<p>«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, +peu touchée de l'attachement de Mendoce, +je menais une vie douce et tranquille, +lorsque le hasard vous fit passer +près du bois où nous nous rencontrâmes. +Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne +laissai pas de remarquer que vous m'offriez +votre secours de très-bonne grâce, +et la manière avec laquelle vous sûtes +séparer deux rivaux furieux me fit concevoir +une opinion fort avantageuse de +votre adresse et de votre valeur. Le moyen +que vous proposâtes pour les accorder +me déplut: je ne pouvais sans beaucoup +de peine me résoudre à choisir l'un ou +l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser, +je crois que vous aviez déjà un peu de part +à ma répugnance: car dans le même moment +que, forcée par la nécessité, ma bouche +nomma don Fadrique, je sentis que +mon cœur se déclarait pour l'inconnu. +Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, +après l'aveu que vous m'avez fait, +votre mérite a augmenté l'estime que j'avais +pour vous.</p> + +<p>«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un +mystère de mes sentiments: je vous les +déclare avec la même franchise que j'ai +dit à Mendoce que je ne l'aimais point. +Une femme qui a le malheur de se sentir +du penchant pour un amant qui ne saurait +être à elle a raison de se contraindre, et +de se venger du moins de sa faiblesse par un +silence éternel; mais je crois que l'on peut +sans scrupule découvrir une tendresse +innocente à un homme qui n'a que des +vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous +m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui +nous a sans doute destinés l'un pour +l'autre.»</p> + +<p>«Après ce discours, la dame se tut pour +laisser parler don Juan, et lui donner lieu +de faire éclater les transports de joie et de +reconnaissance qu'elle croyait lui avoir +inspirés; mais au lieu de paraître enchanté +des choses qu'il venait d'entendre, il demeura +triste et rêveur.</p> + +<p>«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; +quand, pour vous faire un sort qu'un autre +que vous pourrait trouver digne +d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe, +et vous montre une âme charmée, vous +résistez à la joie que doit vous causer une +déclaration si obligeante! vous gardez un +silence glacé! je vois même de la douleur +dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange +effet produisent en vous mes bontés!</p> + +<p>«—Eh! quel autre effet, Madame, répondit +tristement le Tolédan, peuvent-elles +faire sur un cœur comme le mien? Je +suis d'autant plus misérable que vous +me témoignez plus d'inclination. Vous +n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour +moi: vous savez quelle tendre amitié nous +lie: pourrais-je établir mon bonheur sur +la ruine de ses plus douces espérances?—Vous +avez trop de délicatesse, dit dona +Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique; +je puis vous offrir ma foi sans +mériter ses reproches, et vous pouvez la +recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue +que l'idée d'un ami malheureux doit +vous causer quelque peine; mais, don +Juan, est-elle capable de balancer l'heureux +destin qui vous attend?</p> + +<p>«—Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton +ferme: un ami tel que Mendoce a plus +de pouvoir sur moi que vous ne pensez. +S'il vous était possible de concevoir toute +la tendresse, toute la force de notre amitié, +que vous me trouveriez à plaindre! +Don Fadrique n'a rien de caché pour +moi; mes intérêts sont devenus les siens: +les moindres choses qui me regardent ne +sauraient échapper à son attention, ou, +pour tout dire en un mot, je partage son +âme avec vous.</p> + +<p>«Ah! si vous vouliez que je profitasse +de vos bontés, il fallait me les laisser +voir avant que j'eusse formé les nœuds +d'une amitié si forte. Charmé du bonheur +de vous plaire, je n'aurais alors regardé +Mendoce que comme un rival: +mon cœur, en garde contre l'affection +qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu, +et je ne lui devrais pas aujourd'hui +tout ce que je lui dois; mais, Madame, il +n'est plus temps; j'ai reçu tous les services +qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi +le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance +et l'inclination me lient et +me réduisent enfin à la cruelle nécessité +de renoncer au sort glorieux que vous +me présentez.»</p> + +<p>«En cet endroit, dona Théodora, qui +avait les yeux couverts de larmes, prit son +mouchoir pour s'essuyer. Cette action +troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa +constance: il commençait à ne répondre +plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il +d'une voix entrecoupée de soupirs, +adieu, il faut vous fuir pour sauver ma +vertu; je ne puis soutenir vos pleurs, +ils vous rendent trop redoutable. Je vais +m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer +la perte de tant de charmes que mon +inexorable amitié veut que je lui sacrifie.» +En achevant ces paroles il se retira avec +un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de +peine à conserver.</p> + +<p>«Après son départ, la veuve de Cifuentes +fut agitée de mille mouvements confus: +elle eut honte de s'être déclarée à un homme +qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant +douter qu'il ne fût fortement épris, +et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît +refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut +assez raisonnable pour admirer un si rare +effort d'amitié, au lieu de s'en offenser. +Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher +de s'affliger quand les choses n'ont +pas le succès que l'on désire, elle résolut +d'aller dès le lendemain à la campagne pour +dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les +augmenter, car la solitude est plus propre +à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.</p> + +<p>«Don Juan, de son côté, n'ayant pas +trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé +dans son appartement pour s'abandonner +en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait +fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui +était permis du moins d'en soupirer; mais +don Fadrique vint bientôt interrompre sa +rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé, +il en témoigna tant d'inquiétude +que don Juan, pour le rassurer, fut obligé +de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. +Mendoce sortit aussitôt pour le laisser +reposer; mais il sortit d'un air si triste, +que le Tolédan en sentit plus vivement son +infortune. «O ciel, dit il en lui-même, +pourquoi faut-il que la plus tendre amitié +du monde fasse tout le malheur de +ma vie?»</p> + +<p>«Le jour suivant, don Fadrique n'était +pas encore levé qu'on le vint avertir que +dona Théodora était partie avec tout son +domestique pour son château de Villaréal, +et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait +pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, +moins à cause des peines que fait +souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que +parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ. +Sans savoir ce qu'il en devait penser, +il en conçut un funeste présage.</p> + +<p>«Il se leva pour aller voir son ami, tant +pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre +l'état de sa santé. Mais comme il +achevait de s'habiller, don Juan entra dans +sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper +l'inquiétude que je vous cause: je +me porte assez bien aujourd'hui.—Cette +bonne nouvelle, répondit Mendoce, me +console un peu de la mauvaise que j'ai +reçue.» Le Tolédan demanda quelle était +cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique, +après avoir fait sortir ses gens, lui dit: +«Dona Théodora est partie ce matin pour +la campagne, où l'on croit qu'elle sera +longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi +me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous, +don Juan? N'ai-je pas raison d'être +alarmé?»</p> + +<p>«Zarate se garda bien de lui dire sur +cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que +dona Théodora pouvait être allée à la campagne +sans qu'il eût sujet de s'en effrayer. +Mais Mendoce, peu content des raisons +que son ami employait pour le rassurer, +l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il, +ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai +conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment +quelque chose qui aura déplu à +dona Théodora. Pour m'en punir, elle +me quitte, sans daigner seulement m'apprendre +mon crime.</p> + +<p>«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer +plus longtemps dans l'incertitude. Allons, +don Juan, allons la trouver; je vais +faire préparer des chevaux.—Je vous +conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener +personne avec vous: cet éclaircissement +se doit faire sans témoins.—Don Juan ne +saurait être de trop, reprit don Fadrique; +dona Théodora n'ignore point que vous +savez tout ce qui se passe dans mon +cœur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, +vous m'aiderez à l'apaiser en +ma faveur.</p> + +<p>«—Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma +présence ne peut vous être utile. Partez +tout seul, je vous en conjure.—Non, +mon cher don Juan, répartit Mendoce, +nous irons ensemble: j'attends cette complaisance +de votre amitié.—Quelle tyrannie! +s'écria le Tolédan d'un air chagrin. +Pourquoi exigez-vous de mon amitié +ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»</p> + +<p>«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait +pas, et le ton brusque dont elles +avaient été prononcées, le surprirent étrangement. +Il regarda son ami avec attention. +«Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que +je viens d'entendre? Quel affreux soupçon +naît dans mon esprit! Ah! c'est trop +vous contraindre et me gêner; parlez. +Qui cause la répugnance que vous marquez +à m'accompagner?</p> + +<p>«—Je voulais vous la cacher, répondit le +Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé +vous-même à la laisser paraître, il ne +faut plus que je dissimule: cessons, mon +cher don Fadrique, de nous applaudir +de la conformité de nos affections; elle +n'est que trop parfaite: les traits qui +vous ont blessé n'ont point épargné votre +ami. Dona Théodora...—Vous seriez +mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!—Dès +que j'ai connu mon amour, +répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui +constamment la veuve de Cifuentes; vous +le savez: vous m'en avez vous-même fait +des reproches; je triomphais du moins de +ma passion, si je ne pouvais la détruire.</p> + +<p>«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle +souhaitait de me parler chez elle. Je m'y +rendis. Elle me demanda pourquoi je +semblais vouloir l'éviter. J'inventai des +excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé +de lui en découvrir la véritable cause. Je +crus qu'après cette déclaration elle approuverait +le dessein que j'avais de la +fuir; mais, par un bizarre effet de mon +étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, +je dois vous le dire, je trouvai Théodora +prévenue pour moi.»</p> + +<p>«Quoique don Fadrique eût l'esprit du +monde le plus doux et le plus raisonnable, +il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce +discours, et interrompant encore son ami +en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui +dit-il, percez-moi plutôt le sein que de +poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous +contentez pas de m'avouer que vous êtes +mon rival, vous m'apprenez encore qu'on +vous aime! Juste ciel! Quelle confidence +vous m'osez faire! Vous mettez notre +amitié à une épreuve trop rude. Mais +que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée +en conservant les sentiments perfides +que vous me déclarez.</p> + +<p>«Quelle était mon erreur! Je vous croyais +généreux, magnanime, et vous n'êtes +qu'un faux ami, puisque vous avez été +capable de concevoir un amour qui m'outrage. +Je suis accablé de ce coup imprévu: +je le sens d'autant plus vivement, +qu'il m'est porté par une main...—Rendez-moi +plus de justice, interrompit +à son tour le Tolédan; donnez-vous +un moment de patience; je ne suis rien +moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et +vous vous repentirez de m'avoir appelé +de ce nom odieux.»</p> + +<p>«Alors il lui raconta ce qui s'était passé +entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre +aveu qu'elle lui avait fait, et les discours +qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se +livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta +ce qu'il avait répondu à ce discours; +et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il +avait fait paraître, don Fadrique sentait +évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don +Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je +refusai la foi de dona Théodora. Elle en +pleura de dépit; mais, grand Dieu, que +ses pleurs excitèrent de trouble dans mon +âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans +trembler encore du péril que j'ai couru. +Je commençais à me trouver barbare, et +pendant quelques instants, Mendoce, +mon cœur vous devint infidèle. Je ne +cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je +me dérobai par une prompte fuite à +des larmes si dangereuses. Mais ce n'est +pas assez d'avoir évité ce danger; il faut +craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon +départ: je ne veux plus m'exposer aux +regards de Théodora. Après cela, don +Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude +et de perfidie?</p> + +<p>«—Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, +je vous rends toute votre innocence. +J'ouvre les yeux; pardonnez un +injuste reproche au premier transport +d'un amant qui se voit ravir toutes ses +espérances. Hélas! devais-je croire que +dona Théodora pourrait vous voir longtemps +sans vous aimer, sans se rendre à +ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé +le pouvoir? Vous êtes un véritable ami. +Je n'impute plus mon malheur qu'à la +Fortune, et, loin de vous haïr, je sens +augmenter pour vous ma tendresse. Hé! +quoi! vous renoncez pour moi à la possession +de dona Théodora, vous faites +à notre amitié un si grand sacrifice, et je +n'en serais pas touché! Vous pouvez +dompter votre amour, et je ne ferais pas +un effort pour vaincre le mien! Je dois +répondre à votre générosité, don Juan; +suivez le penchant qui vous entraîne: +épousez la veuve de Cifuentes; que mon +cœur, s'il veut, en gémisse, Mendoce +vous en presse.</p> + +<p>«—Vous m'en pressez en vain, répliqua +Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une +passion violente; mais votre repos m'est +plus cher que mon bonheur.—Et le +repos de Théodora, reprit don Fadrique, +vous doit-il être indifférent? Ne nous +flattons point: le penchant qu'elle a +pour vous décide de mon sort. Quand +vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour +me la céder, vous iriez loin de ses yeux +traîner une vie déplorable, je n'en serais +pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire +jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel +n'a réservé cette gloire qu'à vous seul. +Elle vous a aimé dès le premier moment +qu'elle vous a vu: elle a pour vous une +inclination naturelle; en un mot, elle ne +saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez +donc la main qu'elle vous présente: +comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi +à mon infortune, et ne faites +pas trois misérables, lorsqu'un seul peut +épuiser toute la rigueur du destin.»</p> + +<p>Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre +son récit pour écouter l'écolier, +qui lui dit: «Ce que vous me racontez est +surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un +si beau caractère? Je ne vois dans le monde +que des amis qui se brouillent, je ne dis +pas pour des maîtresses comme dona Théodora, +mais pour des coquettes fieffées. Un +amant peut-il renoncer à un objet qu'il +adore et dont il est aimé, de peur de rendre +un ami malheureux? Je ne croyais cela +possible que dans la nature du roman, où +l'on peint les hommes tels qu'ils devraient +être, plutôt que tels qu'ils sont.—Je demeure +d'accord, répondit le diable, que ce +n'est pas une chose fort ordinaire; mais +elle est non-seulement dans la nature du +roman, elle est aussi dans la belle nature +de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le +déluge j'en ai vu deux exemples, y compris +celui-ci. Revenons à mon histoire.</p> + +<p>«Les deux amis continuèrent à se faire +un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant +point céder à la générosité de l'autre, +leurs sentiments amoureux demeurèrent +suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent +de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient +plus même prononcer son nom. Mais +tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour +dans la ville de Valence, l'amour, +comme pour s'en venger, régnait ailleurs +avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.</p> + +<p>«Dona Théodora s'abandonnait à sa +tendresse dans son château de Villaréal, +situé près de la mer. Elle pensait sans cesse +à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance +de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre, +après les sentiments d'amitié qu'il +avait fait éclater pour don Fadrique.</p> + +<p>«Un jour, après le coucher du soleil, +comme elle prenait sur le bord de la mer le +plaisir de la promenade avec une de ses +femmes, elle aperçut une petite chaloupe +qui venait gagner le rivage. Il lui sembla +d'abord qu'il y avait dedans sept à huit +hommes de fort mauvaise mine; mais après +les avoir vus de plus près, et considérés +avec plus d'attention, elle jugea qu'elle +avait pris des masques pour des visages. En +effet, c'étaient des gens masqués, et tous +armés d'épées et de bayonnettes.</p> + +<p>«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant +pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient +à faire, elle tourna brusquement +ses pas vers le château. Elle regardait de +temps en temps derrière elle pour les observer; +et remarquant qu'ils avaient pris +terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre, +elle se mit à courir de toute sa force; +mais, comme elle ne courait pas si bien +qu'Atalante, et que les masques étaient légers +et vigoureux, ils la joignirent à la +porte du château et l'arrêtèrent.</p> + +<p>«La dame et la fille qui l'accompagnait +poussèrent de grands cris qui attirèrent +aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci +donnant l'alarme au château, tous les valets +de dona Théodora accoururent bientôt +armés de fourches et de bâtons. Cependant +deux hommes des plus robustes de la troupe +masquée, après avoir pris entre leurs bras +la maîtresse et la suivante, les emportaient +vers la chaloupe, malgré leur résistance, +pendant que les autres faisaient tête aux +gens du château, qui commencèrent à les +presser vivement. Le combat fut long; mais +enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement +leur entreprise, et regagnèrent +leur chaloupe en se battant en retraite. Il +était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient +pas encore tous embarqués qu'ils +virent paraître du côté de Valence quatre +ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance, +et semblaient vouloir venir au secours de +Théodora. A cette vue, les ravisseurs se +hâtèrent si bien de prendre le large, que +l'empressement des cavaliers fut inutile.</p> + +<p>«Ces cavaliers étaient don Fadrique et +don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là +une lettre par laquelle on lui mandait que +l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro +Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il +avait équipé une espèce de tartane, et +qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient +rien à perdre, il se proposait d'enlever la +veuve de Cifuentes la première fois qu'elle +serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan +et lui, avec leurs valets de chambre, +étaient partis de Valence sur-le-champ, +pour venir apprendre cet attentat à dona +Théodora. Ils avaient découvert de loin, +sur le bord de la mer, un assez grand +nombre de personnes qui paraissaient combattre +les unes contre les autres, et soupçonnant +que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, +ils poussaient leurs chevaux à toute +bride, pour s'opposer au projet de don Alvar. +Mais, quelque diligence qu'ils pussent +faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins +de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, +fier du succès de son audace, s'éloignait de +la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait +joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait +en pleine mer. Il n'est pas possible de +sentir une plus vive douleur que celle +qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent +mille imprécations contre don Alvar, et +remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables +que vaines. Tous les domestiques de Théodora, +animés par un si bel exemple, n'épargnèrent +point les lamentations: tout le +rivage retentissait de cris: la fureur, le +désespoir, la désolation régnaient sur ces +tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne +causa point, dans la cour de Sparte, une si +grande consternation.»</p> + + + + +<h2><a name="c14" id="c14"></a>CHAPITRE XIV<br/> +<i>Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur +comique.</i></h2> + + +<p>L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre +le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée, +lui dit-il, il n'y a pas moyen de +résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que +signifie une chose qui attire mon attention, +malgré le plaisir que je prends à vous écouter. +Je remarque dans une chambre deux +hommes en chemise qui se tiennent à la +gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes +en robe de chambre qui s'empressent à +les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce +que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait +qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ +cette satisfaction de la manière suivante.</p> + +<p>«Les personnages que vous voyez en chemise +et qui se battent, lui dit-il, sont deux +auteurs Français; et les gens qui les séparent +sont deux Allemands, un Flamand et un +Italien. Ils demeurent tous dans la même +maison, qui est un hôtel garni où il ne loge +guère que des étrangers. L'un de ces auteurs +fait des tragédies, et l'autre des comédies. +Le premier, pour quelque désagrément +qu'il a essuyé en France, est venu en +Espagne; et le dernier, peu content de sa +condition à Paris, a fait le même voyage, +dans l'espérance de trouver à Madrid une +meilleure fortune.</p> + +<p>«Le poëte tragique est un esprit vain et +présomptueux, qui s'est fait, en dépit de +la plus saine partie du public, une assez +grande réputation dans son pays. Pour tenir +sa muse en haleine, il compose tous les +jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a +commencé une pièce dont il a tiré le sujet +de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme +son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses +confrères, une démangeaison continuelle +d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, +il s'est levé, a pris sa chandelle, et, +tout en chemise, est venu frapper rudement +à la porte de l'auteur comique, qui, +faisant un meilleur usage de son temps, +dormait d'un profond sommeil.</p> + +<p>«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé +ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui +a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez +à mes genoux: adorez un génie que +Melpomène favorise. Je viens d'enfanter +des vers... Mais, que dis-je, je viens? +c'est Apollon lui-même qui me les a dictés: +si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui +de maison en maison; j'attends +qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur +notre ambassadeur, aussi bien que +tous les Français qui sont à Madrid. Avant +que je les montre à personne, je veux +vous les réciter.</p> + +<p>«—Je vous remercie de la préférence, a +répondu l'auteur comique en baillant de +toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est +que vous prenez un peu mal votre temps; +je me suis couché fort tard, le sommeil +m'accable, et je ne réponds pas que j'entende +sans me rendormir tous les vers +que vous avez à me dire.—Oh! j'en réponds +bien, moi, a repris le poëte tragique: +quand vous seriez mort, la scène que +je viens de composer serait capable de +vous rappeler à la vie. Ma versification +n'est point un assemblage de sentiments +communs et d'expressions triviales que +la rime seule soutienne; c'est une poésie +mâle qui émeut le cœur et frappe l'esprit. +Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les +pitoyables nouveautés ne font que passer +sur la scène comme des ombres, et vont +à Utique divertir les Africains: mes pièces, +dignes d'être consacrées avec ma +statue dans la bibliothèque palatine, +ont encore la foule après trente représentations; +mais venons, ajouta ce poëte +modeste, venons aux vers dont je veux +vous donner l'étrenne.</p> + +<p>«Voici ma tragédie: <cite>La mort de Patrocle</cite>. +Scène première. Briseïde et les autres +captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent +les cheveux et se frappent le sein, +pour témoigner la douleur qu'elles ont +de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent +pas même se soutenir; abattues par leur +désespoir, elles se laissent tomber sur le +théâtre. Vous me direz que cela est un +peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. +Que les petits génies se tiennent dans +les bornes étroites de l'imitation, sans +oser les franchir, à la bonne heure! Il y +a de la prudence dans leur timidité. Pour +moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, +pour émouvoir et ravir les spectateurs, +il faut leur présenter des images auxquelles +ils ne s'attendent point.</p> + +<p>«Les captives sont donc couchées par +terre. Phœnix, gouverneur d'Achille, est +avec elles: il les aide à se relever l'une +après l'autre. Ensuite il commence la +protase par ces vers:</p> + +<div class="poem"> + <div class="stanza"> + <span class="i0">Priam va perdre Hector et sa superbe ville;<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille<br/></span> + <span class="i0">Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,<br/></span> + <span class="i0">Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,<br/></span> + <span class="i0">Léonte de la pique adroit à l'exercice,<br/></span> + <span class="i0">Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;<br/></span> + <span class="i0">Achille s'y prépare, et déjà ce héros<br/></span> + <span class="i0">Pousse vers Ilium ses immortels chevaux<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.<br/></span> + <span class="i0">Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,<br/></span> + <span class="i0">Quoique l'œil qui les voit ne les suive qu'à peine,<br/></span> + <span class="i0">Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:<br/></span> + <span class="i0">Et lorsque vous serez de carnage lassés,<br/></span> + <span class="i0">Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,<br/></span> + <span class="i0">Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.<br/></span> + <span class="i0">Xantus baisse la tête et répond par ces mots:<br/></span> + <span class="i0">Achille, vous serez content de vos chevaux:<br/></span> + <span class="i0">Ils vont aller au gré de votre impatience;<br/></span> + <span class="i0">Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.<br/></span> + <span class="i0">Junon aux yeux de bœuf ainsi le fait parler,<br/></span> + <span class="i0">Et d'Achille aussitôt le char semble voler.<br/></span> + <span class="i0">Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie<br/></span> + <span class="i0">Soudain font retentir le rivage de Troie.<br/></span> + <span class="i0">Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,<br/></span> + <span class="i0">Paraît plus éclatant que l'astre du matin,<br/></span> + <span class="i0">Ou tel que le soleil commençant sa carrière<br/></span> + <span class="i0">S'élève pour donner au monde la lumière,<br/></span> + <span class="i0">Ou brillant comme un feu que les villageois font<br/></span> + <span class="i0">Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.<br/></span> + <br/> + </div> +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a> +<a href="#FNanchor_1"> +<span class="label">[1]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Hom. Lib. XIX.</i></p> +</div> +<p>«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, +pour vous laisser respirer un moment; +car si je vous récitais toute ma +scène de suite, la beauté de ma versification +et le grand nombre de traits brillants +et de pensées sublimes qu'elle contient +vous suffoqueraient. Remarquez la +justesse de cette comparaison: <i>Plus éclatant +qu'un feu que les villageois font...</i> +Tout le monde ne sent point cela; mais +vous, qui avez de l'esprit, et du véritable, +vous en devez être enchanté.—Je le suis +sans doute, a répondu l'auteur comique +en souriant d'un air malin; rien n'est si +beau, et je suis persuadé que vous ne +manquerez pas de parler aussi dans votre +tragédie du soin que Thétis prenait de +chasser les mouches troyennes qui s'approchaient +du corps de Patrocle.—Ne +pensez pas vous en moquer, a répliqué +le tragique. Un poëte qui a de l'habileté +peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être +celui de ma pièce le plus propre à +me fournir des vers pompeux: je ne le +raterai pas, sur ma parole.</p> + +<p>«Tous mes ouvrages, a-t-il continué +sans façon, sont marqués au bon coin; +aussi; quand je les lis, il faut voir comme +on les applaudit! je m'arrête à chaque +vers pour recevoir des louanges. Je me +souviens qu'un jour je lisais à Paris +une tragédie dans une maison où il va +tous les jours de beaux esprits à l'heure +du dîner, et dans laquelle, sans vanité, +je ne passe pas pour un Pradon: la grande +comtesse de Vieille-Brune y était; elle a +le goût fin et délicat; je suis son poëte +favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès +la première scène; elle fut obligée de +changer de mouchoir au second acte; +elle ne fit que sanglotter au troisième; +elle se trouva mal au quatrième, et je +crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir +avec le héros de ma pièce.»</p> + +<p>«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur +comique de garder son sérieux, il lui +est échappé un éclat de rire. «Ah! que je +reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse +à ce trait-là: c'est une femme qui +ne peut souffrir la comédie; elle a tant +d'aversion pour le comique, qu'elle sort +ordinairement de sa loge après la grande +pièce, pour emporter toute sa douleur. +La tragédie est sa belle passion: que +l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu +que vous y fassiez parler des amants malheureux, +vous êtes sûr d'attendrir la +dame. Franchement, si je composais des +poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres +approbateurs qu'elle.</p> + +<p>«—Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte +tragique; j'ai l'approbation de mille personnes +de qualité, tant mâles que femelles...—Je +me défierais encore du suffrage +de ces personnes-là, interrompit +l'auteur comique: je serais en garde +contre leurs jugements. Savez-vous bien +pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs +sont distraits, pour la plupart, pendant +une lecture, et qu'ils se laissent prendre +à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse +d'un sentiment: cela suffit pour leur faire +louer tout un ouvrage, quelque imparfait +qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au +contraire, entendent-ils quelques vers +dont la platitude ou la dureté leur blesse +l'oreille, il ne leur en faut pas davantage +pour décrier une bonne pièce.</p> + +<p>«—Hé bien! a repris l'auteur sérieux, +puisque vous voulez que ces juges-là me +soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements +du parterre.—Hé! ne +me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, +a répliqué l'autre: il fait paraître +trop de caprice dans ses décisions. Il se +trompe quelquefois si lourdement aux +représentations des pièces nouvelles, qu'il +sera des deux mois entiers sottement +enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est +vrai que dans la suite l'impression le +désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré +après un heureux succès.</p> + +<p>«—C'est un malheur qui n'est pas à +craindre pour moi, a dit le tragique; on +réimprime mes pièces aussi souvent +qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il +n'en est pas de même des comédies; l'impression +découvre leur faiblesse: les comédies +n'étant que des bagatelles, que de +petites productions d'esprit...—Tout +beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit +l'autre, tout beau! vous ne songez +pas que vous vous échauffez; parlez, +de grâce, devant moi, de la comédie avec +un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous +qu'une pièce comique soit moins difficile +à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: +il n'est pas plus aisé de faire rire +les honnêtes gens que de les faire pleurer. +Sachez qu'un sujet ingénieux dans les +mœurs de la vie ordinaire ne coûte pas +moins à traiter que le plus beau sujet +héroïque.</p> + +<p>«—Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux +d'un ton railleur, je suis ravi de vous +entendre parler dans ces termes. Hé +bien, monsieur Calidas, pour éviter la +dispute, je veux désormais autant estimer +vos ouvrages que je les ai méprisés +jusqu'ici.—Je me soucie fort peu de vos +mépris, monsieur Giblet, reprend avec +précipitation l'auteur comique; et pour +répondre à vos airs insolents, je vais vous +dire nettement ce que je pense des vers +que vous venez de me réciter: ils sont +ridicules, et les pensées, quoique tirées +d'Homère, n'en sont pas moins plates. +Achille parle à ses chevaux; ses chevaux +lui répondent: il y a là-dedans une image +basse, de même que dans la comparaison +du feu que les villageois font sur une +montagne. Ce n'est pas faire honneur +aux anciens que de les piller de cette +sorte: ils sont, à la vérité, remplis de +choses admirables; mais il faut avoir plus +de goût que vous n'en avez, pour faire +un heureux choix de celles qu'on doit +emprunter d'eux.</p> + +<p>«—Puisque vous n'avez pas assez d'élévation +de génie, a répliqué Giblet, pour +apercevoir les beautés de ma poésie, et +pour vous punir d'avoir osé critiquer ma +scène, je ne vous en lirai pas la suite.—Je +ne suis que trop puni d'avoir entendu +le commencement, a réparti Calidas: il +vous sied bien, à vous, de mépriser mes +comédies! Apprenez que la plus mauvaise +que je puisse faire sera toujours +fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il +est plus facile de prendre l'essor et de +se guinder sur de grands sentiments, que +d'attraper une plaisanterie fine et délicate.</p> + +<p>«—Grâce au ciel, dit le tragique d'un +air dédaigneux, si j'ai le malheur de +n'avoir pas votre estime, je crois devoir +m'en consoler. La cour juge plus favorablement +de moi que vous ne faites, et +la pension dont elle m'a bien voulu...—Eh! +ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions +de cour, interrompt Calidas: je +sais trop de quelle manière on les obtient, +pour en faire plus de cas de vos +ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez +pas mieux valoir que les auteurs +comiques. Et pour vous prouver même +que je suis convaincu qu'il est plus aisé de +composer des poëmes dramatiques sérieux +que d'autres, c'est que si je retourne +en France, et que je n'y réussisse +pas dans le comique, je m'abaisserai à +faire des tragédies.</p> + +<p>«—Pour un composeur de farces, dit là +dessus le poëte tragique, vous avez bien +de la vanité.—Pour un versificateur qui +ne doit sa réputation qu'à de faux brillants, +dit l'auteur comique, vous vous en +faites bien accroire.—Vous êtes un insolent, +a répliqué l'autre. Si je n'étais pas +chez vous, mon petit monsieur Calidas, +la péripétie de cette aventure vous apprendrait +à respecter le cothurne.—Que +cette considération ne vous retienne +point, mon grand monsieur Giblet, a +répondu Calidas. Si vous avez envie de +vous faire battre, je vous battrai aussi +bien chez moi qu'ailleurs.»</p> + +<p>«En même temps ils se sont tous deux +pris à la gorge et aux cheveux, et les coups +de poing et de pied n'ont pas été épargnés +de part et d'autre. Un Italien, couché dans +la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue, +et au bruit que les auteurs faisaient +en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux +prises. Il s'est levé, et, par compassion pour +ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du +monde. Un Flamand et deux Allemands, +qui sont ces personnes que vous voyez en +robe de chambre, viennent avec l'Italien +séparer les combattants.</p> + +<p>—Ce démêlé me paraît plaisant, dit don +Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs +tragiques, en France, s'imaginent être des +personnages plus importants que ceux qui +ne font que des comédies.—Sans doute, +répondit Asmodée. Les premiers se croient +autant au-dessus des autres, que les héros +des tragédies sont au-dessus des valets des +pièces comiques.—Eh, sur quoi fondent-ils +leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce +qu'il serait en effet plus difficile de faire +une tragédie qu'une comédie?—La question +que vous me faites, répartit le diable, +a cent fois été agitée, et l'est encore tous +les jours. Pour moi, voici comme je la décide, +n'en déplaise aux hommes qui ne sont +pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est +pas plus facile de composer une pièce comique +qu'une tragique; car si la dernière +était plus difficile que l'autre, il faudrait +conclure de là qu'un faiseur de tragédies +serait plus capable de faire une comédie +que le meilleur auteur comique, ce qui +ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces +deux sortes de poëmes demandent donc +deux génies d'un caractère différent, mais +d'une égale habileté.</p> + +<p>«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir +la digression: je vais reprendre le fil de +l'histoire que vous avez interrompue.</p> + + + + +<h2><a name="c15" id="c15"></a>CHAPITRE XV<br/> +<i>Suite et conclusion de l'histoire de la force +de l'amitié.</i></h2> + + +<p>«Si les valets de dona Théodora n'avaient +pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient +du moins opposés avec courage, et leur résistance +avait été fatale à une partie des +gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre +autres blessé un si dangereusement, que, +ses blessures ne lui ayant pas permis de +suivre ses camarades, il était demeuré presque +sans vie étendu sur le sable.</p> + +<p>«On reconnut ce malheureux pour un +valet de don Alvar; et comme on s'aperçut +qu'il respirait encore, on le porta au +château, où l'on n'épargna rien pour lui +faire reprendre ses esprits: on en vint à +bout, quoique le sang qu'il avait perdu +l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour +l'engager à parler, on lui promit d'avoir +soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la +rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût +dire où son maître emmenait dona Théodora.</p> + +<p>«Il fut flatté de cette promesse, bien +qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance +d'en profiter: il rappela le peu de +force qui lui restait, et, d'une voix faible, +confirma l'avis que don Fadrique avait +reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait +dessein de conduire la veuve de Cifuentes +à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait +un parent dont la protection et l'autorité +lui promettaient un sûr asile.</p> + +<p>«Cette déposition soulagea le désespoir +de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le +blessé dans le château, où il mourut quelques +heures après, et ils s'en retournèrent +à Valence, en songeant au parti qu'ils +avaient à prendre. Ils résolurent d'aller +chercher leur ennemi commun dans sa retraite: +ils s'embarquèrent bientôt tous deux, +sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon, +ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent +une commodité pour aller à l'île de +Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas +plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent +qu'un vaisseau freté pour Cagliari +devait incessamment mettre à la voile: ils +profitèrent de l'occasion.</p> + +<p>«Le vaisseau partit avec un vent tel +qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou +six heures après leur départ, il survint un +calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire, +ils furent obligés de louvoyer, dans +l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent +de cette sorte pendant trois jours; +le quatrième, sur les deux heures après +midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait +droit à eux les voiles tendues. Ils le +prirent d'abord pour un vaisseau marchand; +mais voyant qu'il s'avançait presque +sous leur canon sans arborer aucun +pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne +fût un corsaire.</p> + +<p>«Ils ne se trompaient pas: c'était un +pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens +allaient se rendre sans combattre; +mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient +les voiles et préparaient leur canon, il jugea +que l'affaire serait plus sérieuse qu'il +n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta, +brouilla aussi ses voiles et se disposa au +combat.</p> + +<p>«Ils commençaient de part et d'autre à +se canonner, et les chrétiens semblaient +avoir quelque avantage; mais un corsaire +d'Alger, avec un vaisseau plus grand et +mieux armé que les deux autres, arrivant +au milieu de l'action, prit le parti du pirate +de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol +à pleines voiles, et le mit entre deux +feux.</p> + +<p>«Les chrétiens perdirent courage à cette +vue, et, ne voulant pas continuer un combat +qui devenait trop inégal, ils cessèrent +de tirer. Alors il parut sur la poupe du +navire d'Alger un esclave qui se mit à +crier, en espagnol, aux gens du vaisseau +chrétien qu'ils eussent à se rendre pour +Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. +Après ce cri, un Turc qui tenait une +banderole de taffetas vert parsemée de +demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter +dans l'air. Les chrétiens, considérant +que toute leur résistance ne pouvait être +qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: +ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée +de l'esclavage peut causer à des hommes +libres, et le maître, craignant qu'un plus +long retardement n'irritât des vainqueurs +barbares, ôta la banderole de la poupe, se +jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses +matelots, et alla se rendre au corsaire +d'Alger.</p> + +<p>«Ce pirate envoya une partie de ses +soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire +piller tout ce qu'il y avait dedans. +Le corsaire de Tunis, de son côté, donna +le même ordre à quelques-uns de ses gens; +de sorte que tous les passagers de ce malheureux +navire furent en un instant désarmés +et fouillés, et on les fit passer ensuite +dans le vaisseau algérien, où les deux +pirates en firent un partage qui fut réglé +par le sort.</p> + +<p>«C'eût été du moins une consolation +pour Mendoce et pour son ami de tomber +tous deux au pouvoir du même corsaire: +ils auraient trouvé leurs chaînes +moins pesantes s'ils avaient pu les porter +ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur +faire éprouver toute sa rigueur, soumit don +Fadrique au corsaire de Tunis, et don +Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir +de ces amis, quand il leur fallut +se quitter: ils se jetèrent aux pieds des +pirates, pour les conjurer de ne les point +séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie +était à l'épreuve des spectacles les plus +touchants, ne se laissèrent point fléchir: +au contraire, jugeant que ces deux captifs +étaient des personnes considérables, et +qu'ils pourraient payer une grosse rançon, +ils résolurent de les partager.</p> + +<p>«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient +affaire à des cœurs impitoyables, se regardaient +l'un l'autre, et s'exprimaient par +leurs regards l'excès de leur affliction. +Mais lorsque l'on eut achevé le partage du +butin, et que le pirate de Tunis voulut +regagner son bord avec les esclaves qui lui +étaient échus, ces deux amis pensèrent +expirer de douleur. Mendoce s'approcha +du Tolédan, et le serrant entre ses bras: +«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous +séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce +n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur +demeure impunie, on nous défend +même d'unir nos plaintes et nos regrets. +Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au +ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?—Ne +cherchez point ailleurs la cause +de nos disgrâces, répondit don Juan: il +ne les faut imputer qu'à moi. La mort +des deux personnes que je me suis immolées, +quoiqu'excusable aux yeux des +hommes, aura sans doute irrité le ciel, +qui vous punit aussi d'avoir pris de +l'amitié pour un misérable que poursuit +sa justice.»</p> + +<p>«En parlant ainsi, ils répandaient tous +deux des larmes si abondamment, et soupiraient +avec tant de violence, que les +autres esclaves n'en étaient pas moins touchés +que de leur propre infortune. Mais les +soldats de Tunis, encore plus barbares que +leur maître, remarquant que Mendoce tardait +à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement +des bras du Tolédan, et l'entraînèrent +avec eux en le chargeant de coups. +«Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous +reverrai plus: dona Théodora n'est point +vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent +feront les moindres peines de +mon esclavage.»</p> + +<p>«Don Juan ne put répondre à ces paroles: +le traitement qu'il voyait faire à son +ami lui causa un saisissement qui lui ôta +l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette +histoire demande que nous suivions le Tolédan, +nous laisserons don Fabrique dans +le navire de Tunis.</p> + +<p>«Le corsaire d'Alger retourna vers son +port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux +esclaves chez le Pacha, et de là au marché +où l'on a coutume de les vendre. Un officier +du dey Mezomorto acheta don Juan +pour son maître, chez qui l'on employa ce +nouvel esclave à travailler dans les jardins +du harem<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>. Cette occupation, quoique pénible +pour un gentilhomme, ne laissa pas +de lui être agréable, à cause de la solitude +qu'elle demandait. Dans la situation où il +se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage +que la liberté de s'occuper de ses +malheurs. Il y pensait sans cesse, et son +esprit, loin de faire quelque effort pour se +détacher des images les plus affligeantes, +semblait prendre plaisir à se les retracer.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a> +<a href="#FNanchor_2"> +<span class="label">[2]</span></a> C'est le nom que l'on donne à tous les sérails +des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur +qui soit appelé sérail.</p> +</div> +<p>«Un jour que, sans apercevoir le dey qui +se promenait dans le jardin, il chantait +une chanson triste en travaillant, Mezomorto +s'arrêta pour l'écouter: il fut assez +content de sa voix, et, s'approchant de lui +par curiosité, il lui demanda comme il se +nommait: le Tolédan lui répondit qu'il +s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, +il avait jugé à propos de changer de nom, +suivant la coutume des esclaves, et il avait +pris celui-là parce qu'ayant continuellement +dans l'esprit l'enlèvement de Théodora +par Alvaro Ponce, il lui était venu à +la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto, +qui savait passablement l'espagnol, lui fit +plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne, +et particulièrement sur la conduite +que les hommes y tiennent pour se rendre +agréables aux femmes, à quoi don Juan +répondit d'une manière dont le dey fut +très-satisfait.</p> + +<p>«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir +de l'esprit, et je ne te crois pas un homme +du commun; mais, qui que tu puisses +être, tu as le bonheur de me plaire, et je +veux t'honorer de ma confiance.» Don +Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du +dey, et se leva après avoir porté le bas de +sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite +sur sa tête.</p> + +<p>«Pour commencer à t'en donner des +marques, reprit Mezomorto, je te dirai +que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes +de l'Europe. J'en ai une entr'autres +à qui rien n'est comparable; je ne crois +pas que le grand seigneur même en possède +une si parfaite, quoique ses vaisseaux +lui en apportent tous les jours de tous les +endroits du monde. Il semble que son +visage soit le soleil réfléchi, et sa taille +paraît être la tige du rosier planté dans +le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.</p> + +<p>«Mais ce miracle de la nature, avec une +beauté si rare, conserve une tristesse +mortelle, que le temps et mon amour ne +sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait +soumise à mes désirs, je ne les ai point encore +satisfaits; je les ai toujours domptés, +et, contre l'usage ordinaire de mes pareils, +qui ne recherchent que le plaisir +des sens, je me suis attaché à gagner son +cœur par une complaisance et par des +respects que le dernier des Musulmans +aurait honte d'avoir pour une esclave +chrétienne.</p> + +<p>«Cependant tous mes soins ne font +qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté +commence enfin à me lasser. L'idée +de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit +des autres avec des traits si profonds: +mes regards favorables l'ont bientôt effacée; +cette longue douleur fatigue ma +patience. Toutefois, avant que je cède à +mes transports, il faut que je fasse un +effort encore: je veux me servir de ton +entremise. Comme l'esclave est chrétienne, +et même de ta nation, elle pourra +prendre de la confiance en toi, et tu la +persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui +mon rang et mes richesses; représente-lui +que je la distinguerai de toutes mes +esclaves; fais-lui même envisager, s'il le +faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur +d'être un jour la femme de Mezomorto, +et dis-lui que j'aurai pour elle plus de +considération que je n'en aurais pour une +sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir +la main.»</p> + +<p>«Don Juan se prosterna une seconde fois +devant le dey, et, quoique peu satisfait de +cette commission, l'assura qu'il ferait tout +son possible pour s'en bien acquitter. +«C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne +ton ouvrage et me suis: je vais, +contre nos usages, te faire parler en particulier +à cette belle esclave. Mais crains +d'abuser de ma confiance: des supplices +inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta +témérité. Tâche de vaincre sa tristesse, +et songe que ta liberté est attachée à la +fin de mes souffrances.» Don Juan quitta +son travail et suivit le dey, qui avait pris +les devants pour aller disposer la captive +affligée à recevoir son agent.</p> + +<p>«Elle était avec deux vieilles esclaves, +qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître +Mezomorto. La belle esclave le salua +avec beaucoup de respect; mais elle ne put +s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait +toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en +aperçut, et pour la rassurer: «Aimable +captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour +vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves +un Espagnol que vous serez peut-être bien +aise d'entretenir: si vous souhaitez de le +voir, je lui accorderai la permission de +vous parler, et même sans témoins.»</p> + +<p>«La belle esclave témoigna qu'elle le +voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit +le dey: puisse-t-il par ses discours +soulager vos ennuis!» En achevant ces +paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan +qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu +peux entrer; et après que tu auras entretenu +la captive, tu viendras dans mon +appartement me rendre compte de cet +entretien.»</p> + +<p>«Zarate entra aussitôt dans la chambre, +poussa la porte, salua l'esclave sans attacher +ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son +salut sans le regarder fixement; mais +venant tout à coup à s'envisager l'un +l'autre avec attention, ils firent un cri de +surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan +en s'approchant d'elle, n'est-ce point une +image vaine qui me séduit? Est-ce en effet +dona Théodora que je vois?—Ah! don +Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous +qui me parlez?—Oui, Madame, répondit-il +en baisant tendrement une de ses +mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi +à ces pleurs que mes yeux, +charmés de vous revoir, ne sauraient +retenir, à ces transports que votre présence +seule est capable d'exciter; je ne +murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle +vous rend à mes vœux... Mais où +m'emporte une joie immodérée? J'oublie +que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau +caprice du sort y êtes-vous tombée? +Comment avez-vous pu vous sauver de la +téméraire ardeur de don Alvar? Ah! +qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je +crains d'apprendre que le ciel n'ait pas +assez protégé la vertu!</p> + +<p>«—Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée +d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps +de vous raconter...—Vous en avez tout +le loisir, interrompit don Juan: le dey +me permet d'être avec vous, et, ce qui doit +vous surprendre, de vous entretenir sans +témoins. Profitons de ces heureux moments: +instruisez-moi de tout ce qui +vous est arrivé depuis votre enlèvement +jusqu'ici.—Eh! qui vous a dit, reprit-elle, +que c'est par don Alvar que j'ai été +enlevée?—Je ne le sais que trop bien, +répartit don Juan.» Alors il lui conta +succinctement de quelle manière il l'avait +appris, et comme, Mendoce et lui s'étant +embarqués pour aller chercher son ravisseur, +ils avaient été pris par des corsaires. +Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora +commença le sien dans ces termes:</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de vous dire que je +fus fort étonnée de me voir saisie par une +troupe de gens masqués: je m'évanouis +entre les bras de celui qui me portait, et +quand je revins de mon évanouissement, +qui fut sans doute très-long, je me trouvai +seule avec Inès, une de mes femmes, en +pleine mer, dans la chambre de poupe +d'un vaisseau qui avait les voiles au +vent.</p> + +<p>«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter +à prendre patience, et j'eus lieu de +juger par ses discours qu'elle était d'intelligence +avec mon ravisseur. Il osa se +montrer devant moi, et, venant se jeter +à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez +à don Alvar le moyen dont il se sert +pour vous posséder: vous savez quels +soins je vous ai rendus, et par quel attachement +j'ai disputé votre cœur à don +Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez +donné la préférence. Si je n'avais eu pour +vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais +vaincue, et je me serais consolé de mon +malheur; mais mon sort est d'adorer vos +charmes: tout méprisé que je suis, je ne +saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne +craignez rien pourtant de la violence de +mon amour: je n'ai point attenté à votre +liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes +efforts, et je prétends que, dans la +retraite où je vous conduis, un nœud +éternel et sacré unisse nos cœurs.</p> + +<p>«Il me tint encore d'autres discours +dont je ne puis bien me ressouvenir; mais, +à l'entendre, il semblait qu'en me forçant +à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et +que je devais moins le regarder comme +un ravisseur insolent que comme un +amant passionné. Pendant qu'il parla, je +ne fis que pleurer et me désespérer; c'est +pourquoi il me quitta sans perdre le temps +à me persuader; mais en se retirant il fit +un signe à Inès, et je compris que c'était +pour qu'elle appuyât adroitement les +raisons dont il avait voulu m'éblouir.</p> + +<p>«Elle n'y manqua point; elle me représenta +même qu'après l'éclat d'un enlèvement +je ne pourrais guère me dispenser +d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque +aversion que j'eusse pour lui: que +ma réputation ordonnait ce sacrifice à +mon cœur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer +mes larmes, que de me faire voir la +nécessité de ce mariage affreux: aussi +étais-je inconsolable. Inès ne savait plus +que me dire, lorsque tout à coup nous +entendîmes sur le tillac un grand bruit +qui attira toute notre attention.</p> + +<p>«Ce bruit que faisaient les gens de don +Alvar était causé par la vue d'un gros +vaisseau qui venait fondre sur nous à +voiles déployées: comme le nôtre n'était +pas si bon voilier que celui-là, il nous fut +impossible de l'éviter. Il s'approcha de +nous, et bientôt nous entendîmes crier: +<i>Arrive, arrive!</i> Mais Alvaro Ponce et +ses gens, aimant mieux mourir que de se +rendre, furent assez hardis pour vouloir +combattre. L'action fut très-vive: je ne +vous en ferai point le détail; je vous dirai +seulement que don Alvar et tous les siens +y périrent, après s'être battus comme des +désespérés. Pour nous, l'on nous fit +passer dans le gros vaisseau, qui appartenait +à Mezomorto, et que commandait +Aby Aly Osman, un de ses officiers.</p> + +<p>«Aby Aly me regarda longtemps avec +quelque surprise, et, connaissant à mes +habits que j'étais Espagnole, il me dit en +langue castillane: Modérez votre affliction; +consolez-vous d'être tombée dans +l'esclavage; ce malheur était inévitable +pour vous; mais, que dis-je, ce malheur! +C'est un avantage dont vous devez vous +applaudir. Vous êtes trop belle pour vous +borner aux hommages des chrétiens. Le +ciel ne vous a point fait naître pour ces +misérables mortels; vous méritez les vœux +des premiers hommes du monde: les seuls +Musulmans sont dignes de vous posséder. +Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route +d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre +prise, je suis persuadé que le dey, +mon maître, sera satisfait de ma course. +Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience +que j'aurai eue de remettre entre +ses mains une beauté qui va faire ses délices +et tout l'ornement de son sérail.</p> + +<p>«A ce discours qui me faisait connaître +ce que j'avais à redouter, je redoublai mes +pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre +œil que moi le sujet de ma frayeur, n'en +fit que rire, et cingla vers Alger, tandis +que je m'affligeais sans modération. Tantôt +j'adressais mes soupirs au ciel, et +j'implorais son secours; tantôt je souhaitais +que quelques vaisseaux chrétiens +vinssent nous attaquer, ou que les flots +nous engloutissent. Après cela, je souhaitais +que mes larmes et ma douleur me +rendissent si effroyable, que ma vue pût +faire horreur au dey. Vains souhaits que +ma pudeur alarmée me faisait former! +Nous arrivâmes au port: on me conduisit +dans ce palais; je parus devant Mezomorto.</p> + +<p>«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en +me présentant à son maître, ni ce que +son maître lui répondit, parce qu'ils se +parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir +aux gestes et aux regards du dey que +j'avais le malheur de lui plaire, et les +choses qu'il me dit ensuite en espagnol +achevèrent de me mettre au désespoir, +en me confirmant dans cette opinion.</p> + +<p>«Je me jetai vainement à ses pieds, et +lui promis tout ce qu'il voudrait pour +ma rançon; j'eus beau tenter son avarice +par l'offre de tous mes biens, il me +dit qu'il m'estimait plus que toutes les +richesses du monde. Il me fit préparer +cet appartement, qui est le plus magnifique +de son palais, et depuis ce temps-là +il n'a rien épargné pour bannir la tristesse +dont il me voit accablée. Il m'amène +tous les esclaves de l'un et de l'autre +sexe qui savent chanter ou jouer de quelque +instrument. Il m'a ôté Inès, dans la +pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes +chagrins, et je suis servie par de vieilles +esclaves qui m'entretiennent sans cesse +de l'amour de leur maître et de tous les +différents plaisirs qui me sont réservés.</p> + +<p>«Mais tout ce qu'on met en usage pour +me divertir produit un effet tout contraire: +rien ne peut me consoler. Captive +dans ce détestable palais qui retentit +tous les jours des cris de l'innocence opprimée, +je souffre encore moins de la +perte de ma liberté que de la terreur que +m'inspire l'odieuse tendresse du dey. +Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à +ce jour, qu'un amant complaisant et +respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi, +et je crains que, lassé d'un respect qui le +gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de +son pouvoir: je suis agitée sans relâche +de cette affreuse crainte, et chaque +instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»</p> + +<p>«Dona Théodora ne put achever ces paroles +sans verser des pleurs. Don Juan en +fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, +lui dit-il, que vous vous faites de +l'avenir une si horrible image; j'en suis +autant épouvanté que vous. Le respect +du dey est plus prêt à se démentir que +vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera +bientôt sa feinte douceur; je ne +le sais que trop, et je vois tout le danger +que vous courez.</p> + +<p>«Mais, continua-t-il, en changeant de +ton, je n'en serai point un témoin tranquille. +Tout esclave que je suis, mon +désespoir est à craindre: avant que Mezomorto +vous outrage, je veux enfoncer +dans son sein...—Ah! don Juan, interrompit +la veuve de Cifuentes, quel projet +osez-vous concevoir? Gardez-vous bien +de l'exécuter. De quelles cruautés cette +mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils +pas? Les tourments les plus +effroyables... Je ne puis y penser sans +frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer +à un péril superflu? En ôtant la vie +au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas! +je serais vendue à quelque scélérat, +peut-être, qui aurait moins de respect +pour moi que Mezomorto. C'est à toi, +ciel, à montrer ta justice! tu connais la +brutale envie du dey: tu me défends le +fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir +un crime qui t'offense.</p> + +<p>«—Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel +le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire: +ce qui me vient dans l'esprit en ce +moment est sans doute un avis secret +qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de +vous voir que pour vous porter à répondre +à son amour. Je dois aller lui rendre +compte de notre conversation: il faut le +tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas +inconsolable; que la conduite qu'il tient +avec vous commence à soulager vos peines, +et que s'il continue, il doit tout espérer; +secondez-moi de votre côté. Quand il +vous reverra, qu'il vous trouve moins +triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre +quelque sorte de plaisir à ses discours.</p> + +<p>«—Quelle contrainte! interrompit dona +Théodora; comment une âme franche +et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, +et quel sera le fruit d'une feinte si +pénible?—Le dey, répondit-il, s'applaudira +de ce changement, et voudra, par +sa complaisance, achever de vous gagner: +pendant ce temps-là je travaillerai +à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens, +est difficile; mais je connais un esclave +adroit dont j'espère que l'industrie ne +nous sera pas inutile.</p> + +<p>«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire +veut de la diligence; nous nous reverrons. +Je vais trouver le dey, et tâcher +d'amuser par des fables son impétueuse +ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à +le recevoir: dissimulez, efforcez-vous: +que vos regards, que sa présence blesse, +soient désarmés de haine et de rigueur: +que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les +jours que pour déplorer votre infortune, +tienne un langage qui le flatte: ne craignez +point de lui paraître trop favorable; +il faut tout promettre pour ne rien accorder.—C'est +assez, répartit Théodora, +je ferai tout ce que vous me dites, puisque +le malheur qui me menace m'impose +cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, +employez tous vos soins à finir mon esclavage; +ce sera un surcroît de joie pour +moi si je tiens de vous ma liberté.»</p> + +<p>«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, +se rendit auprès de lui: «Hé bien, +Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, +quelles nouvelles m'apportes-tu +de la belle esclave? L'as-tu disposée à +m'écouter? Si tu m'apprends que je ne +dois pas me flatter de vaincre sa farouche +douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur +mon maître que j'obtiendrai dès +aujourd'hui par la force ce que l'on refuse +à ma complaisance.—Seigneur, lui +répondit don Juan, il n'est pas besoin de +faire ce serment inviolable; vous ne serez +point obligé d'avoir recours à la violence +pour satisfaire votre amour. L'esclave +est une jeune dame qui n'a point +encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté +les vœux des premiers seigneurs +d'Espagne: elle vivait en souveraine +dans son pays: elle se voit captive ici; +une âme orgueilleuse doit sentir longtemps +la différence de ces conditions. +Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera +comme les autres à l'esclavage; +j'ose même vous dire que déjà +ses fers commencent à lui moins peser: +ces déférences attentives que vous avez +pour elle, ces soins respectueux qu'elle +n'attendait pas de vous, adoucissent ses +déplaisirs et triomphent peu à peu de sa +fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable +disposition; continuez, achevez de charmer +cette belle esclave par de nouveaux +respects, et vous la verrez bientôt, rendue +à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour +de la liberté.</p> + +<p>«—Tu me ravis par ce discours, s'écria +le dey: l'espoir que tu me donnes peut +tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente +ardeur, pour mieux la satisfaire; +mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu +pas trompé toi-même? Je vais tout à +l'heure entretenir l'esclave: je veux voir +si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses +espérances que tu y as remarquées.» +En disant ces paroles, il alla +trouver Théodora, et le Tolédan retourna +dans le jardin, où il rencontra le jardinier, +qui était cet esclave adroit dont il prétendait +employer l'industrie pour tirer d'esclavage +la veuve de Cifuentes.</p> + +<p>«Le jardinier, nommé Francisque, était +Navarrais: il connaissait parfaitement Alger, +pour y avoir servi plusieurs patrons +avant que d'être au dey. «Francisque, mon +ami, lui dit don Juan, vous me voyez +très-affligé: il y a dans ce palais une +jeune dame des plus considérables de Valence: +elle a prié Mezomorto de taxer +lui-même sa rançon; mais il ne veut pas +qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.—Et +pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.—C'est +que je suis de la même ville, répartit le Tolédan: +ses parents et les miens sont intimes +amis: il n'est rien que je ne fusse +capable de faire pour contribuer à la +mettre en liberté.</p> + +<p>«—Quoique ce ne soit pas une chose aisée, +répliqua Francisque, j'ose vous assurer +que j'en viendrais à bout, si les parents +de la dame étaient d'humeur à bien payer +ce service.—N'en doutez pas, répartit +don Juan; je réponds de leur reconnaissance, +et surtout de la sienne. On la +nomme dona Théodora: elle est veuve +d'un homme qui lui a laissé de grands +biens, et elle est aussi généreuse que +riche: en un mot, je suis Espagnol et +noble, ma parole doit vous suffire.</p> + +<p>«—Hé bien, reprit le jardinier, sur la +foi de votre promesse, je vais chercher un +renégat catalan que je connais, et lui proposer...—Que +dites-vous! interrompit +le Tolédan tout surpris; vous pourriez +vous fier à un misérable qui n'a pas eu +honte d'abandonner sa religion pour...?—Quoique +renégat, interrompit à son +tour Francisque, il ne laisse pas d'être +honnête homme; il me paraît plus digne +de pitié que de haine, et je le trouverais +excusable si son crime pouvait +recevoir quelque excuse. Voici son histoire +en deux mots.</p> + +<p>«Il est natif de Barcelone, et chirurgien +de profession. Voyant qu'il ne faisait +pas trop bien ses affaires à Barcelone, +il résolut d'aller s'établir à Carthagène, +dans la pensée qu'en changeant de lieu +il deviendrait plus heureux qu'il n'était. +Il s'embarqua donc pour Carthagène +avec sa mère; mais ils rencontrèrent +un pirate d'Alger qui les prit et les +amena dans cette ville. Ils furent vendus, +sa mère à un More et lui à un +Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa +le mahométisme pour finir son +cruel esclavage, comme aussi pour procurer +la liberté à sa mère, qu'il voyait +traitée avec beaucoup de rigueur chez le +More son patron. En effet, s'étant mis à +la solde du bacha, il alla plusieurs fois +en course, et amassa quatre cents patagons: +il en employa une partie au rachat +de sa mère; et pour faire valoir le reste, +il se mit en tête d'écumer la mer pour +son compte.</p> + +<p>«Il se fit capitaine. Il acheta un petit +vaisseau sans pont, et avec quelques +soldats turcs qui voulurent bien se joindre +à lui, il alla croiser entre Alicante et +Carthagène; il revint chargé de butin. +Il retourna encore, et ses courses lui +réussirent si bien, qu'il se vit enfin en +état d'armer un gros vaisseau, avec lequel +il fit des prises considérables; mais il +cessa d'être heureux. Un jour il attaqua +une frégate française, qui maltraita tellement +son vaisseau qu'il eut de la peine +à regagner le port d'Alger. Comme on +juge en ce pays-ci du mérite des pirates par +le succès de leurs entreprises, le renégat +tomba par ses disgrâces dans le mépris +des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. +Il vendit son vaisseau et se retira +dans une maison hors de la ville, où, depuis +ce temps-là, il vit du bien qui lui +reste, avec sa mère et plusieurs esclaves +qui les servent.</p> + +<p>«Je le vais voir souvent: nous avons +demeuré ensemble chez le même patron: +nous sommes fort amis; il me découvre +ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas +trois jours qu'il me disait, les larmes aux +yeux, qu'il ne pouvait être tranquille +depuis qu'il avait eu le malheur de renier +sa foi; que, pour apaiser les remords qui +le déchiraient sans relâche, il était quelquefois +tenté de fouler aux pieds le turban, +et, au hasard d'être brûlé tout vif, +de réparer, par un aveu public de son repentir, +le scandale qu'il avait causé aux +chrétiens.</p> + +<p>«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, +continua Francisque: un +homme de cette sorte ne vous doit pas +être suspect. Je vais sortir sous prétexte +d'aller au bagne<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>: je me rendrai chez lui; +je lui représenterai qu'au lieu de se laisser +consumer de regret de s'être éloigné du +sein de l'Église, il doit songer aux moyens +d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à +équiper un vaisseau, comme si, ennuyé +de sa vie oisive, il voulait retourner en +course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons +la côte de Valence, où dona +Théodora lui donnera de quoi passer +agréablement le reste de ses jours à Barcelone.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a> +<a href="#FNanchor_3"> +<span class="label">[3]</span></a> Lieu où s'assemblent les esclaves.</p> +</div> +<p>«—Oui, mon cher Francisque, s'écria +don Juan, transporté de l'espérance que +l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez +tout promettre à ce renégat: vous et +lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. +Mais croyez-vous que ce projet s'exécute +de la manière que vous le concevez?—Il +peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent +point à mon esprit, répartit Francisque; +mais nous les lèverons, le renégat et moi, +Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure +bien de notre entreprise, et j'espère +qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles +à vous annoncer.»</p> + +<p>«Ce ne fut pas sans inquiétude que le +Tolédan attendit Francisque, qui revint +trois ou quatre heures après, et qui lui dit: +«J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé +notre dessein, et, après une longue délibération, +nous sommes convenus qu'il +achètera un petit vaisseau tout équipé; +que, comme il est permis de prendre pour +matelots des esclaves, il se servira de +tous les siens; que, de peur de se rendre +suspect, il engagera douze soldats Turcs, +de même que s'il avait effectivement +envie d'aller en course; mais que, deux +jours avant celui qu'il leur assignera pour +le départ, il s'embarquera la nuit avec +ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et +viendra nous prendre, avec son esquif, à +une petite porte de ce jardin, qui n'est +pas éloignée de la mer. Voilà le plan de +notre entreprise: vous pouvez en instruire +la dame esclave, et l'assurer que +dans quinze jours, au plus tard, elle sera +hors de captivité.»</p> + +<p>«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si +agréable assurance à donner à dona Théodora! +Pour obtenir la permission de la voir, +il chercha le jour suivant Mezomorto, et +l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, +lui dit-il, si j'ose vous demander +comment vous avez trouvé la belle esclave: +êtes-vous plus satisfait?...—J'en suis +charmé, interrompit le dey: ses yeux +n'ont point évité hier mes plus tendres +regards; ses discours, qui n'étaient auparavant +que des réflexions éternelles sur +son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, +et même elle a paru prêter aux miens +une attention obligeante.</p> + +<p>«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce +changement: je vois que tu connais bien +les femmes de ton pays. Je veux que tu +l'entretiennes encore, pour achever ce que +tu as si heureusement commencé. Épuise +ton esprit et ton adresse pour hâter mon +bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes, +et je jure par l'âme de notre grand +prophète que je te renverrai dans ta +patrie chargé de tant de bienfaits, que +les chrétiens, en te revoyant, ne pourront +croire que tu reviennes de l'esclavage.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne manqua pas de flatter +l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être +très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte +d'en vouloir avancer l'accomplissement, +il s'empressa d'aller voir la belle esclave. +Il la trouva seule dans son appartement; +les vieilles qui la servaient étaient +occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le +Navarrais et le renégat avaient comploté +ensemble, sur la foi des promesses qui leur +avaient été faites.</p> + +<p>«Ce fut une grande consolation pour la +dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes +mesures pour sa délivrance. «Est-il +possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la +joie, qu'il me soit permis d'espérer de +revoir encore Valence, ma chère patrie? +Quel bonheur, après tant de périls et +d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! +Ah! don Juan, que cette pensée m'est +agréable! En partagez-vous le plaisir +avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant +au dey, c'est votre femme que vous +lui enlevez?</p> + +<p>«—Hélas! répondit Zarate en poussant +un profond soupir, que ces paroles flatteuses +auraient de charmes pour moi, si +le souvenir d'un amant malheureux n'y +venait point mêler une amertume qui en +corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi, +Madame, cette délicatesse; avouez +même que Mendoce est digne de votre +pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de +Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne +doute point qu'à Tunis il ne soit moins +accablé du poids de ses chaînes que du +désespoir de ne vous avoir pas vengée.</p> + +<p>«—Il méritait sans doute un meilleur +sort, dit dona Théodora: je prends le ciel +à témoin que je suis pénétrée de tout ce +qu'il a fait pour moi; je ressens vivement +les peines que je lui cause; mais, +par un cruel effet de la malignité des +astres, mon cœur ne saurait être le prix +de ses services.»</p> + +<p>«Cette conversation fut interrompue par +l'arrivée des deux vieilles qui servaient la +veuve de Cifuentes. Don Juan changea de +discours, et, faisant le personnage du confident +du dey: «Oui, charmante esclave, +dit-il à Théodora, vous avez enchaîné +celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto, +votre maître et le mien, le plus +amoureux et le plus aimable de tous les +Turcs, est très-content de vous: continuez +à le traiter favorablement, et vous verrez +bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit +en prononçant ces derniers mots, dont le +vrai sens ne fut compris que par cette +dame.</p> + +<p>«Les choses demeurèrent huit jours dans +cette disposition au palais du dey. Cependant +le renégat catalan avait acheté un petit +vaisseau presque tout équipé, et il faisait +les préparatifs du départ; mais six jours +avant qu'il fût en état de se mettre en mer, +don Juan eut de nouvelles alarmes.</p> + +<p>«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant +fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui +dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu +voudras pour t'en retourner en Espagne: +les présents que je t'ai promis sont prêts. +J'ai vu la belle esclave aujourd'hui: +qu'elle m'a paru différente de cette personne +dont la tristesse me faisait tant de +peine! Chaque jour le sentiment de sa +captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si +charmante, que je viens de prendre la +résolution de l'épouser: elle sera ma +femme dans deux jours.»</p> + +<p>«Don Juan changea de couleur à ces paroles, +et quelque effort qu'il fît pour se +contraindre, il ne put cacher son trouble +et sa surprise au dey, qui lui en demanda +la cause.</p> + +<p>«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans +son embarras, je suis sans doute fort +étonné qu'un des plus considérables personnages +de l'empire ottoman veuille +s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: +je sais bien que cela n'est pas sans exemple +parmi vous; mais, enfin, l'illustre +Mezomorto, qui peut prétendre aux filles +des premiers officiers de la Porte...—J'en +demeure d'accord, interrompit le +dey; je pourrais même aspirer à la fille +du grand-visir, et me flatter de succéder +à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai +des richesses immenses et peu d'ambition. +Je préfère le repos et les plaisirs +dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux +honneur où nous ne sommes pas +plus tôt montés, que la crainte des sultans, +ou la jalousie des envieux qui les approchent, +nous en précipite. D'ailleurs, +j'aime mon esclave, et sa beauté la rend +assez digne du rang où ma tendresse +l'appelle.</p> + +<p>«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change +aujourd'hui de religion, pour mériter +l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu +que des préjugés ridicules le lui fassent +mépriser?—Non, seigneur, répartit +don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera +tout à un rang si beau. Permettez-moi +pourtant de vous dire que vous ne +devez point l'épouser brusquement: ne +précipitez rien. Il ne faut pas douter que +l'idée de quitter une religion qu'elle a +sucée avec le lait ne la révolte d'abord: +donnez-lui le temps de faire des réflexions. +Quand elle se représentera qu'au lieu de +la déshonorer et de la laisser tristement +vieillir parmi le reste de vos captives, +vous l'attachez à vous par un mariage qui +la comble de gloire, sa reconnaissance et +sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules. +Différez de huit jours seulement +l'exécution de votre dessein.»</p> + +<p>«Le dey demeura quelque temps rêveur: +le délai que son confident lui proposait +n'était guère de son goût; néanmoins le +conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à +tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque +impatience que j'aie de posséder l'esclave; +j'attendrai donc encore huit jours: va la +voir tout à l'heure, et la dispose à remplir +mes désirs après ce temps-là. Je veux +que ce même Alvaro qui m'a si bien servi +auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir +ma main.»</p> + +<p>«Don Juan courut à l'appartement de +Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de +se passer entre Mezomorto et lui, afin +qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit +aussi que dans six jours le vaisseau du renégat +serait prêt; et comme elle témoignait +être fort en peine de savoir de quelle manière +elle pourrait sortir de son appartement, +attendu que toutes les portes des +chambres qu'il fallait traverser pour gagner +l'escalier étaient bien fermées: «C'est +ce qui doit peu vous embarrasser, Madame, +lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet +donne sur le jardin; c'est par là que +vous descendrez, avec une échelle que +j'aurai soin de vous fournir.»</p> + +<p>«En effet, les six jours s'étant écoulés, +Francisque avertit le Tolédan que le renégat +se préparait à partir la nuit prochaine. +Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec +beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, +et, pour comble de bonheur, elle devint +très-obscure. Dès que le moment d'exécuter +l'entreprise fut venu, don Juan alla poser +l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la +belle esclave, qui l'observait, et qui descendit +aussitôt avec beaucoup d'empressement +et d'agitation: ensuite elle s'appuya +sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite +porte du jardin qui ouvrait sur la mer.</p> + +<p>«Ils marchaient tous deux à pas précipités, +et goûtaient déjà par avance le plaisir +de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, +avec qui ces amants n'étaient pas +encore bien réconciliés, leur suscita un +malheur plus cruel que tous ceux qu'ils +avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils +auraient le moins prévu.</p> + +<p>«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils +s'avançaient sur le rivage pour s'approcher +de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un +homme qu'ils prirent pour un compagnon +de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune +défiance, vint tout droit à don Juan +l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein: +«Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est +ainsi que don Fadrique de Mendoce doit +punir un lâche ravisseur: tu ne mérites +point que je t'attaque en brave +homme.»</p> + +<p>«Le Tolédan ne put résister à la force +du coup, qui le porta par terre: et en même +temps, dona Théodora, qu'il soutenait, +saisie à la fois d'étonnement, de douleur et +d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté. +«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous +fait? C'est votre ami que vous venez de +percer.—Juste ciel, reprit don Fadrique, +serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...—Je +vous pardonne ma mort, interrompit +Zarate; le destin seul en est +coupable, ou plutôt il a voulu par là finir +nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, +je meurs content, puisque je remets +entre vos mains dona Théodora, qui peut +vous assurer que mon amitié pour vous +ne s'est jamais démentie.</p> + +<p>«—Trop généreux ami, dit don Fadrique +emporté par un mouvement de +désespoir, vous ne mourrez point seul; +le même fer qui vous a frappé va punir +votre assassin: si mon erreur peut faire +excuser mon crime, elle ne saurait m'en +consoler.» A ces mots, il tourna la pointe +de son épée contre son estomac, la plongea +jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de +don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli +par le sang qu'il perdait que surpris de la +fureur de son ami.</p> + +<p>«Francisque et le renégat, qui étaient +à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons +pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, +furent fort étonnés d'entendre les +dernières paroles de don Fadrique, et de +voir sa dernière action. Ils connurent qu'il +s'était mépris, et que les blessés étaient +deux amis, et non de mortels ennemis, +comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent +à les secourir; mais, les trouvant +sans sentiment, aussi bien que Théodora, +qui était toujours évanouie, ils ne +savaient quel parti prendre. Francisque +était d'avis que l'on se contentât d'emporter +la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur +le rivage, où, selon toutes les apparences, +ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà +morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: +il dit qu'il ne fallait point abandonner +les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être +pas mortelles, et qu'il les panserait dans +son vaisseau, où il avait tous les instruments +de son premier métier, qu'il n'avait +point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.</p> + +<p>«Comme ils n'ignoraient pas de quelle +importance il était de se hâter, le renégat +et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, +portèrent dans l'esquif la malheureuse +veuve de Cifuentes avec ses deux amants, +encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent +en peu de moments leur vaisseau, où, +d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns +tendirent les voiles, pendant que les autres, +à genoux sur le tillac, imploraient la faveur +du ciel par les plus ferventes prières +que leur pouvait suggérer la crainte d'être +poursuivis par les navires de Mezomorto.</p> + +<p>«Pour le renégat, après avoir chargé du +soin de la manœuvre un esclave français, +qui l'entendait parfaitement, il donna sa +première attention à dona Théodora: il +lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien +par ses remèdes que don Fadrique et le +Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La +veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie +lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut +fort étonnée de trouver là Mendoce; et +quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était +blessé lui-même de douleur d'avoir percé +son ami, elle ne pouvait le regarder que +comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.</p> + +<p>«C'était la chose du monde la plus touchante, +que de voir ces trois personnes revenues +à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait +de les tirer, quoique semblable à la +mort, n'était pas si digne de pitié. Dona +Théodora envisageait don Juan avec des +yeux où étaient peints tous les mouvements +d'une âme que possèdent la douleur et le +désespoir, et les deux amis attachaient sur +elle leurs regards mourants, en poussant +de profonds soupirs.</p> + +<p>«Après avoir gardé quelque temps un +silence aussi tendre que funeste, don Fadrique +le rompit; il adressa la parole à la +veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il, +avant que de mourir, j'ai la satisfaction de +vous voir hors d'esclavage: plût au ciel +que vous me dussiez la liberté; mais il a +voulu que vous eussiez cette obligation à +l'amant que vous chérissez. J'aime trop +ce rival pour en murmurer, et je souhaite +que le coup que j'ai eu le malheur de lui +porter ne l'empêche pas de jouir de votre +reconnaissance.» La dame ne répondit +rien à ce discours. Loin d'être sensible +en ce moment au triste sort de don Fadrique, +elle sentait pour lui des mouvements +d'aversion que lui inspirait l'état où +était le Tolédan.</p> + +<p>«Cependant le chirurgien se préparait +à visiter et à sonder les plaies. Il commença +par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, +parce que le coup n'avait fait que +glisser au-dessous de la mamelle gauche, +et n'offensait aucune des parties nobles. Le +rapport du chirurgien diminua l'affliction +de Théodora, et causa beaucoup de joie à +don Fadrique, qui tourna la tête vers cette +dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne +sans regret la vie, puisque mon ami +est hors de péril: je ne mourrai point +chargé de votre haine.»</p> + +<p>«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, +que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée. +Comme elle cessa de craindre pour +don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique; +et ne voyant plus en lui qu'un homme +qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce, +lui répondit-elle emportée par un transport +généreux, souffrez que l'on panse +votre blessure; elle n'est peut-être pas +plus considérable que celle de votre ami. +Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir +de vos jours: vivez; si je ne puis vous +rendre heureux, du moins je ne ferai pas +le bonheur d'un autre. Par compassion +et par amitié pour vous, je retiendrai la +main que je voulais donner à don Juan; +je vous fais le même sacrifice qu'il vous a +fait.»</p> + +<p>«Don Fadrique allait répliquer; mais +le chirurgien, qui craignait qu'en parlant +il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et +visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu +que l'épée avait pénétré dans la +partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait +par une hémorragie ou perte de sang +dont la suite était à craindre. D'abord qu'il +eût mis le premier appareil, il laissa reposer +les cavaliers dans la chambre de +poupe, sur deux petits lits l'un auprès de +l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora, +dont il jugea que la présence leur pouvait +être nuisible.</p> + +<p>«Malgré toutes ces précautions, la fièvre +prit à Mendoce, et sur la fin de la journée +l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui +déclara alors que le mal était sans remède, +et l'avertit que s'il avait quelque chose à +dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait +point de temps à perdre. Cette nouvelle +causa une étrange émotion au Tolédan: +pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence. +Il fit appeler la veuve de Cifuentes, +qui se rendit auprès de lui dans un état +plus aisé à concevoir qu'à représenter.</p> + +<p>«Elle avait le visage couvert de pleurs, +et elle sanglotait avec tant de violence, que +Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui +dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes +que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, +pour m'écouter un moment. Je vous fais +la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il +en remarquant la vive douleur que +son ami faisait éclater; je sais bien que +cette séparation vous doit être rude; votre +amitié m'est trop connue pour en douter: +mais attendez l'un et l'autre que ma mort +soit arrivée, pour l'honorer de tant de +marques de tendresse et de pitié.</p> + +<p>«Suspendez jusque-là votre affliction: +je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez +par quels chemins le sort qui +me poursuit a su cette nuit me conduire +sur le fatal rivage que j'ai teint du sang +de mon ami et du mien. Vous devez être +en peine de savoir comment j'ai pu +prendre don Juan pour don Alvar: je +vais vous en instruire, si le peu de temps +qui me reste encore à vivre me permet de +vous donner ce triste éclaircissement.</p> + +<p>«Quelques heures après que le vaisseau +où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé +don Juan, nous rencontrâmes un corsaire +français qui nous attaqua: il se rendit +maître du vaisseau de Tunis, et nous mit +à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas +sitôt libre, que je songeai à racheter mon +ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, +où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis +qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait +des Pères de la Rédemption qui se préparaient +à faire voile vers Alger, je m'y +rendis; mais avant que de sortir de Valence, +je priai le gouverneur don Francisco +de Mendoce, mon oncle, d'employer +tout le crédit qu'il peut avoir à la cour +d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, +que j'avais dessein de ramener avec +moi et de faire rentrer dans ses biens, +qui ont été confisqués depuis la mort du +duc de Naxera.</p> + +<p>«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, +j'allai dans les lieux que fréquentent les +esclaves; mais j'avais beau les parcourir +tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais. +Je rencontrai le renégat catalan à +qui ce navire appartient: je le reconnus +pour un homme qui avait autrefois servi +mon oncle. Je lui dis le motif de mon +voyage, et le priai de vouloir faire une +exacte recherche de mon ami. «Je suis +fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous +être utile: je dois partir d'Alger cette +nuit avec une dame de Valence qui est +l'esclave du dey.—Et comment appelez-vous +cette dame, lui dis-je?» Il répartit +qu'elle se nommait Théodora.</p> + +<p>«La surprise que je fis paraître à cette +nouvelle apprit par avance au renégat +que je m'intéressais pour cette dame. Il +me découvrit le dessein qu'il avait formé +pour la tirer d'esclavage; et comme en +son récit il fit mention de l'esclave Alvaro, +je ne doutai point que ce ne fût Alvaro +Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, +dis-je avec transport au renégat: +donnez-moi les moyens de me venger de +mon ennemi.—Vous serez bientôt satisfait, +me répondit-il; mais contez-moi +auparavant le sujet que vous avez de vous +plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris +toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût +entendue; «C'est assez, reprit-il; vous +n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: +on vous montrera votre rival, et après +que vous l'aurez puni, vous prendrez sa +place, et viendrez avec nous à Valence +conduire dona Théodora.»</p> + +<p>«Néanmoins mon impatience ne me fit +point oublier don Juan: je laissai de l'argent +pour sa rançon entre les mains d'un +marchand italien, nommé Francisco Capati, +qui réside à Alger, et qui me promit +de le racheter s'il venait à le découvrir. +Enfin la nuit arriva; je me rendis chez +le renégat, qui me mena sur le bord de +la mer. Nous nous arrêtâmes devant une +petite porte, d'où il sortit un homme qui +vint droit à nous, et qui nous dit, en nous +montrant du doigt un homme et une +femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà +Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»</p> + +<p>«A cette vue je deviens furieux; je mets +l'épée à la main, je cours au malheureux +Alvaro, et, persuadé que c'est un rival +odieux que je vais frapper, je perce cet +ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, +grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, +mon erreur ne lui coûtera point +la vie, ni d'éternelles larmes à dona +Théodora.</p> + +<p>«—Ah! Mendoce, interrompit la dame, +vous faites injure à mon affliction; je ne +me consolerai jamais de vous avoir perdu; +quand même j'épouserais votre ami, ce ne +serait que pour unir nos douleurs; votre +amour, votre amitié, vos infortunes, +feraient tout notre entretien.—C'en est +trop, Madame, répliqua don Fadrique; +je ne mérite pas que vous me regrettiez +si longtemps: souffrez, je vous en conjure, +que Zarate vous épouse, après qu'il +vous aura vengée d'Alvaro Ponce.—Don +Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; +le même jour qu'il m'enleva, il +fut tué par le corsaire qui me prit.</p> + +<p>«—Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle +me fait plaisir; mon ami en sera +plus tôt heureux: suivez sans contrainte +votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec +joie approcher le moment qui va lever +l'obstacle que votre compassion et sa générosité +mettent à votre commun bonheur. +Puissent tous vos jours couler dans +un repos, dans une union que la jalousie +de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, +adieu, don Juan; souvenez-vous +quelquefois tous deux d'un homme qui +n'a rien tant aimé que vous.»</p> + +<p>«Comme la dame et le Tolédan, au lieu +de lui répondre, redoublaient leurs pleurs, +don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se +sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me +laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne, +et je ne songe pas à supplier la bonté +divine de me pardonner d'avoir moi-même +borné le cours d'une vie dont elle +seule devait disposer.» Après avoir achevé +ces paroles, il leva les yeux au ciel avec +toutes les apparences d'un véritable repentir, +et bientôt l'hémorragie causa une suffocation +qui l'emporta.</p> + +<p>«Alors don Juan, possédé de son désespoir, +porte la main sur sa plaie: il arrache +l'appareil; il veut la rendre incurable; +mais Francisque et le renégat se jettent sur +lui et s'opposent à sa rage. Théodora est +effrayée de ce transport: elle se joint au renégat +et au Navarrais pour détourner don +Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air +si touchant, qu'il rentre en lui-même; il +souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin +l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur +de l'ami. Mais s'il reprit sa raison, +il ne s'en servit que pour prévenir les effets +insensés de sa douleur, et non pour en +affaiblir le sentiment.</p> + +<p>«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses +qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent +baume d'Arabie et de précieux parfums, +embauma le corps de Mendoce, à la +prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent +qu'ils souhaitaient de lui rendre +à Valence les honneurs de la sépulture. +Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de +soupirer pendant toute la navigation. Il +n'en fut pas de même du reste de l'équipage: +comme le vent était toujours favorable, +il ne tarda guère à découvrir les côtes +d'Espagne.</p> + +<p>«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent +à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement +arrivé au port de Dénia, chacun +prit son parti. La veuve de Cifuentes et le +Tolédan envoyèrent un courrier à Valence, +avec des lettres pour le gouverneur et pour +la famille de dona Théodora. La nouvelle +du retour de cette dame fut reçue de tous +ses parents avec beaucoup de joie. Pour +don Francisco de Mendoce, il sentit une +vive affliction quand il apprit la mort de +son neveu.</p> + +<p>«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné +des parents de la veuve de Cifuentes, +il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le +corps du malheureux don Fadrique: ce +bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en +faisant des plaintes si pitoyables, que tous +les spectateurs en furent attendris. Il demanda +par quelle aventure son neveu se +trouvait dans cet état.</p> + +<p>«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit +le Tolédan; loin de chercher à l'effacer +de ma mémoire, je prends un funeste +plaisir à me la rappeler sans cesse et à +nourrir ma douleur.» Il lui dit alors +comment était arrivé ce triste accident, et +ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes, +redoubla celles de don Francisco. A +l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent +la joie qu'ils avaient de la revoir, +et la félicitèrent sur la manière miraculeuse +dont elle avait été délivrée de la tyrannie +de Mezomorto.</p> + +<p>«Après un entier éclaircissement de +toutes choses, on mit le corps de don Fadrique +dans un carrosse, et on le conduisit +à Valence; mais il n'y fut point enterré, +parce que, le temps de la vice-royauté de +don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur +se préparait à s'en retourner à +Madrid, où il résolut de faire transporter +son neveu.</p> + +<p>«Pendant que l'on faisait les préparatifs +du convoi, la veuve de Cifuentes combla +de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais +se retira dans sa province, et le renégat +retourna avec sa mère à Barcelone, +où il rentra dans le christianisme, et où il +vit encore aujourd'hui fort commodément.</p> + +<p>«Dans ce temps-là, don Francisco reçut +un paquet de la cour, dans lequel était la +grâce de don Juan, que le roi, malgré la +considération qu'il avait pour la maison de +Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce +qui s'étaient joints pour la lui demander. +Cette nouvelle fut d'autant plus +agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait +la liberté d'accompagner le corps de son +ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.</p> + +<p>«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand +nombre de personnes de qualité; et sitôt +qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le +corps de don Fadrique dans une église, où +Zarate et dona Théodora, avec la permission +des Mendoce, lui firent élever un +magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent +point là; ils portèrent le deuil de leur ami +durant une année entière, pour éterniser +leur douleur et leur amitié.</p> + +<p>«Après avoir donné des marques si célèbres +de leur tendresse pour Mendoce, ils +se marièrent; mais, par un inconcevable +effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne +laissa pas de conserver longtemps une mélancolie +que rien ne pouvait bannir. Don +Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours +présent à sa pensée: il le voyait toutes +les nuits en songe, et le plus souvent tel +qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. +Son esprit pourtant commençait à se distraire +de ces tristes images: les charmes de +dona Théodora, dont il était toujours épris, +triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste; +enfin don Juan allait vivre heureux +et content: mais ces jours passés il tomba +de cheval en chassant; il se blessa à la tête; +il s'y est formé un abcès. Les médecins ne +l'ont pu sauver; il vient de mourir, et +Théodora, qui est cette dame que vous +voyez entre les bras de deux femmes qui +veillent sur son désespoir, pourra le suivre +bientôt.»</p> + + + + +<h2><a name="c16" id="c16"></a>CHAPITRE XVI<br/> +<i>Des songes.</i></h2> + + +<p>Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette +histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un +très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est +rare de voir deux hommes s'aimer autant +que don Juan et don Fadrique, je crois que +l'on aurait encore plus de peine à trouver +deux amies rivales qui puissent se faire si +généreusement un sacrifice réciproque d'un +amant aimé.</p> + +<p>—Sans doute, répondit le diable, c'est +ce que l'on n'a point encore vu, et ce que +l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes +ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement +unies: je veux même qu'elles ne +disent pas le moindre mal l'une de l'autre +en leur absence, tant elles sont amies. Vous +les voyez toutes deux: vous penchez d'un +côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas +que l'enragée vous aime; mais elle voulait +la préférence. Tel est le caractère des +femmes: elles sont trop jalouses les unes +des autres pour être capables d'amitié.</p> + +<p>—L'histoire de ces deux amis sans pairs, +reprit Léandro Perez, est un peu romanesque +et nous a menés bien loin. La nuit est +fort avancée: nous allons voir dans un +moment paraître les premiers rayons du +jour: j'attends de vous un nouveau plaisir. +J'aperçois un grand nombre de personnes +endormies: je voudrais, par curiosité, que +vous me dissiez les divers songes qu'elles +peuvent faire.—Très volontiers, répartit +le démon: vous aimez les tableaux changeants; +je veux vous contenter.</p> + +<p>—Je crois, dit Zambullo, que je vais +entendre des songes bien ridicules.—Pourquoi? +répondit le boiteux; vous qui +possédez votre Ovide, ne savez-vous pas +que ce poëte dit que c'est vers la pointe du +jour que les songes sont plus vrais, parce +que dans ce temps-là l'âme est dégagée des +vapeurs des aliments?—Pour moi, répliqua +don Cléofas, quoi qu'en puisse dire +Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.—Vous +avez tort, reprit Asmodée; il ne +faut ni les traiter de chimères, ni les croire +tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois +la vérité. L'empereur Auguste, dont +la tête valait bien celle d'un écolier, ne +méprisait pas les songes dans lesquels il +était intéressé; et bien lui en prit, à la +bataille de Philippe, de quitter sa tente, +sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le +regardait. Je pourrais vous citer mille autres +exemples qui vous feraient connaître +votre témérité; mais je les passe sous silence +pour satisfaire le nouveau désir qui vous +presse.</p> + +<p>«Commençons par ce bel hôtel à main +droite. Le maître du logis, que vous voyez +couché dans ce riche appartement, est un +comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un +spectacle où il entend chanter une jeune +actrice, et qu'il se rend à la voix de cette +sirène.</p> + +<p>«Dans l'appartement parallèle repose +la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la +fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, +et qu'elle met en gage des pierreries chez +un joaillier qui lui prête trois cents pistoles, +moyennant un très-honnête profit.</p> + +<p>«Dans l'hôtel le plus proche, du même +côté, demeure un marquis, du même caractère +que le comte, et qui est amoureux +d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte +une somme considérable pour lui en +faire présent; et son intendant, couché +tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit +à mesure que son maître se ruine. Hé +bien! que pensez-vous de ces songes-là? +Vous paraissent-ils extravagants?—Non, +ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien +qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de +savoir qui est cet homme que je remarque; +il a la moustache en papillottes, et conserve +en dormant un air de gravité qui me fait +juger que ce ne doit pas être un cavalier du +commun.—C'est un gentilhomme de province, +répondit le démon, un vicomte Aragonais, +un esprit vain et fier: son âme en +ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il +est avec un grand qui lui cède le pas dans +une cérémonie publique.</p> + +<p>«Mais je découvre dans la même maison +deux frères médecins qui font des songes +bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie +une ordonnance qui défend de payer les +médecins quand ils n'auront pas guéri +leurs malades; et son frère songe qu'il est +ordonné que les médecins mèneront le +deuil à l'enterrement de tous les malades +qui mourront entre leurs mains.—Je souhaiterais, +dit Zambullo, que cette dernière +ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se +trouvât aux funérailles de son malade, +comme un lieutenant criminel assiste en +France au supplice d'un coupable qu'il a +condamné.—J'aime la comparaison, dit le +diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que +l'un va faire exécuter sa sentence, et que +l'autre a déjà fait exécuter la sienne.</p> + +<p>—Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce +personnage qui se frotte les yeux en se +levant avec précipitation?—C'est un +homme de qualité qui sollicite un gouvernement +dans la Nouvelle-Espagne. Un +rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait +que le premier ministre le regardait +de travers. Je vois aussi une jeune dame +qui se réveille, et qui n'est pas contente +d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une +fille de condition, une personne aussi sage +que belle, qui a deux amants dont elle est +obsédée. Elle en chérit un tendrement, et +a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à +l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en +songe à ses genoux le galant qu'elle déteste; +il était si passionné, si pressant, que, si +elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter +plus favorablement qu'elle n'a jamais fait +celui qu'elle aime. La nature pendant le +sommeil secoue le joug de la raison et de +la vertu.</p> + +<p>«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait +le coin de cette rue; c'est le domicile d'un +procureur. Le voilà couché avec sa femme +dans la chambre où il y a une vieille tenture +de tapisserie à personnages et deux +lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de +ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses +propres deniers; et la procureuse songe +que son mari chasse un grand clerc dont +il est devenu jaloux.</p> + +<p>—J'entends ronfler autour de nous, dit +Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros +homme que je démêle dans un petit corps +de logis attenant à la demeure du procureur.—Justement, +répondit Asmodée; +c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son +<i lang="la" xml:lang="la">benedicite</i>.</p> + +<p>«Il a pour voisin un marchand d'étoffe +de soie, qui vend sa marchandise fort cher, +mais à crédit, aux personnes de qualité. Il +est dû à ce marchand plus de cent mille +ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui +apportent de l'argent; et ses correspondants, +de leur côté, songent qu'il est sur le +point de faire banqueroute.—Ces deux +songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du +temple du sommeil par la même porte.—Non, +je vous assure, répondit le démon; le +premier, à coup sûr, est sorti par la porte +d'ivoire, et le second par la porte de +corne.</p> + +<p>«La maison qui joint celle de ce marchand +est occupée par un fameux libraire. +Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu +beaucoup de succès. En le mettant au jour, +il promit à l'auteur de lui donner cinquante +pistoles s'il réimprimait son ouvrage; +et il rêve actuellement qu'il en fait une +seconde édition sans l'en avertir.</p> + +<p>—Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, +il n'est pas besoin de demander par quelle +porte il est sorti; je ne doute pas qu'il +n'ait son plein et entier effet. Je connais +messieurs les libraires: ils ne se font pas un +scrupule de tromper les auteurs.—Rien +n'est plus véritable, reprit le boiteux; +mais apprenez à connaître aussi messieurs +les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux +que les libraires. Une petite aventure arrivée +il n'y a pas cent ans à Madrid va vous +le prouver.</p> + +<p>«Trois libraires soupaient ensemble au +cabaret: la conversation tomba sur la rareté +des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit +là-dessus un des convives, je vous dirai +confidemment que j'ai fait un beau coup +ces jours passés: j'ai acheté une copie qui +me coûte un peu cher, à la vérité, mais +elle est d'un auteur!... C'est de l'or en +barre.» Un autre libraire prit alors la +parole et se vanta pareillement d'avoir fait +une emplette excellente le jour précédent. +«Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à +son tour, je ne veux pas demeurer en +reste de confiance avec vous: je vais vous +montrer la perle des manuscrits; j'en ai +fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.» +En même temps, chacun tira de sa poche la +précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et +comme il se trouva que c'était une nouvelle +pièce de théâtre intitulée <cite>le Juif errant</cite>, +ils furent fort étonnés quand ils virent que +c'était le même ouvrage qui leur avait été +vendu à tous trois séparément.</p> + +<p>«Je découvre dans une autre maison, +poursuivit le diable, un amant timide et +respectueux qui vient de se réveiller. Il +aime une veuve toute des plus vives; il +rêvait qu'il était avec elle au fond d'un +bois, où il lui tenait des discours tendres, +et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous +êtes séduisant! vous me persuaderiez, si +je n'étais pas en garde contre les hommes; +mais ce sont des trompeurs: je ne +me fie point à leurs paroles: je veux des +actions.—Hé! quelles actions, Madame, +exigez-vous de moi? a repris l'amant. +Faut-il, pour vous prouver la violence +de mon amour, entreprendre les +douze travaux d'Hercule?—Hé non! +don Nicaise, non, a réparti la dame, je +ne vous en demande pas tant.» Là-dessus +il s'est réveillé.</p> + +<p>—Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, +pourquoi cet homme couché dans ce lit +brun se débat comme un possédé.—C'est, +répondit le boiteux, un habile licencié qui +fait un songe dont il est terriblement +agité! il rêve qu'il dispute et soutient +l'immortalité de l'âme contre un petit +docteur en médecine, qui est aussi bon catholique +qu'il est bon médecin. Au second +étage, chez le licencié, loge un gentilhomme +d'Estramadure, nommé don Baltazar +Fanfarronico, qui est venu en poste à la +cour demander une récompense pour avoir +tué un Portugais d'un coup d'escopette. +Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on +lui donne le gouvernement d'Antequere, +et encore n'est-il pas content: il croit mériter +une vice-royauté.</p> + +<p>«Je découvre dans un hôtel garni deux +personnes de conséquence qui rêvent bien +désagréablement. L'un, qui est gouverneur +d'une place forte, songe qu'il est assiégé +dans sa forteresse, et qu'après une +légère résistance il est obligé de se rendre +prisonnier de guerre avec la garnison. +L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a +chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge +funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer +dans deux jours. Il rêve qu'il est +en chaire, et qu'il demeure court après +l'exorde de son discours.—Il n'est pas impossible, +dit don Cléofas, que ce malheur +lui arrive en effet.—Non vraiment, répondit +le diable, et il n'y a pas même +longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur +en pareille occasion.</p> + +<p>«Voulez-vous que je vous montre un +somnambule? vous n'avez qu'à regarder +dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?—J'aperçois, +dit Léandro Perez, +un homme en chemise qui marche, et +tient, ce me semble, une étrille à la main.—Hé +bien, reprit le démon, c'est un palefrenier +qui dort. Il a coutume toutes les +nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant, +d'étriller ses chevaux; après quoi il +se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que +c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier +lui-même le croit comme les autres.</p> + +<p>«Dans une grande maison, vis-à-vis +l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier +de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du +Mexique. Il est tombé malade; et comme +il craint de mourir, sa vice-royauté commence +à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a +exercée d'une manière qui justifie son inquiétude. +Les chroniques de la Nouvelle-Espagne +ne font pas une mention honorable +de lui. Il vient de faire un songe dont +toute l'horreur n'est point encore dissipée, +et qui sera peut-être cause de sa +mort.—Il faut donc, dit Zambullo, que ce +songe soit bien extraordinaire.—Vous +allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque +chose en effet de singulier. Ce seigneur +rêvait tout à l'heure qu'il était dans +la vallée des morts, où tous les Mexicains +qui ont été les victimes de son injustice et +de sa cruauté sont venus fondre sur lui, +en l'accablant de reproches et d'injures: +ils ont même voulu le mettre en pièces; +mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur +fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans +une grande salle toute tendue de drap noir, +où il a vu son père et son aïeul assis à une +table sur laquelle il y avait trois couverts. +Ces deux tristes convives lui ont fait signe +de s'approcher d'eux, et son père lui a dit, +avec la gravité qu'ont tous les défunts: +«Il y a longtemps que nous t'attendons; +viens prendre ta place auprès de nous.»</p> + +<p>—Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je +pardonne au malade d'en avoir l'imagination +blessée.—En récompense, dit le +boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un +appartement au-dessus du sien, passe la +nuit délicieusement: le sommeil lui présente +les plus agréables idées. C'est une +fille de vingt-cinq à trente ans, laide et +mal faite. Elle rêve que son oncle, dont +elle est l'unique héritière, ne vit plus, et +qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables +seigneurs qui se disputent la gloire +de lui plaire.</p> + +<p>—Si je ne me trompe, dit don Cléofas, +j'entends rire derrière nous.—Vous ne vous +trompez point, reprit le diable; c'est une +femme qui rit en dormant à deux pas d'ici, +une veuve qui fait la prude et qui n'aime +rien tant que la médisance. Elle songe +qu'elle s'entretient avec une vieille dévote +dont la conversation lui fait beaucoup de +plaisir.</p> + +<p>«Je ris à mon tour en voyant dans une +chambre au-dessous de cette femme un +bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement +du peu de bien qu'il possède. Il +rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, +et que plus il en ramasse, plus il en +trouve à ramasser; il en a déjà rempli un +grand coffre.—Le pauvre garçon! dit +Léandro; il ne jouira pas longtemps de +son trésor.—A son réveil, reprit le boiteux, +il sera comme un vrai riche qui se +meurt, il verra disparaître ses richesses.</p> + +<p>«Si vous êtes curieux de savoir les songes +de deux comédiennes qui sont voisines, +je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle +prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les +plume à mesure qu'elle les prend, mais +qu'elle les donne à dévorer à un beau matou +dont elle est folle, et qui en a tout le +profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa +maison des lévriers et des chiens danois +dont elle a fait longtemps ses délices, et +qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet +des plus gentils qu'elle a pris en amitié.</p> + +<p>—Voilà deux songes bien fous, s'écria +l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid, +comme autrefois à Rome, des interprètes +des songes, ils seraient fort embarrassés à +expliquer ceux-là.—Pas trop, répondit le +diable: pour peu qu'ils fussent au fait de +ce qui se passe aujourd'hui chez la gent +comique, ils y trouveraient bientôt un sens +clair et net.</p> + +<p>—Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua +don Cléofas, et je ne m'en soucie +guère; j'aime mieux apprendre qui est +cette dame endormie dans un superbe lit de +velours jaune, garni de franges d'argent, +et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon, +un livre et un flambeau.—C'est une +femme titrée, répartit le démon; une +dame qui a un équipage très-galant, et qui +se plaît à faire porter sa livrée par des +jeunes hommes de bonne mine. Une de ses +habitudes est de lire en se couchant; sans +cela elle ne pourrait fermer l'œil de toute +la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses +d'Ovide, et cette lecture est +cause qu'elle fait en cet instant un songe +où il y a bien de l'extravagance: elle rêve +que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et +qu'il se met à son service sous la forme +d'un grand page des mieux bâtis.</p> + +<p>«A propos de cette métamorphose, en +voici une autre qui me paraît plus plaisante. +J'aperçois un histrion qui goûte +dans un profond sommeil la douceur d'un +songe qui le flatte agréablement. Cet acteur +est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme +à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. +Il y a si longtemps qu'il paraît sur le +théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié. +Il a du talent, et il en est si fier et si +vain, qu'il s'imagine qu'un personnage +tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous +le songe que fait ce superbe héros +de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et +qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe +assemblées pour décider de ce qu'elles +doivent faire d'un mortel de son importance. +Il entend Mercure qui expose au +conseil des dieux que ce fameux comédien, +après avoir eu l'honneur de représenter +si souvent sur la scène Jupiter et +les autres principaux immortels, ne doit +pas être assujetti au sort commun à tous +les humains, et qu'il mérite d'être reçu +dans la troupe céleste. Momus applaudit +au sentiment de Mercure; mais quelques +autres dieux et quelques déesses se révoltent +contre la proposition d'une apothéose +si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre +d'accord, change le vieux comédien en une +figure de décoration.»</p> + +<p>Le diable allait continuer; mais Zambullo +l'interrompit, en lui disant: «Halte-là, +seigneur Asmodée; vous ne prenez pas +garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne +nous aperçoive sur le haut de cette maison. +Si la populace vient une fois à remarquer +votre Seigneurie, nous entendrons +des huées qui ne finiront pas si tôt.</p> + +<p>—On ne nous verra point, lui répondit +le démon; j'ai le même pouvoir que ces +divinités fabuleuses dont je viens de parler, +et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux +fils de Saturne se couvrit d'un +nuage, pour cacher à l'univers les caresses +qu'il voulait faire à Junon, je vais former +autour de nous une épaisse vapeur que la +vue des hommes ne pourra percer, et qui +ne vous empêchera pas de voir les choses +que je voudrai vous faire observer.» En effet, +ils furent tout à coup environnés d'une +fumée qui, bien que des plus opaques, ne +dérobait rien aux yeux de l'écolier.</p> + +<p>«Retournons aux songes, poursuivit le +boiteux... Mais je ne fais pas réflexion, +ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai +fait passer la nuit doit vous avoir fatigué. +Je suis d'avis de vous transporter chez +vous, et de vous y laisser reposer quelques +heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir +les quatre parties du monde, et faire +quelques tours de mon métier: après +cela je vous rejoindrai, pour m'égayer +avec vous sur nouveaux frais.—Je n'ai +nulle envie de dormir et je ne suis point +las, répondit don Cléofas; au lieu de me +quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre +les divers desseins qu'ont ces personnes +que je vois déjà levées, et qui se disposent, +ce me semble, à sortir. Que vont-elles +faire de si grand matin?—Ce que vous +souhaitez de savoir, reprit le démon, est +une chose digne d'être observée. Vous +allez voir un tableau des soins, des mouvements, +des peines que les pauvres mortels +se donnent pendant cette vie, pour +remplir le plus agréablement qu'il leur +est possible ce petit espace qui est entre +leur naissance et leur mort.</p> + + + + +<h2><a name="c17" id="c17"></a>CHAPITRE XVII<br/> +<i>Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont +pas sans copies.</i></h2> + + +<p>Observons d'abord cette troupe de gueux +que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont +des libertins, la plupart de bonne famille, +qui vivent en communauté comme des +moines, et passent presque toutes les +nuits à faire la débauche dans leur maison, +où il y a toujours une ample provision de +pain, de viande et de vin. Les voilà qui +vont se séparer pour aller jouer leurs rôles +dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront +pour boire à la santé des personnes +charitables qui contribuent pieusement à +leur dépense. Admirez, je vous prie, +comme ces fripons savent se mettre et se +travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes +ne savent pas mieux s'ajuster pour +donner de l'amour.</p> + +<p>«Regardez attentivement les trois qui +vont ensemble du même côté. Celui qui +s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler +tout son corps, et semble marcher +avec tant de peine qu'à chaque pas vous +diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il +ait une longue barbe blanche et un air +décrépit, est un jeune homme si alerte et +si léger, qu'il passerait un daim à la course. +L'autre, qui fait le teigneux, est un bel +adolescent, dont la tête est couverte d'une +peau qui cache une chevelure de page de +cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, +est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine +des sons si lamentables, qu'à ses tristes +accents il n'y a point de vieille qui ne +descende d'un quatrième étage pour lui +apporter un maravedi.</p> + +<p>«Tandis que ces fainéants vont, sous le +masque de la pauvreté, attraper l'argent +du public, je remarque bien des artisans +laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent +à gagner leur vie à la sueur de +leur corps. J'aperçois de toutes parts des +hommes qui se lèvent et s'habillent pour +aller remplir leurs différents emplois. +Combien de projets formés cette nuit vont +s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que +de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition +vont faire faire!</p> + +<p>—Que vois-je dans la rue? interrompit +don Cléofas. Qui est cette femme chargée +de médailles, que conduit un laquais, et +qui marche avec précipitation? Elle a sans +doute quelque affaire fort pressante.—Oui, +certainement, répondit le diable: c'est une +vénérable matrone qui court à une maison +où l'on a besoin de son ministère. Elle y +va trouver une comédienne qui pousse +des cris, et auprès d'elle deux cavaliers +bien embarrassés. L'un est le mari, et +l'autre un homme de condition qui s'intéresse +à ce qui va se passer; car les couches +des femmes de théâtre ressemblent à +celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter +et un Amphitryon qui sont auteurs du +parti.</p> + +<p>«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à +cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur +qui va faire la guerre aux lièvres et +aux perdreaux des environs de Madrid? +Cependant il n'a aucune envie de prendre +le divertissement de la chasse: il est occupé +d'un autre dessein; il va gagner un +village où il se déguisera en paysan, pour +s'introduire sous cet habit dans une ferme +où est sa maîtresse sous la conduite d'une +mère sévère et vigilante.</p> + +<p>«Ce jeune bachelier qui passe et marche +à pas précipités a coutume d'aller tous les +matins faire sa cour à un vieux chanoine +qui est son oncle, et dont il couche en joue +la prébende. Regardez dans cette maison, +vis-à-vis de nous, un homme qui prend +son manteau et se dispose à sortir. C'est un +honnête et riche bourgeois qu'une affaire +assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique +à marier; il ne sait s'il doit la donner à +un jeune procureur qui la recherche, ou +bien à un fier <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> qui la demande. Il +va consulter ses amis là-dessus; et dans le +fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, +en choisissant le gentilhomme, d'avoir un +gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en +tient au procureur, de mettre dans sa +maison un ver qui en ronge tous les +meubles.</p> + +<p>«Considérez un voisin de ce père embarrassé, +et démêlez, dans ce corps de logis où +il y a de superbes ameublements, un +homme en robe de chambre de brocard +rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui +fait le seigneur en dépit de sa basse origine. +Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis, +et il jouit à présent de dix mille +ducats de rente. Il a un équipage très-joli; +mais il en rabat l'entretien sur sa table, +dont la frugalité est telle, qu'il mange +ordinairement le petit poulet en son particulier. +Il ne laisse pas pourtant de régaler +quelquefois, par ostentation, des personnes +de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des +conseillers d'État; et pour cet effet, il +vient d'envoyer chercher un pâtissier et un +rôtisseur; il va marchander avec eux sou à +sou; après quoi il écrira sur des cartes les +services dont ils seront convenus.—Vous +me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.—Hé +mais! répondit Asmodée, tous +les gueux que la fortune enrichit brusquement +deviennent avares ou prodigues: +c'est la règle.</p> + +<p>—Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est +une belle dame que je vois à sa toilette, et +qui s'entretient avec un cavalier fort bien +fait.—Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce +que vous remarquez là mérite bien votre +attention. Cette femme est une veuve allemande +qui vit à Madrid de son douaire, et +voit très-bonne compagnie; et le jeune +homme qui est avec elle est un seigneur +nommé don Antoine de Monsalve.</p> + +<p>«Quoique ce cavalier soit d'une des premières +maisons d'Espagne, il a promis à la +veuve de l'épouser: il lui a même fait un +dédit de trois mille pistoles; mais il est +traversé dans ses amours par ses parents, +qui menacent de le faire enfermer s'il ne +rompt tout commerce avec l'Allemande, +qu'ils regardent comme une aventurière. +Le galant, mortifié de les voir tous révoltés +contre son penchant, vint hier au soir chez +sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait +quelque chagrin, lui en demanda la cause; +il la lui apprit, en l'assurant que toutes les +contradictions qu'il aurait à essuyer de la +part de sa famille ne pourraient jamais +ébranler sa constance. La veuve parut +charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent +tous deux à minuit, très-contents l'un de +l'autre.</p> + +<p>«Monsalve est revenu ce matin: il a +trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis +sur nouveaux frais à l'entretenir de son +amour. Pendant la conversation, l'Allemande +a ôté ses papillotes: le cavalier en +a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y +voyant de son écriture: «Comment donc, +Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là +l'usage que vous faites des billets doux +qu'on vous envoie?—Oui, Monsalve, +a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me +servent les promesses des amants qui veulent +m'épouser en dépit de leurs familles; +j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier +a reconnu que c'était effectivement son +dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu +s'empêcher d'admirer le désintéressement +de sa veuve, et il lui jure de nouveau une +éternelle fidélité.</p> + +<p>«Jetez les yeux, poursuivit le diable, +sur ce grand homme sec qui passe au-dessous +de nous: il a un grand registre +sous son bras, une écritoire pendue à sa +ceinture, et une guitare sur le dos.—Ce +personnage, dit l'écolier, a un air ridicule; +je gagerais que c'est un original.—Il est +certain, reprit le démon, que c'est un +mortel assez singulier. Il y a des philosophes +cyniques en Espagne: en voilà un. +Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans +une prairie où il y a une claire fontaine +dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente +parmi les fleurs. Il demeurera là +toute la journée à contempler les richesses +de la nature, à jouer de la guitare, et à +faire des réflexions qu'il écrira sur son +registre. Il a dans ses poches sa nourriture +ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons +avec un morceau de pain: telle est la vie +sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque +Aristippe lui disait comme à Diogène: +«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu +ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe +moderne lui répondrait: «Je +ferais ma cour aux grands aussi bien que +toi, si je voulais abaisser un homme +jusqu'à le faire ramper sous un autre +homme.»</p> + +<p>«En effet, ce philosophe a autrefois été +attaché aux grands seigneurs; ils lui firent +même sa fortune: mais ayant senti que +leur amitié n'était pour lui qu'une honorable +servitude, il rompit tout commerce +avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta, +parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait +des gens qui valaient mieux que lui: il a +même donné presque tous ses biens à ses +amis indigents; il s'est seulement réservé de +quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne +lui paraît pas moins honteux pour un philosophe +d'aller mendier son pain parmi le +peuple que chez les grands seigneurs.</p> + +<p>«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, +et que vous voyez accompagné d'un +chien: il peut se vanter d'être d'une des +meilleures maisons de Castille. Il a été +riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon +de Lucien, en régalant tous les jours ses +amis, et surtout en faisant des fêtes superbes +aux naissances, aux mariages des princes +et princesses, en un mot, à chaque occasion +qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances. +Dès que les parasites ont vu sa marmite +renversée, ils ont disparu de chez lui; +tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui +est resté fidèle: c'est son chien.</p> + +<p>—Dites-moi, seigneur diable, s'écria +Léandro Perez, à qui appartient cet équipage +que je vois arrêté devant une maison.—C'est, +répondit le démon, le carrosse d'un +riche contador, qui va tous les matins dans +cette maison, où demeure une beauté galicienne +dont ce vieux pécheur de race more +a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit +hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité: +dans la fureur que lui causa cette +nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine +de reproches et de menaces. Vous ne devineriez +pas quel parti la coquette s'est +avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence +de nier le fait, elle a mandé ce +matin au trésorier qu'il est justement irrité +contre elle; qu'il ne doit plus la regarder +qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable +de trahir un si galant homme; qu'elle +reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que, +pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux +cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre: +enfin, qu'elle est dans la résolution +d'aller dans une retraite consacrer le reste +de ses jours à la pénitence.</p> + +<p>«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre +les prétendus remords de sa maîtresse; il +s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: +il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne +comédienne a si bien joué son rôle, qu'il +vient de lui pardonner le passé; il fera +plus: pour la consoler du sacrifice de sa +chevelure, il lui promet, en ce moment, de +la faire dame de paroisse, en lui achetant +une belle maison de campagne, qui est +actuellement à vendre auprès de l'Escurial.</p> + +<p>—Toutes les boutiques sont ouvertes, +dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier +qui entre chez un traiteur.—Ce cavalier, +reprit Asmodée, est un garçon de famille +qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument +passer pour auteur: il ne manque +pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer +tous les ouvrages qui paraissent sur +la scène; mais il n'en a point assez pour +en composer un raisonnable. Il entre chez +le traiteur pour ordonner un grand repas; +il donne à dîner aujourd'hui à quatre +comédiens, qu'il veut engager à protéger +une mauvaise pièce de sa façon qu'il est +sur le point de présenter à leur compagnie.</p> + +<p>«A propos d'auteurs, continua-t-il, en +voilà deux qui se rencontrent dans la rue. +Remarquez qu'ils se saluent avec un ris +moqueur; ils se méprisent mutuellement, +et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement +que le poëte Crispinus, qu'Horace +compare aux soufflets des forges; et l'autre +emploie bien du temps à faire des ouvrages +froids et insipides.</p> + +<p>—Qui est ce petit homme qui descend +de carrosse à la porte de cette église? dit +Zambullo.—C'est, répondit le boiteux, +un personnage digne d'être remarqué. Il +n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude +d'un notaire où il était maître-clerc, pour +s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse. +Au bout de six mois de noviciat, il +sortit de son couvent, reparut à Madrid; +mais ceux qui le connaissaient furent étonnés +de le voir devenir tout à coup un des +principaux membres du conseil des Indes. +On parle encore aujourd'hui d'une fortune +si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est +donné au diable; d'autres veulent qu'il ait +été aimé d'une riche douairière, et d'autres +enfin qu'il ait trouvé un trésor.—Vous +savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.—Oh! +pour cela oui, répartit le démon, +et je vais vous révéler le mystère.</p> + +<p>«Pendant que notre moine était novice, +il arriva qu'un jour, en faisant dans son +jardin une profonde fosse pour y planter +un arbre, il aperçut une cassette de cuivre +qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte +d'or qui contenait une trentaine de diamants +d'une grande beauté. Quoique le +religieux ne se connût pas autrement en +pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il +venait de faire un bon coup de filet; et +prenant aussitôt le parti que prend dans +une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce +à la pêche après avoir trouvé un +trésor, il quitta le froc et revint à Madrid, +où, par l'entremise d'un joaillier de ses +amis, il changea ses pierres précieuses en +pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge +qui lui donne un beau rang dans la société +civile.</p> + + + + +<h2><a name="c18" id="c18"></a>CHAPITRE XVIII<br/> +<i>Ce que le diable fit encore remarquer à don +Cléofas.</i></h2> + + +<p>Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous +fasse rire en vous apprenant un trait de +cet homme qui entre chez un marchand +de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il +va prendre une tasse de chocolat, après +quoi il passera toute la journée à jouer +aux échecs.</p> + +<p>«Pendant ce temps-là, ne craignez pas +pour ses malades; il n'en a point, et quand +il en aurait, les moments qu'il emploie à +jouer ne seraient pas les plus mauvais +pour eux. Il ne manque pas d'aller tous +les soirs chez une belle et riche veuve qu'il +voudrait épouser, et dont il fait semblant +d'être fort amoureux. Quand il est avec +elle, un fripon de valet qu'il a pour tout +domestique, et avec lequel il s'entend, lui +apporte une fausse liste qui contient les +noms de plusieurs personnes de qualité de +la part desquelles on est venu chercher ce +docteur. La veuve prend tout cela au +pied de la lettre, et notre joueur d'échecs +est sur le point de gagner la partie.</p> + +<p>«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès +duquel nous sommes; je ne veux point +passer outre sans vous faire remarquer les +personnes qui l'habitent. Parcourez des +yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?—J'y +démêle des dames dont la +beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en +vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres +qui sont déjà levées. Que de charmes +elles offrent à mes regards! je m'imagine +voir les nymphes de Diane, telles que les +poëtes nous les représentent.</p> + +<p>—Si ces femmes que vous admirez, reprit +le boiteux, ont les attraits des nymphes +de Diane, elles n'en ont assurément +pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq +aventurières qui vivent ensemble à frais +communs. Aussi dangereuses que ces belles +demoiselles de chevalerie qui arrêtaient +par leurs appas les chevaliers qui passaient +devant leurs châteaux, elles attirent +les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux +qui s'en laissent charmer! Pour avertir du +péril que courent les passants, il faudrait +faire mettre devant cette maison des balises, +comme on en met dans les rivières +pour marquer les endroits dont il ne faut +pas s'approcher.</p> + +<p>—Je ne vous demande pas, dit Léandro +Perez, où vont ces seigneurs que je vois +dans leurs carrosses: ils vont sans doute au +lever du roi.—Vous l'avez dit, reprit le +diable; et si vous voulez y aller aussi, je +vous y conduirai; nous ferons là quelques +remarques réjouissantes.—Vous ne pouvez +rien me proposer qui me soit plus +agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais +par avance un grand plaisir.»</p> + +<p>Alors le démon, prompt à satisfaire don +Cléofas, l'emporta vers le palais du roi; +mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant +des manœuvres qui travaillaient à +une porte fort haute, demanda si c'était +un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, +lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un +nouveau marché; elle est magnifique, +comme vous voyez; cependant, quand ils +l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle +ne sera digne des deux vers latins qu'on +doit mettre dessus.</p> + +<p>—Que me dites-vous? s'écria Léandro; +quelle idée vous me donnez de ces deux +vers! Je meurs d'envie de les savoir.—Les +voici, reprit le démon; préparez-vous à +les admirer.</p> + +<div class="poem"> +<div class="stanza" lang="la" xml:lang="la"> +<span class="i0">Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,<br/></span> +<span class="i1">Momus ubi fatuos vendidit ante sales!<br/></span> +</div> +</div> +<p>«Il y a dans ces deux vers un jeu de +mots le plus joli du monde.—Je n'en sens +point encore toute la beauté, dit l'écolier; +je ne sais pas bien ce que signifient ces +<i lang="la" xml:lang="la">fatuos sales</i>.—Vous ignorez donc, répartit +le diable, que la place où l'on bâtit +ce marché pour y vendre des denrées fut +autrefois un collége de moines qui enseignaient +à la jeunesse les humanités? Les +régents de ce collége y faisaient représenter +par leur écoliers des drames, des +pièces de théâtre fades, et entremêlées de +ballets si extravagants, qu'on y voyait +danser jusqu'aux <i>prétérits</i> et aux <i>supins</i>.—Oh! +ne m'en dites pas davantage, interrompit +Zambullo; je sais bien quelle +drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription +me paraît admirable.»</p> + +<p>A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils +sur l'escalier du palais du roi, qu'ils +virent plusieurs courtisans qui montaient +les degrés. A mesure que ces seigneurs +passaient auprès d'eux, le diable faisait le +nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro +Perez, en les lui montrant du doigt +l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, +de la maison de la Puebla d'Ellerena; +voici le marquis de Castro Fueste; +celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président +du conseil des finances; celui-ci, le +comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait +pas de les nommer, il faisait leur +éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours +quelque trait satirique: il leur donnait +à chacun son lardon.</p> + +<p>«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable +et obligeant; il vous écoute avec un air +de bonté. Implorez-vous sa protection, il +vous l'accorde généreusement et vous offre +son crédit. C'est dommage qu'un homme +qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire +si courte, qu'un quart d'heure après que +vous lui avez parlé, il oublie ce que vous +lui avez dit.</p> + +<p>«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, +est un des seigneurs de la cour du +meilleur caractère: il n'est pas, comme la +plupart de ses pareils, différent de lui-même +d'un moment à un autre: il n'y a +point de caprice, point d'inégalité dans son +humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas +d'ingratitude l'attachement qu'on a pour +sa personne ni les services qu'on lui rend; +mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. +Il laisse désirer si longtemps ce +qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien +acheté lorsqu'on l'a obtenu.»</p> + +<p>Après que le démon eût fait connaître à +l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités +d'un grand nombre de seigneurs, il +l'emmena dans une salle où il y avait des +hommes de toute sorte de conditions, et +particulièrement tant de chevaliers, que don +Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu! +il faut qu'il y en ait bien en Espagne!—Je +vous en réponds, dit le boiteux, +et cela n'est pas surprenant, puisque pour +être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave +il n'est pas nécessaire, comme autrefois +pour devenir chevalier romain, d'avoir +vingt-cinq mille écus de patrimoine: +aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise +bien mêlée.</p> + +<p>«Envisagez, continua-t-il, la mine plate +qui est derrière vous.—Parlez plus bas, +interrompit Zambullo, cet homme vous +entend.—Non, non, répondit le diable; +le même charme qui nous rend invisibles +ne permet pas qu'on nous entende. Regardez +cette figure-là: c'est un Catalan qui +revient des îles Philippines, où il était flibustier. +Diriez-vous à le voir que c'est un +foudre de guerre? Il a pourtant fait des +actions prodigieuses de valeur. Il va ce +matin présenter au roi un placet par lequel +il demande certain poste pour récompense +de ses services; mais je doute fort +qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas +auparavant au premier ministre.</p> + +<p>—Je vois à la main droite de ce flibustier, +dit Léandro Perez, un gros et grand homme +qui paraît faire l'important: à juger de +sa condition par l'orgueil qu'il y a dans +son maintien, il faut que ce soit quelque +riche seigneur.—Ce n'est rien moins que +cela, répartit Asmodée: c'est un <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> +des plus pauvres, qui, pour subsister, +donne à jouer sous la protection d'un +grand.</p> + +<p>«Mais je remarque un licencié qui mérite +bien que je vous le fasse observer. +C'est celui que vous voyez qui s'entretient +auprès de la première fenêtre avec un cavalier +vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent +tous deux d'une affaire qui fut hier jugée +par le roi: je vais vous en faire le détail.</p> + +<p>«Il y a deux mois que ce licencié, qui est +académicien de l'académie de Tolède, +donna au public un livre de morale qui +révolta tous les vieux auteurs castillans; +ils le trouvèrent plein d'expressions trop +hardies et de mots trop nouveaux. Les +voilà qui se liguent contre cette production +singulière: ils s'assemblent et dressent +un placet qu'ils présentent au roi, +pour le supplier de condamner ce livre +comme contraire à la pureté et à la netteté +de la langue espagnole.</p> + +<p>«Le placet parut digne d'attention à Sa +Majesté, qui nomma trois commissaires +pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent +que le style en était effectivement répréhensible, +et d'autant plus dangereux qu'il +était plus brillant. Sur leur rapport, voici +de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné, +sous peine de désobéissance, que +ceux des académiciens de Tolède qui écrivent +dans le goût de ce licencié ne composeront +plus de livres à l'avenir; et que +même, pour mieux conserver la pureté de +la langue castillane, ces académiciens ne +pourront être remplacés, après leur mort, +que par des personnes de la première qualité.</p> + +<p>—Cette décision est merveilleuse, s'écria +Zambullo en riant: les partisans du +langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.—Pardonnez-moi, +répartit le démon: +les auteurs ennemis de cette noble simplicité +qui fait le charme des lecteurs sensés +ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»</p> + +<p>Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui +était le cavalier habillé de velours gris-blanc +qu'il voyait en conversation avec le +licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet +catalan, officier de la garde espagnole: je +vous assure que c'est un garçon très-spirituel. +Je veux, pour vous faire juger de son +esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier +à une dame en fort bonne compagnie; mais +pour l'intelligence de ce bon mot, il faut +savoir qu'il a un frère, nommé don André +de Prada, qui était il y a quelques années +officier comme lui dans le même corps.</p> + +<p>«Il arriva qu'un jour un gros fermier +des domaines du roi aborda ce don André, +et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte +même nom que vous; mais nos familles +sont différentes. Je sais que vous êtes +d'une des meilleures maisons de Catalogne, +et en même temps que vous n'êtes +pas riche. Moi, je suis riche et d'une +naissance peu illustre. N'y aurait-il pas +moyen de nous faire part mutuellement +de ce que nous avons de bon l'un et +l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» +Don André répondit qu'oui. +«Cela étant, répliqua le fermier, si vous +voulez me les communiquer, je les mettrai +entre les mains d'un habile généalogiste +qui travaillera là-dessus, et nous +rendra parents en dépit de nos aïeux. De +mon côté, par reconnaissance, je vous +ferai présent de trente mille pistoles. +Sommes-nous d'accord?» Don André fut +ébloui de la somme: il accepta la proposition, +confia ses pancartes au fermier, et, de +l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable +en Catalogne, où il vit depuis ce +temps-là.</p> + +<p>«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce +marché, était hier à une table où l'on parla +par hasard du seigneur de Prada, fermier +des domaines du roi; et là-dessus une dame +de la compagnie, adressant la parole à ce +jeune officier, lui demanda s'il n'était pas +parent de ce fermier? «Non, Madame, lui +répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: +c'est mon frère.»</p> + +<p>L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, +qui lui parut des plus plaisantes. +Puis apercevant tout à coup un petit +homme qui suivait un courtisan, il s'écria: +«Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui +suit ce seigneur lui fait de révérences! il a +sans doute quelque grâce à lui demander.—Ce +que vous remarquez là, reprit le +diable, vaut bien la peine que je vous dise +la cause de ces civilités. Ce petit homme +est un honnête bourgeois qui a une assez +belle maison de campagne aux environs de +Madrid, dans un endroit où il y a des eaux +minérales qui sont en réputation. Il a prêté +sans intérêt cette maison pour trois mois à +ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le +bourgeois en ce moment prie très-affectueusement +ledit seigneur de le servir dans +une occasion qui s'en présente, et le seigneur +refuse fort poliment de lui rendre +service.</p> + +<p>«Il ne faut pas que je laisse échapper ce +cavalier de race plébéienne, lequel fend la +presse en tranchant de l'homme de condition. +Il est devenu excessivement riche en +peu de temps par la science des nombres. +Il y a dans sa maison autant de domestiques +que dans l'hôtel d'un grand, et sa table +l'emporte sur celle d'un ministre pour la +délicatesse et l'abondance. Il a un équipage +pour lui, un autre pour sa femme et un +autre pour ses enfants. On voit dans ses +écuries les plus belles mules et les plus +beaux chevaux du monde. Il acheta même +ces jours passés, et paya argent comptant, +un superbe attelage que le prince d'Espagne +avait marchandé et trouvé trop cher.—Quelle +insolence! dit Léandro; un Turc +qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant +ne manquerait pas de le croire à la +veille d'essuyer quelque fâcheux revers de +fortune.—J'ignore l'avenir, dit Asmodée, +mais je ne puis m'empêcher de penser +comme un Turc.</p> + +<p>«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le +démon avec surprise; peu s'en faut que je +ne doute du rapport de mes yeux! je démêle +dans cette salle un poëte qui n'y devrait +pas être. Comment ose-t-il se montrer ici, +après avoir fait des vers qui offensent de +grands seigneurs espagnols? il faut qu'il +compte bien sur le mépris qu'ils ont pour +lui.</p> + +<p>«Considérez attentivement ce respectable +personnage qui entre appuyé sur +un écuyer. Remarquez comme, par considération, +tout le monde se range pour +lui faire place. C'est le seigneur don Joseph +de Reynaste et Ayala, grand juge +de police: il vient rendre compte au roi de +ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid. +Regardez ce bon vieillard avec admiration.</p> + +<p>—Véritablement, dit Zambullo, il a l'air +d'être un homme de bien.—Il serait à +souhaiter, reprit le boiteux, que tous les +corrégidors le prissent pour modèle. Ce +n'est pas un de ces esprits violents qui +n'agissent que par humeur et par impétuosité; +il ne fera point arrêter un homme sur +le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire +ou d'un commis. Il sait trop bien que +ces sortes de gens, pour la plupart, ont +l'âme vénale, et sont capables de faire un +honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi, +lorsqu'il est question d'enfermer un +accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à +ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il +jamais des innocents dans les prisons; +il n'y fait mettre que des coupables, encore +n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie +qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même +ces misérables, et a soin d'empêcher +qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes +rigueurs des lois.</p> + +<p>—Le beau caractère! s'écria Léandro; +l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre +parler au roi.—Je suis bien mortifié, +répondit le diable, d'être obligé de vous +dire que je ne puis contenter ce nouveau +désir sans m'exposer à recevoir une insulte. +Il ne m'est pas permis de m'introduire +auprès des souverains; ce serait empiéter +sur les droits de Léviatan, de Belfégor et +d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois +esprits sont en possession d'obséder les +princes. Il est défendu aux autres démons +de paraître dans les cours, et je ne sais à +quoi je pensais lorsque je me suis avisé de +vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue, +une démarche bien téméraire. Si ces trois +diables m'apercevaient, ils viendraient +avec fureur fondre sur moi, et, entre nous, +je ne serais pas le plus fort.</p> + +<p>—Puisque cela est, répliqua l'écolier, +éloignons-nous promptement de ce palais: +j'aurais une mortelle douleur de vous voir +houspiller par vos confrères sans pouvoir +vous secourir; car si je me mettais de la +partie, je crois que vous n'en seriez guère +mieux.—Non, sans doute, répondit Asmodée; +ils ne sentiraient point vos coups, +et vous péririez sous les leurs.</p> + +<p>«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler +de ce que je ne vous fais pas entrer dans le +cabinet de votre grand monarque, je vais +vous procurer un plaisir qui vaudra bien +celui que vous perdez.» En achevant ces +paroles, il prit par la main don Cléofas, +et fendit avec lui les airs du côté de la +Merci.</p> + + + + +<h2><a name="c19" id="c19"></a>CHAPITRE XIX<br/> +<i>Des Captifs.</i></h2> + + +<p>Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison +voisine de ce monastère, à la porte duquel +il y avait un grand concours de personnes +de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde! +dit Léandro Perez; quelle cérémonie +assemble ici tout ce peuple?—C'est, répondit +le démon, une cérémonie que vous +n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à +Madrid de temps en temps. Trois cents +esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont +arriver dans un moment; ils reviennent +d'Alger, où les Pères de la Rédemption les +ont été racheter. Toutes les rues par où ils +doivent passer vont se remplir de spectateurs.</p> + +<p>—Il est vrai, répliqua Zambullo, que +je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir +un semblable spectacle, et si c'est là celui +que votre Seigneurie me réserve, je vous +dirai franchement que vous ne deviez pas +tant m'en faire fête.—Je vous connais +trop bien, répartit le diable, pour ignorer +que ce n'est pas pour vous un agréable +passe-temps que d'observer des misérables; +mais quand vous saurez qu'en vous les +faisant considérer j'ai dessein de vous révéler +les particularités remarquables qu'il +y a dans la captivité des uns, et les embarras +où vont se trouver quelques autres à +leur retour chez-eux, je suis persuadé que +vous ne serez pas fâché que je vous donne +ce divertissement.—Oh! pour cela non, +reprit l'écolier; ce que vous dites là change +la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir +de tenir votre promesse.»</p> + +<p>Pendant qu'ils s'entretenaient de cette +sorte, ils entendirent tout à coup de grands +cris que poussa la populace à la vue des +captifs, qui marchaient en cet ordre: ils +allaient à pied deux à deux, sous leurs habits +d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne +sur ses épaules. Un assez grand nombre de +religieux de la Merci qui avaient été au-devant +d'eux les précédaient, montés sur +des mules caparaçonnées d'étamine noire, +comme s'ils eussent mené un deuil, et un +de ces bons pères portait l'étendard de la +Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient +à la tête; les vieux les suivaient, et derrière +ceux-ci paraissait, sur un petit cheval, +un religieux du même ordre que les +premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète: +aussi était-ce le chef de la mission. +Il s'attirait les yeux des assistants par sa +gravité, ainsi que par une longue barbe +grise qui le rendait vénérable; et on lisait +sur le visage de ce Moïse espagnol la joie +inexprimable qu'il ressentait de ramener +tant de chrétiens dans leur patrie.</p> + +<p>«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas +tous également ravis d'avoir recouvré la liberté. +S'il y en a qui se réjouissent d'être +sur le point de revoir leurs parents, il en +est d'autres qui craignent d'apprendre que, +pendant leur absence, il ne soit arrivé dans +leurs familles des événements plus cruels +pour eux que l'esclavage.</p> + +<p>«Par exemple, les deux qui marchent +les premiers sont dans le dernier cas. L'un, +natif de la petite ville de Velilla en Aragon, +après avoir été dix ans dans la servitude +des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles +de sa femme, va la retrouver mariée +en secondes noces, et mère de cinq enfants +qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils +d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé +par un corsaire il y a près de quatre +lustres. Il appréhende que depuis tant +d'années sa famille n'ait changé de face, +et sa crainte n'est pas sans fondement: son +père et sa mère sont morts, et ses frères, +qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé +par leur mauvaise conduite.</p> + +<p>—J'envisage avec attention un esclave, +dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est +charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.—Le +captif que vous regardez, répondit +le diable, a grand sujet d'être joyeux +de sa délivrance; il sait qu'une tante dont +il est unique héritier vient de mourir, et +qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela +l'occupe bien agréablement, et lui donne cet +air de satisfaction que vous lui remarquez.</p> + +<p>«Il n'en est pas de même du malheureux +cavalier qui marche à son côté: une +cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et +en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un +pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne +en Italie, il aimait une dame et en était +aimé; il a peur que, pendant qu'il était +dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas +été inébranlable.—Et a-t-il été longtemps +esclave? dit Zambullo.—Dix-huit +mois, répondit Asmodée.—Oh! parbleu, +répliqua Léandro Perez, je crois que ce +galant se livre à une vaine terreur; il n'a +pas mis la constance de sa dame à une +assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.—C'est +ce qui vous trompe, répartit +le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt +su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle +s'est pourvue d'un autre amant.</p> + +<p>«Diriez-vous, continua le démon, que +ce personnage qui suit immédiatement les +deux que nous venons d'observer, et qu'une +épaisse barbe rousse rend effroyable à voir, +fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est +plus véritable, et vous voyez dans cette figure +hideuse le héros d'une histoire assez +singulière, que je vais vous conter.</p> + +<p>«Ce grand garçon se nomme Fabricio. +Il avait à peine quinze ans lorsque son +père, riche laboureur de Cinquello, gros +bourg du royaume de Léon, mourut, et il +perdit aussi sa mère peu de temps après; +de sorte qu'étant fils unique, il demeura +maître d'un bien considérable, dont l'administration +fut confiée à un de ses oncles +qui avait de la probité. Fabricio acheva +ses études, déjà commencées à Salamanque: +il y apprit ensuite à monter à cheval, +à faire des armes; en un mot, il ne +négligea rien de tout ce qui pouvait concourir +à le rendre digne d'être regardé favorablement +de dona Hipolita, sœur d'un +petit gentilhomme qui avait sa chaumière +à deux portées d'escopette de Cinquello.</p> + +<p>«Cette dame était parfaitement belle, et +à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant +vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi +dire avec le lait l'amour dont il brûlait +pour elle. Hipolite, de son côté, s'était +bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; +mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur, +elle ne daignait pas le considérer +avec beaucoup d'attention: elle était d'une +fierté insupportable, aussi bien que son +frère don Thomas de Xaral, qui n'avait +peut-être pas son pareil en Espagne pour +être gueux et entêté de sa noblesse.</p> + +<p>«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne +habitait une maison qu'il appelait +son château, et qui n'était, à parler proprement, +qu'une masure, tant elle menaçait +ruine de toutes parts. Cependant, quoique +ses facultés ne lui permissent pas de la +faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à +vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet +pour le servir, et, de plus, il y avait une +femme maure auprès de sa sœur.</p> + +<p>«C'était une chose réjouissante que de +voir paraître don Thomas dans le bourg +les fêtes et les dimanches, avec un habit +de velours cramoisi tout pelé, et un petit +chapeau garni d'un vieux plumet jaune, +qu'il conservait chez lui comme des reliques +pendant les autres jours de la semaine. +Paré de ces guenilles, qui lui semblaient +autant de preuves de sa noble origine, +il tranchait du seigneur, et croyait +assez payer les profondes révérences qu'on +lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre +par un regard. Sa sœur n'était pas +moins folle que lui de l'antiquité de sa +race; et elle joignait à ce ridicule celui +d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait +dans la glorieuse espérance que quelque +grand viendrait la demander en mariage.</p> + +<p>«Tels étaient les caractères de don Thomas +et d'Hipolite. Fabricio le savait bien; +et pour s'insinuer auprès de deux personnes +si altières, il prit le parti de flatter leur +vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec +tant d'adresse, que le frère et la sœur enfin +trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur +aller souvent rendre ses hommages. Comme +il ne connaissait pas moins leur misère que +leur orgueil, il avait envie tous les jours +de leur offrir sa bourse; mais la crainte de +révolter contre lui leur fierté l'en empêchait: +néanmoins son ingénieuse générosité +trouva moyen de les aider sans les exposer +à rougir. «Seigneur, dit-il un jour +en particulier au gentilhomme, j'ai deux +mille ducats à mettre en dépôt; ayez la +bonté de me les garder; que je vous aie +cette obligation-là.»</p> + +<p>«Il n'est pas besoin de demander si +Xaral y consentit: outre qu'il était mal +en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. +Il se chargea volontiers de cette +somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains +qu'il en employa sans façon une bonne +partie à faire réparer sa chaumière, et à se +donner toutes ses petites commodités: un +habit neuf d'un très-beau velours bleu fut +levé et fait à Salamanque, et une plume +verte qu'on y acheta vint ravir au vieux +plumet jaune la gloire dont il était en possession +immémoriale d'orner le noble chef +de don Thomas. La belle Hipolite eut +aussi sa paraguante, et fut parfaitement +bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait +les ducats qui lui avaient été confiés, sans +penser qu'ils ne lui appartenaient point, et +que jamais il ne pourrait les restituer. Il +ne se fit pas le moindre scrupule d'en user +ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un +roturier payât l'honneur d'être en commerce +avec un gentilhomme.</p> + +<p>«Fabricio avait bien prévu cela; mais +en même temps il s'était flatté qu'en faveur +de ses espèces don Thomas vivrait avec lui +familièrement, qu'Hipolite peu à peu +s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui +pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé +sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en +eut auprès d'eux un accès plus libre; ils +lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en +avaient fait auparavant. Un homme riche +est toujours gracieusé des grands, quand +il se rend leur vache à lait. Xaral et sa +sœur, qui jusqu'alors n'avaient connu les +richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt +senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio +méritait d'être ménagé: ils eurent +pour lui des égards et des attentions qui le +charmèrent. Il crut que sa personne ne leur +déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient +fait réflexion que tous les jours des gentilshommes, +pour soutenir leur noblesse, +étaient obligés d'avoir recours à des alliances +roturières. Dans cette opinion qui flattait +son amour, il se résolut à demander +Hipolite en mariage.</p> + +<p>«Dès la première occasion favorable +qu'il put trouver de parler à don Thomas, +il lui dit qu'il souhaitait passionnément +d'être son beau-frère; et que pour avoir cet +honneur, non-seulement il lui abandonnerait +le dépôt, mais qu'il lui ferait encore +présent d'un millier de pistoles. Le superbe +Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla +son orgueil; et dans son premier +mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater +tout le mépris qu'il avait pour le fils +d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné +qu'il fût de la témérité de Fabrice, il +se contraignit, et, sans témoigner aucun +dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ +se déterminer dans une pareille +affaire; qu'il était à propos de consulter +là-dessus Hipolite, et de faire même une +assemblée de parents.</p> + +<p>«Il renvoya le galant avec cette réponse, +et convoqua effectivement une diète composée +de quelques <i lang="es" xml:lang="es">hidalgos</i> de son voisinage, +lesquels étaient de ses parents, et +qui tous avaient, comme lui, la rage de la +<i lang="es" xml:lang="es">Hidalguia</i>. Il tint conseil avec eux, non +pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il +accordât sa sœur à Fabricio, mais pour délibérer +de quelle façon il fallait punir ce +jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa +naissance, osait aspirer à la possession +d'une fille de la qualité d'Hipolite.</p> + +<p>«Dès qu'il eut exposé cette audace à +l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de +fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux +de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun +vomit feu et flammes contre l'audacieux: +les uns ainsi que les autres veulent +qu'il expire sous le bâton, pour expier +l'outrage qu'il a fait à leur famille par la +proposition d'un si honteux hyménée. Cependant, +après qu'on eût considéré la chose +plus mûrement, le résultat de la diète fut +qu'on laisserait vivre le coupable; mais +que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, +on lui ferait un tour dont il +aurait sujet de se souvenir longtemps.</p> + +<p>«On proposa diverses fourberies, et +celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite +feindrait d'être sensible à l'attachement de +Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir +consoler ce malheureux amant du refus que +don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, +elle lui donnerait une nuit rendez-vous +au château, où, dans le temps qu'il +serait introduit par la femme maure, des +gens apostés le surprendraient avec cette +soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.</p> + +<p>«La sœur de Xaral se prêta d'abord sans +répugnance à cette supercherie; il lui sembla +qu'il y allait de sa gloire de regarder +comme une injure la recherche d'un homme +d'une condition si inférieure à la +sienne. Mais cette orgueilleuse disposition +fit bientôt place à des mouvements de pitié, +ou plutôt l'amour se rendit tout à coup +maître de la fière Hipolite.</p> + +<p>«Dès ce moment elle vit les choses d'un +autre œil; elle trouva l'obscure origine de +Fabricio compensée par les belles qualités +qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un +cavalier digne de toute son affection. +Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux +changement que cette passion est +capable de produire: cette même fille qui +s'imaginait qu'un prince à peine méritait +de la posséder s'entête en un instant d'un +fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, +après les avoir envisagées comme +une ignominie.</p> + +<p>«Elle s'abandonna au penchant qui +l'entraînait, et, bien loin de servir le +ressentiment de son frère, elle entretint +avec Fabrice une secrète intelligence, par +l'entremise de la femme maure, qui le faisait +entrer quelquefois la nuit dans la chaumière. +Mais don Thomas eut quelque +soupçon de ce qui se passait: sa sœur lui +devint suspecte; il observa, et fut convaincu +par ses propres yeux qu'au lieu de répondre +aux intentions de la famille, elle +les trahissait. Il en avertit promptement +deux de ses cousins, qui, prenant feu à +cette nouvelle, commencèrent à crier: +<i>Vengeance, don Thomas! vengeance!</i> +Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à +tirer raison d'une offense de cette nature, +leur dit, avec une modestie espagnole, +qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de +son épée, quand il s'agissait de l'employer +à venger son honneur; ensuite il les pria +de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit +qu'il leur marqua.</p> + +<p>«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il +les introduisit et les cacha dans une petite +chambre sans que personne de la maison +s'en aperçut; puis il les quitta en leur +disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt +que le galant serait entré dans le château, +supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là; +ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise +étoile de nos amants ayant voulu +qu'ils choisissent cette même nuit pour +s'entretenir.</p> + +<p>«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. +Ils commençaient à se tenir des discours +qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, +mais qui, bien que répétés sans cesse, ont +toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils +furent désagréablement interrompus +par les cavaliers qui veillaient pour les +surprendre. Don Thomas et ses cousins +vinrent fondre tous trois courageusement +sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se +mettre en défense, et qui, jugeant à leur +action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit +en désespéré. Il les blessa tous les trois; +et, leur présentant toujours la pointe de son +épée, il eut le bonheur de gagner la porte +et de se sauver.</p> + +<p>«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui +échappait après avoir impunément déshonoré +sa maison, tourna sa fureur contre la +malheureuse Hipolite, et lui plongea son +épée dans le cœur; et ses deux parents, +très-mortifiés du mauvais succès de leur +complot, se retirèrent chez eux avec leurs +blessures.</p> + +<p>«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; +quand nous aurons vu passer tous les +captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. +Je vous raconterai de quelle sorte, après +que la justice se fût emparée de tous ses +biens à l'occasion de ce funeste événement, +il eut le malheur d'être fait esclave +en voyageant sur mer.</p> + +<p>—Pendant que vous me faisiez le récit +que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué +parmi ces infortunés un jeune +homme qui avait l'air si triste, si languissant, +qu'il s'en est peu fallu que je ne vous +aie interrompu pour vous en demander la +cause.—Vous n'y perdrez rien, répondit +le démon: je puis vous apprendre ce que +vous souhaitez de savoir. Ce captif dont +l'abattement vous a frappé est un enfant +de famille de Valladolid. Il était en esclavage +depuis deux ans chez un patron qui +a une femme très-jolie: elle aimait violemment +cet esclave, qui payait son amour +du plus vif attachement. Le patron, s'en +étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien, +de peur qu'il ne travaillât chez lui à +la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, +depuis ce temps-là, pleure sans cesse la +perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en +consoler.</p> + +<p>—Un vieillard de bonne mine attire +mes regards, dit Léandro Perez. Qui est +cet homme-là?» Le diable répondit: +«C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui +va s'en retourner en Biscaye après quarante +ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir +d'un corsaire, en allant de Valence à +l'île de Sardaigne, il avait une femme, +deux garçons et une fille: il ne lui reste +plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux +que lui, a été au Pérou, d'où il est +revenu avec des biens immenses dans son +pays, où il a fait l'acquisition de deux belles +terres.—Quelle satisfaction! reprit l'écolier. +Quel ravissement pour ce fils de revoir +son père et d'être en état de rendre ses +derniers jours agréables et tranquilles!</p> + +<p>—Vous parlez, répartit le boiteux, en +enfant plein de tendresse et de sentiment: +le fils du barbier biscayen est d'un naturel +plus coriace. L'arrivée imprévue de son +père lui causera plus de chagrin que de +joie: au lieu de le retenir dans sa maison à +Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui +marquer qu'il est ravi de le posséder, il +pourra bien le faire concierge d'une de ses +terres.</p> + +<p>«Derrière ce captif qui vous paraît de si +bonne mine, il y en a un autre qui ressemble +comme deux gouttes d'eau à un +vieux singe: c'est un petit médecin aragonais; +il n'a pas été quinze jours à Alger. +Dès que les Turcs ont su de quelle profession +il était, ils n'ont pas voulu le garder +parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre +sans rançon aux pères de la Merci, qui ne +l'auraient assurément pas racheté, et qui +ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.</p> + +<p>«Vous qui êtes si compatissant aux peines +d'autrui, ah! que vous plaindriez cet +autre esclave qui a sur sa tête chauve une +calotte de drap brun, si vous saviez tous +les maux qu'il a soufferts à Alger pendant +douze ans chez un renégat anglais son patron.—Et +qui est ce pauvre captif? dit +Zambullo.—C'est un cordelier de Navarre, +répondit le démon: je vous avoue que je +suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable, +puisqu'il a, par ses discours de +morale, empêché plus de cent esclaves +chrétiens de prendre le turban.</p> + +<p>—Je vous dirai avec la même franchise, +répliqua don Cléofas, que je suis fâché que +ce bon père ait été si longtemps à la merci +d'un barbare.—Vous avez tort de vous en +affliger, et moi de m'en réjouir, répartit +Asmodée: ce bon religieux a si bien mis +à profit ses douze années de souffrances, +qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir +passé tout ce temps-là dans les tourments +que dans sa cellule, à combattre des tentations +qu'il n'aurait pas toujours vaincues.</p> + +<p>—Le premier captif après ce cordelier, +dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille +pour un homme qui revient de l'esclavage: +il excite ma curiosité à vous demander ce +que c'est que ce personnage.—Vous me +prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous +le faire remarquer. Vous voyez en lui un +bourgeois de Salamanque, un père infortuné, +un mortel devenu insensible aux malheurs +à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté +de vous apprendre sa pitoyable histoire, et +de laisser là le reste des captifs; aussi bien, +après celui-ci, il y en a peu dont les aventures +méritent de vous être racontées.»</p> + +<p>L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer +de voir passer tant de tristes figures, +témoigna qu'il ne demandait pas mieux. +Aussitôt le diable lui fit le récit contenu +dans le chapitre suivant.</p> + + + + +<h2><a name="c20" id="c20"></a>CHAPITRE XX<br/> +<i>De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, +en la finissant, il fut tout à coup interrompu, +et de quelle manière désagréable pour ce +démon don Cléofas et lui furent séparés.</i></h2> + + +<p>Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de +village de la Castille Vieille, après avoir partagé +avec un frère et une sœur la modique +succession que leur père, quoique des plus +avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque, +dans le dessein d'aller grossir le +nombre des écoliers de l'université. Il était +bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait +alors dans sa vingt-troisième année.</p> + +<p>«Avec un millier de ducats qu'il possédait, +et une disposition prochaine à les +manger, il ne tarda guère à faire parler de +lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent +à l'envi son amitié: c'était à +qui serait des parties de plaisir que don Pablos +faisait tous les jours. Je dis don Pablos, +parce qu'il avait pris le <i>Don</i>, pour être en +droit de vivre plus familièrement avec des +écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger +à se contraindre. Il aimait tant la joie et la +bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse, +qu'au bout de quinze mois l'argent lui +manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler +encore, tant par le crédit qu'on lui fit que +par quelques pistoles qu'il emprunta; mais +cela ne put le mener loin, et il demeura +bientôt sans ressource.</p> + +<p>«Alors ses amis, le voyant hors d'état de +faire de la dépense, cessèrent de le voir, et +ses créanciers commencèrent à le tourmenter. +Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il +allait incessamment recevoir des lettres de +change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, +et le poursuivirent même si vivement +en justice, qu'ils étaient sur le point +de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant +sur les bords de la rivière de Tormés +il rencontra une personne de sa connaissance, +qui lui dit: «Seigneur don Pablos, +prenez garde à vous; je vous avertis +qu'il y a un alguazil et des archers à vos +trousses: ils prétendent vous mettre la +main sur le collet quand vous rentrerez +dans la ville.»</p> + +<p>«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait +que trop avec l'état de ses affaires, +prit sur-le-champ la fuite et le chemin de +Corita; mais il quitta la route de ce bourg +pour gagner un bois qu'il aperçut dans la +campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu +de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit +vînt lui prêter ses ombres pour continuer +sa marche plus sûrement. C'était dans la +saison où les arbres sont parés de toutes +leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour +y monter, et s'y assit sur des branches qui +l'enveloppaient de leur feuillage.</p> + +<p>«Se croyant en sûreté dans cet endroit, +il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil; +et comme les hommes font ordinairement +les plus belles réflexions du monde quand +les fautes sont commises, il se représenta +toute sa mauvaise conduite, et se promit +bien à lui-même, si jamais il se revoyait +en fonds, de faire un meilleur usage de son +argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais +la dupe de ces faux amis qui entraînent un +jeune homme dans la débauche et dont l'amitié +se dissipe avec les fumées du vin.</p> + +<p>«Tandis qu'il s'occupait des différentes +pensées qui se succédaient les unes aux +autres dans son esprit, la nuit survint. +Alors, se démêlant d'entre les branches et +les feuilles qui le couvraient, il était prêt à +se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté +d'une nouvelle lune il crut discerner une +figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit +sa première peur, il s'imagina que c'était +l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le +cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla +quand il vit qu'au pied du même arbre +sur lequel il était cet homme s'assit, après +en avoir fait le tour deux ou trois fois.»</p> + +<p>Le diable boiteux s'interrompit lui-même +en cet endroit de son récit: «Seigneur +Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi +de jouir un peu de l'embarras +où je mets votre esprit en ce moment. Vous +êtes fort en peine de savoir qui pouvait être +ce mortel qui se trouvait là si mal à propos, +et ce qui l'y amenait; c'est ce que +vous apprendrez bientôt; je n'abuserai +point de votre patience.</p> + +<p>«Cet homme, après s'être assis au pied +de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait +à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques +instants; puis il se mit à creuser la terre +avec un poignard, et fit une profonde fosse, +où il enterra un sac de buffle: ensuite il +combla la fosse, la recouvrit proprement +de gazon et se retira. Bahabon, qui avait +observé tout avec une extrême attention, +et dont les alarmes s'étaient changées en +transports de joie, attendit que l'homme se +fût éloigné pour descendre de son arbre et +aller déterrer le sac, où il ne doutait pas +qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se +servit pour cela de son couteau; mais quand +il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur +pour ce travail, qu'avec ses seules +mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles +de la terre.</p> + +<p>«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, +il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il +y avait dedans des espèces, il se hâta de +sortir du bois avec sa proie, craignant alors +beaucoup moins la rencontre de l'alguazil, +que celle de l'homme à qui le sac appartenait. +Dans le ravissement où cet écolier +était d'avoir fait un si bon coup, il marcha +légèrement toute la nuit sans tenir de +route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé +du fardeau qu'il portait. Mais à +la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres, +assez près du bourg de Molorido, moins à +la vérité pour se reposer que pour satisfaire +enfin la curiosité qu'il avait de savoir +ce que son sac renfermait. Il le délia donc +avec ce frémissement agréable qui vous +saisit au moment que vous allez prendre un +grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles +pistoles, et, pour comble de joie, il en +compta jusqu'à deux cent cinquante.</p> + +<p>«Après les avoir contemplées avec volupté, +il rêva fort sérieusement à ce qu'il +devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, +il serra ses doublons dans ses poches, +jeta le sac de buffle et se rendit à +Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, +où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner, +il loua une mule sur laquelle il +retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.</p> + +<p>«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on +y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait +pas pourquoi il s'était éclipsé; +mais il avait sa fable toute prête: il dit +qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant +point de son pays, quoiqu'il y eût +écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât, +il s'était déterminé à y faire un tour; et que +le soir précédent, comme il arrivait à Molorido, +il avait rencontré son fermier qui +lui apportait des espèces, de manière qu'il +se trouvait dans une situation à détromper +tous ceux qui le croyaient un homme sans +bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître +à ses créanciers qu'ils avaient eu +tort de pousser à bout un honnête homme, +qui les aurait depuis longtemps contentés +s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire +toucher ses revenus.</p> + +<p>«Il ne manqua pas effectivement d'assembler +chez lui, dès le lendemain, tous +ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier +sou. Les mêmes amis qui l'avaient +abandonné dans sa misère ne surent pas +plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils +revinrent à la charge; ils recommencèrent +à le flatter, dans l'espérance de se divertir +encore à ses dépens; mais il se moqua +d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il +avait fait dans le bois, il leur rompit en +visière: au lieu de reprendre son premier +train, il ne songea plus qu'à faire des progrès +dans la science des lois, et l'étude devint +son unique occupation.</p> + +<p>«Cependant, me direz-vous, il dépensait +toujours à bon compte des doubles +pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure +d'accord; il faisait ce que les trois +quarts et demi des humains feraient aujourd'hui +en pareil cas. Il avait pourtant +dessein de les restituer quelque jour, si par +hasard il découvrait à qui elles appartenaient. +Mais, se reposant sur sa bonne intention, +il les dissipait sans scrupule, en +attendant patiemment cette découverte, +qu'il fit néanmoins une année après.</p> + +<p>«Le bruit courut dans Salamanque +qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio +Piquillo, ayant été dans un bois +pour chercher un sac rempli de pièces d'or +qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la +fosse où il s'était avisé de le cacher, et que +ce malheur réduisait enfin ce pauvre +homme à la mendicité.</p> + +<p>«Je dirai à la louange de Bahabon que +les reproches secrets que sa conscience lui +fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. +Il s'informa où demeurait Ambrosio, et +l'alla voir dans une petite salle basse, où +il y avait pour tous meubles une chaise et +un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air +hypocrite, j'ai appris par la voix publique +le fâcheux accident qui vous est arrivé, +et la charité nous obligeant à nous +aider les uns les autres à proportion de +notre pouvoir, je viens vous apporter un +petit secours; mais je voudrais savoir de +vous-même votre triste aventure.</p> + +<p>«—Seigneur cavalier, répondit Piquillo, +je vais vous la conter en deux mots. J'avais +un fils qui me volait; je m'en aperçus, +et, craignant qu'il ne mît la main +sur un sac de buffle dans lequel il y avait +deux cent cinquante doublons bien +comptés, je crus ne pouvoir mieux faire +que de les aller enterrer dans le bois, où +j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis +ce jour malheureux, mon fils m'a pris +tout ce que j'avais, et a disparu avec une +femme qu'il a enlevée. Me voyant dans +un déplorable état par le libertinage de +ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte +bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon +sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource +qui me restait pour subsister m'a +cruellement été ravie.»</p> + +<p>«Cet homme ne put achever ces paroles +sans sentir renouveler son affliction, et il +répandit des pleurs en abondance. Don +Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon +cher Ambrosio, il faut se consoler de +toutes les traverses qui arrivent dans la +vie; vos larmes sont inutiles: elles ne +vous feront point retrouver vos doubles +pistoles, qui véritablement sont perdues +pour vous si quelque fripon les possède. +Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées +entre les mains d'un homme de bien, +qui ne manquera pas de vous les rapporter +dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous. +Elles vous seront donc peut-être rendues; +vivez dans cette espérance, et en +attendant une restitution si juste, ajouta-t-il +en lui donnant dix doublons de +ceux mêmes qui avaient été dans le sac +de buffle, prenez ceci et me venez voir +dans huit jours.» Après lui avoir parlé +de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, +et sortit tout confus des remercîments +que lui faisait Ambroise, et des bénédictions +qu'il en recevait. Telles sont, +pour la plupart, les actions généreuses; +on se garderait bien de les admirer si l'on +en pénétrait les motifs.</p> + +<p>«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait +pas oublié ce que don Pablos lui avait +dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon +accueil, et lui dit affectueusement: +«Mon ami, sur les bons témoignages qui +m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de +contribuer autant qu'il me serait possible +à vous remettre sur pied: j'y veux +employer mon crédit et ma bourse.</p> + +<p>«Pour commencer à rétablir vos affaires, +continua-t-il, savez-vous ce que j'ai +déjà fait? Je connais quelques personnes +de distinction qui sont très-charitables; +j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur +inspirer de la compassion pour vous, +que j'en ai tiré deux cents écus que je +vais vous donner.» En même temps il +entra dans son cabinet, d'où il sortit un +moment après avec un sac de toile où il +avait mis cette somme en argent, et non en +doublons, de peur que le bourgeois, en recevant +de lui tant de doubles pistoles, ne +s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu +que par cette adresse il parvenait plus sûrement +à son but, qui était de faire la restitution +d'une manière qui conciliât sa +réputation avec sa conscience.</p> + +<p>«Aussi Ambroise était-il bien éloigné +de penser que ces écus fussent de l'argent +restitué: il les prit de bonne foi pour le +produit d'une quête faite en sa faveur, et +après avoir remercié de nouveau don Pablos, +il regagna sa petite salle basse, en bénissant +le ciel d'avoir trouvé un cavalier +qui s'intéressait pour lui si vivement.</p> + +<p>«Il rencontra le lendemain dans la rue +un de ses amis, qui n'était guère mieux +que lui dans ses affaires, et qui lui dit: +«Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer +à Cadix, où bientôt un vaisseau +doit mettre à la voile pour la nouvelle +Espagne: je ne suis pas content de ma +condition dans ce pays-ci, et le cœur me +dit que je serai plus heureux au Mexique. +Je vous conseillerais de m'accompagner, +si vous aviez devant vous cent écus +seulement.</p> + +<p>«—Je ne serais pas en peine d'en avoir +deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais +volontiers ce voyage si j'étais +sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus +son ami lui vanta la fertilité de la +nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant +de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio, +se laissant persuader, ne pensa plus qu'à +se préparer à partir avec lui pour Cadix. +Mais avant que de quitter Salamanque, il +eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon, +par laquelle il lui mandait que, trouvant +une belle occasion de passer aux Indes, +il voulait en profiter, pour voir si la +fortune lui serait plus favorable ailleurs +que dans son pays; qu'il prenait la liberté +de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il +conserverait éternellement le souvenir de +ses bontés.</p> + +<p>«Le départ d'Ambrosio causa quelque +chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter +le dessein qu'il avait de s'acquitter +peu à peu; mais, considérant que dans +quelques années ce bourgeois pourrait revenir +à Salamanque, il se consola insensiblement, +et s'attacha plus que jamais à +l'étude du droit civil et du droit canon. Il +y fit de si grands progrès, tant par son application +que par la vivacité de son esprit, +qu'il devint le plus brillant sujet de l'université, +qui le choisit enfin pour son recteur. +Il ne se contenta pas de soutenir cette +dignité par une profonde science: il travailla +si fort sur lui, qu'il acquit toutes les +vertus d'un homme de bien.</p> + +<p>«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y +avait dans les prisons de Salamanque un +jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre +la vie. Alors, se ressouvenant que le fils +de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa +qui était le prisonnier, et, ayant découvert +que c'était le fils d'Ambrosio lui-même, +il entreprit sa défense. Ce qu'il y a +d'admirable dans la science des lois, c'est +qu'elle fournit des armes pour et contre; et +comme notre recteur la possédait à fond, +il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il +est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de +ses amis et les plus fortes sollicitations, ce +qui opéra plus que tout le reste.</p> + +<p>«Le coupable sortit donc de cette affaire +plus blanc que neige. Il alla remercier son +libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération +de votre père que je vous ai rendu +service. Je l'aime, et pour vous en donner +une nouvelle marque, si vous voulez +demeurer dans cette ville et y mener +une vie d'honnête homme, j'aurai soin +de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio, +vous souhaitez de faire le voyage +des Indes, vous pouvez compter sur cinquante +pistoles; je vous en fais don.» Le +jeune Piquillo lui répondit: «Puisque +j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie, +j'aurais tort de m'éloigner d'un +séjour où je jouis d'un si grand avantage; +je ne sortirai point de Salamanque, et je +vous proteste d'y tenir une conduite +dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance, +le recteur lui mit dans la main une +vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez, +mon ami, attachez-vous à quelque +honnête profession; employez bien votre +temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai +point.»</p> + +<p>«Deux mois après cette aventure, il +arriva que le jeune Piquillo, qui de temps +en temps venait faire sa cour à don Pablos, +parut un jour tout en pleurs devant +lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.—«Seigneur, +répondit le fils d'Ambrosio, je +viens d'apprendre une nouvelle qui me +déchire le cœur. Mon père a été pris par +un corsaire algérien, et il est actuellement +dans les fers: un vieillard de Salamanque, +qui revient d'Alger où il a été +dix ans captif, et que les pères de la +Merci ont racheté depuis peu, m'a dit +tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage. +Hélas, ajouta-t-il en se frappant +la poitrine et s'arrachant les cheveux, +misérable que je suis! c'est moi dont le +libertinage a réduit mon père à cacher +son argent et à se bannir de sa patrie! +c'est moi qui l'ai livré au barbare qui +l'accable de chaînes! Ah! seigneur don +Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des +mains de la justice? Puisque vous aimez +mon père, il fallait être son vengeur, et +me laisser expier par ma mort le crime +d'avoir causé tous ses malheurs.»</p> + +<p>«A ce discours, qui marquait un fripon +de fils converti, le recteur fut touché de la +douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. +«Mon enfant, lui dit-il, je vois avec +plaisir que vous vous repentez de vos +fautes passées: essuyez vos larmes; il +suffit que je sache ce qu'Ambrosio est +devenu, pour vous assurer que vous le +reverrez; sa délivrance ne dépend que +d'une rançon dont je me charge; quelques +maux qu'il puisse avoir soufferts, +je suis persuadé qu'à son retour, trouvant +en vous un fils sage et plein de tendresse +pour lui, il ne se plaindra plus de +son mauvais sort.»</p> + +<p>«Don Pablos, par cette promesse, renvoya +le fils d'Ambroise tout consolé, et +trois ou quatre jours après il partit pour +Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux +de la Merci une bourse où il y avait +cent pistoles, avec un petit papier sur +lequel ces paroles étaient écrites: <i>Cette +somme est donnée aux pères de la Rédemption +pour le rachat d'un pauvre +bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio +Piquillo, captif à Alger.</i> Ces bons +religieux, dans ce voyage qu'ils viennent +de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre +l'intention du recteur; ils ont racheté +Ambrosio, qui est cet esclave dont vous +avez admiré l'air tranquille.</p> + +<p>—Mais il me semble, dit don Cléofas, +que Bahabon n'en doit plus guère de reste à +ce bourgeois.—Don Pablos pense autrement +que vous, répondit Asmodée; il restituera +le principal et les intérêts: la délicatesse +de sa conscience va jusqu'à se faire +un scrupule de posséder le bien qu'il a +gagné depuis qu'il est recteur; et quand il +reverra Piquillo, il a dessein de lui dire: +«Ambrosio, mon ami, ne me regardez +plus comme votre bienfaiteur; vous ne +voyez en moi que le fripon qui a déterré +l'argent que vous aviez caché dans un +bois: ce n'est point assez que je vous +rende vos deux cent cinquante doublons: +puisque je m'en suis servi pour parvenir +au rang que je tiens dans le monde, tous +mes effets vous appartiennent; je n'en +veux retenir que ce qu'il vous plaira +que...» Le diable boiteux s'arrêta tout +court en cet endroit; il lui prit un frisson +et il changea de visage.</p> + +<p>«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel +mouvement extraordinaire vous agite et +vous coupe subitement la parole?—Ah! +seigneur Léandro, s'écria le démon d'une +voix tremblante, quel malheur pour moi! +le magicien qui me tenait prisonnier dans +une bouteille vient de s'apercevoir que je +ne suis plus dans son laboratoire: il va me +rappeler par des conjurations si fortes, que +je n'y pourrai résister.—Que j'en suis +mortifié! dit don Cléofas tout attendri; +Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons +nous séparer pour jamais.—Je ne le crois +pas, répondit Asmodée: le magicien peut +avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le +bonheur de lui rendre quelque service, +peut-être par reconnaissance me remettra-t-il +en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, +comptez que je vous rejoindrai aussitôt, +à condition que vous ne révélerez à +personne ce qui s'est passé cette nuit entre +nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en +faire confidence à quelqu'un, je vous +avertis que vous ne me reverriez plus.</p> + +<p>«Ce qui me console un peu d'être +obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est +que du moins j'ai fait votre fortune. Vous +épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue +folle de vous: le seigneur don Pedro de +Escolano, son père, est dans la résolution +de vous la donner en mariage; ne laissez +point échapper un si bel établissement. +Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends +déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer +est effrayé des paroles terribles que prononce +ce redoutable cabaliste. Je ne puis +demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: +jusqu'au revoir, cher Zambullo.» +En achevant ces mots, il embrassa don +Cléofas, et disparut après l'avoir transporté +dans son appartement.</p> + + + + +<h2><a name="c21" id="c21"></a>CHAPITRE XXI ET DERNIER<br/> +<i>De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux +se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur +de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.</i></h2> + + +<p>Un moment après la retraite d'Asmodée, +l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute +la nuit sur ses jambes et de s'être donné +beaucoup de mouvement, se déshabilla et +se mit au lit pour prendre quelque repos. +Dans l'agitation où étaient ses esprits, il +eut bien de la peine à s'endormir; mais +enfin, payant avec usure à Morphée le tribut +que lui doivent tous les mortels, il tomba +dans un assoupissement léthargique où il +passa la journée et la nuit suivante.</p> + +<p>Il y avait déjà vingt-quatre heures +qu'il était dans cet état, quand don Luis +de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra +dans sa chambre en criant de toute sa +force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» +Au bruit, Zambullo se réveilla, +«Savez-vous, lui dit don Luis, que vous +êtes couché depuis hier matin?—Cela +n'est pas possible! répondit Léandro.—Rien +n'est plus vrai, répliqua son +ami; vous avez fait deux fois le tour du +cadran. Toutes les personnes de cette maison +me l'ont assuré.»</p> + +<p>L'écolier, étonné d'un si long sommeil, +craignit d'abord que son aventure avec le +diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais +il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait +certaines circonstances, il ne doutait +plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, +pour en être plus certain, il se +leva, s'habilla promptement, et sortit avec +don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, +sans lui dire pourquoi. Quand ils furent +arrivés là, et que don Cléofas aperçut +l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en +cendre, il feignit d'en être surpris. «Que +vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! +A qui appartient cette malheureuse maison? +Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»</p> + +<p>Don Luis de Lujan répondit à ses deux +questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie +fait moins de bruit dans la ville par le +dommage considérable qu'il a causé, que +par une particularité que je vais vous apprendre. +Le seigneur don Pedro de Escolano +a une fille unique qui est belle comme +le jour; on dit qu'elle était dans une chambre +remplie de flammes et de fumée, où elle +devait périr nécessairement, et que néanmoins +elle a été sauvée par un jeune cavalier +dont je ne sais point encore le nom; +cela fait le sujet de tous les entretiens de +Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur +de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix +d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit +qu'un simple gentilhomme, il pourra bien +obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»</p> + +<p>Léandro Perez écouta don Luis sans +faire semblant de prendre le moindre intérêt +à ce qu'il disait; puis, se débarrassant +bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il +gagna le Prado, où s'étant assis sous des +arbres, il se plongea dans une profonde +rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper +sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop +regretter mon cher Asmodée; il m'aurait +fait faire le tour du monde en peu de +temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les +incommodités des voyages: je fais sans +doute une grande perte; mais, ajoutait-il +un moment après, elle n'est peut-être pas +irréparable: pourquoi désespérer de revoir +ce démon? Il peut arriver, comme il me +l'a dit lui-même, que le magicien lui rende +incessamment la liberté.» Pensant ensuite +à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution +d'aller chez eux, poussé par la seule +curiosité de voir la belle Séraphine.</p> + +<p>Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur +courut à lui les bras ouverts, en disant: +«Soyez le bien venu, généreux cavalier; +je commençais à me plaindre de vous. +Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les +instances que je lui ai faites de me venir +voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il +répond mal à l'impatience que j'ai de lui +témoigner l'estime et l'amitié que je sens +pour lui!»</p> + +<p>Zambullo baissa respectueusement la +tête à ce reproche obligeant, et dit au +vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint +de l'incommoder dans l'embarras où il +avait jugé qu'il devait être le jour précédent. +«Je ne suis pas satisfait de cette excuse, +répliqua don Pedro; vous ne sauriez +être incommode dans une maison où l'on +serait, sans votre secours, dans une plus +grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, +s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments +que les miens à recevoir.» En +parlant de cette sorte, il le prit par la main +et le conduisit à l'appartement de Séraphine.</p> + +<p>Cette dame venait de faire la <i>sieste</i>: «Ma +fille, lui dit son père, je viens vous présenter +le gentilhomme qui vous a si courageusement +sauvé la vie: marquez-lui +jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce +qu'il a fait pour vous, puisque l'état où +vous étiez avant-hier ne vous le permit +pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant +une bouche de rose, adressa la parole à +Léandro Perez, et lui fit un compliment +qui charmerait tous mes lecteurs, si je +pouvais le rapporter mot pour mot; mais +comme il ne m'a point été rendu fidèlement, +j'aime mieux le passer sous silence +que de le défigurer.</p> + +<p>Je dirai seulement que don Cléofas crut +voir et entendre une divinité; qu'il fut pris +en même temps par les yeux et par les +oreilles: il conçut aussitôt pour elle un +amour violent; mais, bien loin de la regarder +comme une personne qu'il ne pouvait +manquer d'épouser, il douta, malgré +tout ce que le démon lui avait dit, que +l'on voulût payer d'un si beau prix le service +qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. +Plus il la trouvait charmante, moins il +osait se flatter de l'obtenir.</p> + +<p>Ce qui acheva de le rendre tout à fait +incertain d'un si grand avantage, c'est que +don Pedro, dans la longue conversation +qu'ils eurent ensemble, ne toucha point +cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés, +sans lui laisser entrevoir qu'il eût +la moindre envie d'être son beau-père. De +son côté, Séraphine, aussi polie que le +papa, tint des discours pleins de reconnaissance, +sans se servir d'aucune expression +qui pût donner sujet à Zambullo de penser +qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il +sortit de chez le seigneur Escolano avec +beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.</p> + +<p>«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en +retournant au logis, comme s'il eût été +encore avec ce diable, quand vous m'avez +assuré que don Pedro était dans la disposition +de me faire son gendre, et que Séraphine +brûlait d'une vive ardeur que vous +lui avez inspirée pour moi, il faut que +vous ayez voulu vous égayer à mes dépens, +ou bien vous m'avouerez que vous ne savez +pas mieux le présent que l'avenir.»</p> + +<p>Notre écolier fut fâché d'avoir été chez +cette dame; et regardant la passion qu'il +sentait pour elle comme un amour malheureux +qu'il fallait vaincre, il résolut de +ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se +reprocha le désir qu'il avait eu de pousser +sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père +disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta +qu'il était honteux de devoir son +bonheur à un artifice.</p> + +<p>Il était encore plein de ces réflexions +lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher +le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro +Perez, il est temps que je vous prouve +par des actions qu'en m'obligeant vous +n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans +qui se contenteraient, à ma place, de +vous donner de l'eau bénite de cour; je +veux que Séraphine soit elle-même la récompense +du péril que vous avez couru +pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je +la vois prête à m'obéir sans répugnance. +Je vous dirai même que j'ai reconnu mon +sang quand je lui ai proposé pour époux +son libérateur: elle en a marqué sa joie +par un transport qui m'a fait connaître +que sa générosité répondait à la mienne. +C'est donc une chose résolue, vous épouserez +ma fille.»</p> + +<p>Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur +de Escolano, qui s'attendait avec raison +que don Cléofas lui rendrait de très-humbles +grâces d'une si grande faveur, fut assez +surpris de le trouver interdit et embarrassé. +«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il +que je pense du désordre où vous met la +proposition que je vous fais? Qui peut vous +révolter contre elle? Un simple gentilhomme +doit-il se refuser à une alliance +dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse +de ma maison a-t-elle quelque tache +que j'ignore?</p> + +<p>—Seigneur, répondit Léandro, je ne +sais que trop la distance que le ciel a mise +entre nous.—Pourquoi donc, reprit don +Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un +mariage qui vous fait tant d'honneur? +Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez +quelque dame qui a reçu votre foi, et son +intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.—Si +j'avais une maîtresse à qui je +fusse lié par des serments, répondit l'écolier, +rien sans doute ne serait capable de +me les faire trahir. Mais ce n'est point cette +raison qui m'empêche de profiter de vos +bontés: un sentiment de délicatesse veut +que je renonce au glorieux établissement +que vous me proposez; et, loin de vouloir +abuser de votre erreur, je vais vous détromper: +je ne suis point le libérateur de +Séraphine.</p> + +<p>—Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort +étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée +des flammes qui l'allaient consumer? +Ce n'est point vous qui avez fait une action +si hardie?—Non, Seigneur, répondit +Zambullo: tout mortel l'aurait vainement +entrepris, et je veux bien vous apprendre +que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»</p> + +<p>Ces paroles augmentèrent la surprise +de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir +prendre au pied de la lettre, pria l'écolier +de parler plus clairement. Alors +Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié +d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était +passé entre ce démon et lui. Après +quoi le vieillard reprit la parole, et dit à +don Cléofas: «La confidence que vous +venez de me faire me confirme dans le dessein +de vous donner ma fille: vous êtes son +premier libérateur. Si vous n'eussiez pas +prié le diable boiteux de l'arracher à la +mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué +de la laisser périr. C'est donc vous +qui avez conservé les jours de Séraphine; +en un mot, vous la méritez, et je vous +l'offre avec la moitié de mon bien.»</p> + +<p>Léandro Perez, à ces mots qui levaient +tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don +Pèdre pour le remercier de ses bontés. +Peu de temps après, ce mariage se fit avec +une magnificence convenable à l'héritière +du seigneur de Escolano, et à la grande +satisfaction des parents de notre écolier, +lequel demeura par là bien payé de quelques +heures de liberté qu'il avait procurées +au diable boiteux.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DU DIABLE BOITEUX.</span></p> + + + + +<h2>APPENDICE AU DIABLE BOITEUX</h2> + + +<h3><a name="a1" id="a1"></a>I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION +SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.</h3> + +<p class="item"><i>Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée +avec un autre démon:</i></p> +<p>Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, +et continuons d'examiner ce qui se passe en cette +ville.—J'y consens, reprit le diable; rions un peu +de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée +à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire +l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime +mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau +cavalier dont elle est aimée, et qui les a données +à son mari pour les mettre en chant.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'article du souffleur:</i></p> +<p>Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je +vois à table dans la maison voisine?—Ce sont deux +fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux +cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux +des plus grands seigneurs de la cour.—Ah! qu'elles +me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas; +je ne m'étonne pas si les gens de qualité les +courent. (<i>La suite à peu près comme dans l'histoire +des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre +édition.</i>)</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier +somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):</i></p> +<p>Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois +prêtes à se coucher?—Ce sont deux sœurs coquettes +qui logent ensemble. Elles s'entretiennent +depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment +d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter, +et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien +que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont +pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du charivari +(T. I, p. 32 de notre édition):</i></p> +<p>Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, +j'en entends, ce me semble, un autre.—Oui, dit le +démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques +beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et +que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une +comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la +première fois, et dont la représentation a été troublée +par des huées et des sifflets. Les uns disent +qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle +est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux +gourmades, fin ordinaire de ces disputes.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier +accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I, +p. 110 de notre édition):</i></p> +<p>Le second est un bourgeois emprisonné pour +avoir servi de caution à un licencié qui voulait +emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement +sa servante.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du maître à danser +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Le plus jeune a été découvert déguisé en fille +dans un couvent de religieuses.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire de la sorcière +(T. I, p. 111):</i></p> +<p>Considérez dans la chambre prochaine ces deux +prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer. +Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, +et, franchement, elles sont assez délicates. +Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des +pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y +a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille +veuve du royaume de Valence. Il a épousé par +inclination, peu de temps après, une jeune personne +de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il +a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont +déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. +Celle qu'il a épousée par inclination demande +sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par +intérêt le poursuit par inclination.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui +lit Hippocrate (T. I, p. 153):</i></p> +<p>Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a +fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand +personnage sec et décharné qui se promène dans +une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il +a la tête embarrassée.—Vous n'en jugez point mal, +répondit le démon. C'est un auteur dramatique. +Comme il entend la langue française, il s'est donné +la peine de traduire le <cite>Misanthrope</cite>, l'une des meilleures +comédies de Molière, fameux auteur français. +Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre +de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols +l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette +pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont +vous avez entendu le bruit.</p> + +<p>—Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie +a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?—C'est, +répondit le diable, que les Espagnols n'aiment +que les pièces d'intrigues, de même que les +Français ne veulent que des comédies de caractère.—Sur +ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait +présentement en France nos plus belles pièces, +elles n'y réussiraient pas.—Sans doute, dit Asmodée. +Comme les Espagnols sont capables d'une +extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette +dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine +l'action la plus composée. Les Français, au contraire, +n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit +se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir +tourner leur prochain en ridicule, parce que cela +flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations +est différent.—Mais quelle sorte de comédie +est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce +d'intrigue ou de caractère?—C'est une chose fort +problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas +croire là-dessus les Espagnols ni les Français. +Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en +sauraient être juges. Je ne la dois pas juger +non plus, moi, parce qu'étant le démon de la +luxure, je protége également tous les théâtres.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, le passage relatif aux deux +entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la +première édition, et se termine ainsi:</i></p> +<p>Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a +partout, et principalement en France; mais il faut +avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je +vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, +un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus +avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon +cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a +quinze jours entiers que je cherche une femme +tributaire. Je parcours tous les matins les églises. +L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries. +Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé +à la Comédie, où tantôt je me couche sur +les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout +derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me +mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une +bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus +jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont +en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans +vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.—Oh! ne t'y +trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de +Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux +femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure +réputation du monde.»</p> + +<p class="item"><i>Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, +p. 162):</i></p> +<p>Immédiatement après Zanubio, continua le diable, +est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a +rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un +soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu +sa grand'mère.—Et le jeune homme qui suit ce +bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa +folie?—Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est +un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une +Hollandaise et d'un gros commis de la douane.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des +folles commence ainsi:</i></p> +<p>La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise +qui aimait un jeune officier qui servait en +Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme +pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter +une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse +le lui montra dans un verre. La marquise +le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et +elle en a perdu l'esprit.</p> + +<p class="item"><i>Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la +femme du corrégidor:</i></p> +<p>La troisième est une procureuse qui pressait son +mari de lui acheter une croix de diamants de dix +mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est +devenue folle. Après la procureuse est une coquette +à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un +grand seigneur dont elle avait médité la ruine.—Dans +ces deux petites loges au-dessous de ces dames, +il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, +l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un +vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en +apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est +unique héritière.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes +qui se rajeunissent (T. I, p. 196):</i></p> +<p>Je remarque dans une même maison, poursuivit +Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables. +L'un est un aventurier qui va tous les +jours aux audiences des grands seigneurs. Il est +assez fou pour croire qu'un quart d'heure après +qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce +qu'il leur a dit.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du licencié qui +fait imprimer ses œuvres de jeunesse (T. I, +p. 200):</i></p> +<p>Je découvre dans le voisinage de ce licencié un +des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent +esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique. +Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. +Il a des tours neufs, des expressions hardies +et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est +un homme...—Eh! n'allez pas si vite! interrompit +avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que +du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec +des fous.—Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais +son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête +à tous les endroits qui lui paraissent mériter des +applaudissements, pour laisser à ses auditeurs +le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même +toute la douceur.</p> + +<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du bachelier +qui achète pour enrichir son inventaire (T. I, +p. 201):</i></p> +<p>Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit +dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est +propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre +à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce +que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter +le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais +bien de mettre parmi les fous un homme si +raisonnable.</p> + +<p class="item"><i>Et quelques lignes plus loin:</i></p> +<p>Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, +il faut que je vous parle encore d'un certain +auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme +qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte +d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages. +Cependant il se croit original, et il ne traite +de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou +Calderon.</p> + +<p class="item"><i>Le chapitre XII, <cite>Des Tombeaux</cite>, débute par +plusieurs histoires supprimées en 1726:</i></p> +<p>Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez +à main droite renferme le corps d'un jeune +amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le +prix d'une course de bagues. Dans le second est +un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le +troisième son héritier, mort deux ans après lui +pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le +quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement +de sa fille unique. Dans le suivant est un +jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir +pris des remèdes rafraîchissants.</p> + +<p class="item"><i>Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme +trompait, et ensuite:</i></p> +<p>Le septième cache une vieille fille de qualité, +laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont +consumée; et dans le dernier repose la femme d'un +trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans +une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour +laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)</p> + +<p class="item"><i>Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de +sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine +mort pour avoir fait son testament, après quoi +on lit:</i></p> +<p>Auprès de cet imprudent chanoine est une belle +dame immolée aux soupçons de son mari jaloux. +Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie +pour s'être promené dans son jardin une demi-heure +sans parasol, et dans le dernier une dévote pour +s'être fait saigner trop souvent par précaution.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du Français assassiné pour avoir +donné de l'eau bénite à une dame:</i></p> +<p>Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, +pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades +en équipage, a consumé peu à peu.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire de la vestale morte en couches:</i></p> +<p>Et près d'elle repose un auteur dramatique qui +mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements +du parterre, à la première représentation +d'une pièce d'un de ses amis.</p> + +<p class="item"><i>Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement +après les réflexions sur la jalousie des femmes, on +trouve:</i></p> +<p>A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son +caractère me charme. Une femme mourir de regret +d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!—Cela +est admirable, assurément, interrompit le +démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat +dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat +étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux +empressements de sa famille, qui, pour lui épargner +la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa +maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée +appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle, +aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter +cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui +que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de +deux jours.»</p> + +<p class="item"><i>L'histoire de la comtesse femme du comte galant +et libéral est racontée ainsi:</i></p> +<p>C'est une liseuse de romans, une tête pleine +d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant: +elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde, +qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les +chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence +sont vaincus par ses accusateurs.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du vicomte Aragonais:</i></p> +<p>Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois +dans la même maison un jeune homme qui rit en +dormant.—Vous ne vous trompez pas, répartit le +diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort +agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse +une belle et jeune personne; mais je remarque à +deux pas de là trois hommes qui font des songes +bien mortifiants.</p> + +<p>Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne +un curateur à un marquis dont il commence à souffler +le patrimoine.</p> + +<p class="item"><i>Puis viennent l'histoire des deux frères médecins +et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre +le regarde de travers, et ensuite:</i></p> +<p>Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller +en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était +sur le sommet d'une montagne, avec deux autres +personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y +ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.</p> + +<p class="item"><i>Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité +de l'âme:</i></p> +<p>Auprès du licencié demeure un comédien qui +songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui +fait des compliments.</p> + +<p>Je remarque dans un hôtel garni deux hommes +qui font des songes que je ne veux point passer +sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de +la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses +confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils +applaudissent à charge d'autant.</p> + +<p class="item"><i>Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle +on lit:</i></p> +<p>Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. +Vous voyez sa femme et lui couchés dans +deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce +moment des songes bien différents: le mari rêve +qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa +femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle +achète et paye argent comptant une riche étoffe, +au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.</p> + +<p class="item"><i>Cette histoire est la dernière de l'édition originale. +Immédiatement après vient le dénouement:</i></p> +<p>Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à +coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda +pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don +Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien +qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir +de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il +fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en +retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous +porter dans votre appartement, et puis je vole au +galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant +ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et +disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans +sa chambre.</p> + + +<h3><a name="a2" id="a2"></a>II. <i>Dédicace de la première édition.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>Souffrez, seigneur de <span class="sc">Guevara</span>, que je vous +adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que +de moi. Votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le titre +et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la +gloire de l'invention, sans approfondir si quelque +auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement +vous la disputer.</p> + +<p>Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra +dans le corps de ce livre quelques-unes +de vos pensées; car je vous ai copié autant que me +l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au +goût de ma nation.</p> + +<p>Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre +<cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Je le crois digne des applaudissements +qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement +en Aragon, où vous l'avez mis en +lumière. Je conçois bien que vos façons de parler +figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires +ont pu trouver chez vous des approbateurs; +mais vous devez concevoir aussi que des +hommes nés sous un autre climat en peuvent juger +autrement. Les Français surtout, eux qui ont la +justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient +pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou, +pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le +même fonds.</p> + +<p>C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez +de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement +son <cite>D. Quichotte</cite> que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Cependant +cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort +des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement +en quelque réputation parmi nous, au lieu +que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait +mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.</p> + +<p>J'espère que vous aurez la même destinée. Si je +n'ai pu prêter à votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite> tous les agréments dont +il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du +moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter. +Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a +point de succès, vous êtes en droit de dire que je +l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable. +Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de +vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être +sans moi vous n'auriez jamais été connu.</p> + + +<h3><a name="a3" id="a3"></a>III. <i>Dédicace de 1726.</i></h3> + +<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p> + +<p>C'est à vous, <i>seigneur de Guevara</i>, que j'ai dédié +cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un +devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne +doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. +J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement +que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le +titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention, +sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir +si quelque auteur grec, latin ou italien +ne pourrait pas justement vous le disputer.</p> + +<p>J'avouerai même encore qu'en y regardant de +près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre +quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y +en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder +au génie de ma nation m'eût permis de vous +copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre +traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du +texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage +nouveau sur le même plan.</p> + +<p>Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a +été réimprimé en France, je ne sais combien de +fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du +succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai +passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été +loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à +Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle +y est devenue un ouvrage original.</p> + +<p>J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que +je vous adresse encore, <i>Seigneur Louis Velez</i>; mais, +pour la rendre plus digne de revoir le jour après +dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, +pour ainsi dire, à la mode. Quoique le +monde soit toujours le même, il s'y fait une succession +continuelle d'originaux qui semble y apporter +quelque changement.</p> + +<p>Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai +refondu et augmenté d'un volume, que les sottises +humaines m'ont aisément fourni. C'est une source +de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris +de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à +quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent +bien employer une longue vie à mériter d'occuper +une toise de place dans les bibliothèques. Pour +moi, qui borne mon ambition à égayer pendant +quelques heures mes lecteurs, je me contente de +leur offrir en petit un tableau des mœurs du siècle.</p> + +<p>Après avoir reconnu, <i>Seigneur de Guevara</i>, +que votre Diable a toujours hypothèque sur le +mien, il faut encore confesser, pour la décharge +de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et +quelques images de Francisco Santos, auteur du +livre intitulé: <cite lang="es" xml:lang="es">Dia y noche de Madrid</cite>. Quoique +le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare +que je l'ai fait, afin que quelque mauvais +plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs +qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils +ont volée, en ôtent les armoiries.</p> + +<p>Puisse le public recevoir aussi favorablement +cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je +n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage +soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie +fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront +à y prendre un nouveau goût.</p> + + +<h3><a name="a4" id="a4"></a>IV. TABLE ANALYTIQUE.</h3> + +<p><i>La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis +Velez de Guevara, <cite lang="es" xml:lang="es">El Diablo cojuelo</cite>; la lettre B, +l'édition originale du <cite>Diable boiteux</cite>.</i></p> + +<p><i>L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en +1726.</i></p> + + +<h4>TOME I</h4> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre I.</span> <i>Quel diable c'est que le Diable boiteux. +Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro +Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco +I; B, chap. I.)</i></p> +<p>On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, +surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre +spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (<i>Dans Guevara, +il est poursuivi par la justice, à l'instigation +de la dame, qui veut se faire épouser.</i>)—Guidé par +une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un +grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.—Il +entend les soupirs du Diable boiteux, que le +magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que +c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions +et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.—Promesses +que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. +Portrait du démon. P. 7.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre II.</span> <i>Suite de la délivrance d'Asmodée +(A, tranco I; B, chap. II.), 11.</i></p> +<p>Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (<i>Ceci est autrement +expliqué dans Guevara</i>).—Terreur qu'inspire +le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci +s'est attiré sa haine, 13.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre III</span>. <i>Dans quel endroit le Diable boiteux +transporta l'écolier, et des premières choses +qu'il lui fit voir, 16.</i></p> +<p>Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. +Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se +passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons +(A, tranco I, 16).—L'avare et ses héritiers, 18.—La +vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.—Le +vieux galant, 19 (A, tr. II).—La vieille qui se rajeunit, +19 (B, chap. VI).—Le concert ridicule, 19 (B, +ch. XVI).—Le seigneur aux billets doux, 20.—Doña +Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).—Le +vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).—Quel fut +le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères, +21 (autrement raconté dans A, tr. II).—Le souffleur, +22 (A, II).—L'apothicaire, sa femme et son +garçon, 22.—Le prélat qui tousse, 23.—Le poëte +tragique, 23.—* L'épître dédicatoire, 25.—Les voleurs +chez le banquier, 25 (A, II).—Le marquis à +l'échelle de soie, 25 (A, II).—Le greffier et son +démon, 26.—Etrange pudeur d'une veuve (B, ch. +VI).—* Le bachelier Donoso, 27.—* L'amoureux +transi, 28.—Le contador qui veut fonder un monastère, +29 (B, ch. VI).—* La veuve et les deux +conseillers, 29.—* Les deux joueurs qui s'entretuent, +29.—Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B, +ch. VI).—Les deux frères morts de la même maladie, +31, (B, ch. VI).—Le charivari, 32 (B, ch. +VI).—* Le trio ridicule, 32.—* Les trois Galiciennes, +33.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IV</span>. <i>Histoire des amours du comte de +Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.</i></p> +<p>La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, +ch. VI).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre V</span>. <i>Suite et conclusion des amours du +comte de Belflor (B, chap. V), 70.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VI</span>. <i>Des nouvelles choses que vit Don +Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de +Dona Tomasa, 99.</i></p> +<p>Le grand seigneur endetté, 99.—* Le président +qui va chez l'Asturienne, 100.—Le compilateur, +100.—Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).—L'impression +clandestine, 103.—L'inquisiteur +malade, 104 (B, ch. IV).—Combat des rivaux de +Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre VII.</span> <i>Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.</i></p> +<p>Le cabaretier empoisonneur, 110.—L'assassin +de profession, 110.—Le maître à danser, 111.—L'amoureux +arrêté comme voleur, 111.—La +feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.—Le +valet de chambre accusé de viol, 118.—L'écuyer +de la duchesse, 119.—Le chirurgien qui a +saigné sa femme, 120.—* Le gentilhomme qui a +tué son frère, 121.—* Domingo et le maître d'hôtel, +122.—* Le Castillan qui a souffleté son père, 137—* Les +voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.—Les +vingt ou trente filous, 138.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre viii.</span> <i>Asmodée montre à Don Cléofas +plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles +ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.</i></p> +<p>Le capitaine et l'usurier, 139.—Les deux filles +qui ont perdu leur père, 142.—L'aventurière aragonaise, +143.—Le cavalier qui a écrit des lettres, +143.—* Le mari qui s'endort aux reproches de sa +femme, 145.—La comtesse qui lit Hippocrate, 153.—* Le +mendiant manchot, 154.—* Le poëte et le +peintre, 155.—Le banquier et son père le savetier, +156.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre IX.</span> <i>Des fous enfermés (B, chap. X), 161.</i></p> +<p>Le nouvelliste castillan, 161.—* Le licencié qui se +croit archevêque, 161.—* Le pupille enfermé par +son tuteur, 162.—Le grammairien, 162 (A, tr. III).—Le +marchand ruiné, 162.—Le capitaine Zanubio, +162.—* Le mari fou de la mort de sa femme, +170.—Le portier enrichi, 171.—L'amoureux fou, +171.—Sa chanson, 172.—Chanson française, 172.—* L'envieux, +173.—* Le vieux secrétaire, 173.—Le +Mécène ruiné, 174.—La femme du corrégidor, +175.—La femme du conseiller, 175.—La +bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur, +175.—* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.—* L'ayeule +de l'avocat, 177.—* La vieille folle de +regret, 177.—* Doña Emerenciana, 178.</p> + +<p class="item"><span class="sc">Chapitre X.</span> <i>Dont la matière est inépuisable +(B, ch. XI), 195.</i></p> +<p>Le mari de l'aventurière, 195.—L'homme aisé +qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).—La veuve +du jurisconsulte, 196.—Les deux filles de cinquante +ans, 196.—Les femmes qui se rajeunissent, 196.—* Prudent +emploi de l'argent, 199.—Le peintre +de portraits, 199.—La veuve et son testament, 200.—Le +vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.—La +coquette qui se croit aimée de tous les hommes, +201.—Le chanoine qui achète pour enrichir +son inventaire, 201.—* Le courtisan par vanité, 202.—* Ceux +qui font de la nuit le jour, 203.—* L'amoureux +de la pantoufle, 203.—* L'homme à équipage +qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.—* Celui +qui va toujours en carrosse de louage pour +ménager ses mules, 204.—* Le vieil amoureux qui +raconte ses prouesses d'autrefois, 205.—* Le comte +vêtu à l'ancienne mode, 205.—* La vieille veuve +qui a donné son bien à ses enfants, 205.—* Le +vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.—Le +comte, son frère et le bel esprit, 207.—* L'amateur +de fleurs, 207.—* L'histrion modeste, 207.—* Le +chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.—* Portraits +vivants de Bollanus, de Fufidius et de +Marsæus, 208.—* La sérénade, 208.</p> + +<p class="item">* <span class="sc">Chapitre XI.</span> <i>De l'incendie, et de ce que fit +Asmodée en cette occasion par amitié pour Don +Cléofas, 213.</i></p> +<p class="item"><span class="sc">Chapitre XII.</span> <i>Des tombeaux, des ombres et de +la mort, 218.</i></p> +<p>L'officier trompé par sa femme, 219.—Jeune cavalier +tué par un taureau, 219.—Le prélat mort +pour avoir fait son testament, 219.—* Le courtisan +assidu, 219.—* L'ambassadeur ruiné, 220.—* Le +négociant et son épitaphe, 220.—* Le grand sommelier, +221.—* La duchesse qui change de directeur, +221.—Le vieux mari et sa jeune femme. 223.—* Le +premier ministre, 224.—* La belle bourgeoise, +224.—* Le tombeau d'un auteur de comédies, +225.</p> + +<p>* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, +226.—L'Allemand qui mettait du tabac dans +son vin, 228.—Le Français qui offrait l'eau bénite +aux dames, 228.—* Les comédiennes mortes, l'une +d'envie et l'autre de débauche, 229.—La vestale +morte en couches, 229.</p> + +<p>* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le +conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur +qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque +d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit, +229 à 234.</p> + + +<h4>TOME II</h4> + +<p class="item"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> <i>La force de l'amitié, histoire, 5.</i></p> +<p class="item"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> <i>Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique, 47.</i></p> +<p class="item"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> <i>Suite et conclusion de l'Histoire +de l'amitié, 59.</i></p> +<p class="item"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> <i>Des songes, 109.</i></p> +<p>Le comte galant et libéral, 111.—La comtesse +joueuse, 111.—Le marquis et son intendant, 111.—Le +vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).—Les deux +frères médecins, 112.—Le courtisan regardé de +travers, 112.—La jeune dame qui allait succomber, +113.—Le procureur et sa femme, 113.—Le gros +chanoine, 114.—Le marchand de soie et ses créanciers, +114.—Le libraire qui rêve, 114.—* Les libraires +dupés, 115.—L'amant trop respectueux, +116.—Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, +116.—Don Baltazar Fanfarronico, 117.—* Le gouverneur +qui se rend, 117.—* L'orateur qui reste +court, 117.—Le palefrenier somnambule (B, chap. +VI), 117.—* Le vice-roi du Mexique et sa nièce, +118.—* La médisante, 119.—* Le bourgeois qui +ramasse de l'or, 120.—* Les deux comédiennes, +120.—* La métamorphose, 121.—* Le comédien +dans l'Olympe, 122.</p> + +<p class="item">* <a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII</span></a>, <i>où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies, 124.</i></p> +<p>Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, +124.—La comédienne en couches, 126.—Le +chasseur amoureux, 126.—Le jeune bachelier et +son oncle, 127.—Le bourgeois qui veut marier sa +fille, 127.—L'auteur avare et vaniteux, 128.—La +veuve allemande et son amoureux, 128.—Le +philosophe cynique, 130.—Le gentilhomme ruiné +et son dernier ami, 131.—Le Contador et la Galicienne, +132.—Le gentilhomme auteur, 133.—Les +deux auteurs, 134.—Le novice qui a trouvé un +trésor, 134.</p> + +<p class="item">* <a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> <i>Ce que le diable fit encore +remarquer à don Cléofas, 135.</i></p> +<p>Le médecin qui joue aux échecs, 135.—Les aventurières +qui vivent à frais communs, 136.—La +porte du marché, 138.—Le lever du roi; les éloges +satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le +hidalgo pauvre, 139.—Le livre censuré, 142.—Le +cadet catalan, 143.—Le bourgeois obligeant et le +seigneur ingrat, 145.—Le bourgeois parvenu, 145.—Le +poëte satirique, 146.—Le grand juge de police, +146.</p> + +<p class="item">* <a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> <i>Des Captifs, 149</i></p> +<p>Le captif dont la femme est remariée, 151.—Celui +dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.—Celui +qui trouve un riche héritage à recueillir, +151.—Le captif amoureux et son infidèle, 152.—Le +paysan et la sœur du gentillâtre, 152.—Le captif +aimé de la femme de son maître, 162.—Le barbier +et son fils enrichi, 162.—Le médecin aragonais, +163.—Le cordelier, 164.</p> + +<p class="item">* <a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> <i>De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il fut +tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable +pour ce démon don Cléofas et lui furent +séparés, 165.</i></p> +<p>Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de +celui qui l'avait caché, 163.—Asmodée est contraint +de retourner auprès du magicien, 181.</p> + +<p class="item">* <a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> <i>De ce que fit don Cléofas après +que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de +quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos +de le finir, 182.</i></p> +<p>Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable +boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de +l'incendie, 190.</p> + + +<h4>APPENDICE.</h4> + +<p>Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.—Les +deux courtisanes, 193.—Les deux sœurs coquettes, +193.—Dispute littéraire dans un café, 194.—Le +bourgeois caution d'un licencié, 194.—Le jeune +homme déguisé en fille, 194.—Le joaillier accusé +de recel, 194.—Le polygame, 194.—Le traducteur +du <cite>Misanthrope</cite>, 195.—L'amoureux à gages sans +emploi, 196.—Le marchand devenu fou (<i>V.</i> t. I, 162), +196.—Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.—L'imbécile, +196.—La vieille marquise et le jeune +officier, 197.—La procureuse, 197.—La coquette +qui a manqué un grand seigneur, 197.—Les deux +servantes, 197.—Le courtisan, 197.—L'auteur de +mérite, 197.—L'auteur sérieux, 198.—L'auteur qui +copie les anciens et se croit original, 198.—L'amant +mort de chagrin, 198.—L'avare mort de faim et +son héritier mort d'excès, 198.—Le père dont la +fille a été enlevée, 198.—Le jeune homme mort de +pleurésie, 199.—La vieille fille morte d'ennui, 199.—La +femme du trésorier, 199.—La femme du +mari jaloux, 199.—Mort d'un dévot et d'une dévote, +199.—Le comédien qui allait à pied, 199.—L'auteur +dramatique mort d'envie, 199.—La veuve +inconsolable... pendant deux jours, 199.—La comtesse +qui lit des romans, 200.—Le jeune homme +qui rit en dormant, 200.—Le souffleur désappointé, +200.—Le courtisan qui rêve, 200.—Le comédien +qui rudoie un auteur, 200.—L'académicien de la +Crusca, 201.—Le notaire et sa femme, 201.—Séparation +de l'écolier et du Diable boiteux, 201.</p> + + + + +<h2><a name="entretiens" id="entretiens"></a>ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID</h2> + + +<h3>ENTRETIEN I<br/> +LA CHEMINÉE <i>A</i> ET LA CHEMINÉE <i>B</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'en est fait, ma chère +voisine, tout est perdu; les dieux Lares se +glacent à mon foyer, et je sens le même +froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la +tête.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'alarmez; d'où +vient cette affreuse maladie? Comment +pouvez-vous passer subitement du chaud +au froid? Je vous ai toujours vue toute en +feu.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hélas! il faut bien que +je suive la bonne et la mauvaise fortune de +mon savant, et le pauvre homme...</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Que lui est-il donc +arrivé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Le plus grand des malheurs. +Ses revenus, c'est-à-dire ceux de +sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont +arrêtés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je ne vous entends point +encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hé bien, écoutez-moi +donc; je vous parle d'un auteur; son revenu +était établi sur le produit certain des +brochures amusantes qu'il composait, et +l'on a proscrit ce genre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Comment! ses brochures +le faisaient vivre?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Et même fort à son aise; +il ne perdait pas son temps à limer un volume, +il en donnait sept ou huit au moins +par an.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. C'est grand dommage de +lier les mains à un si bon ouvrier: et comment +peut-on défendre l'amusement, qui +est la meilleure chose du monde? Le public +aime à être amusé, et il doit avoir la liberté +d'acheter ce qui l'amuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Vous avez raison, et ce +goût du public fait les intérêts des auteurs +et le profit des libraires; mais voilà ce qui +excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe +aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens, +et qu'on appellera notre siècle le <i>siècle des +romans et de la futilité</i>. On dit que le bon +goût se corrompt, que les brochures à parties +sont une vraie exaction; qu'on allonge +un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement +un homme projette d'en composer un à +trois cent soixante et cinq parties, pour +tous les jours de l'année.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Après les Mille et une +nuits, les Mille et un jours, les Mille et un +quarts d'heure, et tant de mille et une autres +choses, un roman à trois cent soixante-cinq +parties ne devrait pas révolter les esprits.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Jugez donc si on devrait +chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé, +dans ses ouvrages, au delà de la huitième +partie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je vous plains, ma chère +amie, et toutes les cheminées des auteurs +et des libraires qui vont se glacer comme +vous.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'est une faible consolation +pour les malheureux, que d'avoir des +compagnons de leur misère.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous êtes à plaindre, je +vous plains. Que puis-je faire autre chose? +D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai +ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait +réformer le goût du siècle pour la bagatelle, +et arrêter le progrès du genre romancier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Que me dites-vous?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui: et des gens d'esprit, +et sans partialité, disent à présent que cette +réforme est un grand bien pour la littérature. +Qu'on écrive utilement, ou qu'on +n'écrive point: voilà la décision; tout le +monde l'approuve.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Mais ce qui plaît n'est-il +pas utile?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui, ce qui plaît est nécessairement +utile; mais outre cette utilité +de plaisir, on veut quelque solidité, de +l'instruction, des mœurs, du vrai. Par +exemple, le Diable boiteux est un roman; +mais il vaut mieux qu'un traité de morale. +Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire, +utile par l'agréable et le solide. Que +votre savant en fasse autant, et on lui donnera +la permission de le faire imprimer, +pourvu cependant qu'il ne le donne pas en +huit parties; car vous sentez bien que ce +serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Finissons notre conversation; +on voit bien que vous êtes la cheminée +d'un homme de finances; vous êtes +ignorante et ignorantissime sur les choses +de littérature, et votre petit génie ne passe +pas le calcul. Je suis au désespoir de vous +avoir confié mes douleurs.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'insultez, tandis +que je compatis sincèrement à votre malheur.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Est-ce y compatir que de +louer ceux qui en sont cause? Allez, encore +une fois, vous êtes aussi insolente que celui +à qui vous appartenez.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Pour être glacée, la fumée +vous monte bien vivement à la tête. Laissez +là, je vous prie, mon financier: un +billet de sa main vaut mieux que tous les +volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit +est solide, admirable et d'un goût universel. +Tant que ses livres seront en règle, je +ne crains pas le froid; mon feu sera mieux +entretenu que celui des vestales, et votre +pauvre auteur sera fort heureux de s'y +venir chauffer. Pour vous, malgré vos +injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, +un financier comme le mien.</p> + + +<h3>ENTRETIEN II<br/> +LA CHEMINÉE <i>C</i> ET LA CHEMINÉE <i>D</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Quel prodige! quel miracle! +savez-vous, ma bonne amie, ce qui +vient de m'arriver?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Y a-t-il longtemps?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Environ une heure.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Non, ma chère voisine; +j'assistais à un mariage qui se faisait sous +mon manteau.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Un mariage!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Oui, et le mieux assorti +qu'il soit possible. Lisandre et Célimène +m'ont pris pour témoin de leurs serments, +et mes dieux pénates seuls sont garants de +la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel +n'a été admis à cette cérémonie que Lisette, +suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à +présent les douceurs de cette union mystérieuse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Voilà un mariage bien +solide.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je sais qu'il y manque +certaines petites formalités, mais l'amour y +suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, +malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours. +Trouve-t-on cela dans les mariages +les plus réguliers?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non sans doute: le mariage +est communément un contrat politique, +qui lie éternellement deux personnes +qui ne s'aiment point, et qui se haïront +toute leur vie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Hé bien, je vous réponds +que les nœuds qui viennent d'unir Lisandre +à Célimène sont plus respectables; ce +sont les chaînes mêmes de l'amour.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Je vous félicite, ma chère +voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser +au bonheur des amants: nous leur +devons cela, comme leurs confidentes; +pour moi, je ferais tout au monde pour +eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé: +mon aventure ressemble assez à la vôtre: +vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens +est une vraie cellule.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et que c'est la cellule +d'une petite personne charmante, de Julie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Julie était aimée d'un +jeune officier fort aimable, nommé Trason, +et Trason n'aimait point une ingrate.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà ce que je ne savais +pas.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Il ne manquait à leur +bonheur que l'occasion d'être heureux; +mais la mère de Julie avait plus d'yeux +qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse +était plus inaccessible que la tour +de Danaé.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Que vous êtes savante! +vous possédez à merveille la fable; je crois +qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à +votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque +vous me la citez, ne fut pas impénétrable +à une pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Cela est vrai; vous savez +aussi que Danaé avait pour amant un +dieu, et un dieu qui pouvait convertir +la pluie et les pierres en or; au lieu que +Trason, après trois campagnes, ne doit pas +être bien en espèces; ainsi il n'était pas +question de recourir à la pluie d'or.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. De quel autre expédient +s'est-il donc servi?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Du plus simple qu'il fût +possible. Trason demeure fort près d'ici; +sans autre magie que celle de l'amour, il +a monté par la cheminée, il est venu sur +les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé +sans peine (car je n'avais pas la moindre +envie de lui résister); ensuite il est +descendu par mon tuyau dans la chambre +de Julie, en se soutenant avec le dos et les +genoux.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. L'attendait-elle?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non: elle le souhaitait seulement; +et loin de recevoir entre ses bras +son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, +en le voyant descendre.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je gage qu'elle s'est évanouie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. On s'évanouirait à moins. +Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le +beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, +et s'est bientôt fait reconnaître pour +Trason. Jamais on n'a vu de situation si +tendre. Voilà l'avantage que nous avons, +nous autres cheminées; nous sommes témoins +de mille jolies choses, que les hommes +voudraient voir à quelque prix que ce +fût. La peur de Julie est dissipée à présent, +et son cœur est animé de sentiments +bien différents.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà, ma chère voisine, +dans la même nuit deux mariages assez +ressemblants.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. A peu près: cependant +mes amoureux n'ont pas seulement prononcé +le vœu vénérable; mais les événements +obligeront peut-être la mère de Julie +à recevoir Trason pour gendre. Je me +réjouis d'avance de la déconsolation de cette +pauvre femme.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et moi des plaisirs que +goûte à présent sa chère fille.</p> + + +<h3>ENTRETIEN III<br/> +LA CHEMINÉE <i>E</i> ET LA CHEMINÉE <i>F</i>.</h3> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Dites-moi, s'il vous plaît, +comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer +avec vos vieilles filles? Du matin +jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer; +toujours mêmes visages, mêmes discours. +Je gage que vous en êtes bien lasse.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Je vous avoue que je souhaite +souvent de les voir déloger; cependant +je risquerais peut-être de ne pas respirer, +lorsqu'elles n'y seraient plus, une si +bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent +n'ont pas moins de soin de leur +corps que de leur âme: surtout quand certain +grand chapeau vient les visiter, elles +n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle +d'un fermier général, et la fumée que +j'exhale alors est un vrai parfum.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous aimez la fumée, à +ce que je vois; chacun a son goût, et le +mien est uniquement pour la variété. Les +visages nouveaux et les aventures me plaisent; +c'est ma folie. Je suis, comme vous +savez, cheminée de chambre garnie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Et comme telle, il faut +bien vous faire à la nouveauté.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. J'y suis si bien faite, que je +serais fâchée d'y voir six mois de suite les +mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il +guère arrivé depuis que j'existe.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. C'est que vous n'êtes pas +des anciennes du quartier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Il s'en faut de beaucoup; +mais je suis peut-être des plus instruites.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Racontez-moi donc quelques-unes +de vos aventures, je vous en prie +par notre voisinage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Très-volontiers, si cela +ne vous ennuie pas. Commençons dès mon +existence, dont la date est encore nouvelle. +Le premier humain qui s'est chauffé à +mon feu était un cadet d'une province où +les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur +épée et l'heureuse effronterie de vanter +sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il +possédait au premier degré, mon chevalier +de Mondonis en joignait un autre beaucoup +plus lucratif; il jouait le plus heureusement +du monde, et son bonheur était la +force d'une étude très-assidue: tout le +jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher +des combinaisons avantageuses dans les +cartes, et il passait les nuits à les mettre +en pratique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Ainsi il ne manquait pas +d'argent.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous vous trompez; il +dissipait à proportion de son gain, de sorte +qu'il était toujours au même point: il brillait; +c'était sa manie, ou plutôt celle de sa +nation; mais son fracas ne dura pas longtemps. +Sa bonne fortune révolta contre +lui toutes les académies de jeu, on lui fit +de mauvaises affaires, et je le perdis au +bout de quatre mois. Il était joli homme; +je le regrette encore.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Par qui fut-il remplacé?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Par le plus singulier personnage +qu'on puisse voir. C'était un mari +fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de +la perte de sa chère moitié, insensible à +tout autre plaisir qu'à celui des larmes; +enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre +en noir toute la chambre, et fermer les +fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva +que la sombre lueur d'une lampe. +Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait +que sangloter et verser des larmes: souvent +il parlait tout haut, comme un fou, +à une boîte qu'il semblait adorer, sur un +tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse +relique, et lui parlait comme si elle +eût répondu à ses discours passionnés.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Il y avait peut-être un +esprit enfermé dans cette boîte.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Un esprit enfermé! +Quelle simplicité! Non, elle contenait le +cœur de son épouse: c'était là l'objet de +ses hommages et de son idolâtrie.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Quel excès de tendresse! +Ce que vous me dites me paraît incroyable.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je ne le croirais pas moi-même +si je ne l'avais vu. J'ai entendu +lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte +un trait de fidélité ou de folie pareille +dans un philosophe anglais, et je n'ose y +ajouter foi, malgré ce que je viens de vous +dire. Un exemple de cette nature doit être +unique.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Mais combien de temps +ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Trois grands mois. Il est +vrai que ses yeux commençaient à lui refuser +ses larmes délicieuses, et il ne pouvait +plus retrouver ses premières douleurs. Il +ne continuait presque plus sa pénitence +que par honneur. Heureusement pour lui, +ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire. +Je crois qu'il leur sut bon gré de lui +faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis +ainsi ce lugubre personnage.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous n'en fûtes pas, je +crois, bien fâchée.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Nullement. La chambre, +après lui, fut donnée à une femme; j'en +fus charmée, parce que je n'avais encore +connu que des hommes. Une parure, et +quarante ans écrits sur son front, lui donnaient +un air de gravité qui me frappa d'abord, +et sur le portrait qu'on m'avait fait +des dévotes, je crus que c'en était une.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous vous trompiez peut-être.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je fus bientôt détrompée. +C'était une femme prudente qui aimait son +plaisir et chérissait sa réputation; et pour +les concilier ensemble, elle venait du fond +de sa province chercher à Madrid un asile +contre la médisance: elle fut bientôt suivie +de celui en faveur de qui elle faisait le +voyage. Que je fus étonnée à la première +visite que lui rendit son amant! Elle vola +entre ses bras: sa gravité se changea en +une folle vivacité, et le feu de son visage +en effaça sur-le-champ la trace des années.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. La plaisante dévote!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle aimait avec tout +l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle +rien pour conserver sa conquête; +elle savait parfaitement qu'à son +âge il est permis d'orner la nature et d'employer +quelques artifices.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. De quels artifices pouvait-elle +se servir?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je veux dire qu'avec du +blanc et du rouge elle se donnait la couleur +qu'elle souhaitait; que les parfums, les +bains, l'ajustement, tout était employé: sa +toilette durait ordinairement jusqu'à ce +que son amant fût venu, et recommençait +dès qu'il était sorti: elle étudiait sans +cesse devant son miroir les différents airs +de langueur et de vivacité qu'elle devait +prendre avec son amant; pour les caresses +et les complaisances, elle en possédait l'art +à merveille.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Avec tout cela il n'était +pas possible qu'elle ne se fît point aimer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle avait encore d'autres +charmes infiniment plus puissants sur le +cœur d'un jeune homme: elle était riche +et donnait largement. Or il faudrait avoir +l'âme bien dure pour ne pas aimer une +femme généreuse; mais les jours de +l'homme sont comptés. Lorsque ces deux +amants étaient au comble de leurs plaisir, +le cavalier tomba malade, et mourut en +peu de temps, malgré tous les secours que +les plus expérimentés médecins purent apporter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Son amante en fut extrêmement +touchée, sans doute?</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Oui, elle pleura, reprit un +air composé, et retourna édifier sa province +par ses exemples. Ma chambre ne fut pas +vide longtemps; elle fut aussitôt habitée +par une autre femme, dont la profession +était de faire des mariages.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Voilà un plaisant métier.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. C'est un métier très-commun. +Ces sortes de négociations demandent +de l'adresse, et la bonne dame +n'en manquait pas; elle faisait les propositions, +facilitait les entrevues, et souvent +menait à fin l'aventure. Combien de contrats +se sont fabriqués sous mon manteau! +Elle avait le talent de faire passer pour +très-riche le plus mince gascon, et donnait +du lustre à la vertu la plus équivoque.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. L'admirable femme!</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Tout cela n'était pour +elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes +les expertes. Aussi fit-elle fortune dans +cette adroite profession; mais elle s'avisa +d'avoir des scrupules, et les poussa si loin, +qu'elle crut devoir aller cacher dans un +cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi +que la dévotion me fit perdre cette habile +négociatrice.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Heureusement votre indifférence +naturelle vous empêcha de la +regretter.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Cela est vrai: cependant, +après elle, j'eus longtemps des personnages +très-communs, comme des plaideurs, des +plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des +provinciaux que la curiosité seule amenait +à Madrid, et qui s'en retournaient +chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective. +Mais il est tard, ma voisine; je vous +souhaite le bon soir; je vous achèverai une +autre fois les portraits des originaux que +j'ai vus à mon foyer.</p> + +<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Adieu, ma chère voisine; +je vous ferai souvenir de la parole que vous +me donnez.</p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.</span></p> + + + + +<h2><a name="parques" id="parques"></a>UNE JOURNÉE DES PARQUES</h2> + +<p class="c">SONGE.</p> + + +<h3>AVANT-PROPOS</h3> + +<p>Un après souper, je m'amusai à lire les remarques +de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus +surtout avec attention un endroit où ce savant +commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant +l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos +étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. +Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la +Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; +Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles +sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils +sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent +personne, et le fil tranché par Atropos est +l'heure fatale de la mort.»</p> + +<p>Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les +Parques se servaient de deux sortes de laines, +de blanche et de noire. Elles employaient la blanche +pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre +pour filer des jours malheureux et de peu de durée: +ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines +qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs +pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires +et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines +en filant lorsque la vie des hommes était mêlée, +c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui +devoit arriver, elles prenaient de la laine noire, +qu'elles quittaient pour se servir de la blanche +lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un +mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos +se préparait à donner le coup de ciseau, le +fil devenait tout noir.»</p> + +<p>En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais +de moment en moment, et tâchais de me +faire une image du travail des Parques; mais la +confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon +esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion +à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais +au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait +au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais +tout autour des rayons sur lesquels il y avait une +infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils +et au bas une grande quantité de vases de différentes +grandeurs et qui me paraissaient d'une matière +transparente, et semblable à celle de ces +boules de savon que les enfans font pour s'amuser. +La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du +firmament lui servaient de plafond.</p> + +<p>Tandis que je regardais de tous mes yeux cette +salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, +sans que je visse par où elles y étaient entrées. +Elles avaient la forme de trois petites vieilles, +sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas +semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir, +sans prendre garde à moi, qui entendis +leur conversation.</p> + +<p>A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, +j'entrepris de l'écrire pendant que les images en +étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien +des Parques.</p> + + + + +<p class="titre">UNE JOURNÉE DES PARQUES<br/> +DIVISÉE EN DEUX SÉANCES</p> + +<h3>SÉANCE PREMIÈRE</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Holà! filles de Jupiter et de +Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes +sœurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est +temps, ce me semble, de commencer la +journée.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oh, pour cela, oui! Le nectar que +nous venons de boire à la table des immortels +nous a un peu amusées; mais nous en +reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous avez raison. Ça, Clotho, +préparez la quenouille; mes doigts ne demandent +qu'à tourner le fuseau. Filons, +filons!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Coupons, coupons! Vulcain m'a +fait un ciseau neuf, je veux l'essayer: +voyons qui en aura l'étrenne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Faisons d'abord descendre aux +royaumes sombres quelques milliers +d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite +les destinées des humains qui naîtront +aujourd'hui.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. C'est bien dit. Que nous allons +passer agréablement la journée!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Atropos, en lui présentant un +paquet de fils</i>. Tenez, Atropos, je ne puis +offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau, +qu'en lui donnant à couper une partie +de ce gros paquet de fils: ce sont les +vies de deux cent mille combattants qui +vont en découdre sur les frontières de +Perse.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que j'en vais coucher par terre! +(<i>Elle coupe.</i>)</p> + +<p>En voilà pour le moins trente mille à +bas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Laissons vivre le reste, jusqu'à +ce qu'il nous prenne envie d'en faire un +nouveau carnage. Il faut avouer que depuis +quelques années nous avons envoyé +bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous n'avons pas moins expédié +de Maures, tant blancs que noirs. Quel +plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique +sur tous les mortels, et de faire +sentir, quand il nous plaît, à ces petites +créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou +de prolonger leurs jours! Allons, mes +sœurs, secondez-moi; je suis en train de +faire de la besogne. Je vous vois toutes +deux dans la même disposition.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous auriez tort d'en douter.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que de gens vont passer le pas +après ces mahométans!</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un autre paquet de +fils</i>. Autre paquet de guerriers que je vous livre. +Ce sont deux autres armées qui s'observent +sur les bords du Pô avec une vigilance +infatigable, qu'une fureur égale +anime, et qui brûlent d'impatience d'en +venir aux mains.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Il faut qu'elles se satisfassent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'en vais exterminer +un grand nombre de part et d'autre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Vous venez d'abattre bien des +Français et des Piémontais.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Et encore plus d'Allemands.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant deux écheveaux</i>. +On assiége en Allemagne une place importante: +outre une nombreuse garnison +qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, +enfle ses eaux, et par des débordements +affreux semble vouloir noyer +les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent +d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: +ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne, +et les assiégés se préparent à les repousser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des deux +écheveaux</i>. Détruisons plus d'assiégeants +que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas +que la place ne se rende au premier jour: +c'est un de nos arrêts.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, mais ajoutons, s'il vous +plaît, que les assiégeants perdront une tête +dont la perte sera plus grande pour eux +que celle de la ville pour les assiégés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre écheveau</i>. +Tranchez cet écheveau, vous ferez périr +d'un seul coup cent cinquante tant matelots +que soldats et passagers qui sont dans +un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. +Une horrible tempête vient de s'élever: les +vents qui sifflent et les flots qui mugissent +font trembler les rivages voisins. Le +bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va +couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! +aussi bien les hommes qu'il porte ne sont +bons qu'à noyer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je demande grâce pour un +jeune bel esprit Français qui se trouve parmi +les passagers: qu'il se sauve sur une +planche, et gagne les côtes d'Albanie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Soit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Hé bien, il se sauvera, puisque +vous le souhaitez; il ira se faire circoncire +à Constantinople, où six mois après il sera +empalé, pour avoir parlé avec irrévérence +du grand prophète des musulmans.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je n'ai voulu le sauver du naufrage +que pour le faire traiter ainsi par les +Turcs.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Puisque vous êtes si bien intentionnée +pour ce bel esprit, qu'il échappe +donc à la fureur des eaux, et que tous les +autres deviennent la pâture du poisson. +Nous régalons si souvent de semblables +mets les habitants aquatiques, que je ne +sais si les hommes mangent plus de poissons +que les poissons ne mangent d'hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant tout l'écheveau à un fil +près</i>. Les monstres marins vont faire bonne +chère.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un autre écheveau</i>. +Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable +tremblement de terre se fait sentir +dans ce moment dans une ville d'Italie; +toutes les maisons s'ébranlent, et la terre +s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux +mortels qui les habitent. Combien ferons-nous +périr de citoyens?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Deux mille seulement. Quelque +plaisir que nous prenions à massacrer les +hommes, nous devons mettre des bornes à +notre fureur; autrement le genre humain +finirait bientôt.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Vous ne pensez pas à ce que +vous dites, Clotho. Quand nous donnerions +aujourd'hui la mort à deux cent +mille personnes, ce ne serait pas une nuit +de Londres, de Paris et de Pékin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Atropos dit la vérité. Exerçons +hardiment la puissance que nous avons sur +les humains. Malgré la vaste étendue des +mers et les espaces immenses de terre qui +séparent les peuples, nous allons des uns +aux autres en un clin-d'œil: en un mot, +nous avons l'univers sous nos yeux; nous +voyons tout ce qui s'y passe; immolons +sans miséricorde ceux que nous voudrons +ôter du monde.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un gros paquet de fils</i>. +Voici les fils des habitants de la ville de +Mexique, où règne une maladie contagieuse: +nous retranchâmes hier du nombre +des vivants mille de ces malheureux; faisons-en +mourir aujourd'hui quinze cents, +non compris quelques Espagnols qui, par +nécessité, ont épousé des Mexicaines, et +qui aiment mieux vivre misérablement +dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner +dans l'ancienne sans avoir fait +fortune.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des fils</i>. +Que ces Espagnols sont glorieux!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un nouvel écheveau</i>. +Ce petit écheveau contient les fils +de cinquante Indiens du Pérou qui se +sont assemblés sur une montagne haute +et pointue, pour y célébrer la mémoire de +leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous +opposons point à leur courageuse résolution: +ils ont pour témoins de l'action immortelle +qu'ils vont faire plus de dix mille +spectateurs qui sont accourus là pour les +voir et les admirer. Ces cinquante victimes +ont déjà chanté des vers à la louange de +leur Inca: ils ont fait entendre les tristes +sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent +dans une humeur noire; ils vont se dévouer +à la mort, et se précipiter du haut +en bas, pour aller dans l'autre monde +rendre service à leur prince.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé l'écheveau</i>. +Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens; +en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, +en faisant la conquête de leur pays, +les traitassent un peu plus humainement +qu'ils n'ont fait.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un petit paquet de fils</i>. +Jupiter va lancer sa foudre auprès de +Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire +anglais. Tout l'équipage, par des +actions impies et barbares, s'est attiré la +colère des dieux: le tonnerre tombe en +cet instant sur l'endroit du navire où sont +les poudres; le bâtiment saute en l'air +avec tous les hommes qui sont dessus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'ils aillent joindre +Ajax dans les enfers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un écheveau</i>. Vous +voyez soixante-quinze religieux mendiants +assemblés dans un chapitre général qui se +tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne: +ceux qui sont nobles d'origine +disent que les premières dignités de leur +ordre appartiennent de droit aux moines +gentilshommes: les roturiers prétendent +y avoir part, et proposent qu'on rende les +dignités alternatives. C'est la querelle des +patriciens et des plébéiens. Les révérends +pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus, +et vont finir leurs débats à coups de +bâton: ils tirent de dessous leurs robes +des gourdins dont ils sont armés, et les +voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous +qu'il en demeure sur le carreau?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quinze: savoir, dix simples religieux, +trois gardiens, un provincial et un +définiteur.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé</i>. L'affaire en +est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce n'est pas trop pour un combat +capitulaire de moines bas-bretons.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tenant plusieurs fils</i>. Nouvelle +opération pour nous.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De qui sont ces fils que vous +tenez?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De quatre Allemands qui font la +débauche à Strasbourg avec deux comédiennes +françaises; depuis vingt-quatre heures +qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents +bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se +soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous +crever tous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non pas, s'il vous plaît: passe +pour les hommes: à l'égard des femmes, +qu'elles n'en soient pas même incommodées, +car elles doivent recommencer demain +sur nouveaux frais, avec deux officiers +de la garnison qui leur donnent à souper; +je suis bien aise que cette partie se fasse. +Vous souvient-il, mes sœurs, que nous +avons filé à ces deux demoiselles des jours +bien agréables.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh qu'oui, je m'en souviens.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi pareillement: à telle enseigne +que nous avons décidé qu'elles iront +toutes deux à Paris, où elles feront différemment +leur fortune: l'une abandonnera +sa profession, pour se rendre esclave d'un +riche galant qui la traitera à la turque, la +tiendra prisonnière dans un appartement +magnifique, où elle ne verra que son geôlier +et ses guichetiers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Effectivement, tel a été notre +décret.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. J'ai oublié ce que nous avons +ordonné de sa compagne.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sa compagne, plus heureuse, +jouira d'une entière liberté, brillera sur la +scène, se nippera suivant le goût de quelques +seigneurs généreux, et amassera beaucoup +d'espèces; mais une vie si délicieuse +ne sera pas de longue durée. Cette actrice, +à la fleur de son âge, disparaîtra subitement: +nous la déroberons d'un coup de ciseau +aux applaudissements du public; et +malgré tout son bien, ses funérailles seront +aussi modestes que celles d'une de ses pareilles +seront superbes, presque dans le +même temps, chez un peuple voisin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce peuple-là fait trop d'honneur +au talent dramatique, et les Français +n'en font point assez. Les génies des nations +sont différents, comme vous voyez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Cette +petite botte de fils parisiens va nous amuser +quelques moments.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que vous me faites du plaisir, +ma chère Clotho, en m'apportant ces fils! +Je suis charmée quand j'expédie des habitants +de Paris.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et c'est ce qui nous arrive tous +les jours.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vous livre d'abord ce philosophe +chimiste, qui, se voyant parvenu à +son quatorzième lustre, a rompu tout commerce +avec ses amis, et s'est renfermé dans +son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne +veut plus voir personne qu'une gouvernante +qui a soin de lui depuis trente ans: +il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se +porte à merveille, il se tient toujours au lit +comme un malade qui se croit près de sa +fin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce pauvre philosophe s'est +brûlé le cerveau en faisant ses opérations +chimiques.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant le fil</i>. Puisque la vie +n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux +bien par pitié l'en délivrer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un autre fil de l'écheveau</i>. +Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de +peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant +toujours trouvé dans l'indigence, a depuis +peu enterré son frère qui lui a laissé deux +cent mille francs en bonnes espèces. Peu +s'en est fallu que la joie de recueillir une +si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, +et il serait moins à plaindre qu'il n'est +si ce malheur lui était arrivé.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. D'où vient donc...?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit +faire de son argent: la crainte de le mal placer +l'agite sans cesse; il n'a pas un moment +de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un +garçon bien embarrassé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais par charité +mettre fin à son embarras.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>souriant et tirant un fil du +même écheveau</i>. Quelle bonté! il faut que je +vous fournisse encore une occasion de faire +une action charitable.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je ne la laisserai pas échapper.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est trop laisser languir ce bon +chanoine octogénaire qui, sans compter +l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au +genou droit, et une sciatique à la cuisse +gauche. Guérissons-le radicalement de tous +ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune +utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans +que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Véritablement, on voit comme +cela dans le monde d'antiques figures dont +on n'a pas tort de nous reprocher la trop +longue existence. C'est un défaut d'attention +dont nous devons nous corriger.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Corrigeons-nous-en donc, ne +faisons point de quartier à la décrépitude.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Faites +donc main-basse sur ce vieux professeur de +l'université qui, depuis plus de soixante +ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur +de les user. C'est un pédant entêté des anciens. +Il est tombé malade; et comme il +croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie, +il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui +me console en mourant, c'est de n'avoir jamais +lu aucun auteur moderne.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>riant</i>. La plaisante consolation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'il meure donc content, +ce fidèle partisan de l'antiquité.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Voici encore trois mortels qui sont cause +qu'on crie après nous tous les jours, et que +nous semblons en effet avoir entièrement +mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui +ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions +ordinaires: un avocat qui ne peut +plus employer son éloquence à soutenir +l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue +plus de malades; et un bon père capucin +qui ne peut plus sortir de son couvent pour +aller dîner en ville.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Faisons promptement disparaître +ces vénérables personnages.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. C'est +leur faire plaisir que d'abréger une vie +triste.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Ce fil délié +attend de nous la même grâce: c'est le +tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, +fort avancée dans sa carrière. Nous lui +avons filé une vie longue et sans traverses; +mais la bonne dame est une dévote qui s'aime +et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu +de laisser tranquillement ses charmes tomber +en ruine, elle en pleure tous les matins +la perte à sa toilette, en se regardant dans +son miroir. Je suis d'avis que nous terminions +le cours de sa vie, pour prévenir le +désespoir où elle serait bientôt de se voir +décrépite.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'y consens; épargnons-lui +ce chagrin.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, J'opine aussi pour qu'on lui +rende ce service. Il faut avouer qu'il y a +des moments où nous sommes tout à fait +obligeantes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant deux fils</i>. Ces deux +fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. +Ce sont deux vieilles extravagantes; +l'une est veuve, et l'autre fille. La première +a fait la folie de se dépouiller de tous ses +biens pour établir avantageusement ses +enfants, qui, par reconnaissance, la laissent +manquer de tout. La dernière, née tendre +et généreuse, se trouve sans biens et sans +adorateurs, après avoir pendant cinquante +ans soudoyé des cadets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>d'un air railleur</i>. Je plains ces +deux pauvres créatures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant les deux fils</i>. Cessez +de les plaindre, elles ne vivent plus.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Donnez +promptement un passe-port pour les enfers +à ce vieux goutteux de banquier en cour +de Rome: vous comblerez par-là les vœux +de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience +de se voir en état de faire remplir sa place +par un gros chantre dont elle apprend la +musique.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Il faut la satisfaire; +mais je crois qu'elle aurait un peu moins +d'empressement à convoler en secondes +noces, si elle savait que son maître à chanter +doit changer de note dès qu'il sera devenu +son mari.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Purgeons la +terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux +tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède +à présent vingt bonnes mille livres de +rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa +vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous +l'avons doué le jour de sa naissance. Bien +loin de faire part de ses richesses aux pauvres, +il se plaît à thésauriser. Il est si attaché +à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir +de les compter tous les soirs et de les baiser +l'un après l'autre en les remettant dans +son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, +du produit de ses messes; et il est +si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même +en entendre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Voilà qui est fini, +il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont +être partagés entre deux ou trois héritiers +que, par avarice et par orgueil, il n'a pas +voulu voir pendant sa vie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span> <i>va prendre un nouveau fil +qu'elle apporte</i>. Parmi les vieillards qui +vivent encore par notre négligence, j'en +aperçois un qui s'attire ma compassion. +C'est un religieux que ses confrères tiennent +depuis trente années enfermé dans +un cachot noir, où ils le nourrissent si +sobrement, qu'il n'a plus que la peau et +les os.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Une pénitence si rude suppose +qu'il a commis quelque grand crime.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quelque grande que soit sa +faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il +a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans +qu'il s'efforce en vain tous les jours de +fléchir sa communauté par des prières et +par des larmes. Il n'implore plus que +notre secours: faisons voir que nous +avons moins de dureté que les moines.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span> <i>coupe le fil</i>. Prêtons-lui donc +notre assistance.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un autre fil</i>. +Payons en même temps les dettes d'un +vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté +par une foule importune de créanciers. +Comme sa grandeur n'a point d'autres +revenus que ceux de son évêché, qui ne lui +rapporte que cinquante mille livres par +an, elle a été obligée d'emprunter de +toutes parts pour mieux soutenir la +dignité de prince de l'Église. On veut +aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des +délégations qui le réduiraient à vivre +bourgeoisement.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Bourgeoisement! ah, quel +affront on veut faire à un prélat! Il faut +le lui épargner. Envoyons monseigneur +dans les champs qu'habitent les ombres +heureuses. (<i>Elle coupe le fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Bon; qu'il aille dans ce +charmant séjour, pourvu que messieurs +les juges ne lui fassent pas prendre la +route du Tartare pour venger ses créanciers.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un nouveau fil</i>. +Il me vient une maligne envie que je veux +satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a +deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont +il est idolâtre, d'une charge fort honorable; +et pour faire tomber sur lui tout son +bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime +point, à se jeter dans un couvent. Ce +cadet, pour obéir à son père, a pris le +froc sans vocation; et après avoir fait des +vœux qui le lient, il vient d'apostasier. +Pour punir le vieillard d'avoir fait un +mauvais moine, tranchons les jours de son +fils aîné, qui n'a point d'enfants.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Cela n'est pas mal +imaginé: c'est en effet le moyen de +mortifier le père; il aura le chagrin +d'avoir, pour enrichir un de ses fils, +causé inutilement le malheur de l'autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et de penser que ses collatéraux, +qu'il hait et ne voit point, vont +devenir ses héritiers. <i>Lachesis et Clotho +prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos +coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.</i></p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'ai aussi mes fantaisies, moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qui vous empêche de les +contenter?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>. +Point de miséricorde pour ces trois fils retors +que j'abandonne à votre ciseau. Ce +sont deux Normands et une aventurière de +Gascogne: ils ont quitté leur pays pour +aller chercher fortune à la bonne ville de +Paris, mère nourrice des cadets de ces deux +nations. Un de ces Normands, après avoir +pris la livrée d'un fermier général, et passé +par les emplois qui y sont attachés, est +devenu le seigneur du village où il est né. +L'autre, qui a fait ses études dans la ville +de Caen, a mis son latin à profit, en se +glissant chez un gros collateur, dont il a +trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper +deux bénéfices considérables; et la +Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est +fait un petit fonds de cinquante mille écus +des deniers des trois états.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. Puisque +vous le voulez, le seigneur de village, +l'aventurière et le bénéficier vont se rendre +dans un instant à la redoutable prairie<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a> +où Æacus les attend pour les interroger. +Je crois que ce juge n'aura pas besoin de +Minos pour savoir s'il doit les condamner +à prendre le chemin du Tartare.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a> +<a href="#FNanchor_4"> +<span class="label">[4]</span></a> Platon, dans le <cite>Gorgias</cite>, dit qu'Æacus et Rhadamante +rendaient leurs arrêts dans une prairie +où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au +Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction +d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de +Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait +des difficultés que ces deux juges ne pouvaient +résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre +d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.</p> + +<p>Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en +deux parties.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un fil à couper</i>. Délivrons +le genre humain de cet abbé prodigue +qui ne peut vivre avec soixante +mille livres de rente, qui s'endette de tous +côtés, qui friponne le tiers et le quart, et +qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent +rend capable de tout. Sa bourse, comme +le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt +qu'elle est remplie. Si tous les rois de la +terre lui voulaient envoyer leurs revenus, +il viendrait à bout de les dépenser.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>se hâtant de couper</i>. Ah, quel +bourreau d'argent! il ne mérite pas de +voir le jour.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant un nouveau fil</i>. +Point de pardon pour ce plaideur extravagant. +Sa partie est une femme qui a été +sa maîtresse pendant vingt années pour +le moins; il l'a depuis peu épousée, et il +plaide en séparation.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Quel fou!</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Finissons +les divisions qui règnent dans la famille +d'un marchand injuste et capricieux; +quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il +ne veut pas que ses deux fils se mêlent de +ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant +bien mieux que lui.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil du père</i>. +Je vais mettre d'accord le père et les +enfants.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>offrant un autre fil</i>. Coupez +ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des +plus patelins qu'il y ait dans le séminaire: +l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé +à une abbaye considérable; il a déjà +envoyé son argent à Rome pour payer ses +bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître +monsieur l'abbé avant qu'elles +arrivent.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil</i>. Il n'aura pas +le plaisir de les voir.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil et riant</i>. +Un gros cochon d'homme gourmand rêve +qu'il est à table, et se réveille en sursaut; +il sonne une clochette pour appeler son +cuisinier, et lui ordonner de lui préparer +pour son dîner les mets qu'il vient de voir +en dormant: ayons la malice de priver ce +gourmand du plaisir de faire ce repas.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Vous voilà satisfaite.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Ces +fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres +pareils honnêtes gens, qui sortent des +prisons de Londres pour aller subir le +châtiment auquel ils ont été condamnés +par la justice. L'étonnante nation! Ces +criminels se rendent d'un air tranquille au +lieu de leur supplice.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant l'écheveau</i>. Oh! les +Anglais sont des hommes bien résolus; ils +quittent pour la plupart sans regrets la +vie, et ne craignent pas la maison de +Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a +point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou +tard cesser de vivre, il leur soit indifférent +de mourir aujourd'hui ou demain.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Attendez, mes chères sœurs: +je fais une réflexion. Nous sommes trop +bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons +que des sujets insensés, inutiles ou incommodes +dans la société civile: à quoi pensons-nous +donc? Est-ce ainsi que les +Parques, qui ne sont pas moins cruelles +que les Euménides, doivent s'occuper? +On dirait, à voir le choix que nous faisons +de nos victimes, que nous cherchons à paraître +équitables aux yeux des hommes; il +semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent +nos actions, comme si nous +nous mettions en peine de leurs plaintes +et de leurs murmures.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Le reproche est juste. Nous +faisons des destinées une espèce de chambre +de justice; nous n'y songeons pas +effectivement: frappons des coups moins +mesurés; baignons-nous dans le sang +humain; que l'on nous reconnaisse à la +malice et à la barbarie de nos opérations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ces sentiments me charment. +Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des +mortels les plus respectés sur la terre, et +soyons insensibles à la douleur que nous +allons causer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous pouvez compter sur notre +fermeté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un fil d'un nouvel écheveau</i>. +Le beau coup à faire, ma chère Atropos! +remplissons d'étonnement l'Europe et +l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre +digne de nous: ôtons la vie et la couronne +à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à +ses peuples de si belles espérances: il a jeté +les yeux sur une princesse de sa cour, et il +se dispose à la faire monter sur le trône: +tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie +se fera demain si nous l'avons pour +agréable; mais prenons plaisir à tromper +l'attente de ce jeune monarque: changeons +l'appareil de ses noces en funérailles; répandons +la consternation dans son palais, +et divertissons-nous de la tristesse de ses +plus chers courtisans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. L'affaire en sera bientôt +faite: le fil de la vie d'un souverain n'est +pas plus difficile à couper qu'un autre.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Une jeune +et charmante princesse, qui fait l'ornement +d'une des plus belles cours de l'univers, est +malade: elle est environnée de médecins +qui se flattent qu'ils la guériront; mais +rendons leurs espérances vaines, comme +nous faisons le plus souvent dans les maladies +aiguës.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais lui porter le +coup mortel, sans être touchée des larmes +du prince son époux, qui se désespère au +pied de son lit, ni des lamentations des +femmes qui sont autour d'elle.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. A cette inhumaine et noble fermeté, +je reconnais ma sœur. Courage, +Atropos; après les deux expéditions que +vous venez de faire, je ne crains pas que +vous refusiez de prêter la main à celle-ci. +(<i>Elle lui présente un fil.</i>)</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'est-ce que ce fil?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est celui d'un général d'armée, +d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes +les qualités des héros: faites-lui sentir +votre ciseau au milieu de ses troupes; vous +trancherez une vie que le fer et le feu respectent +depuis soixante-dix ans.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Nous lui avons filé +tant de jours glorieux, qu'il doit mourir +content.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Main +basse, main basse sur cet illustre magistrat, +qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, +fort estimé et des plus éclairés.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>d'un air étonné</i>. Vous n'y faites +pas réflexion, Lachesis?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pardonnez-moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous ferons mal notre cour à +ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants +un de ses plus zélés sacrificateurs.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Coupez, coupez toujours à bon +compte. Thémis nous grondera d'abord; +ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons +que les Parques n'épargnent +personne, et que d'ailleurs ce magistrat +qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh! Thémis se contentera de +ces raisons... (<i>Elle coupe le fil.</i>)... Voilà +notre magistrat dépouillé du pouvoir de +juger les autres: il va paraître lui-même +devant les juges des enfers, et entendre prononcer +son arrêt.</p> + + +<h3>SÉANCE DEUXIÈME</h3> + +<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sauf votre meilleur avis, mes +sœurs, je juge à propos que nous nous reposions +un peu.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Que dites-vous, Clotho? Est-ce +que nous sommes faites pour le repos?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non; mais nous nous délassons +en changeant de travail. Ainsi, pour +quelques moments, cessons de couper des +fils; commençons à nous servir de la quenouille. +Le plaisir de filer les aventures +des enfants qui naissent est celui qui a le +plus de charmes pour moi.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vous dirai la même chose, +quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Nous sommes donc d'accord +toutes trois: filer est mon occupation favorite; +aussi suis-je chargée de tourner le +fuseau. Allons, mes petites, apportez vite +les paniers où sont nos filasses blanches et +nos filasses noires; arrangez autour de moi +tous les vases où je trempe ordinairement +le bout de mes doigts quand je file, et qui +contiennent diverses liqueurs, dont les +unes communiquent aux hommes les vices, +et les autres les vertus.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un vase</i>. Voici déjà +un des vases où vous mettez le plus souvent +la main; c'est celui de la volupté.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux vases</i>. Et voilà +les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y +trempez pas moins souvent les doigts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un autre vase</i>. Vous +voyez celui dont la liqueur a été puisée +dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins +et les autres mauvais hommes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux nouveaux vases</i>. +Ces vases sont ceux du mensonge et de la +trahison. (<i>Atropos et Clotho apportent tous +les vases des passions, des vices et des +vertus, et les arrangent autour de Lachesis.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>regardant de tous côtés</i>. Je ne +vois point ici les vases de la douceur et de +la beauté.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ils sont l'un et l'autre à votre +main gauche.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ah! oui, oui, je les démêle... +(<i>Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque +chose</i>)... Que cherchez-vous, Clotho?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je cherche un vase que je ne +trouve point; on dirait que nous ne l'avons +plus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Quel vase est-ce donc?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui de la chasteté.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je sais où il est; mais nous +n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui: +il ne faut pas nous en servir tous les +jours; nous ne pouvons assez le ménager: +nous avons dans les premiers temps du +monde fait une si grande consommation +de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à +peine nous en reste-t-il pour faire des filles +religieuses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons-nous-en donc, ainsi +que du vase de l'humanité: il est encore +bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous +fort soigneusement; nous ne nous +en servons presque plus, même quand +nous faisons des moines.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ça, filons... mais attendez: il +nous manque encore quelque chose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quoi?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Le petit panier où il y a des +fils d'or et des fils de soie. La fantaisie +peut nous prendre aujourd'hui de rendre +quelque mortel heureux.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est une fantaisie que nous +avons bien rarement.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un petit panier de +fils d'or et de soie</i>. Si par hasard cette +envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Filons donc présentement +les destinées des enfants qui vont naître.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Il en est déjà né plusieurs +depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il +vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du +grand-seigneur, un prince dont la sultane +favorite est accouchée; commençons par-là. +(<i>Elle tire la filasse pour filer.</i>)</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant</i>. Arrêtons, statuons et +ordonnons que la vie de ce prince naissant +soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance +dans le sein de son père et de sa mère, +et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses, +l'amour dont il est le doux fruit.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Marquez, Lachesis, marquez +par quelques nuances noires l'affreux +péril dont je veux qu'il soit menacé avant +qu'il ait atteint sa sixième année. Les +janissaires, si redoutables à leur maître, +se révolteront contre le gouvernement, +déposeront le père du jeune prince, et +mettront sur le trône le frère du sultan +déposé. Le nouvel empereur d'abord sera +tenté de suivre les maximes sanguinaires +de ses prédécesseurs, et de faire étrangler +son neveu; mais il ne succombera point +à une si cruelle tentation; au contraire, +il concevra pour lui l'amitié la plus forte, +et prendra autant de soin de son éducation +que s'il était son propre fils.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutons à cela, je vous prie, +que le jeune prince demeurera pendant un +grand nombre d'années dans le sérail; +après quoi, par une nouvelle révolution, +qui coûtera la vie à plus de soixante mille +musulmans, son oncle sera déposé à son +tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra +donc la place de son père, qui sera mort; +et, usant aussi d'humanité, il épargnera +le sang de sa famille.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je souscris à ces décisions. +Qu'elles soient des arrêts irrévocables des +Parques. Passons à un autre enfant.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Doucement, ma sœur. D'où +vient qu'en filant la vie de ce prince +nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage +de nos vases? C'est pour en faire sans +doute un prince sans vices et sans vertus.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Hé bien, ce ne sera pas le +premier que nous aurons fait de ce caractère-là.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'en demeure d'accord; mais +donnez-lui du moins une dose raisonnable +de volupté; voulez-vous qu'il vive dans +son sérail comme un chartreux dans sa +cellule?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>souriant, et trempant ses +doigts dans le vase de la volupté</i>. Non, +vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire +là un pauvre sultan.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons de Constantinople à +Pékin. Nous venons de régler les principaux +événements de la vie d'un prince +turc, filons présentement le sort d'une +princesse née depuis un quart-d'heure au +palais de l'empereur de la Chine; c'est la +cinquième fille de ce grand monarque. La +mère de cette princesse est une des trois +concubines de la seconde classe<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a>, et la +même qui, l'année dernière, accoucha +d'un prince que Sa Majesté chinoise doit +un jour choisir pour son successeur. Nous +avons, comme vous savez, doué l'enfant +mâle de toutes les inclinations de son père, +surtout d'un grand attachement aux cérémonies +de la secte des bonzes, avec une +extrême curiosité d'apprendre des choses +qu'il ne convient guère aux rois de savoir: +quelles qualités jugez-vous à propos +de donner à la femelle?</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a> +<a href="#FNanchor_5"> +<span class="label">[5]</span></a> Les femmes de l'empereur de la Chine sont +divisées en six classes. La première n'est que de la +reine son unique épouse. Il y a dans la seconde +classe trois concubines; dans la troisième, neuf; +dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, +dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.</p> + +<p>M. Le Gentil, dans son <cite>Voyage autour du monde</cite>.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>. De bonnes et de mauvaises. +Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec +des pieds si petits<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> qu'elle ne puisse se +soutenir dessus; mais qu'elle ait des +moments de caprice et d'humeur noire +qui fassent enrager les femmes qui sont +auprès d'elle.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a> +<a href="#FNanchor_6"> +<span class="label">[6]</span></a> Les Chinoises s'estropient le plus souvent à +force de vouloir avoir les pieds petits.</p> +</div> +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir mis la main dans +les vases du caprice et dans les vases +de l'esprit et de la beauté</i>. Cette princesse, +je vous assure, sera bien difficile à +servir.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. De la fille d'un empereur, daignerez-vous +descendre à deux enfants du +commun?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Hé pourquoi non? Est-ce que +tous les hommes ne sont pas égaux pour +nous?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Sans doute. A mesure qu'ils +naissent, nous devons sans distinction +filer leurs aventures.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous sommes encore à la +Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy +vient d'enfanter deux garçons à la fois. +Leur père, qui vit dans l'indigence, se +voyant hors d'état de les bien élever, +s'attendrit sur leur misère, et, poussé par +une cruelle compassion, il est tenté de les +aller noyer dans la mer.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il croit à la métempsychose, +et qu'il espère qu'à la première transmigration +les âmes de ses enfants animeront +des corps plus heureux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Arrachons ces jumeaux à la +barbare pitié de leur père.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Volontiers; faisons-les adopter, +l'un, par un officier du mandarin qui +connaît des affaires civiles dans la province; +l'autre, par un marchand de soie +crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants +ni de sa femme, ni de ses concubines, aura +recours à cette adoption, dans la vue +d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque +aux sacrifices domestiques, et brûle de +petits morceaux de papier doré devant les +âmes de leurs aïeux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'admire la pieuse tendresse de +ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils +ont beau croire la mortalité de l'âme ou la +métempsychose, cela ne les empêche pas +d'aller toujours leur train, et de s'imaginer +que les esprits de leurs défunts parents voltigent +autour des tablettes où leurs noms +sont gravés en lettres d'or.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Rien ne prouve mieux le +pouvoir que la coutume a sur les hommes.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que deviendront nos jumeaux +adoptés?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui que l'officier du mandarin +aura fait son héritier s'adonnera de tout +son cœur aux sciences, et son père adoptif +aura la satisfaction de le voir parvenir au +degré glorieux de licencié.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans les vases des sciences</i>. Trois ans +après, notre petit brodeur obtiendra une +place honorable dans le collége des docteurs +qui écrivent les annales de l'empire chinois, +et sont chargés du soin de recueillir +les lois, tant anciennes que modernes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Dans la suite il sera tiré de ce +collége: il deviendra précepteur du prince +aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne +sera qu'un enchaînement d'honneurs et de +plaisirs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Comme il nous a pris fantaisie +de faire un sujet vertueux et fortuné de cet +enfant, faisons aussi par caprice un fripon +et un malheureux de son frère. C'est +ce que nous faisons tous les jours.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous me prévenez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est ce que j'allais vous proposer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>souriant</i>. Dans la disposition +où nous sommes toutes trois, nous allons +faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, +mettez d'abord la main dans tous +les vases des vices. Il s'agit ici de former +un mortel qui soit capable de tout.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts +dans plusieurs vases</i>. Vous pouvez, mes +sœurs, ordonner présentement de ce garçon +tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste +que je viens de lui donner les dispositions +nécessaires à bien jouer dans le +monde les personnages que vous voudrez.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ces bonnes semences qu'il reçoit +de votre main bienfaisante vont germer +à vue d'œil: il fera mille espiégleries +dans son enfance. Le marchand de soie +crue, après avoir en vain mis en usage tous +les châtiments pour le corriger, l'abandonnera. +Le jeune homme, suivant ses mauvaises +inclinations, tombera bientôt entre +les mains de la justice, qui se contentera de +le punir, pour la première fois, en lui faisant +appliquer sur les fesses cinquante +coups de canne de bois de bambou, ce +qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera +condamner aux galères pour trois ans; +après quoi il ira se présenter aux bonzes +de la pagode qui est auprès de la ville de +Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et +lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être +de leur secte.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oh! puisqu'il doit devenir +bonze, il faut que je lui donne l'esprit de +son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans +le vase de l'hypocrisie... (<i>Elle met la main +dans le vase de l'hypocrisie.</i>)... Il ne lui +manque à présent aucune des vertus qu'ont +ces vénérables solitaires.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avant que les bonzes l'initient +à leurs mystères, ils lui laisseront croître +la barbe et les cheveux pendant l'espace +d'une année entière, lui feront porter une +robe déchirée, et l'obligeront d'aller de +porte en porte chanter les louanges de +Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne +mangera rien que des herbes et des fruits. +Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil; +et quand il n'y pourra résister, un de +ses confrères, chargé du soin de le réveiller +à coups de bâton, s'en acquittera fort +exactement. Après un si doux noviciat, il +endossera une longue robe grise: on lui +mettra sur la tête un bonnet de carton sans +bords et doublé d'une toile noire; ensuite +tous les bonzes entonneront des hymnes +dont personne n'entendra le sens, et +leur chant, accompagné de petites clochettes, +fera une espèce de charivari assez réjouissant. +Enfin la cérémonie de la réception +de ce nouveau bonze finira par un +repas où il y aura plus d'abondance que de +délicatesse, et où tous les confrères boiront +à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>à Clotho</i>. Est-ce là tout ce que +vous voulez ordonner qu'il arrive à ce +pieux Chinois?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est ce que je vais faire. Quinze +ans après avoir été reçu bonze de la façon +que vous venez de dire, il se verra supérieur +de la pagode. Alors il édifiera le public +par l'éclat d'une aventure dont il sera le +héros, et qui fera beaucoup de bruit dans +toutes les provinces de la Chine.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je suis curieuse de savoir quel +doit être ce grand événement dont vous +prétendez embellir l'histoire de ce bonze.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi tout de même.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Le voici. La fille d'un docteur +chinois, suivie de deux jeunes servantes, +passera un jour devant la pagode, dont la +porte sera ouverte; elle y entrera pour +faire sa prière; n'apercevant personne, +elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, +où elle se mettra dévotement à genoux. +Notre supérieur, caché dans un endroit +d'où il pourra tout voir sans être vu, la +regardera; et la trouvant fort à son gré, +il ira promptement chercher ses compagnons, +auxquels il ordonnera d'enlever ces +trois femmes.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et cet ordre apparemment +n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera +brusquement exécuté?</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Assurément. Le docteur, étonné +de ne plus voir sa fille, et fort en peine de +savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de +perquisitions qu'il apprendra que les bonzes +l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera +aussitôt au général des Tartares de la province, +et se plaindra du ravissement de sa +fille. Le général, prompt à rendre justice, +se transportera d'abord à la pagode avec le +docteur, et demandera les personnes enlevées. +Les bonzes répondront que Foë est +devenu amoureux de la maîtresse, et l'a +fait enlever avec ses deux suivantes. Le +supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que +Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements +la fille du docteur, le comble +de gloire, lui et toute sa famille; mais le +général tartare, sans s'arrêter aux fables +des bonzes, visitera lui-même tous les réduits +de sa maison et du jardin. Il entendra +des voix confuses qui sortiront d'une +grotte percée dans un rocher; il fera abattre +une porte de fer qui fermera l'entrée, et +trouvera dans ce lieu souterrain la fille du +docteur avec plusieurs autres compagnes de +son infortune. Elles seront toutes rendues à +leurs familles, et l'on mettra, par ordre du +général, le feu aux quatre coins de la pagode, +qui sera réduite en cendres avec ses +infâmes ministres<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a> +<a href="#FNanchor_7"> +<span class="label">[7]</span></a> M. Le Gentil dit dans son <cite>Voyage autour du +monde</cite> que les missionnaires qui étaient de son +temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure +était arrivée dans une pagode.</p> +</div> +<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Lachesis</i>. Que vos doigts se +préparent à filer les jours d'une fille qui +prend naissance en ce moment dans l'Amérique +méridionale. Une Portugaise naturelle +du Brésil donne une héritière à son +époux, qui est un des plus riches maîtres +de plantations qu'il y ait dans la ville de +San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant, +faisons-en une petite Lucrèce.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Fi donc, Clotho, vous plaisantez +apparemment; ce serait bien déplacer +la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine +d'aller chercher le vase qui donne cette +vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la +prière de Minerve ou de Junon. Une fille +sage en Guinée y paraîtrait un phénomène +nouveau... (<i>Elle trempe le bout de ses +doigts dans les vases de la beauté et de la +volupté</i>)... Contentons-nous de rendre celle-ci +parfaitement belle. Pour cet effet, je +veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le +nez fort écrasé, une très-grande bouche et +de très-petits yeux. Quand elle aura quinze +ans, elle sera l'idole des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>riant</i>. Ah! ah! ah! je ne puis +m'empêcher de rire, en voyant Lachesis +mettre la main dans le vase de la beauté +pour faire une pareille créature, qui serait +un monstre pour les Européens.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, comme un teint de lis et +de roses, une petite bouche vermeille et +deux grands yeux bien fendus paraîtraient +bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Véritablement, la beauté est locale: +c'est pourquoi la liqueur de ce vase, +s'accommodant aux lieux, forme la beauté +sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice +des nations.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je sais bien cela; mais je ne +suis point du goût des Portugais du +Brésil.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ni moi non plus. Il faut qu'une +femme, pour me paraître belle, ressemble +à Vénus, à Junon ou à Pallas.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sur les bords du Danube, la +femme d'un pauvre baron allemand vient +d'accoucher d'un enfant mâle dans sa +chaumière. De quelles qualités jugez-vous +à propos de douer ce petit Allobroge?</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pour compenser sa pauvreté, +j'en vais faire un garçon plus beau que le +plus beau jour, et qui aura la taille d'un +héros de roman.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Donnez-lui avec cela de la +prudence, de l'esprit et du courage.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant après avoir mis les doigts +dans plusieurs vases</i>. Il aura les bonnes +qualités que vous lui souhaitez; mais il +aimera le vin, le jeu et les femmes.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vais sur cela composer un +tissu des aventures qui doivent lui arriver. +Il deviendra orphelin à douze ans, et, se +voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé +d'un prince de l'Empire, et ira en +France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris +qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de +plaire à une princesse qui, voulant l'avoir +pour page, priera l'envoyé de le lui donner. +Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à +ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre +baron témoignera à sa maîtresse qu'il +voudrait bien s'en retourner à son pays; +elle ne s'y opposera point, et lui fera une +gratification de mille écus; mais au lieu +d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, +qu'il lui prendra fantaisie de +voir, sur le rapport qu'on lui aura fait +des merveilles de la ville de Londres.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je suis curieuse d'apprendre ce +qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites +point aller pour rien.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non, sans doute: je lui prépare +un événement assez singulier, et qui ne lui +sera pas infructueux. Il passera près d'un +mois à parcourir la ville de Londres, sans +qu'il lui arrive la moindre aventure; mais +un soir, entre neuf et dix heures, il entrera +dans l'hôtel garni où il sera logé un +homme qui, le tirant en particulier, lui dira +en allemand: Une telle dame qui vous a +vu à la promenade souhaite de vous entretenir +cette nuit, pourvu que vous vous +laissiez conduire les yeux bandés. Au reste, +vous ne courrez aucun péril que celui de +prendre trop d'amour.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Notre jeune baron, malgré sa +prudence, acceptera la proposition.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sans balancer.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il montera sur-le-champ en +carrosse avec son guide, qui lui bandera les +yeux, et le mènera fort honnêtement à +une grande maison où, l'introduisant dans +un appartement superbe, il lui fera voir la +dame en question.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elle sera masquée, et n'ôtera +point son masque pendant une conversation +de deux heures qu'ils auront ensemble, +quelques instances que lui fasse le cavalier +pour l'obliger à se découvrir. Après +quoi le guide, le remenant à son hôtel de +la même manière qu'il l'aura amené, lui +dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre +si l'on a besoin de vous. Le baron jugera, +par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure +sera une jeune dame mariée à +quelque vieux seigneur anglais qui voudra +avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera +dans cette opinion, c'est qu'un +mois après son guide le reviendra voir +pour lui apporter trois cents guinées, +qu'il lui comptera en lui disant: Dans +quelque endroit du monde que vous soyez, +vous toucherez tous les ans la même +somme. Effectivement, il la recevra pendant +vingt années consécutives, sans savoir +à la vérité de quelle part, mais bien persuadé +que ce sera pour avoir fait un +mylord.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Après vingt ans, pourquoi ne +jouira-t-il plus de sa pension?</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est que le jeune seigneur anglais +son fils prendra le parti des armes, +et périra dès sa première campagne.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. La femme d'un acteur de l'opéra +de Bruxelles vient d'enfanter deux +jumelles dans les coulisses. Regardons ces +enfants d'un œil favorable; faisons-en deux +sujets fameux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Volontiers. Que l'une ait la +voix d'une syrène, et que l'autre danse +aussi bien que Terpsichore.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elles entreront dans leur puberté +à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront +que chargées d'or et de pierreries.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles +trouveront ensuite de jolis hommes dont +le commerce n'augmentera pas leurs effets.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ecoutez, mes sœurs: entendez-vous +les cris que pousse une femme en travail +dans un fort bel hôtel au milieu de +Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches +particuliers de France, d'un homme que +Plutus chérit, et qui voudrait avoir un +héritier. Elle nous invoque sous nos trois +noms mystérieux.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Pour l'amour du dieu des richesses, +sauvons-la de la mort, et finissons +ses douleurs.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous le devons.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Elle est délivrée. Elle met au +monde un garçon dans cet instant.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Que nous ferons plaisir à Plutus, +si nous filons à cet enfant des jours +d'or et de soie!</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il n'y faut pas manquer.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non. Faisons-lui une destinée +digne d'envie.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Donnons-lui toutes les qualités +d'un galant homme. (<i>A Lachesis.</i>) Trempez +vos doigts dans les vases du bon goût, +du bon esprit et de la probité.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que surtout il soit bienfaisant +et libéral; car un homme riche qui n'est +pas généreux est un monstre.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avec les vertus dont nous voulons +bien le douer, qu'il ait quelque vice +léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des +mortels plus parfaits que les dieux.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant, après avoir mis la main +dans plusieurs vases</i>. Laissez-moi faire... +Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie +sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt +égayée par une succession continuelle +de plaisirs. Il aura des passions; mais elles +ne troubleront point son repos. Moins leur +esclave que leur maître, il saura goûter +leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. +Il sera bon, galant, généreux, et, ce +que nous n'avons encore accordé à personne, +quoique payeur il possédera le +cœur de ses maîtresses.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons d'une extrémité à +l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de +mettre au jour un enfant mâle: faisons-en +un auteur; aussi bien nous n'en avons pas +encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons +point de jour que nous n'en fassions +pour le moins une centaine.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est fort bien dit; faisons-en un +auteur universel, un écrivain qui compose +tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous +les théâtres de Paris: et que ce soit un de +nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant +sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, +dont quatre auront un heureux succès.</p> + +<p><span class="small">LACHESIS</span>. Encore ces quatre heureuses +productions seront assez mal reçues du +public, lorsque dix ans après leur nouveauté +on s'avisera de les remettre au théâtre.</p> + +<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vois une vieille femme de +chambre qui met un gros paquet de linge +dans une allée, au pied d'un escalier: ce +paquet est un enfant nouveau-né qu'on +expose.</p> + +<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oui, c'est le fruit des honteuses +amours d'une fille de condition.</p> + +<p><i>Dans cet endroit de l'entretien des +Parques, je me réveillai...</i></p> + + +<p class="c"><span class="small">FIN.</span></p> + + + + +<h2>TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.</h2> + + +<table summary="table des matières"> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="num">Pages.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> +La force de l'amitié, histoire</td> +<td class="num"><a href="#c13">5</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> +Le démêlé d'un auteur tragique +avec un auteur comique</td> +<td class="num"><a href="#c14">47</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> +Suite et conclusion de l'histoire +de la force de l'amitié</td> +<td class="num"><a href="#c15">59</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> +Des songes</td> +<td class="num"><a href="#c16">109</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII.</span></a> +Où l'on verra plusieurs originaux +qui ne sont pas sans copies</td> +<td class="num"><a href="#c17">124</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> +Ce que le diable fit encore +remarquer à Don Cléofas</td> +<td class="num"><a href="#c18">135</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> +Des captifs</td> +<td class="num"><a href="#c19">149</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> +De la dernière histoire qu'Asmodée +raconta; comment, en la finissant, il +fut tout à coup interrompu, et de quelle manière +désagréable pour ce démon Don Cléofas +et lui furent séparés</td> +<td class="num"><a href="#c20">165</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> +De ce que fit Don Cléofas +après que le Diable boiteux se fut éloigné de +lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage +a jugé à propos de le finir</td> +<td class="num"><a href="#c21">182</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"><span class="sc">Appendice.</span></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">I.</td> +<td class="drap">Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a1">193</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">II.</td> +<td class="drap">Dédicace de la première édition</td> +<td class="num"><a href="#a2">201</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">III.</td> +<td class="drap">Dédicace de 1726</td> +<td class="num"><a href="#a3">203</a></td> +</tr> +<tr> +<td class="topr">IV.</td> +<td class="drap">Table analytique</td> +<td class="num"><a href="#a4">205</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Entretiens des cheminées de Madrid</span></td> +<td class="num"><a href="#entretiens">213</a></td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Une journée des Parques</span></td> +<td class="num"><a href="#parques">233</a></td> +</tr> +</table> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II *** + +***** This file should be named 44142-h.htm or 44142-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/4/44142/ + +Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was +produced from scanned images of public domain material +from the Google Print project.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/old/44142-h/images/cover.jpg b/old/44142-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d0029f6 --- /dev/null +++ b/old/44142-h/images/cover.jpg diff --git a/old/44142-h/images/lemerre.png b/old/44142-h/images/lemerre.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..69b35a6 --- /dev/null +++ b/old/44142-h/images/lemerre.png |
