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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 ***
+
+LE
+
+DIABLE BOITEUX
+
+PAR LE SAGE
+
+SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID
+
+ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+PAR LE MÊME AUTEUR
+
+ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE
+
+PAR M. PIERRE JANNET
+
+TOME II
+
+PARIS
+
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+
+27, PASSAGE CHOISEUL, 27
+
+M DCCC LXXVI
+
+
+
+
+_Tous droits réservés._
+
+E. PICARD.
+
+IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Cie, A SAINT-GERMAIN.
+
+
+
+LE DIABLE BOITEUX
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+_La force de l'amitié._
+
+HISTOIRE.
+
+
+Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait
+à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une
+tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de
+Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui
+descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son
+visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne
+paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de
+secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.
+
+«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que
+vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner
+le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans
+ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se
+battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En
+achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après
+avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre.
+
+«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées,
+et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se
+battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en
+étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le
+sujet de leur différend.
+
+«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique
+de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona
+Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu
+d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu
+imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités.
+Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son
+indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est
+avisé de me faire un appel.
+
+«--Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user
+ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait
+m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me
+défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur.
+
+«--Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre
+combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de
+Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame
+vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs,
+quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir
+exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un
+oeil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur
+vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez:
+rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment
+inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que
+j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en
+coûte du sang.
+
+«--Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.--Il faut que cette dame se
+déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de
+vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui
+laisse le champ libre.--J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par
+tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle
+me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins
+insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.--Et moi, dit à son
+tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore
+ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si
+je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.»
+
+«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il,
+c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux
+rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la
+constance.--Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre
+tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur
+accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je
+ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte
+que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que
+mon coeur ne saurait avouer.
+
+«--La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut,
+s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également
+bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un
+que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue
+agitée.
+
+«--Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de
+l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me
+la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause
+innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui
+menace ma réputation a fait toute ma crainte.»
+
+«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin
+patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse
+de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.»
+En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique,
+qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.
+
+«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son
+penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais
+vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui
+intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce
+que je donne la préférence.»
+
+«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un
+seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et
+disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa
+maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie:
+tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait
+le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur
+marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré.
+
+«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don
+Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à
+souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite,
+mais pour qui son coeur n'était point prévenu.
+
+«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas
+de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où
+je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas
+que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je
+sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous
+êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je
+vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut
+flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour
+moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes
+à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je
+ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon coeur: mon
+indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste
+encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de
+Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et
+qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses
+richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort:
+je le regrette encore tous les jours.
+
+«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait
+nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se
+persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur
+faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la
+font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en
+ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable.
+D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait
+son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais
+souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce,
+que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il
+est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans
+doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me
+plaire.»
+
+«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona
+Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de
+votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que
+vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma
+constance.--Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame,
+puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de
+votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en
+sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments
+favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts
+vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez
+pas en droit de me faire des reproches.»
+
+«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que
+la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de
+son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre,
+et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta
+dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la
+cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui
+l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se
+séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena
+dans la sienne le Tolédan.
+
+«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en
+particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire
+un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui
+répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et
+m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes
+d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde
+j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de
+ces funestes climats.--Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec
+surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr
+ce que tous les hommes aiment naturellement?--Après ce qui m'est arrivé,
+répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le
+quitter pour jamais.--Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de
+compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis
+soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre
+physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et
+je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort.
+
+«--C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don
+Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les
+bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant
+tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement
+d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne,
+me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus
+de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez
+depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir
+vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur
+secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs.
+
+«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu
+presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je
+commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils
+m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me
+croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon coeur dans le choix
+que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite,
+sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos
+conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le
+plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours
+après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède.
+
+«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de
+Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour
+qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint
+amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader,
+c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il
+avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit
+force présents, et encore plus d'offres de services.
+
+«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec
+mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée;
+effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma
+femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la
+confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas
+possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état
+obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la
+connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si
+naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne.
+
+«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle
+se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement
+d'un homme que l'on traitait d'_Excellence_ chatouilla son orgueil et
+remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et
+m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa
+reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda
+comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand
+seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il
+n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et
+séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux
+secrets empressements du duc.
+
+«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de
+leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon
+aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à
+l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne
+m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se
+préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue;
+j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai
+qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait;
+mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à
+la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein,
+malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles:
+
+ _Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous
+ êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant
+ tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à
+ Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus
+ d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez
+ que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment
+ d'en attendre longtemps la possession._
+
+«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je
+mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté
+d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant
+réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment
+demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je
+dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut
+possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son
+rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le
+faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne
+m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre
+indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que
+désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la
+mériter.»
+
+«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant
+pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour
+chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère
+qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du
+moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant
+d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma
+femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la
+priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence.
+
+«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins
+secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre
+d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma
+maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ,
+et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la
+conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une
+entière vengeance.
+
+«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se
+disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que
+l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés
+sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que
+mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu
+tout commerce avec son amant.
+
+«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me
+livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je
+courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et
+lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue
+que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver.
+Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas
+sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes
+illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel,
+vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus
+notre union.»
+
+«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques
+pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné
+sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si
+justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement
+ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles:
+je ne regagnerai jamais votre confiance.--Je vous la redonne, Madame,
+interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître,
+je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.»
+
+«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais
+eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été
+si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme,
+comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de
+l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire
+qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses
+caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin
+qu'elle m'avait causé.
+
+«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point
+mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée:
+elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un
+appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour
+apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une
+extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais
+besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté,
+j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me
+donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant,
+seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me
+l'imaginais.
+
+«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre
+vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché
+d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir
+vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est
+avec madame.»
+
+«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon
+valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me
+faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio,
+m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si
+grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.--Seigneur,
+reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses
+apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je
+soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans
+l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons,
+et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.»
+
+«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et
+mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de
+Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le
+duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il
+avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut
+avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je
+m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le coeur. Je
+m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi,
+lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant
+cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son
+amant.
+
+«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que
+j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais
+quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture?
+Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie;
+représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les
+circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit
+point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait.
+
+«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir
+pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien
+que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient
+chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant
+balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger:
+c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce
+que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le
+jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la
+route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau
+qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du
+bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la
+suivre et de l'aider à vous séparer.»
+
+«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit:
+«Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera;
+soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire:
+vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de
+passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus
+en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être
+uni désormais avec vous d'une étroite amitié.»
+
+«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et
+accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie,
+seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se
+sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se
+forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec
+un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui
+plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le
+même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique,
+surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même
+s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora.
+
+«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours
+avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était
+très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le
+consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient
+enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre
+ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou
+tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur
+l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne
+pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta
+dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut
+bientôt plus à plaindre que lui.
+
+«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après
+l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona
+Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait
+son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la
+pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il
+résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le
+voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en
+excuser.
+
+«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame,
+qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un
+jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que
+son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir?
+dit dona Théodora.--Madame, répartit Mendoce, comme je voulais
+aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur
+ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il
+faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait
+une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans
+cette ville, les moments lui étaient chers.
+
+«--Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la
+veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs
+amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la
+vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame
+n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa
+conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion
+qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments,
+elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien,
+un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand
+il n'aurait pas d'abord pris le change.
+
+«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une
+profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination
+qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée
+qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en
+soupirant, se plaît à enflammer des coeurs qui ne s'accordent pas? Je
+n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une
+autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon
+indifférence: ton ami t'en venge assez.»
+
+«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre
+quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des
+amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle
+se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don
+Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses
+bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre.
+Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut
+d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se
+trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls,
+dona Théodora prit ainsi la parole:
+
+«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant
+homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus
+chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me
+plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre
+propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute
+défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais
+que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils
+n'oseraient désobéir à leurs maîtresses.
+
+«--Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous
+étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie:
+contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.--Quelle que
+puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que
+vous me la disiez.--Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous
+obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en
+voulez savoir.
+
+«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait
+quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le coeur plein de
+ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais
+surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je
+vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je
+soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même
+depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de
+fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre
+esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai
+pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer.
+
+«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit
+que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse
+confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que
+j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec
+lui.»
+
+«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa
+une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai
+qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses
+yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre,
+et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi
+vous découvrir le mien: écoutez-moi.
+
+«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de
+Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous
+fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où
+j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre
+secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes
+séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort
+avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous
+proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de
+peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien
+déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance:
+car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma
+don Fadrique, je sentis que mon coeur se déclarait pour l'inconnu.
+Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous
+m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous.
+
+«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je
+vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne
+l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour
+un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se
+venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois
+que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme
+qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et
+j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour
+l'autre.»
+
+«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui
+donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance
+qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté
+des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur.
+
+«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort
+qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté
+de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que
+doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence
+glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel
+étrange effet produisent en vous mes bontés!
+
+«--Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan,
+peuvent-elles faire sur un coeur comme le mien? Je suis d'autant plus
+misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas
+ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie:
+pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces
+espérances?--Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai
+rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses
+reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue
+que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don
+Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend?
+
+«--Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a
+plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de
+concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous
+me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes
+intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne
+sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je
+partage son âme avec vous.
+
+«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les
+laisser voir avant que j'eusse formé les noeuds d'une amitié si forte.
+Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que
+comme un rival: mon coeur, en garde contre l'affection qu'il me
+marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui
+tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu
+tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que
+j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me
+réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que
+vous me présentez.»
+
+«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes,
+prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il
+sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien.
+«Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu,
+il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs,
+ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour
+jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié
+veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un
+reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver.
+
+«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements
+confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu
+retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le
+seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait,
+elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au
+lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de
+s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle
+résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses
+chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre
+à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.
+
+«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était
+enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur.
+Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était
+permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt
+interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé,
+il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut
+obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit
+aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que
+le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en
+lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout
+le malheur de ma vie?»
+
+«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint
+avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son
+château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en
+reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des
+peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on
+lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait
+penser, il en conçut un funeste présage.
+
+«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus
+que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de
+s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens
+dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien
+aujourd'hui.--Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu
+de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette
+mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens,
+lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on
+croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on
+caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?»
+
+«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui
+persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il
+eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que
+son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours,
+dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait
+peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora.
+Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon
+crime.
+
+«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans
+l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire
+préparer des chevaux.--Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne
+mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans
+témoins.--Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona
+Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon
+coeur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à
+l'apaiser en ma faveur.
+
+«--Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être
+utile. Partez tout seul, je vous en conjure.--Non, mon cher don Juan,
+répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de
+votre amitié.--Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin.
+Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous
+accorder?»
+
+«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont
+elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son
+ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens
+d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop
+vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous
+marquez à m'accompagner?
+
+«--Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous
+m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je
+dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la
+conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits
+qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona
+Théodora...--Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en
+pâlissant!--Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai
+combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez:
+vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de
+ma passion, si je ne pouvais la détruire.
+
+«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez
+elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir
+l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé
+de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette
+déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais,
+par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je
+dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.»
+
+«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus
+raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et
+interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui
+dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous
+ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous
+m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous
+m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que
+dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments
+perfides que vous me déclarez.
+
+«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous
+n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un
+amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens
+d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...--Rendez-moi
+plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un
+moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi,
+et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.»
+
+«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes
+et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle
+lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion.
+Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il
+parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait
+évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur
+l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit;
+mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je
+ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru.
+Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants,
+Mendoce, mon coeur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma
+faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si
+dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut
+craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus
+m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique
+m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie?
+
+«--Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre
+innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier
+transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas!
+devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans
+vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le
+pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à
+la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma
+tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona
+Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en
+serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas
+un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don
+Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de
+Cifuentes; que mon coeur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.
+
+«--Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le
+confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon
+bonheur.--Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il
+être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour
+vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour
+me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je
+n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne
+lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul.
+Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour
+vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse
+qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses
+désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas
+trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du
+destin.»
+
+Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter
+l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y
+a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le
+monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses
+comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il
+renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre
+un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du
+roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que
+tels qu'ils sont.--Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est
+pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature
+du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si
+vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci.
+Revenons à mon histoire.
+
+«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et
+l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments
+amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de
+s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom.
+Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de
+Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec
+tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.
+
+«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de
+Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et
+ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y
+attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour
+don Fadrique.
+
+«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de
+la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut
+une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord
+qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais
+après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention,
+elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet,
+c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes.
+
+«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente
+qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le
+château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les
+observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils
+commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force;
+mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques
+étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et
+l'arrêtèrent.
+
+«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui
+attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au
+château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de
+fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la
+troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la
+suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance,
+pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui
+commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les
+hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent
+leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se
+retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent
+paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à
+outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette
+vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que
+l'empressement des cavaliers fut inutile.
+
+«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu
+ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris
+de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait
+équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui
+n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes
+la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le
+Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence
+sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils
+avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre
+de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et
+soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient
+leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar.
+Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour
+être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.
+
+«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace,
+s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un
+petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible
+de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan.
+Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de
+plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora,
+animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout
+le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation
+régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point,
+dans la cour de Sparte, une si grande consternation.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+_Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique._
+
+
+L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit:
+«Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la
+curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon
+attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque
+dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et
+aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent
+à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le
+démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette
+satisfaction de la manière suivante.
+
+«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui
+dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont
+deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la
+même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des
+étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des
+comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France,
+est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris,
+a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une
+meilleure fortune.
+
+«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait,
+en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation
+dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours;
+ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le
+sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut
+est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle
+d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa
+chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de
+l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait
+d'un profond sommeil.
+
+«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui,
+d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à
+mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter
+des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me
+les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison
+en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur
+notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid.
+Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.
+
+«--Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en
+baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous
+prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil
+m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les
+vers que vous avez à me dire.--Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le
+poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de
+composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification
+n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions
+triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut
+le coeur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les
+pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres,
+et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être
+consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la
+foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte
+modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne.
+
+«Voici ma tragédie: _La mort de Patrocle_. Scène première. Briseïde et
+les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux
+et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la
+perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par
+leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz
+que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les
+petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans
+oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur
+timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et
+ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils
+ne s'attendent point.
+
+«Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur
+d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre.
+Ensuite il commence la protase par ces vers:
+
+ Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
+ Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille
+ Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,
+ Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,
+ Léonte de la pique adroit à l'exercice,
+ Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;
+ Achille s'y prépare, et déjà ce héros
+ Pousse vers Ilium ses immortels chevaux[1].
+ Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
+ Quoique l'oeil qui les voit ne les suive qu'à peine,
+ Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:
+ Et lorsque vous serez de carnage lassés,
+ Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,
+ Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
+ Xantus baisse la tête et répond par ces mots:
+ Achille, vous serez content de vos chevaux:
+ Ils vont aller au gré de votre impatience;
+ Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
+ Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler,
+ Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
+ Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
+ Soudain font retentir le rivage de Troie.
+ Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
+ Paraît plus éclatant que l'astre du matin,
+ Ou tel que le soleil commençant sa carrière
+ S'élève pour donner au monde la lumière,
+ Ou brillant comme un feu que les villageois font
+ Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.
+
+ [1] _Hom. Lib. XIX._
+
+«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer
+un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de
+ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées
+sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de
+cette comparaison: _Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..._
+Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du
+véritable, vous en devez être enchanté.--Je le suis sans doute, a
+répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau,
+et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre
+tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui
+s'approchaient du corps de Patrocle.--Ne pensez pas vous en moquer, a
+répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer:
+cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me
+fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole.
+
+«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon
+coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je
+m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un
+jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les
+jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans
+vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de
+Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte
+favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut
+obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que
+sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à
+la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.»
+
+«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son
+sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais
+bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne
+peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique,
+qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour
+emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que
+l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des
+amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je
+composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs
+qu'elle.
+
+«--Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation
+de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...--Je me
+défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur
+comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien
+pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la
+plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté
+d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur
+faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être
+d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la
+platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas
+davantage pour décrier une bonne pièce.
+
+«--Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces
+juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du
+parterre.--Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a
+répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions.
+Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces
+nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un
+mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse,
+et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.
+
+«--C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le
+tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont
+représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies;
+l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des
+bagatelles, que de petites productions d'esprit...--Tout beau, monsieur
+l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas
+que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie
+avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit
+moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas
+plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer.
+Sachez qu'un sujet ingénieux dans les moeurs de la vie ordinaire ne
+coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque.
+
+«--Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi
+de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour
+éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je
+les ai méprisés jusqu'ici.--Je me soucie fort peu de vos mépris,
+monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour
+répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je
+pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les
+pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille
+parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une
+image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois
+font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les
+piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses
+admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour
+faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux.
+
+«--Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué
+Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir
+d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.--Je ne
+suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas:
+il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la
+plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos
+tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder
+sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et
+délicate.
+
+«--Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le
+malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La
+cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension
+dont elle m'a bien voulu...--Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos
+pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on
+les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois,
+ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous
+prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des
+poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en
+France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à
+faire des tragédies.
+
+«--Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous
+avez bien de la vanité.--Pour un versificateur qui ne doit sa réputation
+qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien
+accroire.--Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas
+chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure
+vous apprendrait à respecter le cothurne.--Que cette considération ne
+vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si
+vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez
+moi qu'ailleurs.»
+
+«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et
+les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre.
+Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue,
+et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils
+étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français,
+quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui
+sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec
+l'Italien séparer les combattants.
+
+--Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois,
+les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus
+importants que ceux qui ne font que des comédies.--Sans doute, répondit
+Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les
+héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.--Eh,
+sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il
+serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?--La
+question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée,
+et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en
+déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est
+pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la
+dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là
+qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que
+le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec
+l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un
+caractère différent, mais d'une égale habileté.
+
+«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais
+reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+_Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié._
+
+
+«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement,
+ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait
+été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre
+autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas
+permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu
+sur le sable.
+
+«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on
+s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on
+n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout,
+quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême
+faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses
+jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il
+voulût dire où son maître emmenait dona Théodora.
+
+«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût
+avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui
+restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait
+reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve
+de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent
+dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile.
+
+«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils
+laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures
+après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils
+avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun
+dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à
+Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent
+une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne
+furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau
+freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils
+profitèrent de l'occasion.
+
+«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais
+cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit,
+le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans
+l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant
+trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils
+découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils
+le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il
+s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne
+doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.
+
+«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que
+les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il
+s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il
+jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est
+pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat.
+
+«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens
+semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un
+vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au
+milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du
+bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.
+
+«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas
+continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer.
+Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à
+crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se
+rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce
+cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de
+demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les
+chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être
+qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la
+douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le
+maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs
+barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec
+quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.
+
+«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment
+espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire
+de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens;
+de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un
+instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le
+vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut
+réglé par le sort.
+
+«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de
+tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs
+chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la
+Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don
+Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous
+le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se
+jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point
+séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des
+spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au
+contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes
+considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils
+résolurent de les partager.
+
+«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des coeurs
+impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs
+regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le
+partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord
+avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer
+de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras:
+«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse
+nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure
+impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don
+Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa
+colère?--Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit
+don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes
+que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans
+doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour
+un misérable que poursuit sa justice.»
+
+«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment,
+et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en
+étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats
+de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce
+tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du
+Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu,
+cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est
+point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres
+peines de mon esclavage.»
+
+«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait
+faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la
+voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le
+Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis.
+
+«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena
+ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a
+coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour
+son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans
+les jardins du harem[2]. Cette occupation, quoique pénible pour un
+gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude
+qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait
+le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y
+pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se
+détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se
+les retracer.
+
+ [2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers;
+ il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail.
+
+«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il
+chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour
+l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par
+curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit
+qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos
+de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris
+celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de
+Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un
+autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs
+questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la
+conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes,
+à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait.
+
+«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois
+pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur
+de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces
+mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas
+de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête.
+
+«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai
+que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une
+entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand
+seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en
+apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que
+son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du
+rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.
+
+«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une
+tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper.
+Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point
+encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage
+ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je
+me suis attaché à gagner son coeur par une complaisance et par des
+respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une
+esclave chrétienne.
+
+«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont
+l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est
+point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes
+regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue
+ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que
+je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme
+l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de
+la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui
+mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de
+toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut
+aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que
+j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une
+sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.»
+
+«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu
+satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible
+pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne
+ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en
+particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance:
+des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de
+vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de
+mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui
+avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à
+recevoir son agent.
+
+«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord
+qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec
+beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui
+arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et
+pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour
+vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez
+peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui
+accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.»
+
+«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous
+l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos
+ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan
+qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu
+auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre
+compte de cet entretien.»
+
+«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave
+sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le
+regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre
+avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit
+le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me
+séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?--Ah! don Juan,
+s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?--Oui, Madame,
+répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan
+lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous
+revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule
+est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle
+vous rend à mes voeux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie
+que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y
+êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire
+ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains
+d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu!
+
+«--Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le
+temps de vous raconter...--Vous en avez tout le loisir, interrompit don
+Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous
+surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux
+moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre
+enlèvement jusqu'ici.--Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par
+don Alvar que j'ai été enlevée?--Je ne le sais que trop bien, répartit
+don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait
+appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher
+son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût
+achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes:
+
+«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir
+saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de
+celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut
+sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes,
+en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les
+voiles au vent.
+
+«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus
+lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon
+ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes
+pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert
+pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par
+quel attachement j'ai disputé votre coeur à don Fadrique jusqu'au jour
+que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une
+passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon
+malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je
+suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien
+pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre
+liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends
+que, dans la retraite où je vous conduis, un noeud éternel et sacré
+unisse nos coeurs.
+
+«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me
+ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à
+l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder
+comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il
+parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me
+quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit
+un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât
+adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir.
+
+«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un
+enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro
+Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation
+ordonnait ce sacrifice à mon coeur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer
+mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux:
+aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque
+tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira
+toute notre attention.
+
+«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue
+d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme
+le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible
+de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier:
+_Arrive, arrive!_ Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que
+de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut
+très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement
+que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme
+des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau,
+qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses
+officiers.
+
+«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à
+mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane:
+Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage;
+ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur!
+C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle
+pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point
+fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les voeux des
+premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous
+posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je
+n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître,
+sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne
+l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui
+va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail.
+
+«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je
+redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre oeil que moi le
+sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que
+je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel,
+et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux
+chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent.
+Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si
+effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma
+pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me
+conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto.
+
+«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni
+ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais
+je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le
+malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol
+achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette
+opinion.
+
+«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait
+pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes
+biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du
+monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de
+son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la
+tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un
+et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il
+m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes
+chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent
+sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs
+qui me sont réservés.
+
+«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout
+contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais
+qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre
+encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire
+l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce
+jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins
+d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà
+peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche
+de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice
+nouveau.»
+
+«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don
+Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que
+vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant
+épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que
+vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur;
+je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez.
+
+«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin
+tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre:
+avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...--Ah!
+don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous
+concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette
+mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments
+les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs,
+n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey,
+me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat,
+peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à
+toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu
+me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime
+qui t'offense.
+
+«--Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il
+m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un
+avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour
+vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de
+notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes
+pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à
+soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer;
+secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve
+moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de
+plaisir à ses discours.
+
+«--Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche
+et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit
+d'une feinte si pénible?--Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce
+changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner:
+pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en
+conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère
+que l'industrie ne nous sera pas inutile.
+
+«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous
+nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des
+fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir:
+dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse,
+soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre
+tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui
+le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut
+tout promettre pour ne rien accorder.--C'est assez, répartit Théodora,
+je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace
+m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos
+soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je
+tiens de vous ma liberté.»
+
+«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé
+bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles
+m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si
+tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche
+douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que
+j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma
+complaisance.--Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de
+faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours
+à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame
+qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les voeux
+des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son
+pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir
+longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe
+Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous
+dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences
+attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle
+n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à
+peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition;
+continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux
+respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans
+vos bras l'amour de la liberté.
+
+«--Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me
+donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour
+mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas
+trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux
+voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as
+remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le
+Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était
+cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer
+d'esclavage la veuve de Cifuentes.
+
+«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait
+parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que
+d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez
+très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus
+considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa
+rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est
+amoureux.--Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit
+Francisque.--C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan:
+ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne
+fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté.
+
+«--Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose
+vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame
+étaient d'humeur à bien payer ce service.--N'en doutez pas, répartit don
+Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la
+nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de
+grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis
+Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire.
+
+«--Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais
+chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...--Que
+dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier
+à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion
+pour...?--Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne
+laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de
+haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir
+quelque excuse. Voici son histoire en deux mots.
+
+«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne
+faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller
+s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il
+deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour
+Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui
+les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un
+More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le
+mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la
+liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le
+More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla
+plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa
+une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se
+mit en tête d'écumer la mer pour son compte.
+
+«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec
+quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla
+croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il
+retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit
+enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises
+considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une
+frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la
+peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite
+des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses
+disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il
+vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où,
+depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et
+plusieurs esclaves qui les servent.
+
+«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même
+patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées,
+et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il
+ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa
+foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il
+était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard
+d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir,
+le scandale qu'il avait causé aux chrétiens.
+
+«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un
+homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous
+prétexte d'aller au bagne[3]: je me rendrai chez lui; je lui
+représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être
+éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer:
+qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de
+sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment
+nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi
+passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone.
+
+ [3] Lieu où s'assemblent les esclaves.
+
+«--Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance
+que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce
+renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais
+croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le
+concevez?--Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon
+esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi,
+Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise,
+et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous
+annoncer.»
+
+«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui
+revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au
+renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue
+délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout
+équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves,
+il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il
+engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie
+d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera
+pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera
+l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une
+petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le
+plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et
+l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de
+captivité.»
+
+«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à
+dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour
+suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui
+dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle
+esclave: êtes-vous plus satisfait?...--J'en suis charmé, interrompit le
+dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses
+discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son
+état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux
+miens une attention obligeante.
+
+«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu
+connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes
+encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton
+esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes
+chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te
+renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens,
+en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.»
+
+«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit
+d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir
+avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave.
+Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient
+étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le
+renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur
+avaient été faites.
+
+«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris
+de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible,
+s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer
+de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de
+périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que
+cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi?
+Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui
+enlevez?
+
+«--Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles
+flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant
+malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la
+douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que
+Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de
+Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne
+soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous
+avoir pas vengée.
+
+«--Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends
+le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi;
+je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel
+effet de la malignité des astres, mon coeur ne saurait être le prix de
+ses services.»
+
+«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui
+servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et,
+faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave,
+dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les
+fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus
+aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le
+traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.»
+Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut
+compris que par cette dame.
+
+«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du
+dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque
+tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours
+avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles
+alarmes.
+
+«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet:
+«Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en
+retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai
+vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette
+personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le
+sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que
+je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans
+deux jours.»
+
+«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît
+pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey,
+qui lui en demanda la cause.
+
+«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute
+fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman
+veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela
+n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto,
+qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la
+Porte...--J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même
+aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi
+de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je
+préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce
+dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte
+des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en
+précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez
+digne du rang où ma tendresse l'appelle.
+
+«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour
+mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés
+ridicules le lui fassent mépriser?--Non, seigneur, répartit don Juan; je
+suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi
+pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne
+précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une
+religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui
+le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu
+de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de
+vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de
+gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses
+scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre
+dessein.»
+
+«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui
+proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort
+judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque
+impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit
+jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs
+après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi
+auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.»
+
+«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui
+venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât
+là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat
+serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de
+quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que
+toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner
+l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous
+embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur
+le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que
+j'aurai soin de vous fournir.»
+
+«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan
+que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien
+qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et,
+pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment
+d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la
+fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui
+descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite
+elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du
+jardin qui ouvrait sur la mer.
+
+«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance
+le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces
+amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur
+plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui
+qu'ils auraient le moins prévu.
+
+«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour
+s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils
+prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune
+défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant
+dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don
+Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point
+que je t'attaque en brave homme.»
+
+«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre:
+et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois
+d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté.
+«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous
+venez de percer.--Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien
+possible que j'eusse assassiné!...--Je vous pardonne ma mort,
+interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu
+par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content,
+puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer
+que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie.
+
+«--Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de
+désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va
+punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle
+ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée
+contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps
+de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait
+que surpris de la fureur de son ami.
+
+«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient
+eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort
+étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa
+dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés
+étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru;
+alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans
+sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne
+savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se
+contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le
+rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils
+n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit
+qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures
+n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son
+vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il
+n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.
+
+«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter,
+le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent
+dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants,
+encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur
+vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les
+voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la
+faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer
+la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto.
+
+«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manoeuvre un esclave
+français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à
+dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses
+remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La
+veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper
+don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir
+elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé
+son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme
+qu'elle aimait.
+
+«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois
+personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer,
+quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona
+Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les
+mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les
+deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de
+profonds soupirs.
+
+«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste,
+don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes:
+«Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous
+voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais
+il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous
+chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le
+coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de
+votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin
+d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle
+sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où
+était le Tolédan.
+
+«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies.
+Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce
+que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et
+n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua
+l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui
+tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il;
+j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne
+mourrai point chargé de votre haine.»
+
+«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes
+en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa
+de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait
+toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un
+transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est
+peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au
+soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre
+heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion
+et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à
+don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.»
+
+«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en
+parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie:
+elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie
+supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de
+sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier
+appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur
+deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona
+Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible.
+
+«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin
+de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que
+le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à
+dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre.
+Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique,
+il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui
+se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à
+représenter.
+
+«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de
+violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux
+pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour
+m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate,
+ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater;
+je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié
+m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma
+mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de
+pitié.
+
+«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de
+ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette
+nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami
+et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre
+don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps
+qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste
+éclaircissement.
+
+«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où
+j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous
+attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre
+auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter
+mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent
+comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des
+Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je
+m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur
+don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il
+peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que
+j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens,
+qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera.
+
+«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que
+fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y
+trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à
+qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait
+autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le
+priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché,
+me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger
+cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.--Et
+comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se
+nommait Théodora.
+
+«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au
+renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein
+qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il
+fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
+Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au
+renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.--Vous serez
+bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet
+que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre
+histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous
+n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et
+après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec
+nous à Valence conduire dona Théodora.»
+
+«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai
+de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé
+Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter
+s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le
+renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant
+une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui
+nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient
+sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»
+
+«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au
+malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais
+frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces
+au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera
+point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora.
+
+«--Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon
+affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même
+j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre
+amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre
+entretien.--C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite
+pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure,
+que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro
+Ponce.--Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour
+qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.
+
+«--Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en
+sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et
+l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle
+que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur.
+Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la
+jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan;
+souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé
+que vous.»
+
+«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient
+leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal,
+poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort
+m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me
+pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule
+devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au
+ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt
+l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.
+
+«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie:
+il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et
+le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est
+effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour
+détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant,
+qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin
+l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il
+reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets
+insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.
+
+«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne,
+avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le
+corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui
+témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de
+la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant
+toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage:
+comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir
+les côtes d'Espagne.
+
+«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le
+vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son
+parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à
+Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona
+Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses
+parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit
+une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.
+
+«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de
+Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du
+malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en
+faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent
+attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet
+état.
+
+«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher
+à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler
+sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était
+arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles
+larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses
+parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la
+félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de
+la tyrannie de Mezomorto.
+
+«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de
+don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y
+fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don
+Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en
+retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.
+
+«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de
+Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se
+retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à
+Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore
+aujourd'hui fort commodément.
+
+«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel
+était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il
+avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce
+qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant
+plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner
+le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.
+
+«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de
+qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don
+Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission
+des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en
+demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une
+année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.
+
+«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour
+Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de
+l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie
+que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était
+toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et
+le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son
+esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les
+charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu
+à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et
+content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se
+blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu
+sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous
+voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir,
+pourra le suivre bientôt.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+_Des songes._
+
+
+Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui
+dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir
+deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que
+l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui
+puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant
+aimé.
+
+--Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu,
+et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point.
+J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent
+pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont
+amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se
+met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait
+la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses
+les unes des autres pour être capables d'amitié.
+
+--L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un
+peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous
+allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour:
+j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de
+personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les
+divers songes qu'elles peuvent faire.--Très volontiers, répartit le
+démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.
+
+--Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien
+ridicules.--Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre
+Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du
+jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme
+est dégagée des vapeurs des aliments?--Pour moi, répliqua don Cléofas,
+quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.--Vous
+avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les
+croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité.
+L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne
+méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui
+en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit
+qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille
+autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les
+passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.
+
+«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous
+voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant.
+Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice,
+et qu'il se rend à la voix de cette sirène.
+
+«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le
+jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en
+gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents
+pistoles, moyennant un très-honnête profit.
+
+«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même
+caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il
+rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et
+son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à
+mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces
+songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?--Non, ma foi, répondit don
+Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir
+qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et
+conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit
+pas être un cavalier du commun.--C'est un gentilhomme de province,
+répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme
+en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui
+cède le pas dans une cérémonie publique.
+
+«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des
+songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui
+défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades;
+et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil
+à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.--Je
+souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et
+qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un
+lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a
+condamné.--J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce
+cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà
+fait exécuter la sienne.
+
+--Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les
+yeux en se levant avec précipitation?--C'est un homme de qualité qui
+sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant
+vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait
+de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est
+pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de
+condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont
+elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une
+aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à
+ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si
+pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus
+favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature
+pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu.
+
+«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le
+domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre
+où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits
+jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour
+l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari
+chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.
+
+--J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que
+c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant
+à la demeure du procureur.--Justement, répondit Asmodée; c'est un
+chanoine qui rêve qu'il dit son _benedicite_.
+
+«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise
+fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce
+marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui
+apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent
+qu'il est sur le point de faire banqueroute.--Ces deux songes, dit
+l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même
+porte.--Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr,
+est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne.
+
+«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux
+libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès.
+En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante
+pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en
+fait une seconde édition sans l'en avertir.
+
+--Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander
+par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et
+entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un
+scrupule de tromper les auteurs.--Rien n'est plus véritable, reprit le
+boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne
+sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée
+il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver.
+
+«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba
+sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des
+convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces
+jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la
+vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre
+libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une
+emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le
+troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec
+vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait
+aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa
+poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se
+trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée _le Juif
+errant_, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même
+ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.
+
+«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant
+timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute
+des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il
+lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous
+êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre
+les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs
+paroles: je veux des actions.--Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous
+de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon
+amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?--Hé non! don Nicaise,
+non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il
+s'est réveillé.
+
+--Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans
+ce lit brun se débat comme un possédé.--C'est, répondit le boiteux, un
+habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il
+rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit
+docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin.
+Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure,
+nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour
+demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup
+d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le
+gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit
+mériter une vice-royauté.
+
+«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui
+rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte,
+songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère
+résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la
+garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat
+éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le
+prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure
+court après l'exorde de son discours.--Il n'est pas impossible, dit don
+Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.--Non vraiment, répondit le
+diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur
+en pareille occasion.
+
+«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder
+dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?--J'aperçois, dit Léandro
+Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une
+étrille à la main.--Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui
+dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en
+dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine
+dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier
+lui-même le croit comme les autres.
+
+«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux
+chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est
+tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à
+l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie
+son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une
+mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute
+l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa
+mort.--Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien
+extraordinaire.--Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque
+chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il
+était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les
+victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en
+l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en
+pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après
+quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir,
+où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y
+avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de
+s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous
+les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta
+place auprès de nous.»
+
+--Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir
+l'imagination blessée.--En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est
+couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit
+délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est
+une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que
+son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle
+voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la
+gloire de lui plaire.
+
+--Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière
+nous.--Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui
+rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui
+n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec
+une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.
+
+«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme
+un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il
+possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus
+il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
+grand coffre.--Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps
+de son trésor.--A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai
+riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses.
+
+«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont
+voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à
+la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les
+donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le
+profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des
+chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut
+plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.
+
+--Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y
+avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils
+seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.--Pas trop, répondit le
+diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui
+chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.
+
+--Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en
+soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un
+superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de
+laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.--C'est une
+femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant,
+et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne
+mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne
+pourrait fermer l'oeil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les
+Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet
+instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter
+est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme
+d'un grand page des mieux bâtis.
+
+«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus
+plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la
+douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux,
+qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il
+y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi
+dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il
+s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme.
+Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il
+se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour
+décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il
+entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien,
+après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter
+et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort
+commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe
+céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres
+dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une
+apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le
+vieux comédien en une figure de décoration.»
+
+Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant:
+«Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour:
+j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la
+populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons
+des huées qui ne finiront pas si tôt.
+
+--On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir
+que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que
+sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour
+cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais
+former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra
+percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai
+vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une
+fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de
+l'écolier.
+
+«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas
+réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la
+nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez
+vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là,
+je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours
+de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous
+sur nouveaux frais.--Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point
+las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir
+de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà
+levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles
+faire de si grand matin?--Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le
+démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau
+des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent
+pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est
+possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+_Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies._
+
+
+Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue.
+Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en
+communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire
+la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de
+pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller
+jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront
+pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent
+pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons
+savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les
+coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour.
+
+«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui
+qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et
+semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va
+tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air
+décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un
+daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent,
+dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de
+cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art
+de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes
+accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage
+pour lui apporter un maravedi.
+
+«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper
+l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique
+Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps.
+J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour
+aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette
+nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches
+l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire!
+
+--Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme
+chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec
+précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.--Oui,
+certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court
+à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une
+comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien
+embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui
+s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre
+ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un
+Amphitryon qui sont auteurs du parti.
+
+«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que
+c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux
+des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le
+divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va
+gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous
+cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère
+sévère et vigilante.
+
+«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume
+d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son
+oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette
+maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose
+à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez
+sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit
+la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier
+_hidalgo_ qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le
+fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le
+gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en
+tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous
+les meubles.
+
+«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps
+de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre
+de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur
+en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt
+maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un
+équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la
+frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son
+particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par
+ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à
+des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher
+un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après
+quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront
+convenus.--Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.--Hé mais!
+répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement
+deviennent avares ou prodigues: c'est la règle.
+
+--Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa
+toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.--Ah!
+vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre
+attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son
+douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec
+elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.
+
+«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a
+promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois
+mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents,
+qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec
+l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié
+de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa
+maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda
+la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions
+qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais
+ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se
+séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre.
+
+«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il
+s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la
+conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris
+une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment
+donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des
+billets doux qu'on vous envoie?--Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous
+voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser
+en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier
+a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré,
+il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il
+lui jure de nouveau une éternelle fidélité.
+
+«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe
+au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire
+pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.--Ce personnage, dit
+l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.--Il est
+certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a
+des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le
+Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine
+dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il
+demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à
+jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son
+registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire
+quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il
+mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène:
+«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des
+oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux
+grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le
+faire ramper sous un autre homme.»
+
+«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs;
+ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était
+pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux.
+Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il
+éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné
+presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé
+de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins
+honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que
+chez les grands seigneurs.
+
+«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez
+accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures
+maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon
+de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant
+des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et
+princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des
+réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils
+ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est
+resté fidèle: c'est son chien.
+
+--Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient
+cet équipage que je vois arrêté devant une maison.--C'est, répondit le
+démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans
+cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de
+race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir
+qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa
+cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de
+menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de
+prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce
+matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit
+plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un
+si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que,
+pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien
+qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans
+une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence.
+
+«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa
+maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a
+trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son
+rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la
+consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de
+la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne,
+qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial.
+
+--Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà
+un cavalier qui entre chez un traiteur.--Ce cavalier, reprit Asmodée,
+est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument
+passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour
+critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a
+point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur
+pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre
+comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon
+qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie.
+
+«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent
+dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se
+méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement
+que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et
+l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides.
+
+--Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette
+église? dit Zambullo.--C'est, répondit le boiteux, un personnage digne
+d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un
+notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse
+de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent,
+reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le
+voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes.
+On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent
+qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une
+riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.--Vous
+savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.--Oh! pour cela oui,
+répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère.
+
+«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant
+dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut
+une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or
+qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le
+religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de
+juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le
+parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la
+pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à
+Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses
+pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui
+lui donne un beau rang dans la société civile.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+_Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas._
+
+
+Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un
+trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un
+médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il
+passera toute la journée à jouer aux échecs.
+
+«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point,
+et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas
+les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez
+une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait
+semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de
+valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui
+apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de
+qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve
+prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur
+le point de gagner la partie.
+
+«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je
+ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes
+qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y
+découvrez-vous?--J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit
+l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont
+déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine
+voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent.
+
+--Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits
+des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont
+quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi
+dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par
+leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles
+attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent
+charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait
+faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les
+rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher.
+
+--Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que
+je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.--Vous
+l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y
+conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.--Vous ne
+pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je
+m'en fais par avance un grand plaisir.»
+
+Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le
+palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des
+manoeuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était
+un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est
+la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez;
+cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera
+digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus.
+
+--Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces
+deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.--Les voici, reprit le démon;
+préparez-vous à les admirer.
+
+ Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,
+ Momus ubi fatuos vendidit ante sales!
+
+«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.--Je
+n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas
+bien ce que signifient ces _fatuos sales_.--Vous ignorez donc, répartit
+le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des
+denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la
+jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient
+représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades,
+et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser
+jusqu'aux _prétérits_ et aux _supins_.--Oh! ne m'en dites pas davantage,
+interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de
+collége. L'inscription me paraît admirable.»
+
+A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du
+roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A
+mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le
+nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du
+doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de
+la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est
+don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le
+comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il
+faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque
+trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon.
+
+«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous
+écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous
+l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un
+homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un
+quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui
+avez dit.
+
+«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la
+cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses
+pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de
+caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye
+pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services
+qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il
+laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir
+bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.»
+
+Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les
+mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une
+salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et
+particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de
+chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!--Je vous en
+réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être
+chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire,
+comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille
+écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien
+mêlée.
+
+«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.--Parlez
+plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.--Non, non,
+répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet
+pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui
+revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le
+voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions
+prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par
+lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je
+doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au
+premier ministre.
+
+--Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros
+et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par
+l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche
+seigneur.--Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un
+_hidalgo_ des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la
+protection d'un grand.
+
+«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse
+observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la
+première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils
+parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais
+vous en faire le détail.
+
+«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de
+Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux
+auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies
+et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette
+production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils
+présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme
+contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole.
+
+«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois
+commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en
+était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il
+était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a
+décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des
+académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne
+composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver
+la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être
+remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première
+qualité.
+
+--Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en
+riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à
+craindre.--Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de
+cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont
+pas tous de l'académie de Tolède.»
+
+Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de
+velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié.
+«C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde
+espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux,
+pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit
+hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce
+bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui
+était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps.
+
+«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don
+André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais
+nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des
+meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas
+riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il
+pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon
+l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit
+qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les
+communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui
+travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De
+mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille
+pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il
+accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent
+qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit
+depuis ce temps-là.
+
+«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table
+où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du
+roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce
+jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non,
+Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.»
+
+L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus
+plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un
+courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce
+seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui
+demander.--Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la
+peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un
+honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs
+de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en
+réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce
+seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie
+très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui
+s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre
+service.
+
+«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne,
+lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est
+devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres.
+Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand,
+et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et
+l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un
+autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules
+et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et
+paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait
+marchandé et trouvé trop cher.--Quelle insolence! dit Léandro; un Turc
+qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de
+le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de
+fortune.--J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de
+penser comme un Turc.
+
+«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en
+faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle
+un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici,
+après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols?
+il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.
+
+«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur
+un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range
+pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala,
+grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé
+cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration.
+
+--Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.--Il
+serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le
+prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui
+n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter
+un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un
+commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont
+l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son
+autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé,
+il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi
+n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre
+que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui
+règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin
+d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois.
+
+--Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais
+curieux de l'entendre parler au roi.--Je suis bien mortifié, répondit le
+diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau
+désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de
+m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de
+Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
+esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux
+autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je
+pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait,
+je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables
+m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre
+nous, je ne serais pas le plus fort.
+
+--Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce
+palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos
+confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie,
+je crois que vous n'en seriez guère mieux.--Non, sans doute, répondit
+Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les
+leurs.
+
+«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas
+entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un
+plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles,
+il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de
+la Merci.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+_Des Captifs._
+
+
+Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la
+porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de
+l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie
+assemble ici tout ce peuple?--C'est, répondit le démon, une cérémonie
+que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en
+temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver
+dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption
+les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se
+remplir de spectateurs.
+
+--Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort
+curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre
+Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas
+tant m'en faire fête.--Je vous connais trop bien, répartit le diable,
+pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que
+d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant
+considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables
+qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver
+quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne
+serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.--Oh! pour cela non,
+reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez
+un vrai plaisir de tenir votre promesse.»
+
+Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à
+coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui
+marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs
+habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez
+grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux
+les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire,
+comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait
+l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête;
+les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit
+cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout
+l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait
+les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe
+grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse
+espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de
+chrétiens dans leur patrie.
+
+«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir
+recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point
+de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre
+que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des
+événements plus cruels pour eux que l'esclavage.
+
+«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier
+cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir
+été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles
+de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq
+enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de
+laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre
+lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé
+de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère
+sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé
+par leur mauvaise conduite.
+
+--J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son
+air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.--Le captif
+que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa
+délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de
+mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien
+agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui
+remarquez.
+
+«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté:
+une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause.
+Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en
+Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant
+qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été
+inébranlable.--Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.--Dix-huit
+mois, répondit Asmodée.--Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois
+que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance
+de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.--C'est
+ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su
+qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.
+
+«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit
+immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse
+barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien
+pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse
+le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter.
+
+«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque
+son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon,
+mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant
+fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont
+l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité.
+Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit
+ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea
+rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé
+favorablement de dona Hipolita, soeur d'un petit gentilhomme qui avait
+sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.
+
+«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice,
+qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le
+lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était
+bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le
+fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup
+d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son
+frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en
+Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.
+
+«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il
+appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une
+masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses
+facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la
+peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et,
+de plus, il y avait une femme maure auprès de sa soeur.
+
+«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le
+bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout
+pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il
+conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la
+semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de
+sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les
+profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre
+par un regard. Sa soeur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité
+de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa
+beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand
+viendrait la demander en mariage.
+
+«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le
+savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il
+prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit
+avec tant d'adresse, que le frère et la soeur enfin trouvèrent bon qu'il
+eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne
+connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous
+les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre
+lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité
+trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il
+un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre
+en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette
+obligation-là.»
+
+«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était
+mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea
+volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains
+qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa
+chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf
+d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume
+verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il
+était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La
+belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée.
+C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés,
+sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne
+pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user
+ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur
+d'être en commerce avec un gentilhomme.
+
+«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté
+qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement,
+qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui
+pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle.
+Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui
+firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme
+riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à
+lait. Xaral et sa soeur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses
+que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent
+que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et
+des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur
+déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les
+jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés
+d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui
+flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage.
+
+«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don
+Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère;
+et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le
+dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le
+superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et
+dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le
+mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque
+indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans
+témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se
+déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter
+là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents.
+
+«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une
+diète composée de quelques _hidalgos_ de son voisinage, lesquels étaient
+de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la
+_Hidalguia_. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils
+étaient d'avis qu'il accordât sa soeur à Fabricio, mais pour délibérer
+de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la
+bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de
+la qualité d'Hipolite.
+
+«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice
+et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles
+s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les
+uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier
+l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux
+hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le
+résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que,
+pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont
+il aurait sujet de se souvenir longtemps.
+
+«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida
+qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et
+que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que
+don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une
+nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit
+par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette
+soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.
+
+«La soeur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie;
+il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure
+la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais
+cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de
+pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière
+Hipolite.
+
+«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre oeil; elle trouva
+l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il
+avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son
+affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement
+que cette passion est capable de produire: cette même fille qui
+s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un
+instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après
+les avoir envisagées comme une ignominie.
+
+«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir
+le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète
+intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer
+quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque
+soupçon de ce qui se passait: sa soeur lui devint suspecte; il observa,
+et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux
+intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement
+deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à
+crier: _Vengeance, don Thomas! vengeance!_ Xaral, qui n'avait pas besoin
+d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit,
+avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire
+de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur;
+ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il
+leur marqua.
+
+«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha
+dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut;
+puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt
+que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y
+venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile
+de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour
+s'entretenir.
+
+«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir
+des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que
+répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils
+furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour
+les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois
+courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en
+défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se
+battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant
+toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et
+de se sauver.
+
+«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément
+déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et
+lui plongea son épée dans le coeur; et ses deux parents, très-mortifiés
+du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs
+blessures.
+
+«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous
+les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de
+quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à
+l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait
+esclave en voyageant sur mer.
+
+--Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don
+Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait
+l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous
+aie interrompu pour vous en demander la cause.--Vous n'y perdrez rien,
+répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de
+savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de
+famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un
+patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave,
+qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant
+douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât
+chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce
+temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut
+l'en consoler.
+
+--Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui
+est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de
+Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de
+captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de
+Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une
+fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux
+que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans
+son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.--Quelle
+satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir
+son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et
+tranquilles!
+
+--Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de
+sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace.
+L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie:
+au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner
+pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire
+concierge d'une de ses terres.
+
+«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre
+qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit
+médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les
+Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le
+garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères
+de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont
+ramené qu'à regret en Espagne.
+
+«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous
+plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de
+drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger
+pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.--Et qui est ce
+pauvre captif? dit Zambullo.--C'est un cordelier de Navarre, répondit le
+démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un
+misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent
+esclaves chrétiens de prendre le turban.
+
+--Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je
+suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un
+barbare.--Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir,
+répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze
+années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé
+tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des
+tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.
+
+--Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien
+tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma
+curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.--Vous me
+prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous
+voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel
+devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté
+de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des
+captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures
+méritent de vous être racontées.»
+
+L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de
+tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le
+diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+_De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant,
+il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce
+démon don Cléofas et lui furent séparés._
+
+
+Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille,
+après avoir partagé avec un frère et une soeur la modique succession que
+leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour
+Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de
+l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait
+alors dans sa vingt-troisième année.
+
+«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine
+à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville.
+Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui
+serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je
+dis don Pablos, parce qu'il avait pris le _Don_, pour être en droit de
+vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu
+l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et
+il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui
+manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit
+qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put
+le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource.
+
+«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent
+de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il
+assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change
+de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si
+vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire
+emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de
+Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit:
+«Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un
+alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la
+main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.»
+
+«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de
+ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il
+quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
+campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à
+ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus
+sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes
+leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit
+sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage.
+
+«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte
+de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles
+réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta
+toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il
+se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura
+surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent
+un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les
+fumées du vin.
+
+«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les
+unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant
+d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à
+se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut
+discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première
+peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste,
+le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au
+pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir
+fait le tour deux ou trois fois.»
+
+Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit:
+«Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu
+de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en
+peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à
+propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je
+n'abuserai point de votre patience.
+
+«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage
+dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se
+mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où
+il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit
+proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec
+une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en
+transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre
+de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y
+eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais
+quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce
+travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles
+de la terre.
+
+«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et,
+persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois
+avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de
+l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le
+ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha
+légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir
+fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour
+il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la
+vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il
+avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce
+frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre
+un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour
+comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.
+
+«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à
+ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra
+ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à
+Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui
+préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce
+jour-là même, à Salamanque.
+
+«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant,
+que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa
+fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant
+point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en
+envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir
+précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier
+qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une
+situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il
+ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient
+eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis
+longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher
+ses revenus.
+
+«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain,
+tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes
+amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il
+avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils
+recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à
+ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il
+avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre
+son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la
+science des lois, et l'étude devint son unique occupation.
+
+«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des
+doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il
+faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui
+en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour,
+si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant
+sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant
+patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.
+
+«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé
+Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de
+pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il
+s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre
+homme à la mendicité.
+
+«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa
+conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa
+où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il
+y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il
+d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident
+qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns
+les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un
+petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste
+aventure.
+
+«--Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux
+mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant
+qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux
+cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que
+de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les
+porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que
+j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un
+déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par
+ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais,
+hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a
+cruellement été ravie.»
+
+«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son
+affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut
+attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes
+les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles
+ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement
+sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on?
+Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne
+manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à
+vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette
+espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui
+donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de
+buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir
+parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout
+confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions
+qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses;
+on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs.
+
+«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don
+Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon
+accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages
+qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me
+serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit
+et ma bourse.
+
+«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce
+que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui
+sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur
+inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus
+que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où
+il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette
+somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en
+recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la
+vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son
+but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa
+réputation avec sa conscience.
+
+«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de
+l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête
+faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il
+regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un
+cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.
+
+«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère
+mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux
+jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre
+à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma
+condition dans ce pays-ci, et le coeur me dit que je serai plus heureux
+au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant
+vous cent écus seulement.
+
+«--Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo;
+j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie
+aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle
+Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir,
+qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à
+partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut
+soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait
+que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en
+profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que
+dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en
+l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.
+
+«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par
+là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais,
+considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à
+Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à
+l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès,
+tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint
+le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son
+recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une
+profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les
+vertus d'un homme de bien.
+
+«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de
+Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie.
+Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme,
+il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le
+fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a
+d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes
+pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en
+servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à
+cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui
+opéra plus que tout le reste.
+
+«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla
+remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de
+votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en
+donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et
+y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à
+l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous
+pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune
+Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre
+Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si
+grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste
+d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance,
+le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui
+disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession;
+employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai
+point.»
+
+«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de
+temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en
+pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.--«Seigneur, répondit
+le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le
+coeur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est
+actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient
+d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont
+racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans
+l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et
+s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le
+libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa
+patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes!
+Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la
+justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me
+laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.»
+
+«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut
+touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon
+enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos
+fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce
+qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa
+délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux
+qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant
+en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra
+plus de son mauvais sort.»
+
+«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout
+consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant
+arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent
+pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites:
+_Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un
+pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à
+Alger._ Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à
+Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont
+racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air
+tranquille.
+
+--Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère
+de reste à ce bourgeois.--Don Pablos pense autrement que vous, répondit
+Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de
+sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il
+a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a
+dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre
+bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent
+que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous
+rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour
+parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous
+appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le
+diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un
+frisson et il changea de visage.
+
+«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous
+agite et vous coupe subitement la parole?--Ah! seigneur Léandro, s'écria
+le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui
+me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne
+suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations
+si fortes, que je n'y pourrai résister.--Que j'en suis mortifié! dit don
+Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons
+nous séparer pour jamais.--Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le
+magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de
+lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me
+remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que
+je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à
+personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez
+l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que
+vous ne me reverriez plus.
+
+«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il,
+c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle
+Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de
+Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage;
+ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde!
+ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est
+effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je
+ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir,
+cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et
+disparut après l'avoir transporté dans son appartement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI ET DERNIER
+
+_De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de
+lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le
+finir._
+
+
+Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué
+d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de
+mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos.
+Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à
+s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui
+doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où
+il passa la journée et la nuit suivante.
+
+Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don
+Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en
+criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au
+bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous
+êtes couché depuis hier matin?--Cela n'est pas possible! répondit
+Léandro.--Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux
+fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont
+assuré.»
+
+L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son
+aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne
+pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il
+ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en
+être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don
+Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand
+ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre
+presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que
+vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette
+malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»
+
+Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite:
+«Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage
+considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous
+apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est
+belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de
+flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que
+néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point
+encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On
+élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour
+prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme,
+il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»
+
+Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre
+intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un
+prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres,
+il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord
+occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher
+Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et
+j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans
+doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est
+peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il
+peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende
+incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il
+prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de
+voir la belle Séraphine.
+
+Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras
+ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je
+commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après
+les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à
+s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui
+témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!»
+
+Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit
+au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans
+l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne
+suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez
+être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans
+une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous
+plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En
+parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à
+l'appartement de Séraphine.
+
+Cette dame venait de faire la _sieste_: «Ma fille, lui dit son père, je
+viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé
+la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a
+fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le
+permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose,
+adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui
+charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot;
+mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer
+sous silence que de le défigurer.
+
+Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité;
+qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut
+aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder
+comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré
+tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau
+prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait
+charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir.
+
+Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage,
+c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble,
+ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés,
+sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son
+beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des
+discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression
+qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui;
+de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour
+et fort peu d'espérance.
+
+«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût
+été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était
+dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait
+d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous
+ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne
+savez pas mieux le présent que l'avenir.»
+
+Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la
+passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait
+vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se
+reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût
+trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta
+qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice.
+
+Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant
+envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il
+est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous
+n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à
+ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine
+soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je
+l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance.
+Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé
+pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui
+m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc
+une chose résolue, vous épouserez ma fille.»
+
+Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait
+avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si
+grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé.
+«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où
+vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre
+elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un
+grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque
+tache que j'ignore?
+
+--Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le
+ciel a mise entre nous.--Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous
+si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi,
+don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son
+intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.--Si j'avais une maîtresse
+à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute
+ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette
+raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de
+délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me
+proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous
+détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine.
+
+--Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui
+l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous
+qui avez fait une action si hardie?--Non, Seigneur, répondit Zambullo:
+tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre
+que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»
+
+Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas
+les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus
+clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée,
+raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le
+vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que
+vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma
+fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le
+diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas
+manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours
+de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la
+moitié de mon bien.»
+
+Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux
+pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après,
+ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du
+seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre
+écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté
+qu'il avait procurées au diable boiteux.
+
+
+FIN DU DIABLE BOITEUX.
+
+
+
+
+APPENDICE AU DIABLE BOITEUX
+
+
+I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.
+
+_Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre
+démon:_
+
+Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons
+d'examiner ce qui se passe en cette ville.--J'y consens, reprit le
+diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson
+passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il
+vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles
+sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son
+mari pour les mettre en chant.
+
+_Même chapitre, après l'article du souffleur:_
+
+Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la
+maison voisine?--Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable;
+et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus
+grands seigneurs de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies et
+amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité
+les courent. (_La suite à peu près comme dans l'histoire des trois
+Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition._)
+
+_Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117
+de notre édition):_
+
+Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?--Ce
+sont deux soeurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent
+depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements
+qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet
+entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu
+voir d'aujourd'hui leurs amants.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre
+édition):_
+
+Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me
+semble, un autre.--Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a
+quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le
+maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été
+représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation
+a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est
+bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir
+tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes.
+
+_Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné
+un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):_
+
+Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un
+licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier
+brusquement sa servante.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):_
+
+Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de
+religieuses.
+
+_Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):_
+
+Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui
+s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs
+affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le
+premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées.
+L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec
+une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination,
+peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le
+bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés.
+Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par
+inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par
+intérêt le poursuit par inclination.
+
+_Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I,
+p. 153):_
+
+Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui
+certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se
+promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la
+tête embarrassée.--Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est
+un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est
+donné la peine de traduire le _Misanthrope_, l'une des meilleures
+comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter
+aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les
+Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait
+dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit.
+
+--Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne
+ce malheureux sort?--C'est, répondit le diable, que les Espagnols
+n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent
+que des comédies de caractère.--Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si
+l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y
+réussiraient pas.--Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont
+capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette
+dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus
+composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe.
+Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir
+tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur
+satirique. Enfin, le goût des nations est différent.--Mais quelle sorte
+de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce
+d'intrigue ou de caractère?--C'est une chose fort problématique,
+répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni
+les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en
+sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce
+qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres.
+
+_Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p.
+101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:_
+
+Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et
+principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en
+trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un
+chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui
+disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a
+quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours
+tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés
+des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la
+Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je
+me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à
+rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire,
+tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont
+en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille
+ni ma jeunesse.--Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le
+chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes.
+Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.»
+
+_Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):_
+
+Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la
+nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé
+un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa
+grand'mère.--Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas,
+quel est le genre de sa folie?--Oh! pour celui-là, répondit Asmodée,
+c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et
+d'un gros commis de la douane.
+
+_Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence
+ainsi:_
+
+La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un
+jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse
+somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse
+pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un
+verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a
+perdu l'esprit.
+
+_Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:_
+
+La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une
+croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle
+en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête
+a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait
+médité la ruine.--Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames,
+il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être
+pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de
+joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique
+héritière.
+
+_Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T.
+I, p. 196):_
+
+Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne
+sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours
+aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un
+quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce
+qu'il leur a dit.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses
+oeuvres de jeunesse (T. I, p. 200):_
+
+Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs
+que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de
+sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des
+tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à
+son voisin: c'est un homme...--Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec
+précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et
+vous me le montrez avec des fous.--Ah! il est vrai, reprit le diable;
+j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les
+endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à
+ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même
+toute la douceur.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir
+son inventaire (T. I, p. 201):_
+
+Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre
+d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il
+se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que
+son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il
+disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un
+homme si raisonnable.
+
+_Et quelques lignes plus loin:_
+
+Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous
+parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un
+homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes
+les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original,
+et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou
+Calderon.
+
+_Le chapitre XII, _Des Tombeaux_, débute par plusieurs histoires
+supprimées en 1726:_
+
+Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite
+renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas
+remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui
+s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort
+deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le
+quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique.
+Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir
+pris des remèdes rafraîchissants.
+
+_Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:_
+
+Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que
+la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme
+d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue
+étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une
+duchesse. (V. t. I, p. 175.)
+
+_Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I,
+p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après
+quoi on lit:_
+
+Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons
+de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie
+pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans
+le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par
+précaution.
+
+_Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite
+à une dame:_
+
+Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il
+voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu.
+
+_Après l'histoire de la vestale morte en couches:_
+
+Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie
+au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation
+d'une pièce d'un de ses amis.
+
+_Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la
+jalousie des femmes, on trouve:_
+
+A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une
+femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos
+jours!--Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on
+enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à
+celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux
+empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si
+triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir,
+l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle,
+aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle
+à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir
+de deux jours.»
+
+_L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée
+ainsi:_
+
+C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle
+fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de
+Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se
+présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs.
+
+_Après l'histoire du vicomte Aragonais:_
+
+Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un
+jeune homme qui rit en dormant.--Vous ne vous trompez pas, répartit le
+diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve
+qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je
+remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien
+mortifiants.
+
+Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un
+marquis dont il commence à souffler le patrimoine.
+
+_Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un
+courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:_
+
+Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il
+rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec
+deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris
+garde et l'ont fait tomber de haut en bas.
+
+_Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:_
+
+Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des
+duretés à un auteur qui lui fait des compliments.
+
+Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je
+ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de
+la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais
+poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant.
+
+_Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:_
+
+Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa
+femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux
+en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit
+une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un
+marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au
+même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.
+
+_Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement
+après vient le dénouement:_
+
+Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui
+l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur
+don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait
+en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me
+menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit.
+Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre
+appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.»
+En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses
+yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre.
+
+
+II. _Dédicace de la première édition._
+
+AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.
+
+Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est
+pas moins de vous que de moi. Votre _Diablo Cojuelo_ m'en a fourni le
+titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de
+l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien
+ne pourrait pas justement vous la disputer.
+
+Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de
+ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que
+me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation.
+
+Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre _Cojuelo_. Je le crois
+digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a
+fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je
+conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et
+vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs;
+mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat
+en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la
+justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis
+donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau
+livre sur le même fonds.
+
+C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda.
+Je n'ai pas traduit plus fidèlement son _D. Quichotte_ que votre
+_Cojuelo_. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des
+écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque
+réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on
+me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.
+
+J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre
+_Cojuelo_ tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos
+Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le
+rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de
+succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il
+n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de
+vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous
+n'auriez jamais été connu.
+
+
+III. _Dédicace de 1726._
+
+AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.
+
+C'est à vous, _seigneur de Guevara_, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa
+nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien
+ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà
+déclaré et je déclare encore publiquement que votre _Diablo Cojuelo_
+m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de
+l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si
+quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le
+disputer.
+
+J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans
+le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y
+en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma
+nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire
+d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou,
+pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan.
+
+Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en
+France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux
+l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à
+Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est
+vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et
+qu'elle y est devenue un ouvrage original.
+
+J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore,
+_Seigneur Louis Velez_; mais, pour la rendre plus digne de revoir le
+jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour
+ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y
+fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter
+quelque changement.
+
+Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté
+d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une
+source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser.
+J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui
+veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de
+place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer
+pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en
+petit un tableau des moeurs du siècle.
+
+Après avoir reconnu, _Seigneur de Guevara_, que votre Diable a toujours
+hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma
+conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco
+Santos, auteur du livre intitulé: _Dia y noche de Madrid_. Quoique le
+larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait,
+afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs
+qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les
+armoiries.
+
+Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition
+qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique
+l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux
+pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût.
+
+
+IV. TABLE ANALYTIQUE.
+
+_La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, _El
+Diablo cojuelo_; la lettre B, l'édition originale du _Diable boiteux_._
+
+_L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726._
+
+
+TOME I
+
+CHAPITRE I. _Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel
+hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A,
+tranco I; B, chap. I.)_
+
+On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa
+et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (_Dans
+Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame,
+qui veut se faire épouser._)--Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il
+se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P.
+2.--Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient
+enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles
+sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.--Promesses
+que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7.
+
+CHAPITRE II. _Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap.
+II.), 11._
+
+Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (_Ceci est autrement expliqué dans
+Guevara_).--Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment
+celui-ci s'est attiré sa haine, 13.
+
+CHAPITRE III. _Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier,
+et des premières choses qu'il lui fit voir, 16._
+
+Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de
+lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits
+des maisons (A, tranco I, 16).--L'avare et ses héritiers, 18.--La
+vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.--Le vieux galant, 19 (A,
+tr. II).--La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).--Le concert
+ridicule, 19 (B, ch. XVI).--Le seigneur aux billets doux, 20.--Doña
+Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).--Le vieux qui va au sabbat, 21
+(A, tr. II).--Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses
+confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).--Le souffleur, 22 (A,
+II).--L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.--Le prélat qui tousse,
+23.--Le poëte tragique, 23.--* L'épître dédicatoire, 25.--Les voleurs
+chez le banquier, 25 (A, II).--Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A,
+II).--Le greffier et son démon, 26.--Etrange pudeur d'une veuve (B, ch.
+VI).--* Le bachelier Donoso, 27.--* L'amoureux transi, 28.--Le contador
+qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).--* La veuve et les deux
+conseillers, 29.--* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.--Le chanoine
+frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).--Les deux frères morts de la même
+maladie, 31, (B, ch. VI).--Le charivari, 32 (B, ch. VI).--* Le trio
+ridicule, 32.--* Les trois Galiciennes, 33.
+
+CHAPITRE IV. _Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de
+Cespedes, 34._
+
+La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI).
+
+CHAPITRE V. _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B,
+chap. V), 70._
+
+CHAPITRE VI. _Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle
+manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99._
+
+Le grand seigneur endetté, 99.--* Le président qui va chez l'Asturienne,
+100.--Le compilateur, 100.--Les deux entremetteuses, 101 (B, chap.
+IX).--L'impression clandestine, 103.--L'inquisiteur malade, 104 (B, ch.
+IV).--Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).
+
+CHAPITRE VII. _Des prisonniers (B, chap. VIII), 109._
+
+Le cabaretier empoisonneur, 110.--L'assassin de profession, 110.--Le
+maître à danser, 111.--L'amoureux arrêté comme voleur, 111.--La feinte
+sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.--Le valet de chambre
+accusé de viol, 118.--L'écuyer de la duchesse, 119.--Le chirurgien qui a
+saigné sa femme, 120.--* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.--*
+Domingo et le maître d'hôtel, 122.--* Le Castillan qui a souffleté son
+père, 137--* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.--Les vingt
+ou trente filous, 138.
+
+CHAPITRE VIII. _Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui
+révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX),
+136._
+
+Le capitaine et l'usurier, 139.--Les deux filles qui ont perdu leur
+père, 142.--L'aventurière aragonaise, 143.--Le cavalier qui a écrit des
+lettres, 143.--* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme,
+145.--La comtesse qui lit Hippocrate, 153.--* Le mendiant manchot,
+154.--* Le poëte et le peintre, 155.--Le banquier et son père le
+savetier, 156.
+
+CHAPITRE IX. _Des fous enfermés (B, chap. X), 161._
+
+Le nouvelliste castillan, 161.--* Le licencié qui se croit archevêque,
+161.--* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.--Le grammairien, 162 (A,
+tr. III).--Le marchand ruiné, 162.--Le capitaine Zanubio, 162.--* Le
+mari fou de la mort de sa femme, 170.--Le portier enrichi,
+171.--L'amoureux fou, 171.--Sa chanson, 172.--Chanson française, 172.--*
+L'envieux, 173.--* Le vieux secrétaire, 173.--Le Mécène ruiné, 174.--La
+femme du corrégidor, 175.--La femme du conseiller, 175.--La bourgeoise
+qui voulait épouser un grand seigneur, 175.--* Doña Béatrix et Doña
+Mencia, 175.--* L'ayeule de l'avocat, 177.--* La vieille folle de
+regret, 177.--* Doña Emerenciana, 178.
+
+CHAPITRE X. _Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195._
+
+Le mari de l'aventurière, 195.--L'homme aisé qui se fait domestique, 195
+(A, tr. III).--La veuve du jurisconsulte, 196.--Les deux filles de
+cinquante ans, 196.--Les femmes qui se rajeunissent, 196.--* Prudent
+emploi de l'argent, 199.--Le peintre de portraits, 199.--La veuve et son
+testament, 200.--Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.--La
+coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.--Le chanoine qui
+achète pour enrichir son inventaire, 201.--* Le courtisan par vanité,
+202.--* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.--* L'amoureux de la
+pantoufle, 203.--* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de
+louage, 204.--* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager
+ses mules, 204.--* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses
+d'autrefois, 205.--* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.--* La vieille
+veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.--* Le vieux garçon qui
+épouse sa blanchisseuse, 206.--Le comte, son frère et le bel esprit,
+207.--* L'amateur de fleurs, 207.--* L'histrion modeste, 207.--* Le
+chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.--* Portraits vivants de
+Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.--* La sérénade, 208.
+
+* CHAPITRE XI. _De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette
+occasion par amitié pour Don Cléofas, 213._
+
+CHAPITRE XII. _Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218._
+
+L'officier trompé par sa femme, 219.--Jeune cavalier tué par un taureau,
+219.--Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.--* Le courtisan
+assidu, 219.--* L'ambassadeur ruiné, 220.--* Le négociant et son
+épitaphe, 220.--* Le grand sommelier, 221.--* La duchesse qui change de
+directeur, 221.--Le vieux mari et sa jeune femme. 223.--* Le premier
+ministre, 224.--* La belle bourgeoise, 224.--* Le tombeau d'un auteur de
+comédies, 225.
+
+* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.--L'Allemand qui
+mettait du tabac dans son vin, 228.--Le Français qui offrait l'eau
+bénite aux dames, 228.--* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et
+l'autre de débauche, 229.--La vestale morte en couches, 229.
+
+* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses
+trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux
+religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit,
+229 à 234.
+
+
+TOME II
+
+CHAPITRE XIII. _La force de l'amitié, histoire, 5._
+
+CHAPITRE XIV. _Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique,
+47._
+
+CHAPITRE XV. _Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59._
+
+CHAPITRE XVI. _Des songes, 109._
+
+Le comte galant et libéral, 111.--La comtesse joueuse, 111.--Le marquis
+et son intendant, 111.--Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).--Les deux
+frères médecins, 112.--Le courtisan regardé de travers, 112.--La jeune
+dame qui allait succomber, 113.--Le procureur et sa femme, 113.--Le gros
+chanoine, 114.--Le marchand de soie et ses créanciers, 114.--Le libraire
+qui rêve, 114.--* Les libraires dupés, 115.--L'amant trop respectueux,
+116.--Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.--Don Baltazar
+Fanfarronico, 117.--* Le gouverneur qui se rend, 117.--* L'orateur qui
+reste court, 117.--Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.--* Le
+vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.--* La médisante, 119.--* Le
+bourgeois qui ramasse de l'or, 120.--* Les deux comédiennes, 120.--* La
+métamorphose, 121.--* Le comédien dans l'Olympe, 122.
+
+* CHAPITRE XVII, _où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans
+copies, 124._
+
+Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.--La comédienne
+en couches, 126.--Le chasseur amoureux, 126.--Le jeune bachelier et son
+oncle, 127.--Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.--L'auteur avare
+et vaniteux, 128.--La veuve allemande et son amoureux, 128.--Le
+philosophe cynique, 130.--Le gentilhomme ruiné et son dernier ami,
+131.--Le Contador et la Galicienne, 132.--Le gentilhomme auteur,
+133.--Les deux auteurs, 134.--Le novice qui a trouvé un trésor, 134.
+
+* CHAPITRE XVIII. _Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas,
+135._
+
+Le médecin qui joue aux échecs, 135.--Les aventurières qui vivent à
+frais communs, 136.--La porte du marché, 138.--Le lever du roi; les
+éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo
+pauvre, 139.--Le livre censuré, 142.--Le cadet catalan, 143.--Le
+bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.--Le bourgeois parvenu,
+145.--Le poëte satirique, 146.--Le grand juge de police, 146.
+
+* CHAPITRE XIX. _Des Captifs, 149_
+
+Le captif dont la femme est remariée, 151.--Celui dont le bien a été
+dissipé par ses frères, 151.--Celui qui trouve un riche héritage à
+recueillir, 151.--Le captif amoureux et son infidèle, 152.--Le paysan et
+la soeur du gentillâtre, 152.--Le captif aimé de la femme de son maître,
+162.--Le barbier et son fils enrichi, 162.--Le médecin aragonais,
+163.--Le cordelier, 164.
+
+* CHAPITRE XX. _De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en
+la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière
+désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165._
+
+Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait
+caché, 163.--Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181.
+
+* CHAPITRE XXI. _De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux
+se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé
+à propos de le finir, 182._
+
+Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de
+l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190.
+
+
+APPENDICE.
+
+Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.--Les deux courtisanes,
+193.--Les deux soeurs coquettes, 193.--Dispute littéraire dans un café,
+194.--Le bourgeois caution d'un licencié, 194.--Le jeune homme déguisé
+en fille, 194.--Le joaillier accusé de recel, 194.--Le polygame,
+194.--Le traducteur du _Misanthrope_, 195.--L'amoureux à gages sans
+emploi, 196.--Le marchand devenu fou (_V._ t. I, 162), 196.--Le soldat
+qui a perdu sa grand'mère, 196.--L'imbécile, 196.--La vieille marquise
+et le jeune officier, 197.--La procureuse, 197.--La coquette qui a
+manqué un grand seigneur, 197.--Les deux servantes, 197.--Le courtisan,
+197.--L'auteur de mérite, 197.--L'auteur sérieux, 198.--L'auteur qui
+copie les anciens et se croit original, 198.--L'amant mort de chagrin,
+198.--L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.--Le père
+dont la fille a été enlevée, 198.--Le jeune homme mort de pleurésie,
+199.--La vieille fille morte d'ennui, 199.--La femme du trésorier,
+199.--La femme du mari jaloux, 199.--Mort d'un dévot et d'une dévote,
+199.--Le comédien qui allait à pied, 199.--L'auteur dramatique mort
+d'envie, 199.--La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.--La
+comtesse qui lit des romans, 200.--Le jeune homme qui rit en dormant,
+200.--Le souffleur désappointé, 200.--Le courtisan qui rêve, 200.--Le
+comédien qui rudoie un auteur, 200.--L'académicien de la Crusca,
+201.--Le notaire et sa femme, 201.--Séparation de l'écolier et du Diable
+boiteux, 201.
+
+
+
+
+ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID
+
+
+ENTRETIEN I
+
+LA CHEMINÉE _A_ ET LA CHEMINÉE _B_.
+
+LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les
+dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir
+depuis les pieds jusqu'à la tête.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie?
+Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai
+toujours vue toute en feu.
+
+LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise
+fortune de mon savant, et le pauvre homme...
+
+LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé?
+
+LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire
+ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés.
+
+LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore.
+
+LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son
+revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il
+composait, et l'on a proscrit ce genre.
+
+LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre?
+
+LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à
+limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.
+
+LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon
+ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure
+chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté
+d'acheter ce qui l'amuse.
+
+LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts
+des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite
+l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies,
+des riens, et qu'on appellera notre siècle le _siècle des romans et de
+la futilité_. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à
+parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini;
+enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent
+soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année.
+
+LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les
+Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un
+roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les
+esprits.
+
+LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est
+jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie.
+
+LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées
+des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.
+
+LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que
+d'avoir des compagnons de leur misère.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire
+autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y
+a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle,
+et arrêter le progrès du genre romancier.
+
+LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous?
+
+LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à
+présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on
+écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le
+monde l'approuve.
+
+LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile?
+
+LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre
+cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction,
+des moeurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais
+il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile;
+c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en
+fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer,
+pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez
+bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.
+
+LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes
+la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et
+ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne
+passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes
+douleurs.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à
+votre malheur.
+
+LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause?
+Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous
+appartenez.
+
+LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la
+tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut
+mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide,
+admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle,
+je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des
+vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir
+chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous
+réchauffer, un financier comme le mien.
+
+
+ENTRETIEN II
+
+LA CHEMINÉE _C_ ET LA CHEMINÉE _D_.
+
+LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce
+qui vient de m'arriver?
+
+LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps?
+
+LA CHEMINÉE C. Environ une heure.
+
+LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se
+faisait sous mon manteau.
+
+LA CHEMINÉE C. Un mariage!
+
+LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et
+Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates
+seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été
+admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils
+goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse.
+
+LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide.
+
+LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais
+l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs
+parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les
+plus réguliers?
+
+LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat
+politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point,
+et qui se haïront toute leur vie.
+
+LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les noeuds qui viennent
+d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes
+mêmes de l'amour.
+
+LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré
+de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme
+leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez
+donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous
+savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule.
+
+LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante,
+de Julie.
+
+LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé
+Trason, et Trason n'aimait point une ingrate.
+
+LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas.
+
+LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être
+heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre
+de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé.
+
+LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la
+fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer;
+mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable
+à une pluie d'or.
+
+LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour
+amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres
+en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien
+en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or.
+
+LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi?
+
+LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort
+près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la
+cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a
+enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister);
+ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se
+soutenant avec le dos et les genoux.
+
+LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle?
+
+LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir
+entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le
+voyant descendre.
+
+LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie.
+
+LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il
+vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est
+bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si
+tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous
+sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à
+quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son
+coeur est animé de sentiments bien différents.
+
+LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages
+assez ressemblants.
+
+LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement
+prononcé le voeu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la
+mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de
+la déconsolation de cette pauvre femme.
+
+LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille.
+
+
+ENTRETIEN III
+
+LA CHEMINÉE _E_ ET LA CHEMINÉE _F_.
+
+LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne
+pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y
+a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je
+gage que vous en êtes bien lasse.
+
+LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir
+déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer,
+lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes,
+par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme:
+surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent
+rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que
+j'exhale alors est un vrai parfum.
+
+LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût,
+et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les
+aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez,
+cheminée de chambre garnie.
+
+LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté.
+
+LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six
+mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé
+depuis que j'existe.
+
+LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier.
+
+LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus
+instruites.
+
+LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous
+en prie par notre voisinage.
+
+LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons
+dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain
+qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets
+n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de
+vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier
+degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus
+lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était
+la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il
+s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et
+il passait les nuits à les mettre en pratique.
+
+LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent.
+
+LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain,
+de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa
+manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas
+longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de
+jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre
+mois. Il était joli homme; je le regrette encore.
+
+LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé?
+
+LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir.
+C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de
+sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes;
+enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et
+fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre
+lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que
+sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un
+fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il
+s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle
+eût répondu à ses discours passionnés.
+
+LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte.
+
+LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait
+le coeur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son
+idolâtrie.
+
+LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît
+incroyable.
+
+LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai
+entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de
+fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y
+ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette
+nature doit être unique.
+
+LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa
+folie?
+
+LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient
+à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver
+ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que
+par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le
+tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire
+violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage.
+
+LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée.
+
+LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme;
+j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une
+parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de
+gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des
+dévotes, je crus que c'en était une.
+
+LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être.
+
+LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui
+aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier
+ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile
+contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui
+elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui
+rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une
+folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace
+des années.
+
+LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote!
+
+LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne
+négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait
+parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer
+quelques artifices.
+
+LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir?
+
+LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait
+la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement,
+tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son
+amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait
+sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de
+vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les
+complaisances, elle en possédait l'art à merveille.
+
+LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît
+point aimer.
+
+LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus
+puissants sur le coeur d'un jeune homme: elle était riche et donnait
+largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une
+femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces
+deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba
+malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus
+expérimentés médecins purent apporter.
+
+LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute?
+
+LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna
+édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide
+longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la
+profession était de faire des mariages.
+
+LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier.
+
+LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations
+demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait
+les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin
+l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle
+avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et
+donnait du lustre à la vertu la plus équivoque.
+
+LA CHEMINÉE F. L'admirable femme!
+
+LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé
+toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite
+profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si
+loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa
+vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile
+négociatrice.
+
+LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de
+la regretter.
+
+LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des
+personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort
+ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et
+qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective.
+Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous
+achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon
+foyer.
+
+LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la
+parole que vous me donnez.
+
+
+FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.
+
+
+
+
+UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+SONGE.
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur
+les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce
+savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des
+anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois soeurs, filles de
+Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de
+la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne
+le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes,
+depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent
+personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.»
+
+Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de
+deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la
+blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des
+jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles
+filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs
+pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées
+blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes
+était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit
+arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se
+servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un
+mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à
+donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.»
+
+En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en
+moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la
+confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit
+peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai
+que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin
+d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels
+il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et
+au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me
+paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces
+boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste
+et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.
+
+Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois
+Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient
+entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et
+laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et
+commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur
+conversation.
+
+A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire
+pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut
+l'entretien des Parques.
+
+
+
+
+UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+DIVISÉE EN DEUX SÉANCES
+
+
+SÉANCE PREMIÈRE
+
+CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.
+
+LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez,
+mes soeurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de
+commencer la journée.
+
+CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la
+table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons
+notre travail avec plus d'ardeur.
+
+LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes
+doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons!
+
+ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux
+l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.
+
+CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers
+d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains
+qui naîtront aujourd'hui.
+
+LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la
+journée!
+
+CLOTHO, _à Atropos, en lui présentant un paquet de fils_. Tenez,
+Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau,
+qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont
+les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les
+frontières de Perse.
+
+ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (_Elle coupe._)
+
+En voilà pour le moins trente mille à bas.
+
+CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en
+faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous
+avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.
+
+ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que
+noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous
+les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites
+créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours!
+Allons, mes soeurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la
+besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.
+
+LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter.
+
+ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!
+
+CLOTHO, _apportant un autre paquet de fils_. Autre paquet de guerriers
+que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les
+bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime,
+et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.
+
+LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent.
+
+ATROPOS, _coupant_. J'en vais exterminer un grand nombre de part et
+d'autre.
+
+CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.
+
+ATROPOS. Et encore plus d'Allemands.
+
+LACHESIS, _présentant deux écheveaux_. On assiége en Allemagne une place
+importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la
+rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux
+semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent
+d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer
+l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.
+
+ATROPOS, _coupant une partie des deux écheveaux_. Détruisons plus
+d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne
+se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts.
+
+LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants
+perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de
+la ville pour les assiégés.
+
+CLOTHO, _montrant un autre écheveau_. Tranchez cet écheveau, vous ferez
+périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et
+passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une
+horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots
+qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà
+démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.
+
+ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte
+ne sont bons qu'à noyer.
+
+LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se
+trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les
+côtes d'Albanie.
+
+CLOTHO. Soit.
+
+ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se
+faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé,
+pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.
+
+LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter
+ainsi par les Turcs.
+
+CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il
+échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la
+pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les
+habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de
+poissons que les poissons ne mangent d'hommes.
+
+ATROPOS, _coupant tout l'écheveau à un fil près_. Les monstres marins
+vont faire bonne chère.
+
+LACHESIS, _apportant un autre écheveau_. Nouveau paquet de fils à
+couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment
+dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre
+s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent.
+Combien ferons-nous périr de citoyens?
+
+CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à
+massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur;
+autrement le genre humain finirait bientôt.
+
+ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous
+donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait
+pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.
+
+LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que
+nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les
+espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns
+aux autres en un clin-d'oeil: en un mot, nous avons l'univers sous nos
+yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux
+que nous voudrons ôter du monde.
+
+CLOTHO, _apportant un gros paquet de fils_. Voici les fils des habitants
+de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous
+retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux;
+faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques
+Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment
+mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en
+retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.
+
+ATROPOS, _coupant une partie des fils_. Que ces Espagnols sont glorieux!
+
+LACHESIS, _présentant un nouvel écheveau_. Ce petit écheveau contient
+les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une
+montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le
+bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils
+ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix
+mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces
+cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca:
+ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui
+tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se
+précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service
+à leur prince.
+
+ATROPOS, _après avoir coupé l'écheveau_. Ces Indiens du Pérou sont de
+bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en
+faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus
+humainement qu'ils n'ont fait.
+
+CLOTHO, _donnant un petit paquet de fils_. Jupiter va lancer sa foudre
+auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout
+l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère
+des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où
+sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui
+sont dessus.
+
+ATROPOS, _coupant_. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers.
+
+LACHESIS, _présentant un écheveau_. Vous voyez soixante-quinze religieux
+mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement
+dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent
+que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux
+moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et
+proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des
+patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre,
+s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils
+tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les
+voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le
+carreau?
+
+CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un
+provincial et un définiteur.
+
+ATROPOS, _après avoir coupé_. L'affaire en est faite; il y a quinze
+morts et vingt blessés.
+
+LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines
+bas-bretons.
+
+CLOTHO, _tenant plusieurs fils_. Nouvelle opération pour nous.
+
+ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez?
+
+CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux
+comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table,
+ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir
+sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?
+
+LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des
+femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent
+recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la
+garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie
+se fasse. Vous souvient-il, mes soeurs, que nous avons filé à ces deux
+demoiselles des jours bien agréables.
+
+ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens.
+
+CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé
+qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur
+fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un
+riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un
+appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses
+guichetiers.
+
+LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret.
+
+ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.
+
+CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté,
+brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs
+généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne
+sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge,
+disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux
+applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles
+seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes,
+presque dans le même temps, chez un peuple voisin.
+
+LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les
+Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents,
+comme vous voyez.
+
+CLOTHO, _apportant un écheveau_. Cette petite botte de fils parisiens va
+nous amuser quelques moments.
+
+ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant
+ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.
+
+LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.
+
+CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant
+parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis,
+et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut
+plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente
+ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille,
+il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.
+
+LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses
+opérations chimiques.
+
+ATROPOS, _coupant le fil_. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour
+lui, je veux bien par pitié l'en délivrer.
+
+CLOTHO, _tirant un autre fil de l'écheveau_. Tandis que vous êtes si
+pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours
+trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé
+deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie
+de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il
+serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé.
+
+LACHESIS. D'où vient donc...?
+
+CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la
+crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de
+repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé.
+
+ATROPOS, _coupant_. Je vais par charité mettre fin à son embarras.
+
+CLOTHO, _souriant et tirant un fil du même écheveau_. Quelle bonté! il
+faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action
+charitable.
+
+ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper.
+
+CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans
+compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une
+sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces
+maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au
+moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.
+
+LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques
+figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence.
+C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger.
+
+ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la
+décrépitude.
+
+CLOTHO, _montrant un autre fil_. Faites donc main-basse sur ce vieux
+professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait
+point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté
+des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra
+pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me
+console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne.
+
+LACHESIS, _riant_. La plaisante consolation.
+
+ATROPOS, _coupant_. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de
+l'antiquité.
+
+CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Voici encore trois mortels
+qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous
+semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois
+vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions
+ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir
+l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon
+père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en
+ville.
+
+LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.
+
+ATROPOS, _tranchant les trois fils_. C'est leur faire plaisir que
+d'abréger une vie triste.
+
+CLOTHO, _montrant un autre fil_. Ce fil délié attend de nous la même
+grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort
+avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans
+traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit
+de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber
+en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se
+regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours
+de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir
+décrépite.
+
+ATROPOS, _coupant_. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin.
+
+LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer
+qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.
+
+CLOTHO, _présentant deux fils_. Ces deux fils féminins méritent aussi un
+coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et
+l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses
+biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance,
+la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se
+trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans
+soudoyé des cadets.
+
+LACHESIS, _d'un air railleur_. Je plains ces deux pauvres créatures.
+
+ATROPOS, _coupant les deux fils_. Cessez de les plaindre, elles ne
+vivent plus.
+
+CLOTHO, _donnant un autre fil_. Donnez promptement un passe-port pour
+les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous
+comblerez par-là les voeux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de
+se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle
+apprend la musique.
+
+ATROPOS, _coupant_. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait
+un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait
+que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son
+mari.
+
+LACHESIS, _apportant un fil_. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a
+passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à
+présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit
+moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour
+de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres,
+il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se
+fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un
+après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus,
+comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir
+dit, qu'il ne veut plus même en entendre.
+
+ATROPOS, _coupant_. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis
+d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par
+avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.
+
+CLOTHO _va prendre un nouveau fil qu'elle apporte_. Parmi les vieillards
+qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma
+compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente
+années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement,
+qu'il n'a plus que la peau et les os.
+
+LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand
+crime.
+
+CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les
+maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en
+vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des
+larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons
+moins de dureté que les moines.
+
+ATROPOS _coupe le fil_. Prêtons-lui donc notre assistance.
+
+LACHESIS, _présentant un autre fil_. Payons en même temps les dettes
+d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune
+de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de
+son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle
+a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité
+de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers
+des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.
+
+ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il
+faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent
+les ombres heureuses. (_Elle coupe le fil._)
+
+CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs
+les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses
+créanciers.
+
+LACHESIS, _apportant un nouveau fil_. Il me vient une maligne envie que
+je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il
+a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et
+pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils,
+qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à
+son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des voeux
+qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir
+fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a
+point d'enfants.
+
+ATROPOS, _coupant_. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen
+de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de
+ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.
+
+LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point,
+vont devenir ses héritiers. _Lachesis et Clotho prennent chacune
+plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés._
+
+CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi.
+
+ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?
+
+CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Point de miséricorde pour ces
+trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands
+et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller
+chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de
+ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un
+fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est
+devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses
+études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant
+chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et
+d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente
+que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers
+des trois états.
+
+ATROPOS, _tranchant les trois fils_. Puisque vous le voulez, le seigneur
+de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un
+instant à la redoutable prairie[4] où Æacus les attend pour les
+interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir
+s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.
+
+ [4] Platon, dans le _Gorgias_, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient
+ leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui
+ conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que
+ la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante
+ sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux
+ juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le
+ sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait
+ souverainement.
+
+ Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties.
+
+LACHESIS, _donnant un fil à couper_. Délivrons le genre humain de cet
+abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui
+s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin
+la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme
+le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les
+rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à
+bout de les dépenser.
+
+ATROPOS, _se hâtant de couper_. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite
+pas de voir le jour.
+
+CLOTHO, _présentant un nouveau fil_. Point de pardon pour ce plaideur
+extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant
+vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en
+séparation.
+
+ATROPOS, _coupant_. Quel fou!
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil_. Finissons les divisions qui règnent
+dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait
+soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent
+de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.
+
+ATROPOS, _tranchant le fil du père_. Je vais mettre d'accord le père et
+les enfants.
+
+CLOTHO, _offrant un autre fil_. Coupez ce fil; c'est celui d'un
+ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire:
+l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il
+a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en
+chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent.
+
+ATROPOS, _tranchant le fil_. Il n'aura pas le plaisir de les voir.
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil et riant_. Un gros cochon d'homme
+gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une
+clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer
+pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice
+de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.
+
+ATROPOS, _coupant_. Vous voilà satisfaite.
+
+CLOTHO, _apportant un écheveau_. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et
+d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour
+aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice.
+L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu
+de leur supplice.
+
+ATROPOS, _coupant l'écheveau_. Oh! les Anglais sont des hommes bien
+résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne
+craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a
+point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il
+leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.
+
+LACHESIS. Attendez, mes chères soeurs: je fais une réflexion. Nous
+sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets
+insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi
+pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins
+cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le
+choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître
+équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils
+désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs
+plaintes et de leurs murmures.
+
+CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de
+chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des
+coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous
+reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.
+
+ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les
+fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles
+à la douleur que nous allons causer.
+
+LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté.
+
+CLOTHO, _tirant un fil d'un nouvel écheveau_. Le beau coup à faire, ma
+chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce
+fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce
+jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles
+espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se
+dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage,
+dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais
+prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons
+l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans
+son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers
+courtisans.
+
+ATROPOS, _coupant_. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie
+d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre.
+
+LACHESIS, _apportant un fil_. Une jeune et charmante princesse, qui fait
+l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle
+est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais
+rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans
+les maladies aiguës.
+
+ATROPOS, _coupant_. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée
+des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni
+des lamentations des femmes qui sont autour d'elle.
+
+CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma soeur.
+Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je
+ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (_Elle lui
+présente un fil._)
+
+ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil?
+
+CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui
+réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre
+ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et
+le feu respectent depuis soixante-dix ans.
+
+ATROPOS, _coupant_. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il
+doit mourir content.
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil_. Main basse, main basse sur cet
+illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort
+estimé et des plus éclairés.
+
+ATROPOS, _d'un air étonné_. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis?
+
+LACHESIS. Pardonnez-moi.
+
+ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre
+des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.
+
+LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera
+d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les
+Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle
+affectionne sera fort bien remplacé.
+
+ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (_Elle coupe le
+fil._)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les
+autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre
+prononcer son arrêt.
+
+
+SÉANCE DEUXIÈME
+
+CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.
+
+CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes soeurs, je juge à propos que nous
+nous reposions un peu.
+
+LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le
+repos?
+
+CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi,
+pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous
+servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants
+qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.
+
+ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à
+jouer des ciseaux.
+
+LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon
+occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons,
+mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et
+nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe
+ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent
+diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et
+les autres les vertus.
+
+ATROPOS, _apportant un vase_. Voici déjà un des vases où vous mettez le
+plus souvent la main; c'est celui de la volupté.
+
+CLOTHO, _apportant deux vases_. Et voilà les vases du jeu et de
+l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts.
+
+ATROPOS, _apportant un autre vase_. Vous voyez celui dont la liqueur a
+été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les
+autres mauvais hommes.
+
+CLOTHO, _apportant deux nouveaux vases_. Ces vases sont ceux du mensonge
+et de la trahison. (_Atropos et Clotho apportent tous les vases des
+passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de
+Lachesis._)
+
+LACHESIS, _regardant de tous côtés_. Je ne vois point ici les vases de
+la douceur et de la beauté.
+
+ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche.
+
+LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (_Elle s'aperçoit que Clotho
+cherche quelque chose_)... Que cherchez-vous, Clotho?
+
+CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne
+l'avons plus.
+
+LACHESIS. Quel vase est-ce donc?
+
+CLOTHO. Celui de la chasteté.
+
+LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être
+aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne
+pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde
+fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à
+peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.
+
+ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est
+encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort
+soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous
+faisons des moines.
+
+LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque
+chose.
+
+CLOTHO. Quoi?
+
+LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie.
+La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel
+heureux.
+
+ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.
+
+CLOTHO, _apportant un petit panier de fils d'or et de soie_. Si par
+hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.
+
+LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont
+naître.
+
+CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage.
+Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un
+prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (_Elle
+tire la filasse pour filer._)
+
+LACHESIS, _filant_. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce
+prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le
+sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses
+gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.
+
+ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires
+l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint
+sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se
+révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince,
+et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur
+d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses
+prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera
+point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui
+l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que
+s'il était son propre fils.
+
+CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera
+pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une
+nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille
+musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il
+reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi
+d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.
+
+LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts
+irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.
+
+ATROPOS. Doucement, ma soeur. D'où vient qu'en filant la vie de ce
+prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour
+en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.
+
+LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce
+caractère-là.
+
+CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose
+raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un
+chartreux dans sa cellule?
+
+LACHESIS, _souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté_.
+Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.
+
+ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les
+principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le
+sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur
+de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de
+cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[5], et
+la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté
+chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme
+vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père,
+surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes,
+avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient
+guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner
+à la femelle?
+
+ [5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes.
+ La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la
+ seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la
+ quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de
+ la sixième n'est pas fixé.
+
+ M. Le Gentil, dans son _Voyage autour du monde_.
+
+CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la
+beauté, avec des pieds si petits[6] qu'elle ne puisse se soutenir
+dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui
+fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.
+
+ [6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir
+ avoir les pieds petits.
+
+LACHESIS, _après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les
+vases de l'esprit et de la beauté_. Cette princesse, je vous assure,
+sera bien difficile à servir.
+
+ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux
+enfants du commun?
+
+CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux
+pour nous?
+
+LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans
+distinction filer leurs aventures.
+
+ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy
+vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans
+l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur
+leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les
+aller noyer dans la mer.
+
+CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la
+première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus
+heureux.
+
+LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.
+
+ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du
+mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par
+un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa
+femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue
+d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et
+brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.
+
+CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs
+ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose,
+cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer
+que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes
+où leurs noms sont gravés en lettres d'or.
+
+LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les
+hommes.
+
+ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés?
+
+CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier
+s'adonnera de tout son coeur aux sciences, et son père adoptif aura la
+satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.
+
+LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences_.
+Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans
+le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et
+sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que
+modernes.
+
+CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra
+précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera
+qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs.
+
+ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et
+fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un
+malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.
+
+LACHESIS. Vous me prévenez.
+
+CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer.
+
+ATROPOS, _souriant_. Dans la disposition où nous sommes toutes trois,
+nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord
+la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel
+qui soit capable de tout.
+
+LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases_. Vous
+pouvez, mes soeurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il
+vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les
+dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que
+vous voudrez.
+
+CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont
+germer à vue d'oeil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le
+marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les
+châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses
+mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice,
+qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant
+appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce
+qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour
+trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui
+est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et
+lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte.
+
+LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne
+l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de
+l'hypocrisie... (_Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie._)... Il
+ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables
+solitaires.
+
+CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui
+laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année
+entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de
+porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De
+plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il
+combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de
+ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en
+acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une
+longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans
+bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront
+des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné
+de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant.
+Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un
+repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les
+confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.
+
+ATROPOS, _à Clotho_. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il
+arrive à ce pieux Chinois?
+
+CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.
+
+ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu
+bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la
+pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il
+sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces
+de la Chine.
+
+LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement
+dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze.
+
+CLOTHO. Et moi tout de même.
+
+ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes
+servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte;
+elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle
+s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à
+genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir
+sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira
+promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces
+trois femmes.
+
+LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il
+sera brusquement exécuté?
+
+ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et
+fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de
+perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir.
+Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se
+plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre
+justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et
+demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est
+devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux
+suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en
+voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble
+de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans
+s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de
+sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront
+d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui
+fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du
+docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront
+toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général,
+le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec
+ses infâmes ministres[7].
+
+ [7] M. Le Gentil dit dans son _Voyage autour du monde_ que les
+ missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que
+ pareille aventure était arrivée dans une pagode.
+
+CLOTHO, _à Lachesis_. Que vos doigts se préparent à filer les jours
+d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique
+méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à
+son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait
+dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant,
+faisons-en une petite Lucrèce.
+
+LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien
+déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher
+le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la
+prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un
+phénomène nouveau... (_Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases
+de la beauté et de la volupté_)... Contentons-nous de rendre celle-ci
+parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et
+luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits
+yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du
+Brésil.
+
+ATROPOS, _riant_. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant
+Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une
+pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.
+
+LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche
+vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables
+aux Ethiopiens brûlés.
+
+CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur
+de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si
+vous voulez, sur le caprice des nations.
+
+ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais
+du Brésil.
+
+LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle,
+ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.
+
+CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand
+vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles
+qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge?
+
+LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus
+beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.
+
+ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage.
+
+LACHESIS, _filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases_. Il
+aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin,
+le jeu et les femmes.
+
+CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui
+arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il
+se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec
+lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le
+bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera
+l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce
+qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse
+qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera
+point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller
+en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie
+de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville
+de Londres.
+
+ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car
+vous ne l'y faites point aller pour rien.
+
+CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et
+qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir
+la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un
+soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera
+logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une
+telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir
+cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au
+reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour.
+
+LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la
+proposition.
+
+CLOTHO. Sans balancer.
+
+ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui
+bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où,
+l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en
+question.
+
+CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une
+conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances
+que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le
+guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené,
+lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous.
+Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une
+jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir
+d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est
+qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois
+cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du
+monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme.
+Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans
+savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour
+avoir fait un mylord.
+
+LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension?
+
+CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti
+des armes, et périra dès sa première campagne.
+
+ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter
+deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un oeil
+favorable; faisons-en deux sujets fameux.
+
+LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre
+danse aussi bien que Terpsichore.
+
+CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles
+ne sortiront que chargées d'or et de pierreries.
+
+ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis
+hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.
+
+LACHESIS. Ecoutez, mes soeurs: entendez-vous les cris que pousse une
+femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est
+l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que
+Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous
+nos trois noms mystérieux.
+
+CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et
+finissons ses douleurs.
+
+ATROPOS. Nous le devons.
+
+LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet
+instant.
+
+CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant
+des jours d'or et de soie!
+
+ATROPOS. Il n'y faut pas manquer.
+
+LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie.
+
+CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (_A
+Lachesis._) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit
+et de la probité.
+
+ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche
+qui n'est pas généreux est un monstre.
+
+CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait
+quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus
+parfaits que les dieux.
+
+LACHESIS, _filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases_.
+Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera
+longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession
+continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront
+point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter
+leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant,
+généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique
+payeur il possédera le coeur de ses maîtresses.
+
+ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris
+vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien
+nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point
+de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine.
+
+CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain
+qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de
+Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant
+sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux
+succès.
+
+LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal
+reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de
+les remettre au théâtre.
+
+ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de
+linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant
+nouveau-né qu'on expose.
+
+CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de
+condition.
+
+_Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai..._
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.
+
+
+ Pages
+ CHAPITRE XIII. La force de l'amitié, histoire 5
+
+ CHAPITRE XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur
+ comique 47
+
+ CHAPITRE XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de
+ l'amitié 59
+
+ CHAPITRE XVI. Des songes 109
+
+ CHAPITRE XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
+ pas sans copies 124
+
+ CHAPITRE XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don
+ Cléofas 135
+
+ CHAPITRE XIX. Des captifs 149
+
+ CHAPITRE XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta;
+ comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de
+ quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui
+ furent séparés 165
+
+ CHAPITRE XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable
+ boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de
+ cet ouvrage a jugé à propos de le finir 182
+
+ APPENDICE.
+
+ I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 193
+
+ II. Dédicace de la première édition 201
+
+ III. Dédicace de 1726 203
+
+ IV. Table analytique 205
+
+ ENTRETIENS DES CHEMINÉES DE MADRID 213
+
+ UNE JOURNÉE DES PARQUES 233
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 ***
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+ The Project Gutenberg eBook of Le Diable boiteux, by Le Sage.
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+
+<h1><span class="small">LE</span><br/>
+<span class="large">DIABLE BOITEUX</span></h1>
+
+<p class="c"><span class="large">PAR LE SAGE</span></p>
+
+<p class="c"><span class="small">SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID<br/>
+ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES</span><br/>
+PAR LE MÊME AUTEUR</p>
+
+<p class="c">ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE<br/>
+PAR M. PIERRE JANNET</p>
+
+<p class="c">TOME II</p>
+
+<div class="c"><img src="images/lemerre.png" alt="" /></div>
+<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br/>
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br/>
+27, <span class="small">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27</p>
+
+<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXVI</span></p>
+
+
+
+
+<p class="break"><i>Tous droits réservés.</i></p>
+<p class="r"><span class="sc">E. PICARD.</span></p>
+<p class="c"><span class="small">IMP. EUGÈNE HEUTTE ET C<sup>e</sup>, A SAINT-GERMAIN.</span></p>
+
+
+
+<p class="titre">LE<br/>
+<b class="large">DIABLE BOITEUX</b></p>
+
+
+<h2 class="nobreak"><a name="c13" id="c13"></a>CHAPITRE XIII<br/>
+<i>La force de l'amitié.</i></h2>
+
+<p class="c">HISTOIRE.</p>
+
+
+<p>Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son
+valet de chambre, s'éloignait à grandes
+journées du lieu de sa naissance, pour éviter
+les suites d'une tragique aventure. Il était
+à deux petites lieues de la ville de Valence,
+lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une
+dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation:
+aucun voile ne couvrait son visage,
+qui était d'une éclatante beauté, et cette
+charmante personne paraissait si troublée,
+que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin
+de secours, ne manqua pas de lui offrir celui
+de sa valeur.</p>
+
+<p>«Généreux inconnu, lui dit la dame, je
+ne refuserai point l'offre que vous me
+faites: il semble que le ciel vous ait envoyé
+ici pour détourner le malheur que
+je crains. Deux cavaliers se sont donné
+rendez-vous dans ce bois; je viens de les
+y voir entrer tout à l'heure; ils vont se
+battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez
+m'aider à les séparer.» En achevant ces
+mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan,
+après avoir laissé son cheval à son
+valet, se hâta de la joindre.</p>
+
+<p>«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils
+entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils
+découvrirent entre les arbres deux hommes
+qui se battaient avec fureur. Le Tolédan
+courut à eux pour les séparer, et, en étant
+venu à bout par ses prières et par ses
+efforts, il leur demanda le sujet de leur
+différend.</p>
+
+<p>«Brave inconnu, lui dit un des deux
+cavaliers, je m'appelle don Fadrique de
+Mendoce, et mon ennemi se nomme don
+Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora,
+cette dame que vous accompagnez;
+elle a toujours fait peu d'attention à nos
+soins, et quelques galanteries que nous
+ayons pu imaginer pour lui plaire, la
+cruelle ne nous en a pas mieux traités.
+Pour moi, j'avais dessein de continuer à
+la servir malgré son indifférence; mais
+mon rival, au lieu de prendre le même
+parti, s'est avisé de me faire un appel.</p>
+
+<p>«&mdash;Il est vrai, interrompit don Alvar,
+que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je
+crois que si je n'avais point de rival, dona
+Théodora pourrait m'écouter: je veux
+donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique,
+pour me défaire d'un homme qui s'oppose
+à mon bonheur.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan,
+je n'approuve point votre combat; il
+offense dona Théodora: on saura bientôt
+dans le royaume de Valence que vous vous
+serez battus pour elle: l'honneur de votre
+dame vous doit être plus cher que votre
+repos et que vos vies. D'ailleurs, quel
+fruit le vainqueur peut-il attendre de sa
+victoire? Après avoir exposé la réputation
+de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra
+d'un &oelig;il plus favorable? Quel aveuglement!
+Croyez-moi, faites plutôt sur vous,
+l'un et l'autre, un effort plus digne des
+noms que vous portez: rendez-vous maîtres
+de vos transports furieux, et, par un
+serment inviolable, engagez-vous tous
+deux à souscrire à l'accommodement que
+j'ai à vous proposer; votre querelle peut
+se terminer sans qu'il en coûte du sang.</p>
+
+<p>«&mdash;Eh! de quelle manière? s'écria don
+Alvar.&mdash;Il faut que cette dame se déclare,
+répliqua le Tolédan; qu'elle fasse
+choix de don Fadrique ou de vous, et que
+l'amant sacrifié, loin de s'armer contre
+son rival, lui laisse le champ libre.&mdash;J'y
+consens, dit don Alvar, et j'en jure par
+tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona
+Théodora se détermine: qu'elle me préfère,
+si elle veut, mon rival; cette préférence
+me sera moins insupportable que
+l'affreuse incertitude où je suis.&mdash;Et
+moi, dit à son tour don Fadrique, j'en
+atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore
+ne prononce point en ma faveur, je vais
+m'éloigner de ses charmes; et si je ne
+puis les oublier, du moins je ne les verrai
+plus.»</p>
+
+<p>«Alors le Tolédan, se tournant vers dona
+Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à
+vous de parler: vous pouvez d'un seul
+mot désarmer ces deux rivaux; vous
+n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez
+récompenser la constance.&mdash;Seigneur
+cavalier, répondit la dame, cherchez un
+autre tempérament pour les accorder.
+Pourquoi me rendre la victime de leur
+accommodement? J'estime, à la vérité,
+don Fadrique et don Alvar, mais je ne
+les aime point; et il n'est pas juste que,
+pour prévenir l'atteinte que leur combat
+pourrait porter à ma gloire, je donne des
+espérances que mon c&oelig;ur ne saurait
+avouer.</p>
+
+<p>«&mdash;La feinte n'est plus de saison, Madame,
+reprit le Tolédan; il faut, s'il vous
+plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers
+soient également bien faits, je suis
+assuré que vous avez plus d'inclination
+pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à
+la frayeur mortelle dont je vous ai vue
+agitée.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous expliquez mal cette frayeur,
+répartit dona Théodora: la perte de l'un
+ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait
+sans doute, et je me la reprocherais
+sans cesse, quoique je n'en fusse que la
+cause innocente; mais si je vous ai paru
+alarmée, sachez que le péril qui menace
+ma réputation a fait toute ma crainte.»</p>
+
+<p>«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement
+brutal, perdit enfin patience. «C'en est
+trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame
+refuse de terminer la chose à l'amiable,
+le sort des armes en va donc décider.»
+En parlant de cette sorte, il se mit en devoir
+de pousser don Fadrique, qui, de son côté,
+se disposa à le bien recevoir.</p>
+
+<p>«Alors la dame, plus effrayée par cette
+action que déterminée par son penchant,
+s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs
+cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y
+a pas d'autre moyen d'empêcher un
+combat qui intéresse mon honneur, je
+déclare que c'est à don Fadrique de
+Mendoce que je donne la préférence.»</p>
+
+<p>«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que
+le disgracié Ponce, sans dire un seul mot,
+courut délier son cheval, qu'il avait attaché
+à un arbre, et disparut en jetant des regards
+furieux sur son rival et sur sa maîtresse.
+L'heureux Mendoce, au contraire,
+était au comble de sa joie: tantôt il se mettait
+à genoux devant dona Théodora, tantôt
+il embrassait le Tolédan, et ne pouvait
+trouver d'expressions assez vives pour leur
+marquer toute la reconnaissance dont il se
+sentait pénétré.</p>
+
+<p>«Cependant la dame, devenue plus tranquille
+après l'éloignement de don Alvar,
+songeait avec quelque douleur qu'elle
+venait de s'engager à souffrir les soins d'un
+amant dont à la vérité elle estimait le
+mérite, mais pour qui son c&oelig;ur n'était point
+prévenu.</p>
+
+<p>«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle,
+j'espère que vous n'abuserez pas de la
+préférence que je vous ai donnée; vous
+la devez à la nécessité où je me suis trouvée
+de prononcer entre vous et don
+Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours
+fait beaucoup plus de cas de vous que de
+lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les
+bonnes qualités que vous avez: vous
+êtes le cavalier de Valence le plus parfait,
+c'est une justice que je vous rends;
+je dirai même que la recherche d'un
+homme tel que vous peut flatter la vanité
+d'une femme; mais, quelque glorieuse
+qu'elle soit pour moi, je vous
+avouerai que je la vois avec si peu de
+goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer
+aussi tendrement que vous le faites
+paraître. Je ne veux pourtant pas vous
+ôter toute espérance de toucher mon
+c&oelig;ur: mon indifférence n'est peut-être
+qu'un effet de la douleur qui me reste
+encore de la perte que j'ai faite depuis un
+an de don André de Cifuentes, mon
+mari. Quoique nous n'ayons pas été
+longtemps ensemble, et qu'il fût dans un
+âge avancé lorsque mes parents, éblouis
+de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser,
+j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette
+encore tous les jours.</p>
+
+<p>«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets?
+ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement
+à ces vieillards chagrins et jaloux qui,
+ne pouvant se persuader qu'une jeune
+femme soit assez sage pour leur pardonner
+leur faiblesse, sont eux-mêmes des
+témoins assidus de tous ses pas, ou la
+font observer par une duègne dévouée à
+leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu
+une confiance dont un jeune mari
+adoré serait à peine capable. D'ailleurs,
+sa complaisance était infinie, et j'ose
+dire qu'il faisait son unique étude d'aller
+au-devant de tout ce que je paraissais
+souhaiter. Tel était don André de Cifuentes.
+Vous jugez bien, Mendoce, que
+l'on n'oublie pas aisément un homme
+d'un caractère si aimable: il est toujours
+présent à ma pensée, et cela ne contribue
+pas peu, sans doute, à détourner
+mon attention de tout ce que l'on fait
+pour me plaire.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre
+en cet endroit dona Théodora:
+«Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie
+d'apprendre de votre propre bouche que
+ce n'est pas par aversion pour ma personne
+que vous avez méprisé mes soins:
+j'espère que vous vous rendrez un jour
+à ma constance.&mdash;Il ne tiendra point à
+moi que cela n'arrive, reprit la dame,
+puisque je vous permets de me venir voir
+et de me parler quelquefois de votre
+amour: tâchez de me donner du goût
+pour vos galanteries; faites en sorte que
+je vous aime: je ne vous cacherai point
+les sentiments favorables que j'aurai pris
+pour vous; mais si malgré tous vos efforts
+vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous,
+Mendoce, que vous ne serez pas
+en droit de me faire des reproches.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique voulut répliquer; mais
+il n'en eut pas le temps, parce que la dame
+prit la main du Tolédan et tourna brusquement
+ses pas du côté de son équipage. Il
+alla détacher son cheval qui était attaché
+à un arbre, et, le tirant après lui par la bride,
+il suivit dona Théodora, qui monta dans
+son carrosse avec autant d'agitation qu'elle
+en était descendue; la cause toutefois en
+était bien différente. Le Tolédan et lui
+l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes
+de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le
+chemin de sa maison, et don Fadrique emmena
+dans la sienne le Tolédan.</p>
+
+<p>«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien
+régalé, il lui demanda en particulier ce qui
+l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y
+faire un long séjour. «J'y serai le moins
+de temps qu'il me sera possible, lui répondit
+le Tolédan: j'y passe seulement
+pour aller gagner la mer, et m'embarquer
+dans le premier vaisseau qui s'éloignera
+des côtes d'Espagne; car je me mets peu
+en peine dans quel lieu du monde j'acheverai
+le cours d'une vie infortunée, pourvu
+que ce soit loin de ces funestes climats.&mdash;Que
+dites-vous? répliqua don Fadrique
+avec surprise; qui peut vous révolter contre
+votre patrie, et vous faire haïr ce que
+tous les hommes aiment naturellement?&mdash;Après
+ce qui m'est arrivé, répartit le
+Tolédan, mon pays m'est odieux, et je
+n'aspire qu'à le quitter pour jamais.&mdash;Ah!
+seigneur cavalier, s'écria Mendoce
+attendri de compassion, que j'ai d'impatience
+de savoir vos malheurs! si je ne
+puis soulager vos peines, je suis du moins
+disposé à les partager. Votre physionomie
+m'a d'abord prévenu pour vous;
+vos manières me charment, et je sens que
+je m'intéresse déjà vivement à votre sort.</p>
+
+<p>«&mdash;C'est la plus grande consolation que
+je puisse recevoir, seigneur don Fadrique,
+répondit le Tolédan; et pour reconnaître
+en quelque sorte les bontés que vous me
+témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous
+voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai
+penché de votre côté. Un mouvement
+d'inclination, que je n'ai jamais senti à
+la première vue de personne, me fit
+craindre que dona Théodora ne vous préférât
+votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle
+se fut déterminée en votre faveur.
+Vous avez depuis si bien fortifié cette
+première impression, qu'au lieu de vouloir
+vous cacher mes ennuis, je cherche
+à m'épancher, et trouve une douceur
+secrète à vous découvrir mon âme; apprenez
+donc mes malheurs.</p>
+
+<p>«Tolède m'a vu naître, et don Juan de
+Zarate est mon nom. J'ai perdu presque
+dès mon enfance ceux qui m'ont donné
+le jour, de manière que je commençai
+de bonne heure à jouir de quatre mille
+ducats de rente qu'ils m'ont laissés.
+Comme je pouvais disposer de ma main,
+et que je me croyais assez riche pour ne
+devoir consulter que mon c&oelig;ur dans le
+choix que je ferais d'une femme, j'épousai
+une fille d'une beauté parfaite, sans
+m'arrêter au peu de bien qu'elle avait,
+ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais
+charmé de mon bonheur, et, pour mieux
+goûter le plaisir de posséder une personne
+que j'aimais, je la menai, peu de
+jours après mon mariage, à une terre que
+j'ai à quelques lieues de Tolède.</p>
+
+<p>«Nous y vivions tous deux dans une
+union charmante, lorsque le duc de
+Naxera, dont le château est dans le voisinage
+de ma terre, vint, un jour qu'il
+chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma
+femme et en devint amoureux; je le crus
+du moins, et ce qui acheva de me le persuader,
+c'est qu'il rechercha bientôt mon
+amitié avec empressement, ce qu'il avait
+jusque-là fort négligé; il me mit de ses
+parties de chasse, me fit force présents,
+et encore plus d'offres de services.</p>
+
+<p>«Je fus d'abord alarmé de sa passion;
+je pensai retourner à Tolède avec mon
+épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait
+cette pensée; effectivement, si j'eusse
+ôté au duc toutes les occasions de voir
+ma femme, j'aurais évité les malheurs
+qui me sont arrivés; mais la confiance
+que j'avais en elle me rassura. Il me
+parut qu'il n'était pas possible qu'une
+personne que j'avais épousée sans dot et
+tirée d'un état obscur fût assez ingrate
+pour oublier mes bontés. Hélas! je la
+connaissais mal. L'ambition et la vanité,
+qui sont deux choses si naturelles
+aux femmes, étaient les plus grands défauts
+de la mienne.</p>
+
+<p>«Dès que le duc eut trouvé moyen de
+lui apprendre ses sentiments, elle se sut
+bon gré d'avoir fait une conquête si importante.
+L'attachement d'un homme
+que l'on traitait d'<i>Excellence</i> chatouilla
+son orgueil et remplit son esprit de fastueuses
+chimères; elle s'en estima davantage
+et m'en aima moins. Ce que j'avais
+fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance,
+ne fit plus que m'attirer ses
+mépris: elle me regarda comme un mari
+indigne de sa beauté, et il lui sembla que,
+si ce grand seigneur qui était épris de
+ses charmes l'eût vue avant son mariage,
+il n'aurait pas manqué de l'épouser.
+Enivrée de ces folles idées, et séduite par
+quelques présents qui la flattaient, elle
+se rendit aux secrets empressements du
+duc.</p>
+
+<p>«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais
+pas le moindre soupçon de leur intelligence;
+mais enfin je fus assez malheureux
+pour sortir de mon aveuglement.
+Un jour je revins de la chasse de meilleure
+heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement
+de ma femme; elle ne m'attendait
+pas sitôt: elle venait de recevoir
+une lettre du duc, et se préparait à lui
+faire réponse. Elle ne put cacher son
+trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant
+sur une table du papier et de l'encre, je
+jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai
+de me montrer ce qu'elle écrivait; mais
+elle s'en défendit, de sorte que je fus
+obligé d'employer jusqu'à la violence
+pour satisfaire ma jalouse curiosité; je
+tirai de son sein, malgré toute sa résistance,
+une lettre qui contenait ces paroles:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Languirai-je toujours dans l'attente
+d'une seconde entrevue? Que vous êtes
+cruelle, de me donner les plus douces espérances
+et de tant tarder à les remplir!
+Don Juan va tous les jours à la chasse, ou
+à Tolède: ne devrions-nous pas profiter
+de ces occasions? Ayez plus d'égard à
+la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi,
+Madame: songez que si c'est un plaisir
+d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment
+d'en attendre longtemps la possession.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>«Je ne pus achever de lire ce billet sans
+être transporté de rage; je mis la main
+sur ma dague, et dans mon premier mouvement
+je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle
+épouse qui m'ôtait l'honneur; mais,
+faisant réflexion que c'était me venger à
+demi, et que mon ressentiment demandait
+encore une autre victime, je me rendis
+maître de ma fureur. Je dissimulai;
+je dis à ma femme, avec le moins d'agitation
+qu'il me fut possible: «Madame,
+vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat
+de son rang ne devait point vous éblouir;
+mais les jeunes personnes aiment le faste:
+je veux croire que c'est là tout votre crime,
+et que vous ne m'avez point fait le dernier
+outrage: c'est pourquoi j'excuse votre
+indiscrétion, pourvu que vous rentriez
+dans votre devoir, et que désormais, sensible
+à ma seule tendresse, vous ne songiez
+qu'à la mériter.»</p>
+
+<p>«Après lui avoir tenu ce discours, je
+sortis de son appartement, autant pour
+la laisser se remettre du trouble où étaient
+ses esprits, que pour chercher la solitude
+dont j'avais besoin moi-même pour calmer
+la colère qui m'enflammait. Si je
+ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai
+du moins un air tranquille pendant
+deux jours; et le troisième, feignant d'avoir
+à Tolède une affaire de la dernière
+conséquence, je dis à ma femme que j'étais
+obligé de la quitter pour quelque
+temps, et que je la priais d'avoir soin de
+sa gloire pendant mon absence.</p>
+
+<p>«Je partis; mais, au lieu de continuer
+mon chemin vers Tolède, je revins secrètement
+chez moi à l'entrée de la nuit,
+et me cachai dans la chambre d'un domestique
+fidèle, d'où je pouvais voir tout
+ce qui entrait dans ma maison. Je ne
+doutais point que le duc n'eût été informé
+de mon départ, et je m'imaginais qu'il
+ne manquerait pas de vouloir profiter de la
+conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble;
+je me promettais une entière
+vengeance.</p>
+
+<p>«Néanmoins je fus trompé dans mon attente:
+loin de remarquer qu'on se disposât
+au logis à recevoir un galant, je
+m'aperçus au contraire que l'on fermait
+les portes avec exactitude, et trois jours
+s'étant écoulés sans que le duc eût paru,
+ni même aucun de ses gens, je me persuadai
+que mon épouse s'était repentie de
+sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout
+commerce avec son amant.</p>
+
+<p>«Prévenu de cette opinion, je perdis le
+désir de me venger, et, me livrant aux
+mouvements d'un amour que la colère
+avait suspendu, je courus à l'appartement
+de ma femme: je l'embrassai avec transport,
+et lui dis: «Madame, je vous rends
+mon estime et mon amitié. Je vous avoue
+que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint
+ce voyage pour vous éprouver. Vous devez
+pardonner ce piége à un mari dont
+la jalousie n'était pas sans fondement:
+je craignais que votre esprit, séduit par
+de superbes illusions, ne fût pas capable
+de se détromper; mais, grâces au ciel,
+vous avez reconnu votre erreur, et j'espère
+que rien ne troublera plus notre
+union.»</p>
+
+<p>«Ma femme me parut touchée de ces paroles,
+et, laissant couler quelques pleurs:
+«Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle,
+de vous avoir donné sujet de soupçonner
+ma fidélité! J'ai beau détester ce qui
+vous a si justement irrité contre moi;
+mes yeux depuis deux jours sont vainement
+ouverts aux larmes, toute ma douleur,
+tous mes remords seront inutiles: je
+ne regagnerai jamais votre confiance.&mdash;Je
+vous la redonne, Madame, interrompis-je
+tout attendri de l'affliction qu'elle
+faisait paraître, je ne veux plus me souvenir
+du passé, puisque vous vous en
+repentez.»</p>
+
+<p>«En effet, dès ce moment j'eus pour elle
+les mêmes égards que j'avais eus auparavant,
+et je recommençai à goûter des
+plaisirs qui avaient été si cruellement
+troublés: ils devinrent même plus piquants;
+car ma femme, comme si elle
+eût voulu effacer de mon esprit toutes
+les traces de l'offense qu'elle m'avait
+faite, prenait plus de soin de me plaire
+qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais
+plus de vivacité dans ses caresses, et peu
+s'en fallait que je ne fusse bien aise du
+chagrin qu'elle m'avait causé.</p>
+
+<p>«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique
+ma maladie ne fût point mortelle, il
+n'est pas concevable combien ma femme
+en parut alarmée: elle passait le jour
+auprès de moi; et la nuit, comme j'étais
+dans un appartement séparé, elle me
+venait voir deux ou trois fois, pour apprendre
+par elle-même de mes nouvelles:
+enfin, elle montrait une extrême
+attention à courir au-devant de tous les
+secours dont j'avais besoin; il semblait
+que sa vie fût attachée à la mienne. De
+mon côté, j'étais si sensible à toutes les
+marques de tendresse qu'elle me donnait,
+que je ne pouvais me lasser de le lui
+témoigner. Cependant, seigneur Mendoce,
+elles n'étaient pas aussi sincères
+que je me l'imaginais.</p>
+
+<p>«Une nuit, ma santé commençait alors
+à se rétablir, mon valet de chambre vint
+me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout
+ému, je suis fâché d'interrompre votre
+repos; mais je vous suis trop fidèle pour
+vouloir vous cacher ce qui se passe en
+ce moment chez vous: le duc de Naxera
+est avec madame.»</p>
+
+<p>«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que
+je regardai quelque temps mon valet
+sans pouvoir lui parler: plus je pensais
+au rapport qu'il me faisait, plus j'avais
+de peine à le croire véritable. «Non,
+Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible
+que ma femme soit capable d'une si
+grande perfidie! Tu n'es point assuré de
+ce que tu dis.&mdash;Seigneur, reprit Fabio,
+plût au ciel que j'en pusse encore douter;
+mais de fausses apparences ne m'ont
+point trompé. Depuis que vous êtes malade,
+je soupçonne qu'on introduit presque
+toutes les nuits le duc dans l'appartement
+de madame: je me suis caché
+pour éclaircir mes soupçons, et je ne
+suis que trop persuadé qu'ils sont
+justes.»</p>
+
+<p>«A ce discours, je me levai tout furieux;
+je pris ma robe de chambre et mon épée,
+et marchai vers l'appartement de ma
+femme, accompagné de Fabio, qui portait
+de la lumière. Au bruit que nous
+fîmes en entrant, le duc, qui était assis
+sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet
+qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant
+de moi et me tira: mais ce fut avec tant
+de trouble et de précipitation, qu'il me
+manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement
+et lui enfonçai mon épée dans
+le c&oelig;ur. Je m'adressai ensuite à ma
+femme, qui était plus morte que vive:
+«Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix
+de toutes tes perfidies.» En disant cela, je
+lui plongeai dans le sein mon épée toute
+fumante du sang de son amant.</p>
+
+<p>«Je condamne mon emportement, seigneur
+don Fadrique, et j'avoue que j'aurais
+pu assez punir une épouse infidèle
+sans lui ôter la vie; mais quel homme
+pourrait conserver sa raison dans une
+pareille conjoncture? Peignez-vous cette
+perfide femme attentive à ma maladie;
+représentez-vous toutes ses démonstrations
+d'amitié, toutes les circonstances,
+toute l'énormité de sa trahison, et jugez
+si l'on ne doit point pardonner sa mort à
+un mari qu'une si juste fureur animait.</p>
+
+<p>«Pour achever cette tragique histoire
+en deux mots: après avoir pleinement
+assouvi ma vengeance, je m'habillai à la
+hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de
+temps à perdre; que les parents du duc
+me feraient chercher par toute l'Espagne,
+et que, le crédit de ma famille ne pouvant
+balancer le leur, je ne serais en sûreté
+que dans un pays étranger: c'est pourquoi
+je choisis deux de mes meilleurs
+chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent
+et de pierreries, je sortis de ma
+maison avant le jour, suivi du valet qui
+m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris
+la route de Valence, dans le dessein de
+me jeter dans le premier vaisseau qui
+ferait voile vers l'Italie. Comme je passais
+aujourd'hui près du bois où vous
+étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui
+m'a prié de la suivre et de l'aider à vous
+séparer.»</p>
+
+<p>«Après que le Tolédan eût achevé de parler,
+don Fadrique lui dit: «Seigneur don
+Juan, vous vous êtes justement vengé du
+duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur
+les poursuites que ses parents pourront
+faire: vous demeurerez, s'il vous plaît,
+chez moi, en attendant l'occasion de passer
+en Italie. Mon oncle est gouverneur
+de Valence; vous serez plus en sûreté ici
+qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme
+qui veut être uni désormais avec vous
+d'une étroite amitié.»</p>
+
+<p>«Zarate répondit à Mendoce dans des
+termes pleins de reconnaissance, et accepta
+l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force
+de la sympathie, seigneur don Cléofas,
+poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers
+se sentirent tant d'inclination l'un
+pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma
+entr'eux une amitié comparable à celle
+d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal,
+ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur,
+que ce qui plaisait à don Fadrique
+ne manquait pas de plaire à don Juan;
+c'était le même caractère: enfin ils étaient
+faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout,
+était enchanté des manières de son ami: il
+ne pouvait même s'empêcher de les vanter
+à tout moment à dona Théodora.</p>
+
+<p>«Ils allaient souvent tous deux chez
+cette dame, qui voyait toujours avec indifférence
+les soins et les assiduités de Mendoce.
+Il en était très-mortifié, et s'en plaignait
+quelquefois à son ami, qui, pour le
+consoler, lui disait que les femmes les
+plus insensibles se laissaient enfin toucher;
+qu'il ne manquait aux amants que la patience
+d'attendre ce temps favorable; qu'il
+ne perdît point courage; que sa dame,
+tôt ou tard, récompenserait ses services.
+Ce discours, quoique fondé sur l'expérience,
+ne rassurait point le timide Mendoce,
+qui craignait de ne pouvoir jamais
+plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte
+le jeta dans une langueur qui faisait pitié
+à don Juan; mais don Juan fut bientôt
+plus à plaindre que lui.</p>
+
+<p>«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être
+révolté contre les femmes, après l'horrible
+trahison de la sienne, il ne put se défendre
+d'aimer dona Théodora; cependant, loin
+de s'abandonner à une passion qui offensait
+son ami, il ne songea qu'à la combattre;
+et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre
+qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait
+naître, il résolut de ne plus voir la veuve
+de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le
+voulait mener chez elle, il trouvait toujours
+quelque prétexte pour s'en excuser.</p>
+
+<p>«D'une autre part, don Fadrique n'allait
+pas une fois chez la dame, qu'elle ne
+lui demandât pourquoi don Juan ne la
+venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait
+cette question il lui répondit en souriant
+que son ami avait ses raisons. «Et quelles
+raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona
+Théodora.&mdash;Madame, répartit Mendoce,
+comme je voulais aujourd'hui vous
+l'amener, et que je lui marquais quelque
+surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner,
+il m'a fait une confidence qu'il
+faut que je vous révèle pour le justifier.
+Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse,
+et que, n'ayant pas beaucoup de temps à
+demeurer dans cette ville, les moments
+lui étaient chers.</p>
+
+<p>«&mdash;Je ne suis point satisfaite de cette
+excuse, reprit en rougissant la veuve de
+Cifuentes: il n'est pas permis aux amants
+d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique
+remarqua la rougeur de dona Théodora;
+il crut que la vanité seule en était
+la cause, et que ce qui faisait rougir la
+dame n'était qu'un simple dépit de se voir
+négligée. Il se trompait dans sa conjecture:
+un mouvement plus vif que la vanité excitait
+l'émotion qu'elle laissait paraître; mais
+de peur qu'il ne démêlât ses sentiments,
+elle changea de discours, et affecta, pendant
+le reste de l'entretien, un enjouement qui
+aurait mis en défaut la pénétration de
+Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord
+pris le change.</p>
+
+<p>«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se
+trouva seule, elle tomba dans une profonde
+rêverie: elle sentit alors toute la force
+de l'inclination qu'elle avait conçue pour
+don Juan, et, la croyant plus mal récompensée
+qu'elle ne l'était: «Quelle injuste
+et barbare puissance, dit-elle en soupirant,
+se plaît à enflammer des c&oelig;urs qui ne
+s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique
+qui m'adore, et je brûle pour don
+Juan, dont une autre que moi occupe la
+pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher
+mon indifférence: ton ami t'en venge
+assez.»</p>
+
+<p>«A ces mots, un vif sentiment de douleur
+et de jalousie lui fit répandre quelques
+larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir
+les peines des amants, vint bientôt présenter
+à son esprit de flatteuses images. Elle
+se représenta que sa rivale pouvait n'être
+pas fort dangereuse: que don Juan était
+peut-être moins arrêté par ses charmes
+qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles
+liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour
+juger elle-même de ce qu'elle en devait
+croire, elle résolut d'entretenir en particulier
+le Tolédan. Elle le fit avertir de se
+trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand
+ils furent tous deux seuls, dona Théodora
+prit ainsi la parole:</p>
+
+<p>«Je n'aurais jamais pensé que l'amour
+pût faire oublier à un galant homme ce
+qu'il doit aux dames; néanmoins, don
+Juan, vous ne venez plus chez moi depuis
+que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce
+me semble, de me plaindre de vous. Je
+veux croire toutefois que ce n'est point
+de votre propre mouvement que vous
+me fuyez: votre dame vous aura sans
+doute défendu de me voir. Avouez-le-moi,
+don Juan, et je vous excuse: je sais
+que les amants ne sont pas libres dans
+leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir
+à leurs maîtresses.</p>
+
+<p>«&mdash;Madame, répondit le Tolédan, je conviens
+que ma conduite doit vous étonner;
+mais, de grâce, ne souhaitez pas
+que je me justifie: contentez-vous d'apprendre
+que j'ai raison de vous éviter.&mdash;Quelle
+que puisse être cette raison,
+reprit dona Théodora toute émue, je
+veux que vous me la disiez.&mdash;Hé bien,
+Madame, répartit don Juan, il faut vous
+obéir; mais ne vous plaignez pas si vous
+en entendez plus que vous n'en voulez
+savoir.</p>
+
+<p>«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a
+raconté l'aventure qui m'a fait quitter la
+Castille. En m'éloignant de Tolède, le
+c&oelig;ur plein de ressentiment contre les
+femmes, je les défiais toutes de me jamais
+surprendre. Dans cette fière disposition,
+je m'approchai de Valence; je vous rencontrai,
+et, ce que personne encore n'a pu
+faire peut-être, je soutins vos premiers
+regards sans en être troublé: je vous ai
+revue même depuis impunément; mais,
+hélas! que j'ai payé cher quelques jours
+de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance;
+votre beauté, votre esprit, tous
+vos charmes se sont exercés sur un rebelle;
+en un mot, j'ai pour vous tout
+l'amour que vous êtes capable d'inspirer.</p>
+
+<p>«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de
+vous. La personne dont on vous a dit
+que j'étais occupé n'est qu'une dame
+imaginaire: c'est une fausse confidence
+que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir
+les soupçons que j'aurais pu lui donner
+en refusant toujours de vous venir voir
+avec lui.»</p>
+
+<p>«Ce discours, à quoi dona Théodora ne
+s'était point attendue, lui causa une si
+grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de
+paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point
+en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer
+ses yeux de quelque rigueur, elle regarda
+le Tolédan d'un air assez tendre, et
+lui dit: «Vous m'avez appris votre secret,
+don Juan; je veux aussi vous découvrir le
+mien: écoutez-moi.</p>
+
+<p>«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce,
+peu touchée de l'attachement de Mendoce,
+je menais une vie douce et tranquille,
+lorsque le hasard vous fit passer
+près du bois où nous nous rencontrâmes.
+Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne
+laissai pas de remarquer que vous m'offriez
+votre secours de très-bonne grâce,
+et la manière avec laquelle vous sûtes
+séparer deux rivaux furieux me fit concevoir
+une opinion fort avantageuse de
+votre adresse et de votre valeur. Le moyen
+que vous proposâtes pour les accorder
+me déplut: je ne pouvais sans beaucoup
+de peine me résoudre à choisir l'un ou
+l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser,
+je crois que vous aviez déjà un peu de part
+à ma répugnance: car dans le même moment
+que, forcée par la nécessité, ma bouche
+nomma don Fadrique, je sentis que
+mon c&oelig;ur se déclarait pour l'inconnu.
+Depuis ce jour, que je dois appeler heureux,
+après l'aveu que vous m'avez fait,
+votre mérite a augmenté l'estime que j'avais
+pour vous.</p>
+
+<p>«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un
+mystère de mes sentiments: je vous les
+déclare avec la même franchise que j'ai
+dit à Mendoce que je ne l'aimais point.
+Une femme qui a le malheur de se sentir
+du penchant pour un amant qui ne saurait
+être à elle a raison de se contraindre, et
+de se venger du moins de sa faiblesse par un
+silence éternel; mais je crois que l'on peut
+sans scrupule découvrir une tendresse
+innocente à un homme qui n'a que des
+vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous
+m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui
+nous a sans doute destinés l'un pour
+l'autre.»</p>
+
+<p>«Après ce discours, la dame se tut pour
+laisser parler don Juan, et lui donner lieu
+de faire éclater les transports de joie et de
+reconnaissance qu'elle croyait lui avoir
+inspirés; mais au lieu de paraître enchanté
+des choses qu'il venait d'entendre, il demeura
+triste et rêveur.</p>
+
+<p>«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle;
+quand, pour vous faire un sort qu'un autre
+que vous pourrait trouver digne
+d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe,
+et vous montre une âme charmée, vous
+résistez à la joie que doit vous causer une
+déclaration si obligeante! vous gardez un
+silence glacé! je vois même de la douleur
+dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange
+effet produisent en vous mes bontés!</p>
+
+<p>«&mdash;Eh! quel autre effet, Madame, répondit
+tristement le Tolédan, peuvent-elles
+faire sur un c&oelig;ur comme le mien? Je
+suis d'autant plus misérable que vous
+me témoignez plus d'inclination. Vous
+n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour
+moi: vous savez quelle tendre amitié nous
+lie: pourrais-je établir mon bonheur sur
+la ruine de ses plus douces espérances?&mdash;Vous
+avez trop de délicatesse, dit dona
+Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique;
+je puis vous offrir ma foi sans
+mériter ses reproches, et vous pouvez la
+recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue
+que l'idée d'un ami malheureux doit
+vous causer quelque peine; mais, don
+Juan, est-elle capable de balancer l'heureux
+destin qui vous attend?</p>
+
+<p>«&mdash;Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton
+ferme: un ami tel que Mendoce a plus
+de pouvoir sur moi que vous ne pensez.
+S'il vous était possible de concevoir toute
+la tendresse, toute la force de notre amitié,
+que vous me trouveriez à plaindre!
+Don Fadrique n'a rien de caché pour
+moi; mes intérêts sont devenus les siens:
+les moindres choses qui me regardent ne
+sauraient échapper à son attention, ou,
+pour tout dire en un mot, je partage son
+âme avec vous.</p>
+
+<p>«Ah! si vous vouliez que je profitasse
+de vos bontés, il fallait me les laisser
+voir avant que j'eusse formé les n&oelig;uds
+d'une amitié si forte. Charmé du bonheur
+de vous plaire, je n'aurais alors regardé
+Mendoce que comme un rival:
+mon c&oelig;ur, en garde contre l'affection
+qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu,
+et je ne lui devrais pas aujourd'hui
+tout ce que je lui dois; mais, Madame, il
+n'est plus temps; j'ai reçu tous les services
+qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi
+le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance
+et l'inclination me lient et
+me réduisent enfin à la cruelle nécessité
+de renoncer au sort glorieux que vous
+me présentez.»</p>
+
+<p>«En cet endroit, dona Théodora, qui
+avait les yeux couverts de larmes, prit son
+mouchoir pour s'essuyer. Cette action
+troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa
+constance: il commençait à ne répondre
+plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il
+d'une voix entrecoupée de soupirs,
+adieu, il faut vous fuir pour sauver ma
+vertu; je ne puis soutenir vos pleurs,
+ils vous rendent trop redoutable. Je vais
+m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer
+la perte de tant de charmes que mon
+inexorable amitié veut que je lui sacrifie.»
+En achevant ces paroles il se retira avec
+un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de
+peine à conserver.</p>
+
+<p>«Après son départ, la veuve de Cifuentes
+fut agitée de mille mouvements confus:
+elle eut honte de s'être déclarée à un homme
+qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant
+douter qu'il ne fût fortement épris,
+et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît
+refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut
+assez raisonnable pour admirer un si rare
+effort d'amitié, au lieu de s'en offenser.
+Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher
+de s'affliger quand les choses n'ont
+pas le succès que l'on désire, elle résolut
+d'aller dès le lendemain à la campagne pour
+dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les
+augmenter, car la solitude est plus propre
+à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.</p>
+
+<p>«Don Juan, de son côté, n'ayant pas
+trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé
+dans son appartement pour s'abandonner
+en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait
+fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui
+était permis du moins d'en soupirer; mais
+don Fadrique vint bientôt interrompre sa
+rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé,
+il en témoigna tant d'inquiétude
+que don Juan, pour le rassurer, fut obligé
+de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos.
+Mendoce sortit aussitôt pour le laisser
+reposer; mais il sortit d'un air si triste,
+que le Tolédan en sentit plus vivement son
+infortune. «O ciel, dit il en lui-même,
+pourquoi faut-il que la plus tendre amitié
+du monde fasse tout le malheur de
+ma vie?»</p>
+
+<p>«Le jour suivant, don Fadrique n'était
+pas encore levé qu'on le vint avertir que
+dona Théodora était partie avec tout son
+domestique pour son château de Villaréal,
+et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait
+pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina,
+moins à cause des peines que fait
+souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que
+parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ.
+Sans savoir ce qu'il en devait penser,
+il en conçut un funeste présage.</p>
+
+<p>«Il se leva pour aller voir son ami, tant
+pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre
+l'état de sa santé. Mais comme il
+achevait de s'habiller, don Juan entra dans
+sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper
+l'inquiétude que je vous cause: je
+me porte assez bien aujourd'hui.&mdash;Cette
+bonne nouvelle, répondit Mendoce, me
+console un peu de la mauvaise que j'ai
+reçue.» Le Tolédan demanda quelle était
+cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique,
+après avoir fait sortir ses gens, lui dit:
+«Dona Théodora est partie ce matin pour
+la campagne, où l'on croit qu'elle sera
+longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi
+me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous,
+don Juan? N'ai-je pas raison d'être
+alarmé?»</p>
+
+<p>«Zarate se garda bien de lui dire sur
+cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que
+dona Théodora pouvait être allée à la campagne
+sans qu'il eût sujet de s'en effrayer.
+Mais Mendoce, peu content des raisons
+que son ami employait pour le rassurer,
+l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il,
+ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai
+conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment
+quelque chose qui aura déplu à
+dona Théodora. Pour m'en punir, elle
+me quitte, sans daigner seulement m'apprendre
+mon crime.</p>
+
+<p>«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer
+plus longtemps dans l'incertitude. Allons,
+don Juan, allons la trouver; je vais
+faire préparer des chevaux.&mdash;Je vous
+conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener
+personne avec vous: cet éclaircissement
+se doit faire sans témoins.&mdash;Don Juan ne
+saurait être de trop, reprit don Fadrique;
+dona Théodora n'ignore point que vous
+savez tout ce qui se passe dans mon
+c&oelig;ur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser,
+vous m'aiderez à l'apaiser en
+ma faveur.</p>
+
+<p>«&mdash;Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma
+présence ne peut vous être utile. Partez
+tout seul, je vous en conjure.&mdash;Non,
+mon cher don Juan, répartit Mendoce,
+nous irons ensemble: j'attends cette complaisance
+de votre amitié.&mdash;Quelle tyrannie!
+s'écria le Tolédan d'un air chagrin.
+Pourquoi exigez-vous de mon amitié
+ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»</p>
+
+<p>«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait
+pas, et le ton brusque dont elles
+avaient été prononcées, le surprirent étrangement.
+Il regarda son ami avec attention.
+«Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que
+je viens d'entendre? Quel affreux soupçon
+naît dans mon esprit! Ah! c'est trop
+vous contraindre et me gêner; parlez.
+Qui cause la répugnance que vous marquez
+à m'accompagner?</p>
+
+<p>«&mdash;Je voulais vous la cacher, répondit le
+Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé
+vous-même à la laisser paraître, il ne
+faut plus que je dissimule: cessons, mon
+cher don Fadrique, de nous applaudir
+de la conformité de nos affections; elle
+n'est que trop parfaite: les traits qui
+vous ont blessé n'ont point épargné votre
+ami. Dona Théodora...&mdash;Vous seriez
+mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!&mdash;Dès
+que j'ai connu mon amour,
+répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui
+constamment la veuve de Cifuentes; vous
+le savez: vous m'en avez vous-même fait
+des reproches; je triomphais du moins de
+ma passion, si je ne pouvais la détruire.</p>
+
+<p>«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle
+souhaitait de me parler chez elle. Je m'y
+rendis. Elle me demanda pourquoi je
+semblais vouloir l'éviter. J'inventai des
+excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé
+de lui en découvrir la véritable cause. Je
+crus qu'après cette déclaration elle approuverait
+le dessein que j'avais de la
+fuir; mais, par un bizarre effet de mon
+étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce,
+je dois vous le dire, je trouvai Théodora
+prévenue pour moi.»</p>
+
+<p>«Quoique don Fadrique eût l'esprit du
+monde le plus doux et le plus raisonnable,
+il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce
+discours, et interrompant encore son ami
+en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui
+dit-il, percez-moi plutôt le sein que de
+poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous
+contentez pas de m'avouer que vous êtes
+mon rival, vous m'apprenez encore qu'on
+vous aime! Juste ciel! Quelle confidence
+vous m'osez faire! Vous mettez notre
+amitié à une épreuve trop rude. Mais
+que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée
+en conservant les sentiments perfides
+que vous me déclarez.</p>
+
+<p>«Quelle était mon erreur! Je vous croyais
+généreux, magnanime, et vous n'êtes
+qu'un faux ami, puisque vous avez été
+capable de concevoir un amour qui m'outrage.
+Je suis accablé de ce coup imprévu:
+je le sens d'autant plus vivement,
+qu'il m'est porté par une main...&mdash;Rendez-moi
+plus de justice, interrompit
+à son tour le Tolédan; donnez-vous
+un moment de patience; je ne suis rien
+moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et
+vous vous repentirez de m'avoir appelé
+de ce nom odieux.»</p>
+
+<p>«Alors il lui raconta ce qui s'était passé
+entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre
+aveu qu'elle lui avait fait, et les discours
+qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se
+livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta
+ce qu'il avait répondu à ce discours;
+et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il
+avait fait paraître, don Fadrique sentait
+évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don
+Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je
+refusai la foi de dona Théodora. Elle en
+pleura de dépit; mais, grand Dieu, que
+ses pleurs excitèrent de trouble dans mon
+âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans
+trembler encore du péril que j'ai couru.
+Je commençais à me trouver barbare, et
+pendant quelques instants, Mendoce,
+mon c&oelig;ur vous devint infidèle. Je ne
+cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je
+me dérobai par une prompte fuite à
+des larmes si dangereuses. Mais ce n'est
+pas assez d'avoir évité ce danger; il faut
+craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon
+départ: je ne veux plus m'exposer aux
+regards de Théodora. Après cela, don
+Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude
+et de perfidie?</p>
+
+<p>«&mdash;Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant,
+je vous rends toute votre innocence.
+J'ouvre les yeux; pardonnez un
+injuste reproche au premier transport
+d'un amant qui se voit ravir toutes ses
+espérances. Hélas! devais-je croire que
+dona Théodora pourrait vous voir longtemps
+sans vous aimer, sans se rendre à
+ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé
+le pouvoir? Vous êtes un véritable ami.
+Je n'impute plus mon malheur qu'à la
+Fortune, et, loin de vous haïr, je sens
+augmenter pour vous ma tendresse. Hé!
+quoi! vous renoncez pour moi à la possession
+de dona Théodora, vous faites
+à notre amitié un si grand sacrifice, et je
+n'en serais pas touché! Vous pouvez
+dompter votre amour, et je ne ferais pas
+un effort pour vaincre le mien! Je dois
+répondre à votre générosité, don Juan;
+suivez le penchant qui vous entraîne:
+épousez la veuve de Cifuentes; que mon
+c&oelig;ur, s'il veut, en gémisse, Mendoce
+vous en presse.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous m'en pressez en vain, répliqua
+Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une
+passion violente; mais votre repos m'est
+plus cher que mon bonheur.&mdash;Et le
+repos de Théodora, reprit don Fadrique,
+vous doit-il être indifférent? Ne nous
+flattons point: le penchant qu'elle a
+pour vous décide de mon sort. Quand
+vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour
+me la céder, vous iriez loin de ses yeux
+traîner une vie déplorable, je n'en serais
+pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire
+jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel
+n'a réservé cette gloire qu'à vous seul.
+Elle vous a aimé dès le premier moment
+qu'elle vous a vu: elle a pour vous une
+inclination naturelle; en un mot, elle ne
+saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez
+donc la main qu'elle vous présente:
+comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi
+à mon infortune, et ne faites
+pas trois misérables, lorsqu'un seul peut
+épuiser toute la rigueur du destin.»</p>
+
+<p>Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre
+son récit pour écouter l'écolier,
+qui lui dit: «Ce que vous me racontez est
+surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un
+si beau caractère? Je ne vois dans le monde
+que des amis qui se brouillent, je ne dis
+pas pour des maîtresses comme dona Théodora,
+mais pour des coquettes fieffées. Un
+amant peut-il renoncer à un objet qu'il
+adore et dont il est aimé, de peur de rendre
+un ami malheureux? Je ne croyais cela
+possible que dans la nature du roman, où
+l'on peint les hommes tels qu'ils devraient
+être, plutôt que tels qu'ils sont.&mdash;Je demeure
+d'accord, répondit le diable, que ce
+n'est pas une chose fort ordinaire; mais
+elle est non-seulement dans la nature du
+roman, elle est aussi dans la belle nature
+de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le
+déluge j'en ai vu deux exemples, y compris
+celui-ci. Revenons à mon histoire.</p>
+
+<p>«Les deux amis continuèrent à se faire
+un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant
+point céder à la générosité de l'autre,
+leurs sentiments amoureux demeurèrent
+suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent
+de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient
+plus même prononcer son nom. Mais
+tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour
+dans la ville de Valence, l'amour,
+comme pour s'en venger, régnait ailleurs
+avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.</p>
+
+<p>«Dona Théodora s'abandonnait à sa
+tendresse dans son château de Villaréal,
+situé près de la mer. Elle pensait sans cesse
+à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance
+de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre,
+après les sentiments d'amitié qu'il
+avait fait éclater pour don Fadrique.</p>
+
+<p>«Un jour, après le coucher du soleil,
+comme elle prenait sur le bord de la mer le
+plaisir de la promenade avec une de ses
+femmes, elle aperçut une petite chaloupe
+qui venait gagner le rivage. Il lui sembla
+d'abord qu'il y avait dedans sept à huit
+hommes de fort mauvaise mine; mais après
+les avoir vus de plus près, et considérés
+avec plus d'attention, elle jugea qu'elle
+avait pris des masques pour des visages. En
+effet, c'étaient des gens masqués, et tous
+armés d'épées et de bayonnettes.</p>
+
+<p>«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant
+pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient
+à faire, elle tourna brusquement
+ses pas vers le château. Elle regardait de
+temps en temps derrière elle pour les observer;
+et remarquant qu'ils avaient pris
+terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre,
+elle se mit à courir de toute sa force;
+mais, comme elle ne courait pas si bien
+qu'Atalante, et que les masques étaient légers
+et vigoureux, ils la joignirent à la
+porte du château et l'arrêtèrent.</p>
+
+<p>«La dame et la fille qui l'accompagnait
+poussèrent de grands cris qui attirèrent
+aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci
+donnant l'alarme au château, tous les valets
+de dona Théodora accoururent bientôt
+armés de fourches et de bâtons. Cependant
+deux hommes des plus robustes de la troupe
+masquée, après avoir pris entre leurs bras
+la maîtresse et la suivante, les emportaient
+vers la chaloupe, malgré leur résistance,
+pendant que les autres faisaient tête aux
+gens du château, qui commencèrent à les
+presser vivement. Le combat fut long; mais
+enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement
+leur entreprise, et regagnèrent
+leur chaloupe en se battant en retraite. Il
+était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient
+pas encore tous embarqués qu'ils
+virent paraître du côté de Valence quatre
+ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance,
+et semblaient vouloir venir au secours de
+Théodora. A cette vue, les ravisseurs se
+hâtèrent si bien de prendre le large, que
+l'empressement des cavaliers fut inutile.</p>
+
+<p>«Ces cavaliers étaient don Fadrique et
+don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là
+une lettre par laquelle on lui mandait que
+l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro
+Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il
+avait équipé une espèce de tartane, et
+qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient
+rien à perdre, il se proposait d'enlever la
+veuve de Cifuentes la première fois qu'elle
+serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan
+et lui, avec leurs valets de chambre,
+étaient partis de Valence sur-le-champ,
+pour venir apprendre cet attentat à dona
+Théodora. Ils avaient découvert de loin,
+sur le bord de la mer, un assez grand
+nombre de personnes qui paraissaient combattre
+les unes contre les autres, et soupçonnant
+que ce pouvait être ce qu'ils craignaient,
+ils poussaient leurs chevaux à toute
+bride, pour s'opposer au projet de don Alvar.
+Mais, quelque diligence qu'ils pussent
+faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins
+de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.</p>
+
+<p>«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce,
+fier du succès de son audace, s'éloignait de
+la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait
+joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait
+en pleine mer. Il n'est pas possible de
+sentir une plus vive douleur que celle
+qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent
+mille imprécations contre don Alvar, et
+remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables
+que vaines. Tous les domestiques de Théodora,
+animés par un si bel exemple, n'épargnèrent
+point les lamentations: tout le
+rivage retentissait de cris: la fureur, le
+désespoir, la désolation régnaient sur ces
+tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne
+causa point, dans la cour de Sparte, une si
+grande consternation.»</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c14" id="c14"></a>CHAPITRE XIV<br/>
+<i>Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur
+comique.</i></h2>
+
+
+<p>L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre
+le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée,
+lui dit-il, il n'y a pas moyen de
+résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que
+signifie une chose qui attire mon attention,
+malgré le plaisir que je prends à vous écouter.
+Je remarque dans une chambre deux
+hommes en chemise qui se tiennent à la
+gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes
+en robe de chambre qui s'empressent à
+les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce
+que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait
+qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ
+cette satisfaction de la manière suivante.</p>
+
+<p>«Les personnages que vous voyez en chemise
+et qui se battent, lui dit-il, sont deux
+auteurs Français; et les gens qui les séparent
+sont deux Allemands, un Flamand et un
+Italien. Ils demeurent tous dans la même
+maison, qui est un hôtel garni où il ne loge
+guère que des étrangers. L'un de ces auteurs
+fait des tragédies, et l'autre des comédies.
+Le premier, pour quelque désagrément
+qu'il a essuyé en France, est venu en
+Espagne; et le dernier, peu content de sa
+condition à Paris, a fait le même voyage,
+dans l'espérance de trouver à Madrid une
+meilleure fortune.</p>
+
+<p>«Le poëte tragique est un esprit vain et
+présomptueux, qui s'est fait, en dépit de
+la plus saine partie du public, une assez
+grande réputation dans son pays. Pour tenir
+sa muse en haleine, il compose tous les
+jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a
+commencé une pièce dont il a tiré le sujet
+de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme
+son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses
+confrères, une démangeaison continuelle
+d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages,
+il s'est levé, a pris sa chandelle, et,
+tout en chemise, est venu frapper rudement
+à la porte de l'auteur comique, qui,
+faisant un meilleur usage de son temps,
+dormait d'un profond sommeil.</p>
+
+<p>«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé
+ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui
+a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez
+à mes genoux: adorez un génie que
+Melpomène favorise. Je viens d'enfanter
+des vers... Mais, que dis-je, je viens?
+c'est Apollon lui-même qui me les a dictés:
+si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui
+de maison en maison; j'attends
+qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur
+notre ambassadeur, aussi bien que
+tous les Français qui sont à Madrid. Avant
+que je les montre à personne, je veux
+vous les réciter.</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous remercie de la préférence, a
+répondu l'auteur comique en baillant de
+toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est
+que vous prenez un peu mal votre temps;
+je me suis couché fort tard, le sommeil
+m'accable, et je ne réponds pas que j'entende
+sans me rendormir tous les vers
+que vous avez à me dire.&mdash;Oh! j'en réponds
+bien, moi, a repris le poëte tragique:
+quand vous seriez mort, la scène que
+je viens de composer serait capable de
+vous rappeler à la vie. Ma versification
+n'est point un assemblage de sentiments
+communs et d'expressions triviales que
+la rime seule soutienne; c'est une poésie
+mâle qui émeut le c&oelig;ur et frappe l'esprit.
+Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les
+pitoyables nouveautés ne font que passer
+sur la scène comme des ombres, et vont
+à Utique divertir les Africains: mes pièces,
+dignes d'être consacrées avec ma
+statue dans la bibliothèque palatine,
+ont encore la foule après trente représentations;
+mais venons, ajouta ce poëte
+modeste, venons aux vers dont je veux
+vous donner l'étrenne.</p>
+
+<p>«Voici ma tragédie: <cite>La mort de Patrocle</cite>.
+Scène première. Briseïde et les autres
+captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent
+les cheveux et se frappent le sein,
+pour témoigner la douleur qu'elles ont
+de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent
+pas même se soutenir; abattues par leur
+désespoir, elles se laissent tomber sur le
+théâtre. Vous me direz que cela est un
+peu hasardé: mais c'est ce que je cherche.
+Que les petits génies se tiennent dans
+les bornes étroites de l'imitation, sans
+oser les franchir, à la bonne heure! Il y
+a de la prudence dans leur timidité. Pour
+moi, j'aime le nouveau, et je tiens que,
+pour émouvoir et ravir les spectateurs,
+il faut leur présenter des images auxquelles
+ils ne s'attendent point.</p>
+
+<p>«Les captives sont donc couchées par
+terre. Ph&oelig;nix, gouverneur d'Achille, est
+avec elles: il les aide à se relever l'une
+après l'autre. Ensuite il commence la
+protase par ces vers:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Priam va perdre Hector et sa superbe ville;<br/></span>
+ <span class="i0">Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille<br/></span>
+ <span class="i0">Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,<br/></span>
+ <span class="i0">Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,<br/></span>
+ <span class="i0">Léonte de la pique adroit à l'exercice,<br/></span>
+ <span class="i0">Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;<br/></span>
+ <span class="i0">Achille s'y prépare, et déjà ce héros<br/></span>
+ <span class="i0">Pousse vers Ilium ses immortels chevaux<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.<br/></span>
+ <span class="i0">Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,<br/></span>
+ <span class="i0">Quoique l'&oelig;il qui les voit ne les suive qu'à peine,<br/></span>
+ <span class="i0">Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:<br/></span>
+ <span class="i0">Et lorsque vous serez de carnage lassés,<br/></span>
+ <span class="i0">Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,<br/></span>
+ <span class="i0">Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.<br/></span>
+ <span class="i0">Xantus baisse la tête et répond par ces mots:<br/></span>
+ <span class="i0">Achille, vous serez content de vos chevaux:<br/></span>
+ <span class="i0">Ils vont aller au gré de votre impatience;<br/></span>
+ <span class="i0">Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.<br/></span>
+ <span class="i0">Junon aux yeux de b&oelig;uf ainsi le fait parler,<br/></span>
+ <span class="i0">Et d'Achille aussitôt le char semble voler.<br/></span>
+ <span class="i0">Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie<br/></span>
+ <span class="i0">Soudain font retentir le rivage de Troie.<br/></span>
+ <span class="i0">Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,<br/></span>
+ <span class="i0">Paraît plus éclatant que l'astre du matin,<br/></span>
+ <span class="i0">Ou tel que le soleil commençant sa carrière<br/></span>
+ <span class="i0">S'élève pour donner au monde la lumière,<br/></span>
+ <span class="i0">Ou brillant comme un feu que les villageois font<br/></span>
+ <span class="i0">Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.<br/></span>
+ <br/>
+ </div>
+</div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a>
+<a href="#FNanchor_1">
+<span class="label">[1]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Hom. Lib. XIX.</i></p>
+</div>
+<p>«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique,
+pour vous laisser respirer un moment;
+car si je vous récitais toute ma
+scène de suite, la beauté de ma versification
+et le grand nombre de traits brillants
+et de pensées sublimes qu'elle contient
+vous suffoqueraient. Remarquez la
+justesse de cette comparaison: <i>Plus éclatant
+qu'un feu que les villageois font...</i>
+Tout le monde ne sent point cela; mais
+vous, qui avez de l'esprit, et du véritable,
+vous en devez être enchanté.&mdash;Je le suis
+sans doute, a répondu l'auteur comique
+en souriant d'un air malin; rien n'est si
+beau, et je suis persuadé que vous ne
+manquerez pas de parler aussi dans votre
+tragédie du soin que Thétis prenait de
+chasser les mouches troyennes qui s'approchaient
+du corps de Patrocle.&mdash;Ne
+pensez pas vous en moquer, a répliqué
+le tragique. Un poëte qui a de l'habileté
+peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être
+celui de ma pièce le plus propre à
+me fournir des vers pompeux: je ne le
+raterai pas, sur ma parole.</p>
+
+<p>«Tous mes ouvrages, a-t-il continué
+sans façon, sont marqués au bon coin;
+aussi; quand je les lis, il faut voir comme
+on les applaudit! je m'arrête à chaque
+vers pour recevoir des louanges. Je me
+souviens qu'un jour je lisais à Paris
+une tragédie dans une maison où il va
+tous les jours de beaux esprits à l'heure
+du dîner, et dans laquelle, sans vanité,
+je ne passe pas pour un Pradon: la grande
+comtesse de Vieille-Brune y était; elle a
+le goût fin et délicat; je suis son poëte
+favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès
+la première scène; elle fut obligée de
+changer de mouchoir au second acte;
+elle ne fit que sanglotter au troisième;
+elle se trouva mal au quatrième, et je
+crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir
+avec le héros de ma pièce.»</p>
+
+<p>«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur
+comique de garder son sérieux, il lui
+est échappé un éclat de rire. «Ah! que je
+reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse
+à ce trait-là: c'est une femme qui
+ne peut souffrir la comédie; elle a tant
+d'aversion pour le comique, qu'elle sort
+ordinairement de sa loge après la grande
+pièce, pour emporter toute sa douleur.
+La tragédie est sa belle passion: que
+l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu
+que vous y fassiez parler des amants malheureux,
+vous êtes sûr d'attendrir la
+dame. Franchement, si je composais des
+poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres
+approbateurs qu'elle.</p>
+
+<p>«&mdash;Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte
+tragique; j'ai l'approbation de mille personnes
+de qualité, tant mâles que femelles...&mdash;Je
+me défierais encore du suffrage
+de ces personnes-là, interrompit
+l'auteur comique: je serais en garde
+contre leurs jugements. Savez-vous bien
+pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs
+sont distraits, pour la plupart, pendant
+une lecture, et qu'ils se laissent prendre
+à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse
+d'un sentiment: cela suffit pour leur faire
+louer tout un ouvrage, quelque imparfait
+qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au
+contraire, entendent-ils quelques vers
+dont la platitude ou la dureté leur blesse
+l'oreille, il ne leur en faut pas davantage
+pour décrier une bonne pièce.</p>
+
+<p>«&mdash;Hé bien! a repris l'auteur sérieux,
+puisque vous voulez que ces juges-là me
+soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements
+du parterre.&mdash;Hé! ne
+me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre,
+a répliqué l'autre: il fait paraître
+trop de caprice dans ses décisions. Il se
+trompe quelquefois si lourdement aux
+représentations des pièces nouvelles, qu'il
+sera des deux mois entiers sottement
+enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est
+vrai que dans la suite l'impression le
+désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré
+après un heureux succès.</p>
+
+<p>«&mdash;C'est un malheur qui n'est pas à
+craindre pour moi, a dit le tragique; on
+réimprime mes pièces aussi souvent
+qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il
+n'en est pas de même des comédies; l'impression
+découvre leur faiblesse: les comédies
+n'étant que des bagatelles, que de
+petites productions d'esprit...&mdash;Tout
+beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit
+l'autre, tout beau! vous ne songez
+pas que vous vous échauffez; parlez,
+de grâce, devant moi, de la comédie avec
+un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous
+qu'une pièce comique soit moins difficile
+à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous:
+il n'est pas plus aisé de faire rire
+les honnêtes gens que de les faire pleurer.
+Sachez qu'un sujet ingénieux dans les
+m&oelig;urs de la vie ordinaire ne coûte pas
+moins à traiter que le plus beau sujet
+héroïque.</p>
+
+<p>«&mdash;Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux
+d'un ton railleur, je suis ravi de vous
+entendre parler dans ces termes. Hé
+bien, monsieur Calidas, pour éviter la
+dispute, je veux désormais autant estimer
+vos ouvrages que je les ai méprisés
+jusqu'ici.&mdash;Je me soucie fort peu de vos
+mépris, monsieur Giblet, reprend avec
+précipitation l'auteur comique; et pour
+répondre à vos airs insolents, je vais vous
+dire nettement ce que je pense des vers
+que vous venez de me réciter: ils sont
+ridicules, et les pensées, quoique tirées
+d'Homère, n'en sont pas moins plates.
+Achille parle à ses chevaux; ses chevaux
+lui répondent: il y a là-dedans une image
+basse, de même que dans la comparaison
+du feu que les villageois font sur une
+montagne. Ce n'est pas faire honneur
+aux anciens que de les piller de cette
+sorte: ils sont, à la vérité, remplis de
+choses admirables; mais il faut avoir plus
+de goût que vous n'en avez, pour faire
+un heureux choix de celles qu'on doit
+emprunter d'eux.</p>
+
+<p>«&mdash;Puisque vous n'avez pas assez d'élévation
+de génie, a répliqué Giblet, pour
+apercevoir les beautés de ma poésie, et
+pour vous punir d'avoir osé critiquer ma
+scène, je ne vous en lirai pas la suite.&mdash;Je
+ne suis que trop puni d'avoir entendu
+le commencement, a réparti Calidas: il
+vous sied bien, à vous, de mépriser mes
+comédies! Apprenez que la plus mauvaise
+que je puisse faire sera toujours
+fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il
+est plus facile de prendre l'essor et de
+se guinder sur de grands sentiments, que
+d'attraper une plaisanterie fine et délicate.</p>
+
+<p>«&mdash;Grâce au ciel, dit le tragique d'un
+air dédaigneux, si j'ai le malheur de
+n'avoir pas votre estime, je crois devoir
+m'en consoler. La cour juge plus favorablement
+de moi que vous ne faites, et
+la pension dont elle m'a bien voulu...&mdash;Eh!
+ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions
+de cour, interrompt Calidas: je
+sais trop de quelle manière on les obtient,
+pour en faire plus de cas de vos
+ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez
+pas mieux valoir que les auteurs
+comiques. Et pour vous prouver même
+que je suis convaincu qu'il est plus aisé de
+composer des poëmes dramatiques sérieux
+que d'autres, c'est que si je retourne
+en France, et que je n'y réussisse
+pas dans le comique, je m'abaisserai à
+faire des tragédies.</p>
+
+<p>«&mdash;Pour un composeur de farces, dit là
+dessus le poëte tragique, vous avez bien
+de la vanité.&mdash;Pour un versificateur qui
+ne doit sa réputation qu'à de faux brillants,
+dit l'auteur comique, vous vous en
+faites bien accroire.&mdash;Vous êtes un insolent,
+a répliqué l'autre. Si je n'étais pas
+chez vous, mon petit monsieur Calidas,
+la péripétie de cette aventure vous apprendrait
+à respecter le cothurne.&mdash;Que
+cette considération ne vous retienne
+point, mon grand monsieur Giblet, a
+répondu Calidas. Si vous avez envie de
+vous faire battre, je vous battrai aussi
+bien chez moi qu'ailleurs.»</p>
+
+<p>«En même temps ils se sont tous deux
+pris à la gorge et aux cheveux, et les coups
+de poing et de pied n'ont pas été épargnés
+de part et d'autre. Un Italien, couché dans
+la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue,
+et au bruit que les auteurs faisaient
+en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux
+prises. Il s'est levé, et, par compassion pour
+ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du
+monde. Un Flamand et deux Allemands,
+qui sont ces personnes que vous voyez en
+robe de chambre, viennent avec l'Italien
+séparer les combattants.</p>
+
+<p>&mdash;Ce démêlé me paraît plaisant, dit don
+Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs
+tragiques, en France, s'imaginent être des
+personnages plus importants que ceux qui
+ne font que des comédies.&mdash;Sans doute,
+répondit Asmodée. Les premiers se croient
+autant au-dessus des autres, que les héros
+des tragédies sont au-dessus des valets des
+pièces comiques.&mdash;Eh, sur quoi fondent-ils
+leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce
+qu'il serait en effet plus difficile de faire
+une tragédie qu'une comédie?&mdash;La question
+que vous me faites, répartit le diable,
+a cent fois été agitée, et l'est encore tous
+les jours. Pour moi, voici comme je la décide,
+n'en déplaise aux hommes qui ne sont
+pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est
+pas plus facile de composer une pièce comique
+qu'une tragique; car si la dernière
+était plus difficile que l'autre, il faudrait
+conclure de là qu'un faiseur de tragédies
+serait plus capable de faire une comédie
+que le meilleur auteur comique, ce qui
+ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces
+deux sortes de poëmes demandent donc
+deux génies d'un caractère différent, mais
+d'une égale habileté.</p>
+
+<p>«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir
+la digression: je vais reprendre le fil de
+l'histoire que vous avez interrompue.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c15" id="c15"></a>CHAPITRE XV<br/>
+<i>Suite et conclusion de l'histoire de la force
+de l'amitié.</i></h2>
+
+
+<p>«Si les valets de dona Théodora n'avaient
+pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient
+du moins opposés avec courage, et leur résistance
+avait été fatale à une partie des
+gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre
+autres blessé un si dangereusement, que,
+ses blessures ne lui ayant pas permis de
+suivre ses camarades, il était demeuré presque
+sans vie étendu sur le sable.</p>
+
+<p>«On reconnut ce malheureux pour un
+valet de don Alvar; et comme on s'aperçut
+qu'il respirait encore, on le porta au
+château, où l'on n'épargna rien pour lui
+faire reprendre ses esprits: on en vint à
+bout, quoique le sang qu'il avait perdu
+l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour
+l'engager à parler, on lui promit d'avoir
+soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la
+rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût
+dire où son maître emmenait dona Théodora.</p>
+
+<p>«Il fut flatté de cette promesse, bien
+qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance
+d'en profiter: il rappela le peu de
+force qui lui restait, et, d'une voix faible,
+confirma l'avis que don Fadrique avait
+reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait
+dessein de conduire la veuve de Cifuentes
+à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait
+un parent dont la protection et l'autorité
+lui promettaient un sûr asile.</p>
+
+<p>«Cette déposition soulagea le désespoir
+de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le
+blessé dans le château, où il mourut quelques
+heures après, et ils s'en retournèrent
+à Valence, en songeant au parti qu'ils
+avaient à prendre. Ils résolurent d'aller
+chercher leur ennemi commun dans sa retraite:
+ils s'embarquèrent bientôt tous deux,
+sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon,
+ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent
+une commodité pour aller à l'île de
+Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas
+plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent
+qu'un vaisseau freté pour Cagliari
+devait incessamment mettre à la voile: ils
+profitèrent de l'occasion.</p>
+
+<p>«Le vaisseau partit avec un vent tel
+qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou
+six heures après leur départ, il survint un
+calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire,
+ils furent obligés de louvoyer, dans
+l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent
+de cette sorte pendant trois jours;
+le quatrième, sur les deux heures après
+midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait
+droit à eux les voiles tendues. Ils le
+prirent d'abord pour un vaisseau marchand;
+mais voyant qu'il s'avançait presque
+sous leur canon sans arborer aucun
+pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne
+fût un corsaire.</p>
+
+<p>«Ils ne se trompaient pas: c'était un
+pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens
+allaient se rendre sans combattre;
+mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient
+les voiles et préparaient leur canon, il jugea
+que l'affaire serait plus sérieuse qu'il
+n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta,
+brouilla aussi ses voiles et se disposa au
+combat.</p>
+
+<p>«Ils commençaient de part et d'autre à
+se canonner, et les chrétiens semblaient
+avoir quelque avantage; mais un corsaire
+d'Alger, avec un vaisseau plus grand et
+mieux armé que les deux autres, arrivant
+au milieu de l'action, prit le parti du pirate
+de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol
+à pleines voiles, et le mit entre deux
+feux.</p>
+
+<p>«Les chrétiens perdirent courage à cette
+vue, et, ne voulant pas continuer un combat
+qui devenait trop inégal, ils cessèrent
+de tirer. Alors il parut sur la poupe du
+navire d'Alger un esclave qui se mit à
+crier, en espagnol, aux gens du vaisseau
+chrétien qu'ils eussent à se rendre pour
+Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier.
+Après ce cri, un Turc qui tenait une
+banderole de taffetas vert parsemée de
+demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter
+dans l'air. Les chrétiens, considérant
+que toute leur résistance ne pouvait être
+qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre:
+ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée
+de l'esclavage peut causer à des hommes
+libres, et le maître, craignant qu'un plus
+long retardement n'irritât des vainqueurs
+barbares, ôta la banderole de la poupe, se
+jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses
+matelots, et alla se rendre au corsaire
+d'Alger.</p>
+
+<p>«Ce pirate envoya une partie de ses
+soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire
+piller tout ce qu'il y avait dedans.
+Le corsaire de Tunis, de son côté, donna
+le même ordre à quelques-uns de ses gens;
+de sorte que tous les passagers de ce malheureux
+navire furent en un instant désarmés
+et fouillés, et on les fit passer ensuite
+dans le vaisseau algérien, où les deux
+pirates en firent un partage qui fut réglé
+par le sort.</p>
+
+<p>«C'eût été du moins une consolation
+pour Mendoce et pour son ami de tomber
+tous deux au pouvoir du même corsaire:
+ils auraient trouvé leurs chaînes
+moins pesantes s'ils avaient pu les porter
+ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur
+faire éprouver toute sa rigueur, soumit don
+Fadrique au corsaire de Tunis, et don
+Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir
+de ces amis, quand il leur fallut
+se quitter: ils se jetèrent aux pieds des
+pirates, pour les conjurer de ne les point
+séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie
+était à l'épreuve des spectacles les plus
+touchants, ne se laissèrent point fléchir:
+au contraire, jugeant que ces deux captifs
+étaient des personnes considérables, et
+qu'ils pourraient payer une grosse rançon,
+ils résolurent de les partager.</p>
+
+<p>«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient
+affaire à des c&oelig;urs impitoyables, se regardaient
+l'un l'autre, et s'exprimaient par
+leurs regards l'excès de leur affliction.
+Mais lorsque l'on eut achevé le partage du
+butin, et que le pirate de Tunis voulut
+regagner son bord avec les esclaves qui lui
+étaient échus, ces deux amis pensèrent
+expirer de douleur. Mendoce s'approcha
+du Tolédan, et le serrant entre ses bras:
+«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous
+séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce
+n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur
+demeure impunie, on nous défend
+même d'unir nos plaintes et nos regrets.
+Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au
+ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?&mdash;Ne
+cherchez point ailleurs la cause
+de nos disgrâces, répondit don Juan: il
+ne les faut imputer qu'à moi. La mort
+des deux personnes que je me suis immolées,
+quoiqu'excusable aux yeux des
+hommes, aura sans doute irrité le ciel,
+qui vous punit aussi d'avoir pris de
+l'amitié pour un misérable que poursuit
+sa justice.»</p>
+
+<p>«En parlant ainsi, ils répandaient tous
+deux des larmes si abondamment, et soupiraient
+avec tant de violence, que les
+autres esclaves n'en étaient pas moins touchés
+que de leur propre infortune. Mais les
+soldats de Tunis, encore plus barbares que
+leur maître, remarquant que Mendoce tardait
+à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement
+des bras du Tolédan, et l'entraînèrent
+avec eux en le chargeant de coups.
+«Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous
+reverrai plus: dona Théodora n'est point
+vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent
+feront les moindres peines de
+mon esclavage.»</p>
+
+<p>«Don Juan ne put répondre à ces paroles:
+le traitement qu'il voyait faire à son
+ami lui causa un saisissement qui lui ôta
+l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette
+histoire demande que nous suivions le Tolédan,
+nous laisserons don Fabrique dans
+le navire de Tunis.</p>
+
+<p>«Le corsaire d'Alger retourna vers son
+port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux
+esclaves chez le Pacha, et de là au marché
+où l'on a coutume de les vendre. Un officier
+du dey Mezomorto acheta don Juan
+pour son maître, chez qui l'on employa ce
+nouvel esclave à travailler dans les jardins
+du harem<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>. Cette occupation, quoique pénible
+pour un gentilhomme, ne laissa pas
+de lui être agréable, à cause de la solitude
+qu'elle demandait. Dans la situation où il
+se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage
+que la liberté de s'occuper de ses
+malheurs. Il y pensait sans cesse, et son
+esprit, loin de faire quelque effort pour se
+détacher des images les plus affligeantes,
+semblait prendre plaisir à se les retracer.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a>
+<a href="#FNanchor_2">
+<span class="label">[2]</span></a> C'est le nom que l'on donne à tous les sérails
+des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur
+qui soit appelé sérail.</p>
+</div>
+<p>«Un jour que, sans apercevoir le dey qui
+se promenait dans le jardin, il chantait
+une chanson triste en travaillant, Mezomorto
+s'arrêta pour l'écouter: il fut assez
+content de sa voix, et, s'approchant de lui
+par curiosité, il lui demanda comme il se
+nommait: le Tolédan lui répondit qu'il
+s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey,
+il avait jugé à propos de changer de nom,
+suivant la coutume des esclaves, et il avait
+pris celui-là parce qu'ayant continuellement
+dans l'esprit l'enlèvement de Théodora
+par Alvaro Ponce, il lui était venu à
+la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto,
+qui savait passablement l'espagnol, lui fit
+plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne,
+et particulièrement sur la conduite
+que les hommes y tiennent pour se rendre
+agréables aux femmes, à quoi don Juan
+répondit d'une manière dont le dey fut
+très-satisfait.</p>
+
+<p>«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir
+de l'esprit, et je ne te crois pas un homme
+du commun; mais, qui que tu puisses
+être, tu as le bonheur de me plaire, et je
+veux t'honorer de ma confiance.» Don
+Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du
+dey, et se leva après avoir porté le bas de
+sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite
+sur sa tête.</p>
+
+<p>«Pour commencer à t'en donner des
+marques, reprit Mezomorto, je te dirai
+que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes
+de l'Europe. J'en ai une entr'autres
+à qui rien n'est comparable; je ne crois
+pas que le grand seigneur même en possède
+une si parfaite, quoique ses vaisseaux
+lui en apportent tous les jours de tous les
+endroits du monde. Il semble que son
+visage soit le soleil réfléchi, et sa taille
+paraît être la tige du rosier planté dans
+le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.</p>
+
+<p>«Mais ce miracle de la nature, avec une
+beauté si rare, conserve une tristesse
+mortelle, que le temps et mon amour ne
+sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait
+soumise à mes désirs, je ne les ai point encore
+satisfaits; je les ai toujours domptés,
+et, contre l'usage ordinaire de mes pareils,
+qui ne recherchent que le plaisir
+des sens, je me suis attaché à gagner son
+c&oelig;ur par une complaisance et par des
+respects que le dernier des Musulmans
+aurait honte d'avoir pour une esclave
+chrétienne.</p>
+
+<p>«Cependant tous mes soins ne font
+qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté
+commence enfin à me lasser. L'idée
+de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit
+des autres avec des traits si profonds:
+mes regards favorables l'ont bientôt effacée;
+cette longue douleur fatigue ma
+patience. Toutefois, avant que je cède à
+mes transports, il faut que je fasse un
+effort encore: je veux me servir de ton
+entremise. Comme l'esclave est chrétienne,
+et même de ta nation, elle pourra
+prendre de la confiance en toi, et tu la
+persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui
+mon rang et mes richesses; représente-lui
+que je la distinguerai de toutes mes
+esclaves; fais-lui même envisager, s'il le
+faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur
+d'être un jour la femme de Mezomorto,
+et dis-lui que j'aurai pour elle plus de
+considération que je n'en aurais pour une
+sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir
+la main.»</p>
+
+<p>«Don Juan se prosterna une seconde fois
+devant le dey, et, quoique peu satisfait de
+cette commission, l'assura qu'il ferait tout
+son possible pour s'en bien acquitter.
+«C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne
+ton ouvrage et me suis: je vais,
+contre nos usages, te faire parler en particulier
+à cette belle esclave. Mais crains
+d'abuser de ma confiance: des supplices
+inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta
+témérité. Tâche de vaincre sa tristesse,
+et songe que ta liberté est attachée à la
+fin de mes souffrances.» Don Juan quitta
+son travail et suivit le dey, qui avait pris
+les devants pour aller disposer la captive
+affligée à recevoir son agent.</p>
+
+<p>«Elle était avec deux vieilles esclaves,
+qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître
+Mezomorto. La belle esclave le salua
+avec beaucoup de respect; mais elle ne put
+s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait
+toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en
+aperçut, et pour la rassurer: «Aimable
+captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour
+vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves
+un Espagnol que vous serez peut-être bien
+aise d'entretenir: si vous souhaitez de le
+voir, je lui accorderai la permission de
+vous parler, et même sans témoins.»</p>
+
+<p>«La belle esclave témoigna qu'elle le
+voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit
+le dey: puisse-t-il par ses discours
+soulager vos ennuis!» En achevant ces
+paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan
+qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu
+peux entrer; et après que tu auras entretenu
+la captive, tu viendras dans mon
+appartement me rendre compte de cet
+entretien.»</p>
+
+<p>«Zarate entra aussitôt dans la chambre,
+poussa la porte, salua l'esclave sans attacher
+ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son
+salut sans le regarder fixement; mais
+venant tout à coup à s'envisager l'un
+l'autre avec attention, ils firent un cri de
+surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan
+en s'approchant d'elle, n'est-ce point une
+image vaine qui me séduit? Est-ce en effet
+dona Théodora que je vois?&mdash;Ah! don
+Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous
+qui me parlez?&mdash;Oui, Madame, répondit-il
+en baisant tendrement une de ses
+mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi
+à ces pleurs que mes yeux,
+charmés de vous revoir, ne sauraient
+retenir, à ces transports que votre présence
+seule est capable d'exciter; je ne
+murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle
+vous rend à mes v&oelig;ux... Mais où
+m'emporte une joie immodérée? J'oublie
+que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau
+caprice du sort y êtes-vous tombée?
+Comment avez-vous pu vous sauver de la
+téméraire ardeur de don Alvar? Ah!
+qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je
+crains d'apprendre que le ciel n'ait pas
+assez protégé la vertu!</p>
+
+<p>«&mdash;Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée
+d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps
+de vous raconter...&mdash;Vous en avez tout
+le loisir, interrompit don Juan: le dey
+me permet d'être avec vous, et, ce qui doit
+vous surprendre, de vous entretenir sans
+témoins. Profitons de ces heureux moments:
+instruisez-moi de tout ce qui
+vous est arrivé depuis votre enlèvement
+jusqu'ici.&mdash;Eh! qui vous a dit, reprit-elle,
+que c'est par don Alvar que j'ai été
+enlevée?&mdash;Je ne le sais que trop bien,
+répartit don Juan.» Alors il lui conta
+succinctement de quelle manière il l'avait
+appris, et comme, Mendoce et lui s'étant
+embarqués pour aller chercher son ravisseur,
+ils avaient été pris par des corsaires.
+Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora
+commença le sien dans ces termes:</p>
+
+<p>«Il n'est pas besoin de vous dire que je
+fus fort étonnée de me voir saisie par une
+troupe de gens masqués: je m'évanouis
+entre les bras de celui qui me portait, et
+quand je revins de mon évanouissement,
+qui fut sans doute très-long, je me trouvai
+seule avec Inès, une de mes femmes, en
+pleine mer, dans la chambre de poupe
+d'un vaisseau qui avait les voiles au
+vent.</p>
+
+<p>«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter
+à prendre patience, et j'eus lieu de
+juger par ses discours qu'elle était d'intelligence
+avec mon ravisseur. Il osa se
+montrer devant moi, et, venant se jeter
+à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez
+à don Alvar le moyen dont il se sert
+pour vous posséder: vous savez quels
+soins je vous ai rendus, et par quel attachement
+j'ai disputé votre c&oelig;ur à don
+Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez
+donné la préférence. Si je n'avais eu pour
+vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais
+vaincue, et je me serais consolé de mon
+malheur; mais mon sort est d'adorer vos
+charmes: tout méprisé que je suis, je ne
+saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne
+craignez rien pourtant de la violence de
+mon amour: je n'ai point attenté à votre
+liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes
+efforts, et je prétends que, dans la
+retraite où je vous conduis, un n&oelig;ud
+éternel et sacré unisse nos c&oelig;urs.</p>
+
+<p>«Il me tint encore d'autres discours
+dont je ne puis bien me ressouvenir; mais,
+à l'entendre, il semblait qu'en me forçant
+à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et
+que je devais moins le regarder comme
+un ravisseur insolent que comme un
+amant passionné. Pendant qu'il parla, je
+ne fis que pleurer et me désespérer; c'est
+pourquoi il me quitta sans perdre le temps
+à me persuader; mais en se retirant il fit
+un signe à Inès, et je compris que c'était
+pour qu'elle appuyât adroitement les
+raisons dont il avait voulu m'éblouir.</p>
+
+<p>«Elle n'y manqua point; elle me représenta
+même qu'après l'éclat d'un enlèvement
+je ne pourrais guère me dispenser
+d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque
+aversion que j'eusse pour lui: que
+ma réputation ordonnait ce sacrifice à
+mon c&oelig;ur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer
+mes larmes, que de me faire voir la
+nécessité de ce mariage affreux: aussi
+étais-je inconsolable. Inès ne savait plus
+que me dire, lorsque tout à coup nous
+entendîmes sur le tillac un grand bruit
+qui attira toute notre attention.</p>
+
+<p>«Ce bruit que faisaient les gens de don
+Alvar était causé par la vue d'un gros
+vaisseau qui venait fondre sur nous à
+voiles déployées: comme le nôtre n'était
+pas si bon voilier que celui-là, il nous fut
+impossible de l'éviter. Il s'approcha de
+nous, et bientôt nous entendîmes crier:
+<i>Arrive, arrive!</i> Mais Alvaro Ponce et
+ses gens, aimant mieux mourir que de se
+rendre, furent assez hardis pour vouloir
+combattre. L'action fut très-vive: je ne
+vous en ferai point le détail; je vous dirai
+seulement que don Alvar et tous les siens
+y périrent, après s'être battus comme des
+désespérés. Pour nous, l'on nous fit
+passer dans le gros vaisseau, qui appartenait
+à Mezomorto, et que commandait
+Aby Aly Osman, un de ses officiers.</p>
+
+<p>«Aby Aly me regarda longtemps avec
+quelque surprise, et, connaissant à mes
+habits que j'étais Espagnole, il me dit en
+langue castillane: Modérez votre affliction;
+consolez-vous d'être tombée dans
+l'esclavage; ce malheur était inévitable
+pour vous; mais, que dis-je, ce malheur!
+C'est un avantage dont vous devez vous
+applaudir. Vous êtes trop belle pour vous
+borner aux hommages des chrétiens. Le
+ciel ne vous a point fait naître pour ces
+misérables mortels; vous méritez les v&oelig;ux
+des premiers hommes du monde: les seuls
+Musulmans sont dignes de vous posséder.
+Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route
+d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre
+prise, je suis persuadé que le dey,
+mon maître, sera satisfait de ma course.
+Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience
+que j'aurai eue de remettre entre
+ses mains une beauté qui va faire ses délices
+et tout l'ornement de son sérail.</p>
+
+<p>«A ce discours qui me faisait connaître
+ce que j'avais à redouter, je redoublai mes
+pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre
+&oelig;il que moi le sujet de ma frayeur, n'en
+fit que rire, et cingla vers Alger, tandis
+que je m'affligeais sans modération. Tantôt
+j'adressais mes soupirs au ciel, et
+j'implorais son secours; tantôt je souhaitais
+que quelques vaisseaux chrétiens
+vinssent nous attaquer, ou que les flots
+nous engloutissent. Après cela, je souhaitais
+que mes larmes et ma douleur me
+rendissent si effroyable, que ma vue pût
+faire horreur au dey. Vains souhaits que
+ma pudeur alarmée me faisait former!
+Nous arrivâmes au port: on me conduisit
+dans ce palais; je parus devant Mezomorto.</p>
+
+<p>«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en
+me présentant à son maître, ni ce que
+son maître lui répondit, parce qu'ils se
+parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir
+aux gestes et aux regards du dey que
+j'avais le malheur de lui plaire, et les
+choses qu'il me dit ensuite en espagnol
+achevèrent de me mettre au désespoir,
+en me confirmant dans cette opinion.</p>
+
+<p>«Je me jetai vainement à ses pieds, et
+lui promis tout ce qu'il voudrait pour
+ma rançon; j'eus beau tenter son avarice
+par l'offre de tous mes biens, il me
+dit qu'il m'estimait plus que toutes les
+richesses du monde. Il me fit préparer
+cet appartement, qui est le plus magnifique
+de son palais, et depuis ce temps-là
+il n'a rien épargné pour bannir la tristesse
+dont il me voit accablée. Il m'amène
+tous les esclaves de l'un et de l'autre
+sexe qui savent chanter ou jouer de quelque
+instrument. Il m'a ôté Inès, dans la
+pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes
+chagrins, et je suis servie par de vieilles
+esclaves qui m'entretiennent sans cesse
+de l'amour de leur maître et de tous les
+différents plaisirs qui me sont réservés.</p>
+
+<p>«Mais tout ce qu'on met en usage pour
+me divertir produit un effet tout contraire:
+rien ne peut me consoler. Captive
+dans ce détestable palais qui retentit
+tous les jours des cris de l'innocence opprimée,
+je souffre encore moins de la
+perte de ma liberté que de la terreur que
+m'inspire l'odieuse tendresse du dey.
+Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à
+ce jour, qu'un amant complaisant et
+respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi,
+et je crains que, lassé d'un respect qui le
+gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de
+son pouvoir: je suis agitée sans relâche
+de cette affreuse crainte, et chaque
+instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»</p>
+
+<p>«Dona Théodora ne put achever ces paroles
+sans verser des pleurs. Don Juan en
+fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame,
+lui dit-il, que vous vous faites de
+l'avenir une si horrible image; j'en suis
+autant épouvanté que vous. Le respect
+du dey est plus prêt à se démentir que
+vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera
+bientôt sa feinte douceur; je ne
+le sais que trop, et je vois tout le danger
+que vous courez.</p>
+
+<p>«Mais, continua-t-il, en changeant de
+ton, je n'en serai point un témoin tranquille.
+Tout esclave que je suis, mon
+désespoir est à craindre: avant que Mezomorto
+vous outrage, je veux enfoncer
+dans son sein...&mdash;Ah! don Juan, interrompit
+la veuve de Cifuentes, quel projet
+osez-vous concevoir? Gardez-vous bien
+de l'exécuter. De quelles cruautés cette
+mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils
+pas? Les tourments les plus
+effroyables... Je ne puis y penser sans
+frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer
+à un péril superflu? En ôtant la vie
+au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas!
+je serais vendue à quelque scélérat,
+peut-être, qui aurait moins de respect
+pour moi que Mezomorto. C'est à toi,
+ciel, à montrer ta justice! tu connais la
+brutale envie du dey: tu me défends le
+fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir
+un crime qui t'offense.</p>
+
+<p>«&mdash;Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel
+le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire:
+ce qui me vient dans l'esprit en ce
+moment est sans doute un avis secret
+qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de
+vous voir que pour vous porter à répondre
+à son amour. Je dois aller lui rendre
+compte de notre conversation: il faut le
+tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas
+inconsolable; que la conduite qu'il tient
+avec vous commence à soulager vos peines,
+et que s'il continue, il doit tout espérer;
+secondez-moi de votre côté. Quand il
+vous reverra, qu'il vous trouve moins
+triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre
+quelque sorte de plaisir à ses discours.</p>
+
+<p>«&mdash;Quelle contrainte! interrompit dona
+Théodora; comment une âme franche
+et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là,
+et quel sera le fruit d'une feinte si
+pénible?&mdash;Le dey, répondit-il, s'applaudira
+de ce changement, et voudra, par
+sa complaisance, achever de vous gagner:
+pendant ce temps-là je travaillerai
+à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens,
+est difficile; mais je connais un esclave
+adroit dont j'espère que l'industrie ne
+nous sera pas inutile.</p>
+
+<p>«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire
+veut de la diligence; nous nous reverrons.
+Je vais trouver le dey, et tâcher
+d'amuser par des fables son impétueuse
+ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à
+le recevoir: dissimulez, efforcez-vous:
+que vos regards, que sa présence blesse,
+soient désarmés de haine et de rigueur:
+que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les
+jours que pour déplorer votre infortune,
+tienne un langage qui le flatte: ne craignez
+point de lui paraître trop favorable;
+il faut tout promettre pour ne rien accorder.&mdash;C'est
+assez, répartit Théodora,
+je ferai tout ce que vous me dites, puisque
+le malheur qui me menace m'impose
+cette cruelle nécessité. Allez, don Juan,
+employez tous vos soins à finir mon esclavage;
+ce sera un surcroît de joie pour
+moi si je tiens de vous ma liberté.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto,
+se rendit auprès de lui: «Hé bien,
+Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion,
+quelles nouvelles m'apportes-tu
+de la belle esclave? L'as-tu disposée à
+m'écouter? Si tu m'apprends que je ne
+dois pas me flatter de vaincre sa farouche
+douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur
+mon maître que j'obtiendrai dès
+aujourd'hui par la force ce que l'on refuse
+à ma complaisance.&mdash;Seigneur, lui
+répondit don Juan, il n'est pas besoin de
+faire ce serment inviolable; vous ne serez
+point obligé d'avoir recours à la violence
+pour satisfaire votre amour. L'esclave
+est une jeune dame qui n'a point
+encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté
+les v&oelig;ux des premiers seigneurs
+d'Espagne: elle vivait en souveraine
+dans son pays: elle se voit captive ici;
+une âme orgueilleuse doit sentir longtemps
+la différence de ces conditions.
+Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera
+comme les autres à l'esclavage;
+j'ose même vous dire que déjà
+ses fers commencent à lui moins peser:
+ces déférences attentives que vous avez
+pour elle, ces soins respectueux qu'elle
+n'attendait pas de vous, adoucissent ses
+déplaisirs et triomphent peu à peu de sa
+fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable
+disposition; continuez, achevez de charmer
+cette belle esclave par de nouveaux
+respects, et vous la verrez bientôt, rendue
+à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour
+de la liberté.</p>
+
+<p>«&mdash;Tu me ravis par ce discours, s'écria
+le dey: l'espoir que tu me donnes peut
+tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente
+ardeur, pour mieux la satisfaire;
+mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu
+pas trompé toi-même? Je vais tout à
+l'heure entretenir l'esclave: je veux voir
+si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses
+espérances que tu y as remarquées.»
+En disant ces paroles, il alla
+trouver Théodora, et le Tolédan retourna
+dans le jardin, où il rencontra le jardinier,
+qui était cet esclave adroit dont il prétendait
+employer l'industrie pour tirer d'esclavage
+la veuve de Cifuentes.</p>
+
+<p>«Le jardinier, nommé Francisque, était
+Navarrais: il connaissait parfaitement Alger,
+pour y avoir servi plusieurs patrons
+avant que d'être au dey. «Francisque, mon
+ami, lui dit don Juan, vous me voyez
+très-affligé: il y a dans ce palais une
+jeune dame des plus considérables de Valence:
+elle a prié Mezomorto de taxer
+lui-même sa rançon; mais il ne veut pas
+qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.&mdash;Et
+pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.&mdash;C'est
+que je suis de la même ville, répartit le Tolédan:
+ses parents et les miens sont intimes
+amis: il n'est rien que je ne fusse
+capable de faire pour contribuer à la
+mettre en liberté.</p>
+
+<p>«&mdash;Quoique ce ne soit pas une chose aisée,
+répliqua Francisque, j'ose vous assurer
+que j'en viendrais à bout, si les parents
+de la dame étaient d'humeur à bien payer
+ce service.&mdash;N'en doutez pas, répartit
+don Juan; je réponds de leur reconnaissance,
+et surtout de la sienne. On la
+nomme dona Théodora: elle est veuve
+d'un homme qui lui a laissé de grands
+biens, et elle est aussi généreuse que
+riche: en un mot, je suis Espagnol et
+noble, ma parole doit vous suffire.</p>
+
+<p>«&mdash;Hé bien, reprit le jardinier, sur la
+foi de votre promesse, je vais chercher un
+renégat catalan que je connais, et lui proposer...&mdash;Que
+dites-vous! interrompit
+le Tolédan tout surpris; vous pourriez
+vous fier à un misérable qui n'a pas eu
+honte d'abandonner sa religion pour...?&mdash;Quoique
+renégat, interrompit à son
+tour Francisque, il ne laisse pas d'être
+honnête homme; il me paraît plus digne
+de pitié que de haine, et je le trouverais
+excusable si son crime pouvait
+recevoir quelque excuse. Voici son histoire
+en deux mots.</p>
+
+<p>«Il est natif de Barcelone, et chirurgien
+de profession. Voyant qu'il ne faisait
+pas trop bien ses affaires à Barcelone,
+il résolut d'aller s'établir à Carthagène,
+dans la pensée qu'en changeant de lieu
+il deviendrait plus heureux qu'il n'était.
+Il s'embarqua donc pour Carthagène
+avec sa mère; mais ils rencontrèrent
+un pirate d'Alger qui les prit et les
+amena dans cette ville. Ils furent vendus,
+sa mère à un More et lui à un
+Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa
+le mahométisme pour finir son
+cruel esclavage, comme aussi pour procurer
+la liberté à sa mère, qu'il voyait
+traitée avec beaucoup de rigueur chez le
+More son patron. En effet, s'étant mis à
+la solde du bacha, il alla plusieurs fois
+en course, et amassa quatre cents patagons:
+il en employa une partie au rachat
+de sa mère; et pour faire valoir le reste,
+il se mit en tête d'écumer la mer pour
+son compte.</p>
+
+<p>«Il se fit capitaine. Il acheta un petit
+vaisseau sans pont, et avec quelques
+soldats turcs qui voulurent bien se joindre
+à lui, il alla croiser entre Alicante et
+Carthagène; il revint chargé de butin.
+Il retourna encore, et ses courses lui
+réussirent si bien, qu'il se vit enfin en
+état d'armer un gros vaisseau, avec lequel
+il fit des prises considérables; mais il
+cessa d'être heureux. Un jour il attaqua
+une frégate française, qui maltraita tellement
+son vaisseau qu'il eut de la peine
+à regagner le port d'Alger. Comme on
+juge en ce pays-ci du mérite des pirates par
+le succès de leurs entreprises, le renégat
+tomba par ses disgrâces dans le mépris
+des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin.
+Il vendit son vaisseau et se retira
+dans une maison hors de la ville, où, depuis
+ce temps-là, il vit du bien qui lui
+reste, avec sa mère et plusieurs esclaves
+qui les servent.</p>
+
+<p>«Je le vais voir souvent: nous avons
+demeuré ensemble chez le même patron:
+nous sommes fort amis; il me découvre
+ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas
+trois jours qu'il me disait, les larmes aux
+yeux, qu'il ne pouvait être tranquille
+depuis qu'il avait eu le malheur de renier
+sa foi; que, pour apaiser les remords qui
+le déchiraient sans relâche, il était quelquefois
+tenté de fouler aux pieds le turban,
+et, au hasard d'être brûlé tout vif,
+de réparer, par un aveu public de son repentir,
+le scandale qu'il avait causé aux
+chrétiens.</p>
+
+<p>«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser,
+continua Francisque: un
+homme de cette sorte ne vous doit pas
+être suspect. Je vais sortir sous prétexte
+d'aller au bagne<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>: je me rendrai chez lui;
+je lui représenterai qu'au lieu de se laisser
+consumer de regret de s'être éloigné du
+sein de l'Église, il doit songer aux moyens
+d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à
+équiper un vaisseau, comme si, ennuyé
+de sa vie oisive, il voulait retourner en
+course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons
+la côte de Valence, où dona
+Théodora lui donnera de quoi passer
+agréablement le reste de ses jours à Barcelone.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a>
+<a href="#FNanchor_3">
+<span class="label">[3]</span></a> Lieu où s'assemblent les esclaves.</p>
+</div>
+<p>«&mdash;Oui, mon cher Francisque, s'écria
+don Juan, transporté de l'espérance que
+l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez
+tout promettre à ce renégat: vous et
+lui, soyez sûrs d'être bien récompensés.
+Mais croyez-vous que ce projet s'exécute
+de la manière que vous le concevez?&mdash;Il
+peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent
+point à mon esprit, répartit Francisque;
+mais nous les lèverons, le renégat et moi,
+Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure
+bien de notre entreprise, et j'espère
+qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles
+à vous annoncer.»</p>
+
+<p>«Ce ne fut pas sans inquiétude que le
+Tolédan attendit Francisque, qui revint
+trois ou quatre heures après, et qui lui dit:
+«J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé
+notre dessein, et, après une longue délibération,
+nous sommes convenus qu'il
+achètera un petit vaisseau tout équipé;
+que, comme il est permis de prendre pour
+matelots des esclaves, il se servira de
+tous les siens; que, de peur de se rendre
+suspect, il engagera douze soldats Turcs,
+de même que s'il avait effectivement
+envie d'aller en course; mais que, deux
+jours avant celui qu'il leur assignera pour
+le départ, il s'embarquera la nuit avec
+ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et
+viendra nous prendre, avec son esquif, à
+une petite porte de ce jardin, qui n'est
+pas éloignée de la mer. Voilà le plan de
+notre entreprise: vous pouvez en instruire
+la dame esclave, et l'assurer que
+dans quinze jours, au plus tard, elle sera
+hors de captivité.»</p>
+
+<p>«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si
+agréable assurance à donner à dona Théodora!
+Pour obtenir la permission de la voir,
+il chercha le jour suivant Mezomorto, et
+l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur,
+lui dit-il, si j'ose vous demander
+comment vous avez trouvé la belle esclave:
+êtes-vous plus satisfait?...&mdash;J'en suis
+charmé, interrompit le dey: ses yeux
+n'ont point évité hier mes plus tendres
+regards; ses discours, qui n'étaient auparavant
+que des réflexions éternelles sur
+son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte,
+et même elle a paru prêter aux miens
+une attention obligeante.</p>
+
+<p>«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce
+changement: je vois que tu connais bien
+les femmes de ton pays. Je veux que tu
+l'entretiennes encore, pour achever ce que
+tu as si heureusement commencé. Épuise
+ton esprit et ton adresse pour hâter mon
+bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes,
+et je jure par l'âme de notre grand
+prophète que je te renverrai dans ta
+patrie chargé de tant de bienfaits, que
+les chrétiens, en te revoyant, ne pourront
+croire que tu reviennes de l'esclavage.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan ne manqua pas de flatter
+l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être
+très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte
+d'en vouloir avancer l'accomplissement,
+il s'empressa d'aller voir la belle esclave.
+Il la trouva seule dans son appartement;
+les vieilles qui la servaient étaient
+occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le
+Navarrais et le renégat avaient comploté
+ensemble, sur la foi des promesses qui leur
+avaient été faites.</p>
+
+<p>«Ce fut une grande consolation pour la
+dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes
+mesures pour sa délivrance. «Est-il
+possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la
+joie, qu'il me soit permis d'espérer de
+revoir encore Valence, ma chère patrie?
+Quel bonheur, après tant de périls et
+d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous!
+Ah! don Juan, que cette pensée m'est
+agréable! En partagez-vous le plaisir
+avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant
+au dey, c'est votre femme que vous
+lui enlevez?</p>
+
+<p>«&mdash;Hélas! répondit Zarate en poussant
+un profond soupir, que ces paroles flatteuses
+auraient de charmes pour moi, si
+le souvenir d'un amant malheureux n'y
+venait point mêler une amertume qui en
+corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi,
+Madame, cette délicatesse; avouez
+même que Mendoce est digne de votre
+pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de
+Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne
+doute point qu'à Tunis il ne soit moins
+accablé du poids de ses chaînes que du
+désespoir de ne vous avoir pas vengée.</p>
+
+<p>«&mdash;Il méritait sans doute un meilleur
+sort, dit dona Théodora: je prends le ciel
+à témoin que je suis pénétrée de tout ce
+qu'il a fait pour moi; je ressens vivement
+les peines que je lui cause; mais,
+par un cruel effet de la malignité des
+astres, mon c&oelig;ur ne saurait être le prix
+de ses services.»</p>
+
+<p>«Cette conversation fut interrompue par
+l'arrivée des deux vieilles qui servaient la
+veuve de Cifuentes. Don Juan changea de
+discours, et, faisant le personnage du confident
+du dey: «Oui, charmante esclave,
+dit-il à Théodora, vous avez enchaîné
+celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto,
+votre maître et le mien, le plus
+amoureux et le plus aimable de tous les
+Turcs, est très-content de vous: continuez
+à le traiter favorablement, et vous verrez
+bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit
+en prononçant ces derniers mots, dont le
+vrai sens ne fut compris que par cette
+dame.</p>
+
+<p>«Les choses demeurèrent huit jours dans
+cette disposition au palais du dey. Cependant
+le renégat catalan avait acheté un petit
+vaisseau presque tout équipé, et il faisait
+les préparatifs du départ; mais six jours
+avant qu'il fût en état de se mettre en mer,
+don Juan eut de nouvelles alarmes.</p>
+
+<p>«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant
+fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui
+dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu
+voudras pour t'en retourner en Espagne:
+les présents que je t'ai promis sont prêts.
+J'ai vu la belle esclave aujourd'hui:
+qu'elle m'a paru différente de cette personne
+dont la tristesse me faisait tant de
+peine! Chaque jour le sentiment de sa
+captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si
+charmante, que je viens de prendre la
+résolution de l'épouser: elle sera ma
+femme dans deux jours.»</p>
+
+<p>«Don Juan changea de couleur à ces paroles,
+et quelque effort qu'il fît pour se
+contraindre, il ne put cacher son trouble
+et sa surprise au dey, qui lui en demanda
+la cause.</p>
+
+<p>«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans
+son embarras, je suis sans doute fort
+étonné qu'un des plus considérables personnages
+de l'empire ottoman veuille
+s'abaisser jusqu'à épouser une esclave:
+je sais bien que cela n'est pas sans exemple
+parmi vous; mais, enfin, l'illustre
+Mezomorto, qui peut prétendre aux filles
+des premiers officiers de la Porte...&mdash;J'en
+demeure d'accord, interrompit le
+dey; je pourrais même aspirer à la fille
+du grand-visir, et me flatter de succéder
+à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai
+des richesses immenses et peu d'ambition.
+Je préfère le repos et les plaisirs
+dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux
+honneur où nous ne sommes pas
+plus tôt montés, que la crainte des sultans,
+ou la jalousie des envieux qui les approchent,
+nous en précipite. D'ailleurs,
+j'aime mon esclave, et sa beauté la rend
+assez digne du rang où ma tendresse
+l'appelle.</p>
+
+<p>«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change
+aujourd'hui de religion, pour mériter
+l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu
+que des préjugés ridicules le lui fassent
+mépriser?&mdash;Non, seigneur, répartit
+don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera
+tout à un rang si beau. Permettez-moi
+pourtant de vous dire que vous ne
+devez point l'épouser brusquement: ne
+précipitez rien. Il ne faut pas douter que
+l'idée de quitter une religion qu'elle a
+sucée avec le lait ne la révolte d'abord:
+donnez-lui le temps de faire des réflexions.
+Quand elle se représentera qu'au lieu de
+la déshonorer et de la laisser tristement
+vieillir parmi le reste de vos captives,
+vous l'attachez à vous par un mariage qui
+la comble de gloire, sa reconnaissance et
+sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules.
+Différez de huit jours seulement
+l'exécution de votre dessein.»</p>
+
+<p>«Le dey demeura quelque temps rêveur:
+le délai que son confident lui proposait
+n'était guère de son goût; néanmoins le
+conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à
+tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque
+impatience que j'aie de posséder l'esclave;
+j'attendrai donc encore huit jours: va la
+voir tout à l'heure, et la dispose à remplir
+mes désirs après ce temps-là. Je veux
+que ce même Alvaro qui m'a si bien servi
+auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir
+ma main.»</p>
+
+<p>«Don Juan courut à l'appartement de
+Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de
+se passer entre Mezomorto et lui, afin
+qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit
+aussi que dans six jours le vaisseau du renégat
+serait prêt; et comme elle témoignait
+être fort en peine de savoir de quelle manière
+elle pourrait sortir de son appartement,
+attendu que toutes les portes des
+chambres qu'il fallait traverser pour gagner
+l'escalier étaient bien fermées: «C'est
+ce qui doit peu vous embarrasser, Madame,
+lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet
+donne sur le jardin; c'est par là que
+vous descendrez, avec une échelle que
+j'aurai soin de vous fournir.»</p>
+
+<p>«En effet, les six jours s'étant écoulés,
+Francisque avertit le Tolédan que le renégat
+se préparait à partir la nuit prochaine.
+Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec
+beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin,
+et, pour comble de bonheur, elle devint
+très-obscure. Dès que le moment d'exécuter
+l'entreprise fut venu, don Juan alla poser
+l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la
+belle esclave, qui l'observait, et qui descendit
+aussitôt avec beaucoup d'empressement
+et d'agitation: ensuite elle s'appuya
+sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite
+porte du jardin qui ouvrait sur la mer.</p>
+
+<p>«Ils marchaient tous deux à pas précipités,
+et goûtaient déjà par avance le plaisir
+de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune,
+avec qui ces amants n'étaient pas
+encore bien réconciliés, leur suscita un
+malheur plus cruel que tous ceux qu'ils
+avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils
+auraient le moins prévu.</p>
+
+<p>«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils
+s'avançaient sur le rivage pour s'approcher
+de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un
+homme qu'ils prirent pour un compagnon
+de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune
+défiance, vint tout droit à don Juan
+l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein:
+«Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est
+ainsi que don Fadrique de Mendoce doit
+punir un lâche ravisseur: tu ne mérites
+point que je t'attaque en brave
+homme.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan ne put résister à la force
+du coup, qui le porta par terre: et en même
+temps, dona Théodora, qu'il soutenait,
+saisie à la fois d'étonnement, de douleur et
+d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté.
+«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous
+fait? C'est votre ami que vous venez de
+percer.&mdash;Juste ciel, reprit don Fadrique,
+serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...&mdash;Je
+vous pardonne ma mort, interrompit
+Zarate; le destin seul en est
+coupable, ou plutôt il a voulu par là finir
+nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce,
+je meurs content, puisque je remets
+entre vos mains dona Théodora, qui peut
+vous assurer que mon amitié pour vous
+ne s'est jamais démentie.</p>
+
+<p>«&mdash;Trop généreux ami, dit don Fadrique
+emporté par un mouvement de
+désespoir, vous ne mourrez point seul;
+le même fer qui vous a frappé va punir
+votre assassin: si mon erreur peut faire
+excuser mon crime, elle ne saurait m'en
+consoler.» A ces mots, il tourna la pointe
+de son épée contre son estomac, la plongea
+jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de
+don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli
+par le sang qu'il perdait que surpris de la
+fureur de son ami.</p>
+
+<p>«Francisque et le renégat, qui étaient
+à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons
+pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro,
+furent fort étonnés d'entendre les
+dernières paroles de don Fadrique, et de
+voir sa dernière action. Ils connurent qu'il
+s'était mépris, et que les blessés étaient
+deux amis, et non de mortels ennemis,
+comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent
+à les secourir; mais, les trouvant
+sans sentiment, aussi bien que Théodora,
+qui était toujours évanouie, ils ne
+savaient quel parti prendre. Francisque
+était d'avis que l'on se contentât d'emporter
+la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur
+le rivage, où, selon toutes les apparences,
+ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà
+morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion:
+il dit qu'il ne fallait point abandonner
+les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être
+pas mortelles, et qu'il les panserait dans
+son vaisseau, où il avait tous les instruments
+de son premier métier, qu'il n'avait
+point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.</p>
+
+<p>«Comme ils n'ignoraient pas de quelle
+importance il était de se hâter, le renégat
+et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves,
+portèrent dans l'esquif la malheureuse
+veuve de Cifuentes avec ses deux amants,
+encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent
+en peu de moments leur vaisseau, où,
+d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns
+tendirent les voiles, pendant que les autres,
+à genoux sur le tillac, imploraient la faveur
+du ciel par les plus ferventes prières
+que leur pouvait suggérer la crainte d'être
+poursuivis par les navires de Mezomorto.</p>
+
+<p>«Pour le renégat, après avoir chargé du
+soin de la man&oelig;uvre un esclave français,
+qui l'entendait parfaitement, il donna sa
+première attention à dona Théodora: il
+lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien
+par ses remèdes que don Fadrique et le
+Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La
+veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie
+lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut
+fort étonnée de trouver là Mendoce; et
+quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était
+blessé lui-même de douleur d'avoir percé
+son ami, elle ne pouvait le regarder que
+comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.</p>
+
+<p>«C'était la chose du monde la plus touchante,
+que de voir ces trois personnes revenues
+à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait
+de les tirer, quoique semblable à la
+mort, n'était pas si digne de pitié. Dona
+Théodora envisageait don Juan avec des
+yeux où étaient peints tous les mouvements
+d'une âme que possèdent la douleur et le
+désespoir, et les deux amis attachaient sur
+elle leurs regards mourants, en poussant
+de profonds soupirs.</p>
+
+<p>«Après avoir gardé quelque temps un
+silence aussi tendre que funeste, don Fadrique
+le rompit; il adressa la parole à la
+veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il,
+avant que de mourir, j'ai la satisfaction de
+vous voir hors d'esclavage: plût au ciel
+que vous me dussiez la liberté; mais il a
+voulu que vous eussiez cette obligation à
+l'amant que vous chérissez. J'aime trop
+ce rival pour en murmurer, et je souhaite
+que le coup que j'ai eu le malheur de lui
+porter ne l'empêche pas de jouir de votre
+reconnaissance.» La dame ne répondit
+rien à ce discours. Loin d'être sensible
+en ce moment au triste sort de don Fadrique,
+elle sentait pour lui des mouvements
+d'aversion que lui inspirait l'état où
+était le Tolédan.</p>
+
+<p>«Cependant le chirurgien se préparait
+à visiter et à sonder les plaies. Il commença
+par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse,
+parce que le coup n'avait fait que
+glisser au-dessous de la mamelle gauche,
+et n'offensait aucune des parties nobles. Le
+rapport du chirurgien diminua l'affliction
+de Théodora, et causa beaucoup de joie à
+don Fadrique, qui tourna la tête vers cette
+dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne
+sans regret la vie, puisque mon ami
+est hors de péril: je ne mourrai point
+chargé de votre haine.»</p>
+
+<p>«Il prononça ces paroles d'un air si touchant,
+que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée.
+Comme elle cessa de craindre pour
+don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique;
+et ne voyant plus en lui qu'un homme
+qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce,
+lui répondit-elle emportée par un transport
+généreux, souffrez que l'on panse
+votre blessure; elle n'est peut-être pas
+plus considérable que celle de votre ami.
+Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir
+de vos jours: vivez; si je ne puis vous
+rendre heureux, du moins je ne ferai pas
+le bonheur d'un autre. Par compassion
+et par amitié pour vous, je retiendrai la
+main que je voulais donner à don Juan;
+je vous fais le même sacrifice qu'il vous a
+fait.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique allait répliquer; mais
+le chirurgien, qui craignait qu'en parlant
+il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et
+visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu
+que l'épée avait pénétré dans la
+partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait
+par une hémorragie ou perte de sang
+dont la suite était à craindre. D'abord qu'il
+eût mis le premier appareil, il laissa reposer
+les cavaliers dans la chambre de
+poupe, sur deux petits lits l'un auprès de
+l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora,
+dont il jugea que la présence leur pouvait
+être nuisible.</p>
+
+<p>«Malgré toutes ces précautions, la fièvre
+prit à Mendoce, et sur la fin de la journée
+l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui
+déclara alors que le mal était sans remède,
+et l'avertit que s'il avait quelque chose à
+dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait
+point de temps à perdre. Cette nouvelle
+causa une étrange émotion au Tolédan:
+pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence.
+Il fit appeler la veuve de Cifuentes,
+qui se rendit auprès de lui dans un état
+plus aisé à concevoir qu'à représenter.</p>
+
+<p>«Elle avait le visage couvert de pleurs,
+et elle sanglotait avec tant de violence, que
+Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui
+dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes
+que vous répandez: arrêtez-les, de grâce,
+pour m'écouter un moment. Je vous fais
+la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il
+en remarquant la vive douleur que
+son ami faisait éclater; je sais bien que
+cette séparation vous doit être rude; votre
+amitié m'est trop connue pour en douter:
+mais attendez l'un et l'autre que ma mort
+soit arrivée, pour l'honorer de tant de
+marques de tendresse et de pitié.</p>
+
+<p>«Suspendez jusque-là votre affliction:
+je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez
+par quels chemins le sort qui
+me poursuit a su cette nuit me conduire
+sur le fatal rivage que j'ai teint du sang
+de mon ami et du mien. Vous devez être
+en peine de savoir comment j'ai pu
+prendre don Juan pour don Alvar: je
+vais vous en instruire, si le peu de temps
+qui me reste encore à vivre me permet de
+vous donner ce triste éclaircissement.</p>
+
+<p>«Quelques heures après que le vaisseau
+où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé
+don Juan, nous rencontrâmes un corsaire
+français qui nous attaqua: il se rendit
+maître du vaisseau de Tunis, et nous mit
+à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas
+sitôt libre, que je songeai à racheter mon
+ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence,
+où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis
+qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait
+des Pères de la Rédemption qui se préparaient
+à faire voile vers Alger, je m'y
+rendis; mais avant que de sortir de Valence,
+je priai le gouverneur don Francisco
+de Mendoce, mon oncle, d'employer
+tout le crédit qu'il peut avoir à la cour
+d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate,
+que j'avais dessein de ramener avec
+moi et de faire rentrer dans ses biens,
+qui ont été confisqués depuis la mort du
+duc de Naxera.</p>
+
+<p>«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger,
+j'allai dans les lieux que fréquentent les
+esclaves; mais j'avais beau les parcourir
+tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais.
+Je rencontrai le renégat catalan à
+qui ce navire appartient: je le reconnus
+pour un homme qui avait autrefois servi
+mon oncle. Je lui dis le motif de mon
+voyage, et le priai de vouloir faire une
+exacte recherche de mon ami. «Je suis
+fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous
+être utile: je dois partir d'Alger cette
+nuit avec une dame de Valence qui est
+l'esclave du dey.&mdash;Et comment appelez-vous
+cette dame, lui dis-je?» Il répartit
+qu'elle se nommait Théodora.</p>
+
+<p>«La surprise que je fis paraître à cette
+nouvelle apprit par avance au renégat
+que je m'intéressais pour cette dame. Il
+me découvrit le dessein qu'il avait formé
+pour la tirer d'esclavage; et comme en
+son récit il fit mention de l'esclave Alvaro,
+je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
+Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment,
+dis-je avec transport au renégat:
+donnez-moi les moyens de me venger de
+mon ennemi.&mdash;Vous serez bientôt satisfait,
+me répondit-il; mais contez-moi
+auparavant le sujet que vous avez de vous
+plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris
+toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût
+entendue; «C'est assez, reprit-il; vous
+n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner:
+on vous montrera votre rival, et après
+que vous l'aurez puni, vous prendrez sa
+place, et viendrez avec nous à Valence
+conduire dona Théodora.»</p>
+
+<p>«Néanmoins mon impatience ne me fit
+point oublier don Juan: je laissai de l'argent
+pour sa rançon entre les mains d'un
+marchand italien, nommé Francisco Capati,
+qui réside à Alger, et qui me promit
+de le racheter s'il venait à le découvrir.
+Enfin la nuit arriva; je me rendis chez
+le renégat, qui me mena sur le bord de
+la mer. Nous nous arrêtâmes devant une
+petite porte, d'où il sortit un homme qui
+vint droit à nous, et qui nous dit, en nous
+montrant du doigt un homme et une
+femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà
+Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»</p>
+
+<p>«A cette vue je deviens furieux; je mets
+l'épée à la main, je cours au malheureux
+Alvaro, et, persuadé que c'est un rival
+odieux que je vais frapper, je perce cet
+ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais,
+grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant,
+mon erreur ne lui coûtera point
+la vie, ni d'éternelles larmes à dona
+Théodora.</p>
+
+<p>«&mdash;Ah! Mendoce, interrompit la dame,
+vous faites injure à mon affliction; je ne
+me consolerai jamais de vous avoir perdu;
+quand même j'épouserais votre ami, ce ne
+serait que pour unir nos douleurs; votre
+amour, votre amitié, vos infortunes,
+feraient tout notre entretien.&mdash;C'en est
+trop, Madame, répliqua don Fadrique;
+je ne mérite pas que vous me regrettiez
+si longtemps: souffrez, je vous en conjure,
+que Zarate vous épouse, après qu'il
+vous aura vengée d'Alvaro Ponce.&mdash;Don
+Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes;
+le même jour qu'il m'enleva, il
+fut tué par le corsaire qui me prit.</p>
+
+<p>«&mdash;Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle
+me fait plaisir; mon ami en sera
+plus tôt heureux: suivez sans contrainte
+votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec
+joie approcher le moment qui va lever
+l'obstacle que votre compassion et sa générosité
+mettent à votre commun bonheur.
+Puissent tous vos jours couler dans
+un repos, dans une union que la jalousie
+de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame,
+adieu, don Juan; souvenez-vous
+quelquefois tous deux d'un homme qui
+n'a rien tant aimé que vous.»</p>
+
+<p>«Comme la dame et le Tolédan, au lieu
+de lui répondre, redoublaient leurs pleurs,
+don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se
+sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me
+laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne,
+et je ne songe pas à supplier la bonté
+divine de me pardonner d'avoir moi-même
+borné le cours d'une vie dont elle
+seule devait disposer.» Après avoir achevé
+ces paroles, il leva les yeux au ciel avec
+toutes les apparences d'un véritable repentir,
+et bientôt l'hémorragie causa une suffocation
+qui l'emporta.</p>
+
+<p>«Alors don Juan, possédé de son désespoir,
+porte la main sur sa plaie: il arrache
+l'appareil; il veut la rendre incurable;
+mais Francisque et le renégat se jettent sur
+lui et s'opposent à sa rage. Théodora est
+effrayée de ce transport: elle se joint au renégat
+et au Navarrais pour détourner don
+Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air
+si touchant, qu'il rentre en lui-même; il
+souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin
+l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur
+de l'ami. Mais s'il reprit sa raison,
+il ne s'en servit que pour prévenir les effets
+insensés de sa douleur, et non pour en
+affaiblir le sentiment.</p>
+
+<p>«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses
+qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent
+baume d'Arabie et de précieux parfums,
+embauma le corps de Mendoce, à la
+prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent
+qu'ils souhaitaient de lui rendre
+à Valence les honneurs de la sépulture.
+Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de
+soupirer pendant toute la navigation. Il
+n'en fut pas de même du reste de l'équipage:
+comme le vent était toujours favorable,
+il ne tarda guère à découvrir les côtes
+d'Espagne.</p>
+
+<p>«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent
+à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement
+arrivé au port de Dénia, chacun
+prit son parti. La veuve de Cifuentes et le
+Tolédan envoyèrent un courrier à Valence,
+avec des lettres pour le gouverneur et pour
+la famille de dona Théodora. La nouvelle
+du retour de cette dame fut reçue de tous
+ses parents avec beaucoup de joie. Pour
+don Francisco de Mendoce, il sentit une
+vive affliction quand il apprit la mort de
+son neveu.</p>
+
+<p>«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné
+des parents de la veuve de Cifuentes,
+il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le
+corps du malheureux don Fadrique: ce
+bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en
+faisant des plaintes si pitoyables, que tous
+les spectateurs en furent attendris. Il demanda
+par quelle aventure son neveu se
+trouvait dans cet état.</p>
+
+<p>«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit
+le Tolédan; loin de chercher à l'effacer
+de ma mémoire, je prends un funeste
+plaisir à me la rappeler sans cesse et à
+nourrir ma douleur.» Il lui dit alors
+comment était arrivé ce triste accident, et
+ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes,
+redoubla celles de don Francisco. A
+l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent
+la joie qu'ils avaient de la revoir,
+et la félicitèrent sur la manière miraculeuse
+dont elle avait été délivrée de la tyrannie
+de Mezomorto.</p>
+
+<p>«Après un entier éclaircissement de
+toutes choses, on mit le corps de don Fadrique
+dans un carrosse, et on le conduisit
+à Valence; mais il n'y fut point enterré,
+parce que, le temps de la vice-royauté de
+don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur
+se préparait à s'en retourner à
+Madrid, où il résolut de faire transporter
+son neveu.</p>
+
+<p>«Pendant que l'on faisait les préparatifs
+du convoi, la veuve de Cifuentes combla
+de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais
+se retira dans sa province, et le renégat
+retourna avec sa mère à Barcelone,
+où il rentra dans le christianisme, et où il
+vit encore aujourd'hui fort commodément.</p>
+
+<p>«Dans ce temps-là, don Francisco reçut
+un paquet de la cour, dans lequel était la
+grâce de don Juan, que le roi, malgré la
+considération qu'il avait pour la maison de
+Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce
+qui s'étaient joints pour la lui demander.
+Cette nouvelle fut d'autant plus
+agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait
+la liberté d'accompagner le corps de son
+ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.</p>
+
+<p>«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand
+nombre de personnes de qualité; et sitôt
+qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le
+corps de don Fadrique dans une église, où
+Zarate et dona Théodora, avec la permission
+des Mendoce, lui firent élever un
+magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent
+point là; ils portèrent le deuil de leur ami
+durant une année entière, pour éterniser
+leur douleur et leur amitié.</p>
+
+<p>«Après avoir donné des marques si célèbres
+de leur tendresse pour Mendoce, ils
+se marièrent; mais, par un inconcevable
+effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne
+laissa pas de conserver longtemps une mélancolie
+que rien ne pouvait bannir. Don
+Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours
+présent à sa pensée: il le voyait toutes
+les nuits en songe, et le plus souvent tel
+qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs.
+Son esprit pourtant commençait à se distraire
+de ces tristes images: les charmes de
+dona Théodora, dont il était toujours épris,
+triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste;
+enfin don Juan allait vivre heureux
+et content: mais ces jours passés il tomba
+de cheval en chassant; il se blessa à la tête;
+il s'y est formé un abcès. Les médecins ne
+l'ont pu sauver; il vient de mourir, et
+Théodora, qui est cette dame que vous
+voyez entre les bras de deux femmes qui
+veillent sur son désespoir, pourra le suivre
+bientôt.»</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c16" id="c16"></a>CHAPITRE XVI<br/>
+<i>Des songes.</i></h2>
+
+
+<p>Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette
+histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un
+très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est
+rare de voir deux hommes s'aimer autant
+que don Juan et don Fadrique, je crois que
+l'on aurait encore plus de peine à trouver
+deux amies rivales qui puissent se faire si
+généreusement un sacrifice réciproque d'un
+amant aimé.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit le diable, c'est
+ce que l'on n'a point encore vu, et ce que
+l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes
+ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement
+unies: je veux même qu'elles ne
+disent pas le moindre mal l'une de l'autre
+en leur absence, tant elles sont amies. Vous
+les voyez toutes deux: vous penchez d'un
+côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas
+que l'enragée vous aime; mais elle voulait
+la préférence. Tel est le caractère des
+femmes: elles sont trop jalouses les unes
+des autres pour être capables d'amitié.</p>
+
+<p>&mdash;L'histoire de ces deux amis sans pairs,
+reprit Léandro Perez, est un peu romanesque
+et nous a menés bien loin. La nuit est
+fort avancée: nous allons voir dans un
+moment paraître les premiers rayons du
+jour: j'attends de vous un nouveau plaisir.
+J'aperçois un grand nombre de personnes
+endormies: je voudrais, par curiosité, que
+vous me dissiez les divers songes qu'elles
+peuvent faire.&mdash;Très volontiers, répartit
+le démon: vous aimez les tableaux changeants;
+je veux vous contenter.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit Zambullo, que je vais
+entendre des songes bien ridicules.&mdash;Pourquoi?
+répondit le boiteux; vous qui
+possédez votre Ovide, ne savez-vous pas
+que ce poëte dit que c'est vers la pointe du
+jour que les songes sont plus vrais, parce
+que dans ce temps-là l'âme est dégagée des
+vapeurs des aliments?&mdash;Pour moi, répliqua
+don Cléofas, quoi qu'en puisse dire
+Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.&mdash;Vous
+avez tort, reprit Asmodée; il ne
+faut ni les traiter de chimères, ni les croire
+tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois
+la vérité. L'empereur Auguste, dont
+la tête valait bien celle d'un écolier, ne
+méprisait pas les songes dans lesquels il
+était intéressé; et bien lui en prit, à la
+bataille de Philippe, de quitter sa tente,
+sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le
+regardait. Je pourrais vous citer mille autres
+exemples qui vous feraient connaître
+votre témérité; mais je les passe sous silence
+pour satisfaire le nouveau désir qui vous
+presse.</p>
+
+<p>«Commençons par ce bel hôtel à main
+droite. Le maître du logis, que vous voyez
+couché dans ce riche appartement, est un
+comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un
+spectacle où il entend chanter une jeune
+actrice, et qu'il se rend à la voix de cette
+sirène.</p>
+
+<p>«Dans l'appartement parallèle repose
+la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la
+fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent,
+et qu'elle met en gage des pierreries chez
+un joaillier qui lui prête trois cents pistoles,
+moyennant un très-honnête profit.</p>
+
+<p>«Dans l'hôtel le plus proche, du même
+côté, demeure un marquis, du même caractère
+que le comte, et qui est amoureux
+d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte
+une somme considérable pour lui en
+faire présent; et son intendant, couché
+tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit
+à mesure que son maître se ruine. Hé
+bien! que pensez-vous de ces songes-là?
+Vous paraissent-ils extravagants?&mdash;Non,
+ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien
+qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de
+savoir qui est cet homme que je remarque;
+il a la moustache en papillottes, et conserve
+en dormant un air de gravité qui me fait
+juger que ce ne doit pas être un cavalier du
+commun.&mdash;C'est un gentilhomme de province,
+répondit le démon, un vicomte Aragonais,
+un esprit vain et fier: son âme en
+ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il
+est avec un grand qui lui cède le pas dans
+une cérémonie publique.</p>
+
+<p>«Mais je découvre dans la même maison
+deux frères médecins qui font des songes
+bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie
+une ordonnance qui défend de payer les
+médecins quand ils n'auront pas guéri
+leurs malades; et son frère songe qu'il est
+ordonné que les médecins mèneront le
+deuil à l'enterrement de tous les malades
+qui mourront entre leurs mains.&mdash;Je souhaiterais,
+dit Zambullo, que cette dernière
+ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se
+trouvât aux funérailles de son malade,
+comme un lieutenant criminel assiste en
+France au supplice d'un coupable qu'il a
+condamné.&mdash;J'aime la comparaison, dit le
+diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que
+l'un va faire exécuter sa sentence, et que
+l'autre a déjà fait exécuter la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce
+personnage qui se frotte les yeux en se
+levant avec précipitation?&mdash;C'est un
+homme de qualité qui sollicite un gouvernement
+dans la Nouvelle-Espagne. Un
+rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait
+que le premier ministre le regardait
+de travers. Je vois aussi une jeune dame
+qui se réveille, et qui n'est pas contente
+d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une
+fille de condition, une personne aussi sage
+que belle, qui a deux amants dont elle est
+obsédée. Elle en chérit un tendrement, et
+a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à
+l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en
+songe à ses genoux le galant qu'elle déteste;
+il était si passionné, si pressant, que, si
+elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter
+plus favorablement qu'elle n'a jamais fait
+celui qu'elle aime. La nature pendant le
+sommeil secoue le joug de la raison et de
+la vertu.</p>
+
+<p>«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait
+le coin de cette rue; c'est le domicile d'un
+procureur. Le voilà couché avec sa femme
+dans la chambre où il y a une vieille tenture
+de tapisserie à personnages et deux
+lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de
+ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses
+propres deniers; et la procureuse songe
+que son mari chasse un grand clerc dont
+il est devenu jaloux.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends ronfler autour de nous, dit
+Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros
+homme que je démêle dans un petit corps
+de logis attenant à la demeure du procureur.&mdash;Justement,
+répondit Asmodée;
+c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son
+<i lang="la" xml:lang="la">benedicite</i>.</p>
+
+<p>«Il a pour voisin un marchand d'étoffe
+de soie, qui vend sa marchandise fort cher,
+mais à crédit, aux personnes de qualité. Il
+est dû à ce marchand plus de cent mille
+ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui
+apportent de l'argent; et ses correspondants,
+de leur côté, songent qu'il est sur le
+point de faire banqueroute.&mdash;Ces deux
+songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du
+temple du sommeil par la même porte.&mdash;Non,
+je vous assure, répondit le démon; le
+premier, à coup sûr, est sorti par la porte
+d'ivoire, et le second par la porte de
+corne.</p>
+
+<p>«La maison qui joint celle de ce marchand
+est occupée par un fameux libraire.
+Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu
+beaucoup de succès. En le mettant au jour,
+il promit à l'auteur de lui donner cinquante
+pistoles s'il réimprimait son ouvrage;
+et il rêve actuellement qu'il en fait une
+seconde édition sans l'en avertir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo,
+il n'est pas besoin de demander par quelle
+porte il est sorti; je ne doute pas qu'il
+n'ait son plein et entier effet. Je connais
+messieurs les libraires: ils ne se font pas un
+scrupule de tromper les auteurs.&mdash;Rien
+n'est plus véritable, reprit le boiteux;
+mais apprenez à connaître aussi messieurs
+les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux
+que les libraires. Une petite aventure arrivée
+il n'y a pas cent ans à Madrid va vous
+le prouver.</p>
+
+<p>«Trois libraires soupaient ensemble au
+cabaret: la conversation tomba sur la rareté
+des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit
+là-dessus un des convives, je vous dirai
+confidemment que j'ai fait un beau coup
+ces jours passés: j'ai acheté une copie qui
+me coûte un peu cher, à la vérité, mais
+elle est d'un auteur!... C'est de l'or en
+barre.» Un autre libraire prit alors la
+parole et se vanta pareillement d'avoir fait
+une emplette excellente le jour précédent.
+«Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à
+son tour, je ne veux pas demeurer en
+reste de confiance avec vous: je vais vous
+montrer la perle des manuscrits; j'en ai
+fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.»
+En même temps, chacun tira de sa poche la
+précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et
+comme il se trouva que c'était une nouvelle
+pièce de théâtre intitulée <cite>le Juif errant</cite>,
+ils furent fort étonnés quand ils virent que
+c'était le même ouvrage qui leur avait été
+vendu à tous trois séparément.</p>
+
+<p>«Je découvre dans une autre maison,
+poursuivit le diable, un amant timide et
+respectueux qui vient de se réveiller. Il
+aime une veuve toute des plus vives; il
+rêvait qu'il était avec elle au fond d'un
+bois, où il lui tenait des discours tendres,
+et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous
+êtes séduisant! vous me persuaderiez, si
+je n'étais pas en garde contre les hommes;
+mais ce sont des trompeurs: je ne
+me fie point à leurs paroles: je veux des
+actions.&mdash;Hé! quelles actions, Madame,
+exigez-vous de moi? a repris l'amant.
+Faut-il, pour vous prouver la violence
+de mon amour, entreprendre les
+douze travaux d'Hercule?&mdash;Hé non!
+don Nicaise, non, a réparti la dame, je
+ne vous en demande pas tant.» Là-dessus
+il s'est réveillé.</p>
+
+<p>&mdash;Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier,
+pourquoi cet homme couché dans ce lit
+brun se débat comme un possédé.&mdash;C'est,
+répondit le boiteux, un habile licencié qui
+fait un songe dont il est terriblement
+agité! il rêve qu'il dispute et soutient
+l'immortalité de l'âme contre un petit
+docteur en médecine, qui est aussi bon catholique
+qu'il est bon médecin. Au second
+étage, chez le licencié, loge un gentilhomme
+d'Estramadure, nommé don Baltazar
+Fanfarronico, qui est venu en poste à la
+cour demander une récompense pour avoir
+tué un Portugais d'un coup d'escopette.
+Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on
+lui donne le gouvernement d'Antequere,
+et encore n'est-il pas content: il croit mériter
+une vice-royauté.</p>
+
+<p>«Je découvre dans un hôtel garni deux
+personnes de conséquence qui rêvent bien
+désagréablement. L'un, qui est gouverneur
+d'une place forte, songe qu'il est assiégé
+dans sa forteresse, et qu'après une
+légère résistance il est obligé de se rendre
+prisonnier de guerre avec la garnison.
+L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a
+chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge
+funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer
+dans deux jours. Il rêve qu'il est
+en chaire, et qu'il demeure court après
+l'exorde de son discours.&mdash;Il n'est pas impossible,
+dit don Cléofas, que ce malheur
+lui arrive en effet.&mdash;Non vraiment, répondit
+le diable, et il n'y a pas même
+longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur
+en pareille occasion.</p>
+
+<p>«Voulez-vous que je vous montre un
+somnambule? vous n'avez qu'à regarder
+dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?&mdash;J'aperçois,
+dit Léandro Perez,
+un homme en chemise qui marche, et
+tient, ce me semble, une étrille à la main.&mdash;Hé
+bien, reprit le démon, c'est un palefrenier
+qui dort. Il a coutume toutes les
+nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant,
+d'étriller ses chevaux; après quoi il
+se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que
+c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier
+lui-même le croit comme les autres.</p>
+
+<p>«Dans une grande maison, vis-à-vis
+l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier
+de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du
+Mexique. Il est tombé malade; et comme
+il craint de mourir, sa vice-royauté commence
+à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a
+exercée d'une manière qui justifie son inquiétude.
+Les chroniques de la Nouvelle-Espagne
+ne font pas une mention honorable
+de lui. Il vient de faire un songe dont
+toute l'horreur n'est point encore dissipée,
+et qui sera peut-être cause de sa
+mort.&mdash;Il faut donc, dit Zambullo, que ce
+songe soit bien extraordinaire.&mdash;Vous
+allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque
+chose en effet de singulier. Ce seigneur
+rêvait tout à l'heure qu'il était dans
+la vallée des morts, où tous les Mexicains
+qui ont été les victimes de son injustice et
+de sa cruauté sont venus fondre sur lui,
+en l'accablant de reproches et d'injures:
+ils ont même voulu le mettre en pièces;
+mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur
+fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans
+une grande salle toute tendue de drap noir,
+où il a vu son père et son aïeul assis à une
+table sur laquelle il y avait trois couverts.
+Ces deux tristes convives lui ont fait signe
+de s'approcher d'eux, et son père lui a dit,
+avec la gravité qu'ont tous les défunts:
+«Il y a longtemps que nous t'attendons;
+viens prendre ta place auprès de nous.»</p>
+
+<p>&mdash;Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je
+pardonne au malade d'en avoir l'imagination
+blessée.&mdash;En récompense, dit le
+boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un
+appartement au-dessus du sien, passe la
+nuit délicieusement: le sommeil lui présente
+les plus agréables idées. C'est une
+fille de vingt-cinq à trente ans, laide et
+mal faite. Elle rêve que son oncle, dont
+elle est l'unique héritière, ne vit plus, et
+qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables
+seigneurs qui se disputent la gloire
+de lui plaire.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne me trompe, dit don Cléofas,
+j'entends rire derrière nous.&mdash;Vous ne vous
+trompez point, reprit le diable; c'est une
+femme qui rit en dormant à deux pas d'ici,
+une veuve qui fait la prude et qui n'aime
+rien tant que la médisance. Elle songe
+qu'elle s'entretient avec une vieille dévote
+dont la conversation lui fait beaucoup de
+plaisir.</p>
+
+<p>«Je ris à mon tour en voyant dans une
+chambre au-dessous de cette femme un
+bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement
+du peu de bien qu'il possède. Il
+rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent,
+et que plus il en ramasse, plus il en
+trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
+grand coffre.&mdash;Le pauvre garçon! dit
+Léandro; il ne jouira pas longtemps de
+son trésor.&mdash;A son réveil, reprit le boiteux,
+il sera comme un vrai riche qui se
+meurt, il verra disparaître ses richesses.</p>
+
+<p>«Si vous êtes curieux de savoir les songes
+de deux comédiennes qui sont voisines,
+je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle
+prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les
+plume à mesure qu'elle les prend, mais
+qu'elle les donne à dévorer à un beau matou
+dont elle est folle, et qui en a tout le
+profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa
+maison des lévriers et des chiens danois
+dont elle a fait longtemps ses délices, et
+qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet
+des plus gentils qu'elle a pris en amitié.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà deux songes bien fous, s'écria
+l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid,
+comme autrefois à Rome, des interprètes
+des songes, ils seraient fort embarrassés à
+expliquer ceux-là.&mdash;Pas trop, répondit le
+diable: pour peu qu'ils fussent au fait de
+ce qui se passe aujourd'hui chez la gent
+comique, ils y trouveraient bientôt un sens
+clair et net.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua
+don Cléofas, et je ne m'en soucie
+guère; j'aime mieux apprendre qui est
+cette dame endormie dans un superbe lit de
+velours jaune, garni de franges d'argent,
+et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon,
+un livre et un flambeau.&mdash;C'est une
+femme titrée, répartit le démon; une
+dame qui a un équipage très-galant, et qui
+se plaît à faire porter sa livrée par des
+jeunes hommes de bonne mine. Une de ses
+habitudes est de lire en se couchant; sans
+cela elle ne pourrait fermer l'&oelig;il de toute
+la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses
+d'Ovide, et cette lecture est
+cause qu'elle fait en cet instant un songe
+où il y a bien de l'extravagance: elle rêve
+que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et
+qu'il se met à son service sous la forme
+d'un grand page des mieux bâtis.</p>
+
+<p>«A propos de cette métamorphose, en
+voici une autre qui me paraît plus plaisante.
+J'aperçois un histrion qui goûte
+dans un profond sommeil la douceur d'un
+songe qui le flatte agréablement. Cet acteur
+est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme
+à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter.
+Il y a si longtemps qu'il paraît sur le
+théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié.
+Il a du talent, et il en est si fier et si
+vain, qu'il s'imagine qu'un personnage
+tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous
+le songe que fait ce superbe héros
+de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et
+qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe
+assemblées pour décider de ce qu'elles
+doivent faire d'un mortel de son importance.
+Il entend Mercure qui expose au
+conseil des dieux que ce fameux comédien,
+après avoir eu l'honneur de représenter
+si souvent sur la scène Jupiter et
+les autres principaux immortels, ne doit
+pas être assujetti au sort commun à tous
+les humains, et qu'il mérite d'être reçu
+dans la troupe céleste. Momus applaudit
+au sentiment de Mercure; mais quelques
+autres dieux et quelques déesses se révoltent
+contre la proposition d'une apothéose
+si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre
+d'accord, change le vieux comédien en une
+figure de décoration.»</p>
+
+<p>Le diable allait continuer; mais Zambullo
+l'interrompit, en lui disant: «Halte-là,
+seigneur Asmodée; vous ne prenez pas
+garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne
+nous aperçoive sur le haut de cette maison.
+Si la populace vient une fois à remarquer
+votre Seigneurie, nous entendrons
+des huées qui ne finiront pas si tôt.</p>
+
+<p>&mdash;On ne nous verra point, lui répondit
+le démon; j'ai le même pouvoir que ces
+divinités fabuleuses dont je viens de parler,
+et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux
+fils de Saturne se couvrit d'un
+nuage, pour cacher à l'univers les caresses
+qu'il voulait faire à Junon, je vais former
+autour de nous une épaisse vapeur que la
+vue des hommes ne pourra percer, et qui
+ne vous empêchera pas de voir les choses
+que je voudrai vous faire observer.» En effet,
+ils furent tout à coup environnés d'une
+fumée qui, bien que des plus opaques, ne
+dérobait rien aux yeux de l'écolier.</p>
+
+<p>«Retournons aux songes, poursuivit le
+boiteux... Mais je ne fais pas réflexion,
+ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai
+fait passer la nuit doit vous avoir fatigué.
+Je suis d'avis de vous transporter chez
+vous, et de vous y laisser reposer quelques
+heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir
+les quatre parties du monde, et faire
+quelques tours de mon métier: après
+cela je vous rejoindrai, pour m'égayer
+avec vous sur nouveaux frais.&mdash;Je n'ai
+nulle envie de dormir et je ne suis point
+las, répondit don Cléofas; au lieu de me
+quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre
+les divers desseins qu'ont ces personnes
+que je vois déjà levées, et qui se disposent,
+ce me semble, à sortir. Que vont-elles
+faire de si grand matin?&mdash;Ce que vous
+souhaitez de savoir, reprit le démon, est
+une chose digne d'être observée. Vous
+allez voir un tableau des soins, des mouvements,
+des peines que les pauvres mortels
+se donnent pendant cette vie, pour
+remplir le plus agréablement qu'il leur
+est possible ce petit espace qui est entre
+leur naissance et leur mort.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c17" id="c17"></a>CHAPITRE XVII<br/>
+<i>Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
+pas sans copies.</i></h2>
+
+
+<p>Observons d'abord cette troupe de gueux
+que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont
+des libertins, la plupart de bonne famille,
+qui vivent en communauté comme des
+moines, et passent presque toutes les
+nuits à faire la débauche dans leur maison,
+où il y a toujours une ample provision de
+pain, de viande et de vin. Les voilà qui
+vont se séparer pour aller jouer leurs rôles
+dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront
+pour boire à la santé des personnes
+charitables qui contribuent pieusement à
+leur dépense. Admirez, je vous prie,
+comme ces fripons savent se mettre et se
+travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes
+ne savent pas mieux s'ajuster pour
+donner de l'amour.</p>
+
+<p>«Regardez attentivement les trois qui
+vont ensemble du même côté. Celui qui
+s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler
+tout son corps, et semble marcher
+avec tant de peine qu'à chaque pas vous
+diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il
+ait une longue barbe blanche et un air
+décrépit, est un jeune homme si alerte et
+si léger, qu'il passerait un daim à la course.
+L'autre, qui fait le teigneux, est un bel
+adolescent, dont la tête est couverte d'une
+peau qui cache une chevelure de page de
+cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte,
+est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine
+des sons si lamentables, qu'à ses tristes
+accents il n'y a point de vieille qui ne
+descende d'un quatrième étage pour lui
+apporter un maravedi.</p>
+
+<p>«Tandis que ces fainéants vont, sous le
+masque de la pauvreté, attraper l'argent
+du public, je remarque bien des artisans
+laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent
+à gagner leur vie à la sueur de
+leur corps. J'aperçois de toutes parts des
+hommes qui se lèvent et s'habillent pour
+aller remplir leurs différents emplois.
+Combien de projets formés cette nuit vont
+s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que
+de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition
+vont faire faire!</p>
+
+<p>&mdash;Que vois-je dans la rue? interrompit
+don Cléofas. Qui est cette femme chargée
+de médailles, que conduit un laquais, et
+qui marche avec précipitation? Elle a sans
+doute quelque affaire fort pressante.&mdash;Oui,
+certainement, répondit le diable: c'est une
+vénérable matrone qui court à une maison
+où l'on a besoin de son ministère. Elle y
+va trouver une comédienne qui pousse
+des cris, et auprès d'elle deux cavaliers
+bien embarrassés. L'un est le mari, et
+l'autre un homme de condition qui s'intéresse
+à ce qui va se passer; car les couches
+des femmes de théâtre ressemblent à
+celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter
+et un Amphitryon qui sont auteurs du
+parti.</p>
+
+<p>«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à
+cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur
+qui va faire la guerre aux lièvres et
+aux perdreaux des environs de Madrid?
+Cependant il n'a aucune envie de prendre
+le divertissement de la chasse: il est occupé
+d'un autre dessein; il va gagner un
+village où il se déguisera en paysan, pour
+s'introduire sous cet habit dans une ferme
+où est sa maîtresse sous la conduite d'une
+mère sévère et vigilante.</p>
+
+<p>«Ce jeune bachelier qui passe et marche
+à pas précipités a coutume d'aller tous les
+matins faire sa cour à un vieux chanoine
+qui est son oncle, et dont il couche en joue
+la prébende. Regardez dans cette maison,
+vis-à-vis de nous, un homme qui prend
+son manteau et se dispose à sortir. C'est un
+honnête et riche bourgeois qu'une affaire
+assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique
+à marier; il ne sait s'il doit la donner à
+un jeune procureur qui la recherche, ou
+bien à un fier <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> qui la demande. Il
+va consulter ses amis là-dessus; et dans le
+fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint,
+en choisissant le gentilhomme, d'avoir un
+gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en
+tient au procureur, de mettre dans sa
+maison un ver qui en ronge tous les
+meubles.</p>
+
+<p>«Considérez un voisin de ce père embarrassé,
+et démêlez, dans ce corps de logis où
+il y a de superbes ameublements, un
+homme en robe de chambre de brocard
+rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui
+fait le seigneur en dépit de sa basse origine.
+Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis,
+et il jouit à présent de dix mille
+ducats de rente. Il a un équipage très-joli;
+mais il en rabat l'entretien sur sa table,
+dont la frugalité est telle, qu'il mange
+ordinairement le petit poulet en son particulier.
+Il ne laisse pas pourtant de régaler
+quelquefois, par ostentation, des personnes
+de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des
+conseillers d'État; et pour cet effet, il
+vient d'envoyer chercher un pâtissier et un
+rôtisseur; il va marchander avec eux sou à
+sou; après quoi il écrira sur des cartes les
+services dont ils seront convenus.&mdash;Vous
+me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.&mdash;Hé
+mais! répondit Asmodée, tous
+les gueux que la fortune enrichit brusquement
+deviennent avares ou prodigues:
+c'est la règle.</p>
+
+<p>&mdash;Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est
+une belle dame que je vois à sa toilette, et
+qui s'entretient avec un cavalier fort bien
+fait.&mdash;Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce
+que vous remarquez là mérite bien votre
+attention. Cette femme est une veuve allemande
+qui vit à Madrid de son douaire, et
+voit très-bonne compagnie; et le jeune
+homme qui est avec elle est un seigneur
+nommé don Antoine de Monsalve.</p>
+
+<p>«Quoique ce cavalier soit d'une des premières
+maisons d'Espagne, il a promis à la
+veuve de l'épouser: il lui a même fait un
+dédit de trois mille pistoles; mais il est
+traversé dans ses amours par ses parents,
+qui menacent de le faire enfermer s'il ne
+rompt tout commerce avec l'Allemande,
+qu'ils regardent comme une aventurière.
+Le galant, mortifié de les voir tous révoltés
+contre son penchant, vint hier au soir chez
+sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait
+quelque chagrin, lui en demanda la cause;
+il la lui apprit, en l'assurant que toutes les
+contradictions qu'il aurait à essuyer de la
+part de sa famille ne pourraient jamais
+ébranler sa constance. La veuve parut
+charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent
+tous deux à minuit, très-contents l'un de
+l'autre.</p>
+
+<p>«Monsalve est revenu ce matin: il a
+trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis
+sur nouveaux frais à l'entretenir de son
+amour. Pendant la conversation, l'Allemande
+a ôté ses papillotes: le cavalier en
+a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y
+voyant de son écriture: «Comment donc,
+Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là
+l'usage que vous faites des billets doux
+qu'on vous envoie?&mdash;Oui, Monsalve,
+a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me
+servent les promesses des amants qui veulent
+m'épouser en dépit de leurs familles;
+j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier
+a reconnu que c'était effectivement son
+dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu
+s'empêcher d'admirer le désintéressement
+de sa veuve, et il lui jure de nouveau une
+éternelle fidélité.</p>
+
+<p>«Jetez les yeux, poursuivit le diable,
+sur ce grand homme sec qui passe au-dessous
+de nous: il a un grand registre
+sous son bras, une écritoire pendue à sa
+ceinture, et une guitare sur le dos.&mdash;Ce
+personnage, dit l'écolier, a un air ridicule;
+je gagerais que c'est un original.&mdash;Il est
+certain, reprit le démon, que c'est un
+mortel assez singulier. Il y a des philosophes
+cyniques en Espagne: en voilà un.
+Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans
+une prairie où il y a une claire fontaine
+dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente
+parmi les fleurs. Il demeurera là
+toute la journée à contempler les richesses
+de la nature, à jouer de la guitare, et à
+faire des réflexions qu'il écrira sur son
+registre. Il a dans ses poches sa nourriture
+ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons
+avec un morceau de pain: telle est la vie
+sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque
+Aristippe lui disait comme à Diogène:
+«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu
+ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe
+moderne lui répondrait: «Je
+ferais ma cour aux grands aussi bien que
+toi, si je voulais abaisser un homme
+jusqu'à le faire ramper sous un autre
+homme.»</p>
+
+<p>«En effet, ce philosophe a autrefois été
+attaché aux grands seigneurs; ils lui firent
+même sa fortune: mais ayant senti que
+leur amitié n'était pour lui qu'une honorable
+servitude, il rompit tout commerce
+avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta,
+parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait
+des gens qui valaient mieux que lui: il a
+même donné presque tous ses biens à ses
+amis indigents; il s'est seulement réservé de
+quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne
+lui paraît pas moins honteux pour un philosophe
+d'aller mendier son pain parmi le
+peuple que chez les grands seigneurs.</p>
+
+<p>«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe,
+et que vous voyez accompagné d'un
+chien: il peut se vanter d'être d'une des
+meilleures maisons de Castille. Il a été
+riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon
+de Lucien, en régalant tous les jours ses
+amis, et surtout en faisant des fêtes superbes
+aux naissances, aux mariages des princes
+et princesses, en un mot, à chaque occasion
+qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances.
+Dès que les parasites ont vu sa marmite
+renversée, ils ont disparu de chez lui;
+tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui
+est resté fidèle: c'est son chien.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, seigneur diable, s'écria
+Léandro Perez, à qui appartient cet équipage
+que je vois arrêté devant une maison.&mdash;C'est,
+répondit le démon, le carrosse d'un
+riche contador, qui va tous les matins dans
+cette maison, où demeure une beauté galicienne
+dont ce vieux pécheur de race more
+a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit
+hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité:
+dans la fureur que lui causa cette
+nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine
+de reproches et de menaces. Vous ne devineriez
+pas quel parti la coquette s'est
+avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence
+de nier le fait, elle a mandé ce
+matin au trésorier qu'il est justement irrité
+contre elle; qu'il ne doit plus la regarder
+qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable
+de trahir un si galant homme; qu'elle
+reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que,
+pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux
+cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre:
+enfin, qu'elle est dans la résolution
+d'aller dans une retraite consacrer le reste
+de ses jours à la pénitence.</p>
+
+<p>«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre
+les prétendus remords de sa maîtresse; il
+s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle:
+il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne
+comédienne a si bien joué son rôle, qu'il
+vient de lui pardonner le passé; il fera
+plus: pour la consoler du sacrifice de sa
+chevelure, il lui promet, en ce moment, de
+la faire dame de paroisse, en lui achetant
+une belle maison de campagne, qui est
+actuellement à vendre auprès de l'Escurial.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes les boutiques sont ouvertes,
+dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier
+qui entre chez un traiteur.&mdash;Ce cavalier,
+reprit Asmodée, est un garçon de famille
+qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument
+passer pour auteur: il ne manque
+pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer
+tous les ouvrages qui paraissent sur
+la scène; mais il n'en a point assez pour
+en composer un raisonnable. Il entre chez
+le traiteur pour ordonner un grand repas;
+il donne à dîner aujourd'hui à quatre
+comédiens, qu'il veut engager à protéger
+une mauvaise pièce de sa façon qu'il est
+sur le point de présenter à leur compagnie.</p>
+
+<p>«A propos d'auteurs, continua-t-il, en
+voilà deux qui se rencontrent dans la rue.
+Remarquez qu'ils se saluent avec un ris
+moqueur; ils se méprisent mutuellement,
+et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement
+que le poëte Crispinus, qu'Horace
+compare aux soufflets des forges; et l'autre
+emploie bien du temps à faire des ouvrages
+froids et insipides.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est ce petit homme qui descend
+de carrosse à la porte de cette église? dit
+Zambullo.&mdash;C'est, répondit le boiteux,
+un personnage digne d'être remarqué. Il
+n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude
+d'un notaire où il était maître-clerc, pour
+s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse.
+Au bout de six mois de noviciat, il
+sortit de son couvent, reparut à Madrid;
+mais ceux qui le connaissaient furent étonnés
+de le voir devenir tout à coup un des
+principaux membres du conseil des Indes.
+On parle encore aujourd'hui d'une fortune
+si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est
+donné au diable; d'autres veulent qu'il ait
+été aimé d'une riche douairière, et d'autres
+enfin qu'il ait trouvé un trésor.&mdash;Vous
+savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.&mdash;Oh!
+pour cela oui, répartit le démon,
+et je vais vous révéler le mystère.</p>
+
+<p>«Pendant que notre moine était novice,
+il arriva qu'un jour, en faisant dans son
+jardin une profonde fosse pour y planter
+un arbre, il aperçut une cassette de cuivre
+qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte
+d'or qui contenait une trentaine de diamants
+d'une grande beauté. Quoique le
+religieux ne se connût pas autrement en
+pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il
+venait de faire un bon coup de filet; et
+prenant aussitôt le parti que prend dans
+une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce
+à la pêche après avoir trouvé un
+trésor, il quitta le froc et revint à Madrid,
+où, par l'entremise d'un joaillier de ses
+amis, il changea ses pierres précieuses en
+pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge
+qui lui donne un beau rang dans la société
+civile.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c18" id="c18"></a>CHAPITRE XVIII<br/>
+<i>Ce que le diable fit encore remarquer à don
+Cléofas.</i></h2>
+
+
+<p>Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous
+fasse rire en vous apprenant un trait de
+cet homme qui entre chez un marchand
+de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il
+va prendre une tasse de chocolat, après
+quoi il passera toute la journée à jouer
+aux échecs.</p>
+
+<p>«Pendant ce temps-là, ne craignez pas
+pour ses malades; il n'en a point, et quand
+il en aurait, les moments qu'il emploie à
+jouer ne seraient pas les plus mauvais
+pour eux. Il ne manque pas d'aller tous
+les soirs chez une belle et riche veuve qu'il
+voudrait épouser, et dont il fait semblant
+d'être fort amoureux. Quand il est avec
+elle, un fripon de valet qu'il a pour tout
+domestique, et avec lequel il s'entend, lui
+apporte une fausse liste qui contient les
+noms de plusieurs personnes de qualité de
+la part desquelles on est venu chercher ce
+docteur. La veuve prend tout cela au
+pied de la lettre, et notre joueur d'échecs
+est sur le point de gagner la partie.</p>
+
+<p>«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès
+duquel nous sommes; je ne veux point
+passer outre sans vous faire remarquer les
+personnes qui l'habitent. Parcourez des
+yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?&mdash;J'y
+démêle des dames dont la
+beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en
+vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres
+qui sont déjà levées. Que de charmes
+elles offrent à mes regards! je m'imagine
+voir les nymphes de Diane, telles que les
+poëtes nous les représentent.</p>
+
+<p>&mdash;Si ces femmes que vous admirez, reprit
+le boiteux, ont les attraits des nymphes
+de Diane, elles n'en ont assurément
+pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq
+aventurières qui vivent ensemble à frais
+communs. Aussi dangereuses que ces belles
+demoiselles de chevalerie qui arrêtaient
+par leurs appas les chevaliers qui passaient
+devant leurs châteaux, elles attirent
+les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux
+qui s'en laissent charmer! Pour avertir du
+péril que courent les passants, il faudrait
+faire mettre devant cette maison des balises,
+comme on en met dans les rivières
+pour marquer les endroits dont il ne faut
+pas s'approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous demande pas, dit Léandro
+Perez, où vont ces seigneurs que je vois
+dans leurs carrosses: ils vont sans doute au
+lever du roi.&mdash;Vous l'avez dit, reprit le
+diable; et si vous voulez y aller aussi, je
+vous y conduirai; nous ferons là quelques
+remarques réjouissantes.&mdash;Vous ne pouvez
+rien me proposer qui me soit plus
+agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais
+par avance un grand plaisir.»</p>
+
+<p>Alors le démon, prompt à satisfaire don
+Cléofas, l'emporta vers le palais du roi;
+mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant
+des man&oelig;uvres qui travaillaient à
+une porte fort haute, demanda si c'était
+un portail d'église qu'ils faisaient. «Non,
+lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un
+nouveau marché; elle est magnifique,
+comme vous voyez; cependant, quand ils
+l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle
+ne sera digne des deux vers latins qu'on
+doit mettre dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Que me dites-vous? s'écria Léandro;
+quelle idée vous me donnez de ces deux
+vers! Je meurs d'envie de les savoir.&mdash;Les
+voici, reprit le démon; préparez-vous à
+les admirer.</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="stanza" lang="la" xml:lang="la">
+<span class="i0">Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,<br/></span>
+<span class="i1">Momus ubi fatuos vendidit ante sales!<br/></span>
+</div>
+</div>
+<p>«Il y a dans ces deux vers un jeu de
+mots le plus joli du monde.&mdash;Je n'en sens
+point encore toute la beauté, dit l'écolier;
+je ne sais pas bien ce que signifient ces
+<i lang="la" xml:lang="la">fatuos sales</i>.&mdash;Vous ignorez donc, répartit
+le diable, que la place où l'on bâtit
+ce marché pour y vendre des denrées fut
+autrefois un collége de moines qui enseignaient
+à la jeunesse les humanités? Les
+régents de ce collége y faisaient représenter
+par leur écoliers des drames, des
+pièces de théâtre fades, et entremêlées de
+ballets si extravagants, qu'on y voyait
+danser jusqu'aux <i>prétérits</i> et aux <i>supins</i>.&mdash;Oh!
+ne m'en dites pas davantage, interrompit
+Zambullo; je sais bien quelle
+drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription
+me paraît admirable.»</p>
+
+<p>A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils
+sur l'escalier du palais du roi, qu'ils
+virent plusieurs courtisans qui montaient
+les degrés. A mesure que ces seigneurs
+passaient auprès d'eux, le diable faisait le
+nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro
+Perez, en les lui montrant du doigt
+l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso,
+de la maison de la Puebla d'Ellerena;
+voici le marquis de Castro Fueste;
+celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président
+du conseil des finances; celui-ci, le
+comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait
+pas de les nommer, il faisait leur
+éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours
+quelque trait satirique: il leur donnait
+à chacun son lardon.</p>
+
+<p>«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable
+et obligeant; il vous écoute avec un air
+de bonté. Implorez-vous sa protection, il
+vous l'accorde généreusement et vous offre
+son crédit. C'est dommage qu'un homme
+qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire
+si courte, qu'un quart d'heure après que
+vous lui avez parlé, il oublie ce que vous
+lui avez dit.</p>
+
+<p>«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre,
+est un des seigneurs de la cour du
+meilleur caractère: il n'est pas, comme la
+plupart de ses pareils, différent de lui-même
+d'un moment à un autre: il n'y a
+point de caprice, point d'inégalité dans son
+humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas
+d'ingratitude l'attachement qu'on a pour
+sa personne ni les services qu'on lui rend;
+mais par malheur il est trop lent à les reconnaître.
+Il laisse désirer si longtemps ce
+qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien
+acheté lorsqu'on l'a obtenu.»</p>
+
+<p>Après que le démon eût fait connaître à
+l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités
+d'un grand nombre de seigneurs, il
+l'emmena dans une salle où il y avait des
+hommes de toute sorte de conditions, et
+particulièrement tant de chevaliers, que don
+Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu!
+il faut qu'il y en ait bien en Espagne!&mdash;Je
+vous en réponds, dit le boiteux,
+et cela n'est pas surprenant, puisque pour
+être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave
+il n'est pas nécessaire, comme autrefois
+pour devenir chevalier romain, d'avoir
+vingt-cinq mille écus de patrimoine:
+aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise
+bien mêlée.</p>
+
+<p>«Envisagez, continua-t-il, la mine plate
+qui est derrière vous.&mdash;Parlez plus bas,
+interrompit Zambullo, cet homme vous
+entend.&mdash;Non, non, répondit le diable;
+le même charme qui nous rend invisibles
+ne permet pas qu'on nous entende. Regardez
+cette figure-là: c'est un Catalan qui
+revient des îles Philippines, où il était flibustier.
+Diriez-vous à le voir que c'est un
+foudre de guerre? Il a pourtant fait des
+actions prodigieuses de valeur. Il va ce
+matin présenter au roi un placet par lequel
+il demande certain poste pour récompense
+de ses services; mais je doute fort
+qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas
+auparavant au premier ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois à la main droite de ce flibustier,
+dit Léandro Perez, un gros et grand homme
+qui paraît faire l'important: à juger de
+sa condition par l'orgueil qu'il y a dans
+son maintien, il faut que ce soit quelque
+riche seigneur.&mdash;Ce n'est rien moins que
+cela, répartit Asmodée: c'est un <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i>
+des plus pauvres, qui, pour subsister,
+donne à jouer sous la protection d'un
+grand.</p>
+
+<p>«Mais je remarque un licencié qui mérite
+bien que je vous le fasse observer.
+C'est celui que vous voyez qui s'entretient
+auprès de la première fenêtre avec un cavalier
+vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent
+tous deux d'une affaire qui fut hier jugée
+par le roi: je vais vous en faire le détail.</p>
+
+<p>«Il y a deux mois que ce licencié, qui est
+académicien de l'académie de Tolède,
+donna au public un livre de morale qui
+révolta tous les vieux auteurs castillans;
+ils le trouvèrent plein d'expressions trop
+hardies et de mots trop nouveaux. Les
+voilà qui se liguent contre cette production
+singulière: ils s'assemblent et dressent
+un placet qu'ils présentent au roi,
+pour le supplier de condamner ce livre
+comme contraire à la pureté et à la netteté
+de la langue espagnole.</p>
+
+<p>«Le placet parut digne d'attention à Sa
+Majesté, qui nomma trois commissaires
+pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent
+que le style en était effectivement répréhensible,
+et d'autant plus dangereux qu'il
+était plus brillant. Sur leur rapport, voici
+de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné,
+sous peine de désobéissance, que
+ceux des académiciens de Tolède qui écrivent
+dans le goût de ce licencié ne composeront
+plus de livres à l'avenir; et que
+même, pour mieux conserver la pureté de
+la langue castillane, ces académiciens ne
+pourront être remplacés, après leur mort,
+que par des personnes de la première qualité.</p>
+
+<p>&mdash;Cette décision est merveilleuse, s'écria
+Zambullo en riant: les partisans du
+langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.&mdash;Pardonnez-moi,
+répartit le démon:
+les auteurs ennemis de cette noble simplicité
+qui fait le charme des lecteurs sensés
+ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»</p>
+
+<p>Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui
+était le cavalier habillé de velours gris-blanc
+qu'il voyait en conversation avec le
+licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet
+catalan, officier de la garde espagnole: je
+vous assure que c'est un garçon très-spirituel.
+Je veux, pour vous faire juger de son
+esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier
+à une dame en fort bonne compagnie; mais
+pour l'intelligence de ce bon mot, il faut
+savoir qu'il a un frère, nommé don André
+de Prada, qui était il y a quelques années
+officier comme lui dans le même corps.</p>
+
+<p>«Il arriva qu'un jour un gros fermier
+des domaines du roi aborda ce don André,
+et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte
+même nom que vous; mais nos familles
+sont différentes. Je sais que vous êtes
+d'une des meilleures maisons de Catalogne,
+et en même temps que vous n'êtes
+pas riche. Moi, je suis riche et d'une
+naissance peu illustre. N'y aurait-il pas
+moyen de nous faire part mutuellement
+de ce que nous avons de bon l'un et
+l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?»
+Don André répondit qu'oui.
+«Cela étant, répliqua le fermier, si vous
+voulez me les communiquer, je les mettrai
+entre les mains d'un habile généalogiste
+qui travaillera là-dessus, et nous
+rendra parents en dépit de nos aïeux. De
+mon côté, par reconnaissance, je vous
+ferai présent de trente mille pistoles.
+Sommes-nous d'accord?» Don André fut
+ébloui de la somme: il accepta la proposition,
+confia ses pancartes au fermier, et, de
+l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable
+en Catalogne, où il vit depuis ce
+temps-là.</p>
+
+<p>«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce
+marché, était hier à une table où l'on parla
+par hasard du seigneur de Prada, fermier
+des domaines du roi; et là-dessus une dame
+de la compagnie, adressant la parole à ce
+jeune officier, lui demanda s'il n'était pas
+parent de ce fermier? «Non, Madame, lui
+répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là:
+c'est mon frère.»</p>
+
+<p>L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie,
+qui lui parut des plus plaisantes.
+Puis apercevant tout à coup un petit
+homme qui suivait un courtisan, il s'écria:
+«Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui
+suit ce seigneur lui fait de révérences! il a
+sans doute quelque grâce à lui demander.&mdash;Ce
+que vous remarquez là, reprit le
+diable, vaut bien la peine que je vous dise
+la cause de ces civilités. Ce petit homme
+est un honnête bourgeois qui a une assez
+belle maison de campagne aux environs de
+Madrid, dans un endroit où il y a des eaux
+minérales qui sont en réputation. Il a prêté
+sans intérêt cette maison pour trois mois à
+ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le
+bourgeois en ce moment prie très-affectueusement
+ledit seigneur de le servir dans
+une occasion qui s'en présente, et le seigneur
+refuse fort poliment de lui rendre
+service.</p>
+
+<p>«Il ne faut pas que je laisse échapper ce
+cavalier de race plébéienne, lequel fend la
+presse en tranchant de l'homme de condition.
+Il est devenu excessivement riche en
+peu de temps par la science des nombres.
+Il y a dans sa maison autant de domestiques
+que dans l'hôtel d'un grand, et sa table
+l'emporte sur celle d'un ministre pour la
+délicatesse et l'abondance. Il a un équipage
+pour lui, un autre pour sa femme et un
+autre pour ses enfants. On voit dans ses
+écuries les plus belles mules et les plus
+beaux chevaux du monde. Il acheta même
+ces jours passés, et paya argent comptant,
+un superbe attelage que le prince d'Espagne
+avait marchandé et trouvé trop cher.&mdash;Quelle
+insolence! dit Léandro; un Turc
+qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant
+ne manquerait pas de le croire à la
+veille d'essuyer quelque fâcheux revers de
+fortune.&mdash;J'ignore l'avenir, dit Asmodée,
+mais je ne puis m'empêcher de penser
+comme un Turc.</p>
+
+<p>«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le
+démon avec surprise; peu s'en faut que je
+ne doute du rapport de mes yeux! je démêle
+dans cette salle un poëte qui n'y devrait
+pas être. Comment ose-t-il se montrer ici,
+après avoir fait des vers qui offensent de
+grands seigneurs espagnols? il faut qu'il
+compte bien sur le mépris qu'ils ont pour
+lui.</p>
+
+<p>«Considérez attentivement ce respectable
+personnage qui entre appuyé sur
+un écuyer. Remarquez comme, par considération,
+tout le monde se range pour
+lui faire place. C'est le seigneur don Joseph
+de Reynaste et Ayala, grand juge
+de police: il vient rendre compte au roi de
+ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid.
+Regardez ce bon vieillard avec admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Véritablement, dit Zambullo, il a l'air
+d'être un homme de bien.&mdash;Il serait à
+souhaiter, reprit le boiteux, que tous les
+corrégidors le prissent pour modèle. Ce
+n'est pas un de ces esprits violents qui
+n'agissent que par humeur et par impétuosité;
+il ne fera point arrêter un homme sur
+le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire
+ou d'un commis. Il sait trop bien que
+ces sortes de gens, pour la plupart, ont
+l'âme vénale, et sont capables de faire un
+honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi,
+lorsqu'il est question d'enfermer un
+accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à
+ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il
+jamais des innocents dans les prisons;
+il n'y fait mettre que des coupables, encore
+n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie
+qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même
+ces misérables, et a soin d'empêcher
+qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes
+rigueurs des lois.</p>
+
+<p>&mdash;Le beau caractère! s'écria Léandro;
+l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre
+parler au roi.&mdash;Je suis bien mortifié,
+répondit le diable, d'être obligé de vous
+dire que je ne puis contenter ce nouveau
+désir sans m'exposer à recevoir une insulte.
+Il ne m'est pas permis de m'introduire
+auprès des souverains; ce serait empiéter
+sur les droits de Léviatan, de Belfégor et
+d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
+esprits sont en possession d'obséder les
+princes. Il est défendu aux autres démons
+de paraître dans les cours, et je ne sais à
+quoi je pensais lorsque je me suis avisé de
+vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue,
+une démarche bien téméraire. Si ces trois
+diables m'apercevaient, ils viendraient
+avec fureur fondre sur moi, et, entre nous,
+je ne serais pas le plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cela est, répliqua l'écolier,
+éloignons-nous promptement de ce palais:
+j'aurais une mortelle douleur de vous voir
+houspiller par vos confrères sans pouvoir
+vous secourir; car si je me mettais de la
+partie, je crois que vous n'en seriez guère
+mieux.&mdash;Non, sans doute, répondit Asmodée;
+ils ne sentiraient point vos coups,
+et vous péririez sous les leurs.</p>
+
+<p>«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler
+de ce que je ne vous fais pas entrer dans le
+cabinet de votre grand monarque, je vais
+vous procurer un plaisir qui vaudra bien
+celui que vous perdez.» En achevant ces
+paroles, il prit par la main don Cléofas,
+et fendit avec lui les airs du côté de la
+Merci.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c19" id="c19"></a>CHAPITRE XIX<br/>
+<i>Des Captifs.</i></h2>
+
+
+<p>Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison
+voisine de ce monastère, à la porte duquel
+il y avait un grand concours de personnes
+de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde!
+dit Léandro Perez; quelle cérémonie
+assemble ici tout ce peuple?&mdash;C'est, répondit
+le démon, une cérémonie que vous
+n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à
+Madrid de temps en temps. Trois cents
+esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont
+arriver dans un moment; ils reviennent
+d'Alger, où les Pères de la Rédemption les
+ont été racheter. Toutes les rues par où ils
+doivent passer vont se remplir de spectateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, répliqua Zambullo, que
+je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir
+un semblable spectacle, et si c'est là celui
+que votre Seigneurie me réserve, je vous
+dirai franchement que vous ne deviez pas
+tant m'en faire fête.&mdash;Je vous connais
+trop bien, répartit le diable, pour ignorer
+que ce n'est pas pour vous un agréable
+passe-temps que d'observer des misérables;
+mais quand vous saurez qu'en vous les
+faisant considérer j'ai dessein de vous révéler
+les particularités remarquables qu'il
+y a dans la captivité des uns, et les embarras
+où vont se trouver quelques autres à
+leur retour chez-eux, je suis persuadé que
+vous ne serez pas fâché que je vous donne
+ce divertissement.&mdash;Oh! pour cela non,
+reprit l'écolier; ce que vous dites là change
+la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir
+de tenir votre promesse.»</p>
+
+<p>Pendant qu'ils s'entretenaient de cette
+sorte, ils entendirent tout à coup de grands
+cris que poussa la populace à la vue des
+captifs, qui marchaient en cet ordre: ils
+allaient à pied deux à deux, sous leurs habits
+d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne
+sur ses épaules. Un assez grand nombre de
+religieux de la Merci qui avaient été au-devant
+d'eux les précédaient, montés sur
+des mules caparaçonnées d'étamine noire,
+comme s'ils eussent mené un deuil, et un
+de ces bons pères portait l'étendard de la
+Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient
+à la tête; les vieux les suivaient, et derrière
+ceux-ci paraissait, sur un petit cheval,
+un religieux du même ordre que les
+premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète:
+aussi était-ce le chef de la mission.
+Il s'attirait les yeux des assistants par sa
+gravité, ainsi que par une longue barbe
+grise qui le rendait vénérable; et on lisait
+sur le visage de ce Moïse espagnol la joie
+inexprimable qu'il ressentait de ramener
+tant de chrétiens dans leur patrie.</p>
+
+<p>«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas
+tous également ravis d'avoir recouvré la liberté.
+S'il y en a qui se réjouissent d'être
+sur le point de revoir leurs parents, il en
+est d'autres qui craignent d'apprendre que,
+pendant leur absence, il ne soit arrivé dans
+leurs familles des événements plus cruels
+pour eux que l'esclavage.</p>
+
+<p>«Par exemple, les deux qui marchent
+les premiers sont dans le dernier cas. L'un,
+natif de la petite ville de Velilla en Aragon,
+après avoir été dix ans dans la servitude
+des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles
+de sa femme, va la retrouver mariée
+en secondes noces, et mère de cinq enfants
+qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils
+d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé
+par un corsaire il y a près de quatre
+lustres. Il appréhende que depuis tant
+d'années sa famille n'ait changé de face,
+et sa crainte n'est pas sans fondement: son
+père et sa mère sont morts, et ses frères,
+qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé
+par leur mauvaise conduite.</p>
+
+<p>&mdash;J'envisage avec attention un esclave,
+dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est
+charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.&mdash;Le
+captif que vous regardez, répondit
+le diable, a grand sujet d'être joyeux
+de sa délivrance; il sait qu'une tante dont
+il est unique héritier vient de mourir, et
+qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela
+l'occupe bien agréablement, et lui donne cet
+air de satisfaction que vous lui remarquez.</p>
+
+<p>«Il n'en est pas de même du malheureux
+cavalier qui marche à son côté: une
+cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et
+en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un
+pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne
+en Italie, il aimait une dame et en était
+aimé; il a peur que, pendant qu'il était
+dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas
+été inébranlable.&mdash;Et a-t-il été longtemps
+esclave? dit Zambullo.&mdash;Dix-huit
+mois, répondit Asmodée.&mdash;Oh! parbleu,
+répliqua Léandro Perez, je crois que ce
+galant se livre à une vaine terreur; il n'a
+pas mis la constance de sa dame à une
+assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.&mdash;C'est
+ce qui vous trompe, répartit
+le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt
+su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle
+s'est pourvue d'un autre amant.</p>
+
+<p>«Diriez-vous, continua le démon, que
+ce personnage qui suit immédiatement les
+deux que nous venons d'observer, et qu'une
+épaisse barbe rousse rend effroyable à voir,
+fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est
+plus véritable, et vous voyez dans cette figure
+hideuse le héros d'une histoire assez
+singulière, que je vais vous conter.</p>
+
+<p>«Ce grand garçon se nomme Fabricio.
+Il avait à peine quinze ans lorsque son
+père, riche laboureur de Cinquello, gros
+bourg du royaume de Léon, mourut, et il
+perdit aussi sa mère peu de temps après;
+de sorte qu'étant fils unique, il demeura
+maître d'un bien considérable, dont l'administration
+fut confiée à un de ses oncles
+qui avait de la probité. Fabricio acheva
+ses études, déjà commencées à Salamanque:
+il y apprit ensuite à monter à cheval,
+à faire des armes; en un mot, il ne
+négligea rien de tout ce qui pouvait concourir
+à le rendre digne d'être regardé favorablement
+de dona Hipolita, s&oelig;ur d'un
+petit gentilhomme qui avait sa chaumière
+à deux portées d'escopette de Cinquello.</p>
+
+<p>«Cette dame était parfaitement belle, et
+à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant
+vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi
+dire avec le lait l'amour dont il brûlait
+pour elle. Hipolite, de son côté, s'était
+bien aperçue qu'il n'était pas mal fait;
+mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur,
+elle ne daignait pas le considérer
+avec beaucoup d'attention: elle était d'une
+fierté insupportable, aussi bien que son
+frère don Thomas de Xaral, qui n'avait
+peut-être pas son pareil en Espagne pour
+être gueux et entêté de sa noblesse.</p>
+
+<p>«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne
+habitait une maison qu'il appelait
+son château, et qui n'était, à parler proprement,
+qu'une masure, tant elle menaçait
+ruine de toutes parts. Cependant, quoique
+ses facultés ne lui permissent pas de la
+faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à
+vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet
+pour le servir, et, de plus, il y avait une
+femme maure auprès de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>«C'était une chose réjouissante que de
+voir paraître don Thomas dans le bourg
+les fêtes et les dimanches, avec un habit
+de velours cramoisi tout pelé, et un petit
+chapeau garni d'un vieux plumet jaune,
+qu'il conservait chez lui comme des reliques
+pendant les autres jours de la semaine.
+Paré de ces guenilles, qui lui semblaient
+autant de preuves de sa noble origine,
+il tranchait du seigneur, et croyait
+assez payer les profondes révérences qu'on
+lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre
+par un regard. Sa s&oelig;ur n'était pas
+moins folle que lui de l'antiquité de sa
+race; et elle joignait à ce ridicule celui
+d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait
+dans la glorieuse espérance que quelque
+grand viendrait la demander en mariage.</p>
+
+<p>«Tels étaient les caractères de don Thomas
+et d'Hipolite. Fabricio le savait bien;
+et pour s'insinuer auprès de deux personnes
+si altières, il prit le parti de flatter leur
+vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec
+tant d'adresse, que le frère et la s&oelig;ur enfin
+trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur
+aller souvent rendre ses hommages. Comme
+il ne connaissait pas moins leur misère que
+leur orgueil, il avait envie tous les jours
+de leur offrir sa bourse; mais la crainte de
+révolter contre lui leur fierté l'en empêchait:
+néanmoins son ingénieuse générosité
+trouva moyen de les aider sans les exposer
+à rougir. «Seigneur, dit-il un jour
+en particulier au gentilhomme, j'ai deux
+mille ducats à mettre en dépôt; ayez la
+bonté de me les garder; que je vous aie
+cette obligation-là.»</p>
+
+<p>«Il n'est pas besoin de demander si
+Xaral y consentit: outre qu'il était mal
+en argent, il avait la conscience d'un dépositaire.
+Il se chargea volontiers de cette
+somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains
+qu'il en employa sans façon une bonne
+partie à faire réparer sa chaumière, et à se
+donner toutes ses petites commodités: un
+habit neuf d'un très-beau velours bleu fut
+levé et fait à Salamanque, et une plume
+verte qu'on y acheta vint ravir au vieux
+plumet jaune la gloire dont il était en possession
+immémoriale d'orner le noble chef
+de don Thomas. La belle Hipolite eut
+aussi sa paraguante, et fut parfaitement
+bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait
+les ducats qui lui avaient été confiés, sans
+penser qu'ils ne lui appartenaient point, et
+que jamais il ne pourrait les restituer. Il
+ne se fit pas le moindre scrupule d'en user
+ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un
+roturier payât l'honneur d'être en commerce
+avec un gentilhomme.</p>
+
+<p>«Fabricio avait bien prévu cela; mais
+en même temps il s'était flatté qu'en faveur
+de ses espèces don Thomas vivrait avec lui
+familièrement, qu'Hipolite peu à peu
+s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui
+pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé
+sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en
+eut auprès d'eux un accès plus libre; ils
+lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en
+avaient fait auparavant. Un homme riche
+est toujours gracieusé des grands, quand
+il se rend leur vache à lait. Xaral et sa
+s&oelig;ur, qui jusqu'alors n'avaient connu les
+richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt
+senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio
+méritait d'être ménagé: ils eurent
+pour lui des égards et des attentions qui le
+charmèrent. Il crut que sa personne ne leur
+déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient
+fait réflexion que tous les jours des gentilshommes,
+pour soutenir leur noblesse,
+étaient obligés d'avoir recours à des alliances
+roturières. Dans cette opinion qui flattait
+son amour, il se résolut à demander
+Hipolite en mariage.</p>
+
+<p>«Dès la première occasion favorable
+qu'il put trouver de parler à don Thomas,
+il lui dit qu'il souhaitait passionnément
+d'être son beau-frère; et que pour avoir cet
+honneur, non-seulement il lui abandonnerait
+le dépôt, mais qu'il lui ferait encore
+présent d'un millier de pistoles. Le superbe
+Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla
+son orgueil; et dans son premier
+mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater
+tout le mépris qu'il avait pour le fils
+d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné
+qu'il fût de la témérité de Fabrice, il
+se contraignit, et, sans témoigner aucun
+dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ
+se déterminer dans une pareille
+affaire; qu'il était à propos de consulter
+là-dessus Hipolite, et de faire même une
+assemblée de parents.</p>
+
+<p>«Il renvoya le galant avec cette réponse,
+et convoqua effectivement une diète composée
+de quelques <i lang="es" xml:lang="es">hidalgos</i> de son voisinage,
+lesquels étaient de ses parents, et
+qui tous avaient, comme lui, la rage de la
+<i lang="es" xml:lang="es">Hidalguia</i>. Il tint conseil avec eux, non
+pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il
+accordât sa s&oelig;ur à Fabricio, mais pour délibérer
+de quelle façon il fallait punir ce
+jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa
+naissance, osait aspirer à la possession
+d'une fille de la qualité d'Hipolite.</p>
+
+<p>«Dès qu'il eut exposé cette audace à
+l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de
+fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux
+de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun
+vomit feu et flammes contre l'audacieux:
+les uns ainsi que les autres veulent
+qu'il expire sous le bâton, pour expier
+l'outrage qu'il a fait à leur famille par la
+proposition d'un si honteux hyménée. Cependant,
+après qu'on eût considéré la chose
+plus mûrement, le résultat de la diète fut
+qu'on laisserait vivre le coupable; mais
+que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître,
+on lui ferait un tour dont il
+aurait sujet de se souvenir longtemps.</p>
+
+<p>«On proposa diverses fourberies, et
+celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite
+feindrait d'être sensible à l'attachement de
+Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir
+consoler ce malheureux amant du refus que
+don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère,
+elle lui donnerait une nuit rendez-vous
+au château, où, dans le temps qu'il
+serait introduit par la femme maure, des
+gens apostés le surprendraient avec cette
+soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.</p>
+
+<p>«La s&oelig;ur de Xaral se prêta d'abord sans
+répugnance à cette supercherie; il lui sembla
+qu'il y allait de sa gloire de regarder
+comme une injure la recherche d'un homme
+d'une condition si inférieure à la
+sienne. Mais cette orgueilleuse disposition
+fit bientôt place à des mouvements de pitié,
+ou plutôt l'amour se rendit tout à coup
+maître de la fière Hipolite.</p>
+
+<p>«Dès ce moment elle vit les choses d'un
+autre &oelig;il; elle trouva l'obscure origine de
+Fabricio compensée par les belles qualités
+qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un
+cavalier digne de toute son affection.
+Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux
+changement que cette passion est
+capable de produire: cette même fille qui
+s'imaginait qu'un prince à peine méritait
+de la posséder s'entête en un instant d'un
+fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions,
+après les avoir envisagées comme
+une ignominie.</p>
+
+<p>«Elle s'abandonna au penchant qui
+l'entraînait, et, bien loin de servir le
+ressentiment de son frère, elle entretint
+avec Fabrice une secrète intelligence, par
+l'entremise de la femme maure, qui le faisait
+entrer quelquefois la nuit dans la chaumière.
+Mais don Thomas eut quelque
+soupçon de ce qui se passait: sa s&oelig;ur lui
+devint suspecte; il observa, et fut convaincu
+par ses propres yeux qu'au lieu de répondre
+aux intentions de la famille, elle
+les trahissait. Il en avertit promptement
+deux de ses cousins, qui, prenant feu à
+cette nouvelle, commencèrent à crier:
+<i>Vengeance, don Thomas! vengeance!</i>
+Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à
+tirer raison d'une offense de cette nature,
+leur dit, avec une modestie espagnole,
+qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de
+son épée, quand il s'agissait de l'employer
+à venger son honneur; ensuite il les pria
+de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit
+qu'il leur marqua.</p>
+
+<p>«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il
+les introduisit et les cacha dans une petite
+chambre sans que personne de la maison
+s'en aperçut; puis il les quitta en leur
+disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt
+que le galant serait entré dans le château,
+supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là;
+ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise
+étoile de nos amants ayant voulu
+qu'ils choisissent cette même nuit pour
+s'entretenir.</p>
+
+<p>«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite.
+Ils commençaient à se tenir des discours
+qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois,
+mais qui, bien que répétés sans cesse, ont
+toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils
+furent désagréablement interrompus
+par les cavaliers qui veillaient pour les
+surprendre. Don Thomas et ses cousins
+vinrent fondre tous trois courageusement
+sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se
+mettre en défense, et qui, jugeant à leur
+action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit
+en désespéré. Il les blessa tous les trois;
+et, leur présentant toujours la pointe de son
+épée, il eut le bonheur de gagner la porte
+et de se sauver.</p>
+
+<p>«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui
+échappait après avoir impunément déshonoré
+sa maison, tourna sa fureur contre la
+malheureuse Hipolite, et lui plongea son
+épée dans le c&oelig;ur; et ses deux parents,
+très-mortifiés du mauvais succès de leur
+complot, se retirèrent chez eux avec leurs
+blessures.</p>
+
+<p>«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée;
+quand nous aurons vu passer tous les
+captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci.
+Je vous raconterai de quelle sorte, après
+que la justice se fût emparée de tous ses
+biens à l'occasion de ce funeste événement,
+il eut le malheur d'être fait esclave
+en voyageant sur mer.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que vous me faisiez le récit
+que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué
+parmi ces infortunés un jeune
+homme qui avait l'air si triste, si languissant,
+qu'il s'en est peu fallu que je ne vous
+aie interrompu pour vous en demander la
+cause.&mdash;Vous n'y perdrez rien, répondit
+le démon: je puis vous apprendre ce que
+vous souhaitez de savoir. Ce captif dont
+l'abattement vous a frappé est un enfant
+de famille de Valladolid. Il était en esclavage
+depuis deux ans chez un patron qui
+a une femme très-jolie: elle aimait violemment
+cet esclave, qui payait son amour
+du plus vif attachement. Le patron, s'en
+étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien,
+de peur qu'il ne travaillât chez lui à
+la propagation des Turcs. Le tendre Castillan,
+depuis ce temps-là, pleure sans cesse la
+perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en
+consoler.</p>
+
+<p>&mdash;Un vieillard de bonne mine attire
+mes regards, dit Léandro Perez. Qui est
+cet homme-là?» Le diable répondit:
+«C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui
+va s'en retourner en Biscaye après quarante
+ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir
+d'un corsaire, en allant de Valence à
+l'île de Sardaigne, il avait une femme,
+deux garçons et une fille: il ne lui reste
+plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux
+que lui, a été au Pérou, d'où il est
+revenu avec des biens immenses dans son
+pays, où il a fait l'acquisition de deux belles
+terres.&mdash;Quelle satisfaction! reprit l'écolier.
+Quel ravissement pour ce fils de revoir
+son père et d'être en état de rendre ses
+derniers jours agréables et tranquilles!</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez, répartit le boiteux, en
+enfant plein de tendresse et de sentiment:
+le fils du barbier biscayen est d'un naturel
+plus coriace. L'arrivée imprévue de son
+père lui causera plus de chagrin que de
+joie: au lieu de le retenir dans sa maison à
+Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui
+marquer qu'il est ravi de le posséder, il
+pourra bien le faire concierge d'une de ses
+terres.</p>
+
+<p>«Derrière ce captif qui vous paraît de si
+bonne mine, il y en a un autre qui ressemble
+comme deux gouttes d'eau à un
+vieux singe: c'est un petit médecin aragonais;
+il n'a pas été quinze jours à Alger.
+Dès que les Turcs ont su de quelle profession
+il était, ils n'ont pas voulu le garder
+parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre
+sans rançon aux pères de la Merci, qui ne
+l'auraient assurément pas racheté, et qui
+ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.</p>
+
+<p>«Vous qui êtes si compatissant aux peines
+d'autrui, ah! que vous plaindriez cet
+autre esclave qui a sur sa tête chauve une
+calotte de drap brun, si vous saviez tous
+les maux qu'il a soufferts à Alger pendant
+douze ans chez un renégat anglais son patron.&mdash;Et
+qui est ce pauvre captif? dit
+Zambullo.&mdash;C'est un cordelier de Navarre,
+répondit le démon: je vous avoue que je
+suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable,
+puisqu'il a, par ses discours de
+morale, empêché plus de cent esclaves
+chrétiens de prendre le turban.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dirai avec la même franchise,
+répliqua don Cléofas, que je suis fâché que
+ce bon père ait été si longtemps à la merci
+d'un barbare.&mdash;Vous avez tort de vous en
+affliger, et moi de m'en réjouir, répartit
+Asmodée: ce bon religieux a si bien mis
+à profit ses douze années de souffrances,
+qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir
+passé tout ce temps-là dans les tourments
+que dans sa cellule, à combattre des tentations
+qu'il n'aurait pas toujours vaincues.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier captif après ce cordelier,
+dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille
+pour un homme qui revient de l'esclavage:
+il excite ma curiosité à vous demander ce
+que c'est que ce personnage.&mdash;Vous me
+prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous
+le faire remarquer. Vous voyez en lui un
+bourgeois de Salamanque, un père infortuné,
+un mortel devenu insensible aux malheurs
+à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté
+de vous apprendre sa pitoyable histoire, et
+de laisser là le reste des captifs; aussi bien,
+après celui-ci, il y en a peu dont les aventures
+méritent de vous être racontées.»</p>
+
+<p>L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer
+de voir passer tant de tristes figures,
+témoigna qu'il ne demandait pas mieux.
+Aussitôt le diable lui fit le récit contenu
+dans le chapitre suivant.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c20" id="c20"></a>CHAPITRE XX<br/>
+<i>De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment,
+en la finissant, il fut tout à coup interrompu,
+et de quelle manière désagréable pour ce
+démon don Cléofas et lui furent séparés.</i></h2>
+
+
+<p>Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de
+village de la Castille Vieille, après avoir partagé
+avec un frère et une s&oelig;ur la modique
+succession que leur père, quoique des plus
+avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque,
+dans le dessein d'aller grossir le
+nombre des écoliers de l'université. Il était
+bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait
+alors dans sa vingt-troisième année.</p>
+
+<p>«Avec un millier de ducats qu'il possédait,
+et une disposition prochaine à les
+manger, il ne tarda guère à faire parler de
+lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent
+à l'envi son amitié: c'était à
+qui serait des parties de plaisir que don Pablos
+faisait tous les jours. Je dis don Pablos,
+parce qu'il avait pris le <i>Don</i>, pour être en
+droit de vivre plus familièrement avec des
+écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger
+à se contraindre. Il aimait tant la joie et la
+bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse,
+qu'au bout de quinze mois l'argent lui
+manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler
+encore, tant par le crédit qu'on lui fit que
+par quelques pistoles qu'il emprunta; mais
+cela ne put le mener loin, et il demeura
+bientôt sans ressource.</p>
+
+<p>«Alors ses amis, le voyant hors d'état de
+faire de la dépense, cessèrent de le voir, et
+ses créanciers commencèrent à le tourmenter.
+Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il
+allait incessamment recevoir des lettres de
+change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent,
+et le poursuivirent même si vivement
+en justice, qu'ils étaient sur le point
+de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant
+sur les bords de la rivière de Tormés
+il rencontra une personne de sa connaissance,
+qui lui dit: «Seigneur don Pablos,
+prenez garde à vous; je vous avertis
+qu'il y a un alguazil et des archers à vos
+trousses: ils prétendent vous mettre la
+main sur le collet quand vous rentrerez
+dans la ville.»</p>
+
+<p>«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait
+que trop avec l'état de ses affaires,
+prit sur-le-champ la fuite et le chemin de
+Corita; mais il quitta la route de ce bourg
+pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
+campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu
+de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit
+vînt lui prêter ses ombres pour continuer
+sa marche plus sûrement. C'était dans la
+saison où les arbres sont parés de toutes
+leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour
+y monter, et s'y assit sur des branches qui
+l'enveloppaient de leur feuillage.</p>
+
+<p>«Se croyant en sûreté dans cet endroit,
+il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil;
+et comme les hommes font ordinairement
+les plus belles réflexions du monde quand
+les fautes sont commises, il se représenta
+toute sa mauvaise conduite, et se promit
+bien à lui-même, si jamais il se revoyait
+en fonds, de faire un meilleur usage de son
+argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais
+la dupe de ces faux amis qui entraînent un
+jeune homme dans la débauche et dont l'amitié
+se dissipe avec les fumées du vin.</p>
+
+<p>«Tandis qu'il s'occupait des différentes
+pensées qui se succédaient les unes aux
+autres dans son esprit, la nuit survint.
+Alors, se démêlant d'entre les branches et
+les feuilles qui le couvraient, il était prêt à
+se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté
+d'une nouvelle lune il crut discerner une
+figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit
+sa première peur, il s'imagina que c'était
+l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le
+cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla
+quand il vit qu'au pied du même arbre
+sur lequel il était cet homme s'assit, après
+en avoir fait le tour deux ou trois fois.»</p>
+
+<p>Le diable boiteux s'interrompit lui-même
+en cet endroit de son récit: «Seigneur
+Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi
+de jouir un peu de l'embarras
+où je mets votre esprit en ce moment. Vous
+êtes fort en peine de savoir qui pouvait être
+ce mortel qui se trouvait là si mal à propos,
+et ce qui l'y amenait; c'est ce que
+vous apprendrez bientôt; je n'abuserai
+point de votre patience.</p>
+
+<p>«Cet homme, après s'être assis au pied
+de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait
+à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques
+instants; puis il se mit à creuser la terre
+avec un poignard, et fit une profonde fosse,
+où il enterra un sac de buffle: ensuite il
+combla la fosse, la recouvrit proprement
+de gazon et se retira. Bahabon, qui avait
+observé tout avec une extrême attention,
+et dont les alarmes s'étaient changées en
+transports de joie, attendit que l'homme se
+fût éloigné pour descendre de son arbre et
+aller déterrer le sac, où il ne doutait pas
+qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se
+servit pour cela de son couteau; mais quand
+il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur
+pour ce travail, qu'avec ses seules
+mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles
+de la terre.</p>
+
+<p>«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance,
+il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il
+y avait dedans des espèces, il se hâta de
+sortir du bois avec sa proie, craignant alors
+beaucoup moins la rencontre de l'alguazil,
+que celle de l'homme à qui le sac appartenait.
+Dans le ravissement où cet écolier
+était d'avoir fait un si bon coup, il marcha
+légèrement toute la nuit sans tenir de
+route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé
+du fardeau qu'il portait. Mais à
+la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres,
+assez près du bourg de Molorido, moins à
+la vérité pour se reposer que pour satisfaire
+enfin la curiosité qu'il avait de savoir
+ce que son sac renfermait. Il le délia donc
+avec ce frémissement agréable qui vous
+saisit au moment que vous allez prendre un
+grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles
+pistoles, et, pour comble de joie, il en
+compta jusqu'à deux cent cinquante.</p>
+
+<p>«Après les avoir contemplées avec volupté,
+il rêva fort sérieusement à ce qu'il
+devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution,
+il serra ses doublons dans ses poches,
+jeta le sac de buffle et se rendit à
+Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie,
+où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner,
+il loua une mule sur laquelle il
+retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.</p>
+
+<p>«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on
+y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait
+pas pourquoi il s'était éclipsé;
+mais il avait sa fable toute prête: il dit
+qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant
+point de son pays, quoiqu'il y eût
+écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât,
+il s'était déterminé à y faire un tour; et que
+le soir précédent, comme il arrivait à Molorido,
+il avait rencontré son fermier qui
+lui apportait des espèces, de manière qu'il
+se trouvait dans une situation à détromper
+tous ceux qui le croyaient un homme sans
+bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître
+à ses créanciers qu'ils avaient eu
+tort de pousser à bout un honnête homme,
+qui les aurait depuis longtemps contentés
+s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire
+toucher ses revenus.</p>
+
+<p>«Il ne manqua pas effectivement d'assembler
+chez lui, dès le lendemain, tous
+ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier
+sou. Les mêmes amis qui l'avaient
+abandonné dans sa misère ne surent pas
+plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils
+revinrent à la charge; ils recommencèrent
+à le flatter, dans l'espérance de se divertir
+encore à ses dépens; mais il se moqua
+d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il
+avait fait dans le bois, il leur rompit en
+visière: au lieu de reprendre son premier
+train, il ne songea plus qu'à faire des progrès
+dans la science des lois, et l'étude devint
+son unique occupation.</p>
+
+<p>«Cependant, me direz-vous, il dépensait
+toujours à bon compte des doubles
+pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure
+d'accord; il faisait ce que les trois
+quarts et demi des humains feraient aujourd'hui
+en pareil cas. Il avait pourtant
+dessein de les restituer quelque jour, si par
+hasard il découvrait à qui elles appartenaient.
+Mais, se reposant sur sa bonne intention,
+il les dissipait sans scrupule, en
+attendant patiemment cette découverte,
+qu'il fit néanmoins une année après.</p>
+
+<p>«Le bruit courut dans Salamanque
+qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio
+Piquillo, ayant été dans un bois
+pour chercher un sac rempli de pièces d'or
+qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la
+fosse où il s'était avisé de le cacher, et que
+ce malheur réduisait enfin ce pauvre
+homme à la mendicité.</p>
+
+<p>«Je dirai à la louange de Bahabon que
+les reproches secrets que sa conscience lui
+fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles.
+Il s'informa où demeurait Ambrosio, et
+l'alla voir dans une petite salle basse, où
+il y avait pour tous meubles une chaise et
+un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air
+hypocrite, j'ai appris par la voix publique
+le fâcheux accident qui vous est arrivé,
+et la charité nous obligeant à nous
+aider les uns les autres à proportion de
+notre pouvoir, je viens vous apporter un
+petit secours; mais je voudrais savoir de
+vous-même votre triste aventure.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneur cavalier, répondit Piquillo,
+je vais vous la conter en deux mots. J'avais
+un fils qui me volait; je m'en aperçus,
+et, craignant qu'il ne mît la main
+sur un sac de buffle dans lequel il y avait
+deux cent cinquante doublons bien
+comptés, je crus ne pouvoir mieux faire
+que de les aller enterrer dans le bois, où
+j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis
+ce jour malheureux, mon fils m'a pris
+tout ce que j'avais, et a disparu avec une
+femme qu'il a enlevée. Me voyant dans
+un déplorable état par le libertinage de
+ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte
+bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon
+sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource
+qui me restait pour subsister m'a
+cruellement été ravie.»</p>
+
+<p>«Cet homme ne put achever ces paroles
+sans sentir renouveler son affliction, et il
+répandit des pleurs en abondance. Don
+Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon
+cher Ambrosio, il faut se consoler de
+toutes les traverses qui arrivent dans la
+vie; vos larmes sont inutiles: elles ne
+vous feront point retrouver vos doubles
+pistoles, qui véritablement sont perdues
+pour vous si quelque fripon les possède.
+Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées
+entre les mains d'un homme de bien,
+qui ne manquera pas de vous les rapporter
+dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous.
+Elles vous seront donc peut-être rendues;
+vivez dans cette espérance, et en
+attendant une restitution si juste, ajouta-t-il
+en lui donnant dix doublons de
+ceux mêmes qui avaient été dans le sac
+de buffle, prenez ceci et me venez voir
+dans huit jours.» Après lui avoir parlé
+de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure,
+et sortit tout confus des remercîments
+que lui faisait Ambroise, et des bénédictions
+qu'il en recevait. Telles sont,
+pour la plupart, les actions généreuses;
+on se garderait bien de les admirer si l'on
+en pénétrait les motifs.</p>
+
+<p>«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait
+pas oublié ce que don Pablos lui avait
+dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon
+accueil, et lui dit affectueusement:
+«Mon ami, sur les bons témoignages qui
+m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de
+contribuer autant qu'il me serait possible
+à vous remettre sur pied: j'y veux
+employer mon crédit et ma bourse.</p>
+
+<p>«Pour commencer à rétablir vos affaires,
+continua-t-il, savez-vous ce que j'ai
+déjà fait? Je connais quelques personnes
+de distinction qui sont très-charitables;
+j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur
+inspirer de la compassion pour vous,
+que j'en ai tiré deux cents écus que je
+vais vous donner.» En même temps il
+entra dans son cabinet, d'où il sortit un
+moment après avec un sac de toile où il
+avait mis cette somme en argent, et non en
+doublons, de peur que le bourgeois, en recevant
+de lui tant de doubles pistoles, ne
+s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu
+que par cette adresse il parvenait plus sûrement
+à son but, qui était de faire la restitution
+d'une manière qui conciliât sa
+réputation avec sa conscience.</p>
+
+<p>«Aussi Ambroise était-il bien éloigné
+de penser que ces écus fussent de l'argent
+restitué: il les prit de bonne foi pour le
+produit d'une quête faite en sa faveur, et
+après avoir remercié de nouveau don Pablos,
+il regagna sa petite salle basse, en bénissant
+le ciel d'avoir trouvé un cavalier
+qui s'intéressait pour lui si vivement.</p>
+
+<p>«Il rencontra le lendemain dans la rue
+un de ses amis, qui n'était guère mieux
+que lui dans ses affaires, et qui lui dit:
+«Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer
+à Cadix, où bientôt un vaisseau
+doit mettre à la voile pour la nouvelle
+Espagne: je ne suis pas content de ma
+condition dans ce pays-ci, et le c&oelig;ur me
+dit que je serai plus heureux au Mexique.
+Je vous conseillerais de m'accompagner,
+si vous aviez devant vous cent écus
+seulement.</p>
+
+<p>«&mdash;Je ne serais pas en peine d'en avoir
+deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais
+volontiers ce voyage si j'étais
+sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus
+son ami lui vanta la fertilité de la
+nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant
+de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio,
+se laissant persuader, ne pensa plus qu'à
+se préparer à partir avec lui pour Cadix.
+Mais avant que de quitter Salamanque, il
+eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon,
+par laquelle il lui mandait que, trouvant
+une belle occasion de passer aux Indes,
+il voulait en profiter, pour voir si la
+fortune lui serait plus favorable ailleurs
+que dans son pays; qu'il prenait la liberté
+de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il
+conserverait éternellement le souvenir de
+ses bontés.</p>
+
+<p>«Le départ d'Ambrosio causa quelque
+chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter
+le dessein qu'il avait de s'acquitter
+peu à peu; mais, considérant que dans
+quelques années ce bourgeois pourrait revenir
+à Salamanque, il se consola insensiblement,
+et s'attacha plus que jamais à
+l'étude du droit civil et du droit canon. Il
+y fit de si grands progrès, tant par son application
+que par la vivacité de son esprit,
+qu'il devint le plus brillant sujet de l'université,
+qui le choisit enfin pour son recteur.
+Il ne se contenta pas de soutenir cette
+dignité par une profonde science: il travailla
+si fort sur lui, qu'il acquit toutes les
+vertus d'un homme de bien.</p>
+
+<p>«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y
+avait dans les prisons de Salamanque un
+jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre
+la vie. Alors, se ressouvenant que le fils
+de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa
+qui était le prisonnier, et, ayant découvert
+que c'était le fils d'Ambrosio lui-même,
+il entreprit sa défense. Ce qu'il y a
+d'admirable dans la science des lois, c'est
+qu'elle fournit des armes pour et contre; et
+comme notre recteur la possédait à fond,
+il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il
+est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de
+ses amis et les plus fortes sollicitations, ce
+qui opéra plus que tout le reste.</p>
+
+<p>«Le coupable sortit donc de cette affaire
+plus blanc que neige. Il alla remercier son
+libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération
+de votre père que je vous ai rendu
+service. Je l'aime, et pour vous en donner
+une nouvelle marque, si vous voulez
+demeurer dans cette ville et y mener
+une vie d'honnête homme, j'aurai soin
+de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio,
+vous souhaitez de faire le voyage
+des Indes, vous pouvez compter sur cinquante
+pistoles; je vous en fais don.» Le
+jeune Piquillo lui répondit: «Puisque
+j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie,
+j'aurais tort de m'éloigner d'un
+séjour où je jouis d'un si grand avantage;
+je ne sortirai point de Salamanque, et je
+vous proteste d'y tenir une conduite
+dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance,
+le recteur lui mit dans la main une
+vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez,
+mon ami, attachez-vous à quelque
+honnête profession; employez bien votre
+temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai
+point.»</p>
+
+<p>«Deux mois après cette aventure, il
+arriva que le jeune Piquillo, qui de temps
+en temps venait faire sa cour à don Pablos,
+parut un jour tout en pleurs devant
+lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.&mdash;«Seigneur,
+répondit le fils d'Ambrosio, je
+viens d'apprendre une nouvelle qui me
+déchire le c&oelig;ur. Mon père a été pris par
+un corsaire algérien, et il est actuellement
+dans les fers: un vieillard de Salamanque,
+qui revient d'Alger où il a été
+dix ans captif, et que les pères de la
+Merci ont racheté depuis peu, m'a dit
+tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage.
+Hélas, ajouta-t-il en se frappant
+la poitrine et s'arrachant les cheveux,
+misérable que je suis! c'est moi dont le
+libertinage a réduit mon père à cacher
+son argent et à se bannir de sa patrie!
+c'est moi qui l'ai livré au barbare qui
+l'accable de chaînes! Ah! seigneur don
+Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des
+mains de la justice? Puisque vous aimez
+mon père, il fallait être son vengeur, et
+me laisser expier par ma mort le crime
+d'avoir causé tous ses malheurs.»</p>
+
+<p>«A ce discours, qui marquait un fripon
+de fils converti, le recteur fut touché de la
+douleur que le jeune Piquillo faisait paraître.
+«Mon enfant, lui dit-il, je vois avec
+plaisir que vous vous repentez de vos
+fautes passées: essuyez vos larmes; il
+suffit que je sache ce qu'Ambrosio est
+devenu, pour vous assurer que vous le
+reverrez; sa délivrance ne dépend que
+d'une rançon dont je me charge; quelques
+maux qu'il puisse avoir soufferts,
+je suis persuadé qu'à son retour, trouvant
+en vous un fils sage et plein de tendresse
+pour lui, il ne se plaindra plus de
+son mauvais sort.»</p>
+
+<p>«Don Pablos, par cette promesse, renvoya
+le fils d'Ambroise tout consolé, et
+trois ou quatre jours après il partit pour
+Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux
+de la Merci une bourse où il y avait
+cent pistoles, avec un petit papier sur
+lequel ces paroles étaient écrites: <i>Cette
+somme est donnée aux pères de la Rédemption
+pour le rachat d'un pauvre
+bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio
+Piquillo, captif à Alger.</i> Ces bons
+religieux, dans ce voyage qu'ils viennent
+de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre
+l'intention du recteur; ils ont racheté
+Ambrosio, qui est cet esclave dont vous
+avez admiré l'air tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble, dit don Cléofas,
+que Bahabon n'en doit plus guère de reste à
+ce bourgeois.&mdash;Don Pablos pense autrement
+que vous, répondit Asmodée; il restituera
+le principal et les intérêts: la délicatesse
+de sa conscience va jusqu'à se faire
+un scrupule de posséder le bien qu'il a
+gagné depuis qu'il est recteur; et quand il
+reverra Piquillo, il a dessein de lui dire:
+«Ambrosio, mon ami, ne me regardez
+plus comme votre bienfaiteur; vous ne
+voyez en moi que le fripon qui a déterré
+l'argent que vous aviez caché dans un
+bois: ce n'est point assez que je vous
+rende vos deux cent cinquante doublons:
+puisque je m'en suis servi pour parvenir
+au rang que je tiens dans le monde, tous
+mes effets vous appartiennent; je n'en
+veux retenir que ce qu'il vous plaira
+que...» Le diable boiteux s'arrêta tout
+court en cet endroit; il lui prit un frisson
+et il changea de visage.</p>
+
+<p>«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel
+mouvement extraordinaire vous agite et
+vous coupe subitement la parole?&mdash;Ah!
+seigneur Léandro, s'écria le démon d'une
+voix tremblante, quel malheur pour moi!
+le magicien qui me tenait prisonnier dans
+une bouteille vient de s'apercevoir que je
+ne suis plus dans son laboratoire: il va me
+rappeler par des conjurations si fortes, que
+je n'y pourrai résister.&mdash;Que j'en suis
+mortifié! dit don Cléofas tout attendri;
+Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons
+nous séparer pour jamais.&mdash;Je ne le crois
+pas, répondit Asmodée: le magicien peut
+avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le
+bonheur de lui rendre quelque service,
+peut-être par reconnaissance me remettra-t-il
+en liberté: si cela arrive, comme je l'espère,
+comptez que je vous rejoindrai aussitôt,
+à condition que vous ne révélerez à
+personne ce qui s'est passé cette nuit entre
+nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en
+faire confidence à quelqu'un, je vous
+avertis que vous ne me reverriez plus.</p>
+
+<p>«Ce qui me console un peu d'être
+obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est
+que du moins j'ai fait votre fortune. Vous
+épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue
+folle de vous: le seigneur don Pedro de
+Escolano, son père, est dans la résolution
+de vous la donner en mariage; ne laissez
+point échapper un si bel établissement.
+Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends
+déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer
+est effrayé des paroles terribles que prononce
+ce redoutable cabaliste. Je ne puis
+demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie:
+jusqu'au revoir, cher Zambullo.»
+En achevant ces mots, il embrassa don
+Cléofas, et disparut après l'avoir transporté
+dans son appartement.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c21" id="c21"></a>CHAPITRE XXI ET DERNIER<br/>
+<i>De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux
+se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur
+de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.</i></h2>
+
+
+<p>Un moment après la retraite d'Asmodée,
+l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute
+la nuit sur ses jambes et de s'être donné
+beaucoup de mouvement, se déshabilla et
+se mit au lit pour prendre quelque repos.
+Dans l'agitation où étaient ses esprits, il
+eut bien de la peine à s'endormir; mais
+enfin, payant avec usure à Morphée le tribut
+que lui doivent tous les mortels, il tomba
+dans un assoupissement léthargique où il
+passa la journée et la nuit suivante.</p>
+
+<p>Il y avait déjà vingt-quatre heures
+qu'il était dans cet état, quand don Luis
+de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra
+dans sa chambre en criant de toute sa
+force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!»
+Au bruit, Zambullo se réveilla,
+«Savez-vous, lui dit don Luis, que vous
+êtes couché depuis hier matin?&mdash;Cela
+n'est pas possible! répondit Léandro.&mdash;Rien
+n'est plus vrai, répliqua son
+ami; vous avez fait deux fois le tour du
+cadran. Toutes les personnes de cette maison
+me l'ont assuré.»</p>
+
+<p>L'écolier, étonné d'un si long sommeil,
+craignit d'abord que son aventure avec le
+diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais
+il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait
+certaines circonstances, il ne doutait
+plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant,
+pour en être plus certain, il se
+leva, s'habilla promptement, et sortit avec
+don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil,
+sans lui dire pourquoi. Quand ils furent
+arrivés là, et que don Cléofas aperçut
+l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en
+cendre, il feignit d'en être surpris. «Que
+vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici!
+A qui appartient cette malheureuse maison?
+Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»</p>
+
+<p>Don Luis de Lujan répondit à ses deux
+questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie
+fait moins de bruit dans la ville par le
+dommage considérable qu'il a causé, que
+par une particularité que je vais vous apprendre.
+Le seigneur don Pedro de Escolano
+a une fille unique qui est belle comme
+le jour; on dit qu'elle était dans une chambre
+remplie de flammes et de fumée, où elle
+devait périr nécessairement, et que néanmoins
+elle a été sauvée par un jeune cavalier
+dont je ne sais point encore le nom;
+cela fait le sujet de tous les entretiens de
+Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur
+de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix
+d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit
+qu'un simple gentilhomme, il pourra bien
+obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»</p>
+
+<p>Léandro Perez écouta don Luis sans
+faire semblant de prendre le moindre intérêt
+à ce qu'il disait; puis, se débarrassant
+bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il
+gagna le Prado, où s'étant assis sous des
+arbres, il se plongea dans une profonde
+rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper
+sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop
+regretter mon cher Asmodée; il m'aurait
+fait faire le tour du monde en peu de
+temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les
+incommodités des voyages: je fais sans
+doute une grande perte; mais, ajoutait-il
+un moment après, elle n'est peut-être pas
+irréparable: pourquoi désespérer de revoir
+ce démon? Il peut arriver, comme il me
+l'a dit lui-même, que le magicien lui rende
+incessamment la liberté.» Pensant ensuite
+à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution
+d'aller chez eux, poussé par la seule
+curiosité de voir la belle Séraphine.</p>
+
+<p>Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur
+courut à lui les bras ouverts, en disant:
+«Soyez le bien venu, généreux cavalier;
+je commençais à me plaindre de vous.
+Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les
+instances que je lui ai faites de me venir
+voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il
+répond mal à l'impatience que j'ai de lui
+témoigner l'estime et l'amitié que je sens
+pour lui!»</p>
+
+<p>Zambullo baissa respectueusement la
+tête à ce reproche obligeant, et dit au
+vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint
+de l'incommoder dans l'embarras où il
+avait jugé qu'il devait être le jour précédent.
+«Je ne suis pas satisfait de cette excuse,
+répliqua don Pedro; vous ne sauriez
+être incommode dans une maison où l'on
+serait, sans votre secours, dans une plus
+grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi,
+s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments
+que les miens à recevoir.» En
+parlant de cette sorte, il le prit par la main
+et le conduisit à l'appartement de Séraphine.</p>
+
+<p>Cette dame venait de faire la <i>sieste</i>: «Ma
+fille, lui dit son père, je viens vous présenter
+le gentilhomme qui vous a si courageusement
+sauvé la vie: marquez-lui
+jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce
+qu'il a fait pour vous, puisque l'état où
+vous étiez avant-hier ne vous le permit
+pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant
+une bouche de rose, adressa la parole à
+Léandro Perez, et lui fit un compliment
+qui charmerait tous mes lecteurs, si je
+pouvais le rapporter mot pour mot; mais
+comme il ne m'a point été rendu fidèlement,
+j'aime mieux le passer sous silence
+que de le défigurer.</p>
+
+<p>Je dirai seulement que don Cléofas crut
+voir et entendre une divinité; qu'il fut pris
+en même temps par les yeux et par les
+oreilles: il conçut aussitôt pour elle un
+amour violent; mais, bien loin de la regarder
+comme une personne qu'il ne pouvait
+manquer d'épouser, il douta, malgré
+tout ce que le démon lui avait dit, que
+l'on voulût payer d'un si beau prix le service
+qu'on s'imaginait qu'il avait rendu.
+Plus il la trouvait charmante, moins il
+osait se flatter de l'obtenir.</p>
+
+<p>Ce qui acheva de le rendre tout à fait
+incertain d'un si grand avantage, c'est que
+don Pedro, dans la longue conversation
+qu'ils eurent ensemble, ne toucha point
+cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés,
+sans lui laisser entrevoir qu'il eût
+la moindre envie d'être son beau-père. De
+son côté, Séraphine, aussi polie que le
+papa, tint des discours pleins de reconnaissance,
+sans se servir d'aucune expression
+qui pût donner sujet à Zambullo de penser
+qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il
+sortit de chez le seigneur Escolano avec
+beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.</p>
+
+<p>«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en
+retournant au logis, comme s'il eût été
+encore avec ce diable, quand vous m'avez
+assuré que don Pedro était dans la disposition
+de me faire son gendre, et que Séraphine
+brûlait d'une vive ardeur que vous
+lui avez inspirée pour moi, il faut que
+vous ayez voulu vous égayer à mes dépens,
+ou bien vous m'avouerez que vous ne savez
+pas mieux le présent que l'avenir.»</p>
+
+<p>Notre écolier fut fâché d'avoir été chez
+cette dame; et regardant la passion qu'il
+sentait pour elle comme un amour malheureux
+qu'il fallait vaincre, il résolut de
+ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se
+reprocha le désir qu'il avait eu de pousser
+sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père
+disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta
+qu'il était honteux de devoir son
+bonheur à un artifice.</p>
+
+<p>Il était encore plein de ces réflexions
+lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher
+le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro
+Perez, il est temps que je vous prouve
+par des actions qu'en m'obligeant vous
+n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans
+qui se contenteraient, à ma place, de
+vous donner de l'eau bénite de cour; je
+veux que Séraphine soit elle-même la récompense
+du péril que vous avez couru
+pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je
+la vois prête à m'obéir sans répugnance.
+Je vous dirai même que j'ai reconnu mon
+sang quand je lui ai proposé pour époux
+son libérateur: elle en a marqué sa joie
+par un transport qui m'a fait connaître
+que sa générosité répondait à la mienne.
+C'est donc une chose résolue, vous épouserez
+ma fille.»</p>
+
+<p>Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur
+de Escolano, qui s'attendait avec raison
+que don Cléofas lui rendrait de très-humbles
+grâces d'une si grande faveur, fut assez
+surpris de le trouver interdit et embarrassé.
+«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il
+que je pense du désordre où vous met la
+proposition que je vous fais? Qui peut vous
+révolter contre elle? Un simple gentilhomme
+doit-il se refuser à une alliance
+dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse
+de ma maison a-t-elle quelque tache
+que j'ignore?</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, répondit Léandro, je ne
+sais que trop la distance que le ciel a mise
+entre nous.&mdash;Pourquoi donc, reprit don
+Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un
+mariage qui vous fait tant d'honneur?
+Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez
+quelque dame qui a reçu votre foi, et son
+intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.&mdash;Si
+j'avais une maîtresse à qui je
+fusse lié par des serments, répondit l'écolier,
+rien sans doute ne serait capable de
+me les faire trahir. Mais ce n'est point cette
+raison qui m'empêche de profiter de vos
+bontés: un sentiment de délicatesse veut
+que je renonce au glorieux établissement
+que vous me proposez; et, loin de vouloir
+abuser de votre erreur, je vais vous détromper:
+je ne suis point le libérateur de
+Séraphine.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort
+étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée
+des flammes qui l'allaient consumer?
+Ce n'est point vous qui avez fait une action
+si hardie?&mdash;Non, Seigneur, répondit
+Zambullo: tout mortel l'aurait vainement
+entrepris, et je veux bien vous apprendre
+que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»</p>
+
+<p>Ces paroles augmentèrent la surprise
+de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir
+prendre au pied de la lettre, pria l'écolier
+de parler plus clairement. Alors
+Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié
+d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était
+passé entre ce démon et lui. Après
+quoi le vieillard reprit la parole, et dit à
+don Cléofas: «La confidence que vous
+venez de me faire me confirme dans le dessein
+de vous donner ma fille: vous êtes son
+premier libérateur. Si vous n'eussiez pas
+prié le diable boiteux de l'arracher à la
+mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué
+de la laisser périr. C'est donc vous
+qui avez conservé les jours de Séraphine;
+en un mot, vous la méritez, et je vous
+l'offre avec la moitié de mon bien.»</p>
+
+<p>Léandro Perez, à ces mots qui levaient
+tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don
+Pèdre pour le remercier de ses bontés.
+Peu de temps après, ce mariage se fit avec
+une magnificence convenable à l'héritière
+du seigneur de Escolano, et à la grande
+satisfaction des parents de notre écolier,
+lequel demeura par là bien payé de quelques
+heures de liberté qu'il avait procurées
+au diable boiteux.</p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN DU DIABLE BOITEUX.</span></p>
+
+
+
+
+<h2>APPENDICE AU DIABLE BOITEUX</h2>
+
+
+<h3><a name="a1" id="a1"></a>I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION
+SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.</h3>
+
+<p class="item"><i>Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée
+avec un autre démon:</i></p>
+<p>Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas,
+et continuons d'examiner ce qui se passe en cette
+ville.&mdash;J'y consens, reprit le diable; rions un peu
+de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée
+à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire
+l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime
+mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau
+cavalier dont elle est aimée, et qui les a données
+à son mari pour les mettre en chant.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'article du souffleur:</i></p>
+<p>Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je
+vois à table dans la maison voisine?&mdash;Ce sont deux
+fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux
+cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux
+des plus grands seigneurs de la cour.&mdash;Ah! qu'elles
+me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas;
+je ne m'étonne pas si les gens de qualité les
+courent. (<i>La suite à peu près comme dans l'histoire
+des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre
+édition.</i>)</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier
+somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):</i></p>
+<p>Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois
+prêtes à se coucher?&mdash;Ce sont deux s&oelig;urs coquettes
+qui logent ensemble. Elles s'entretiennent
+depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment
+d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter,
+et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien
+que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont
+pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du charivari
+(T. I, p. 32 de notre édition):</i></p>
+<p>Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas,
+j'en entends, ce me semble, un autre.&mdash;Oui, dit le
+démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques
+beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et
+que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une
+comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la
+première fois, et dont la représentation a été troublée
+par des huées et des sifflets. Les uns disent
+qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle
+est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux
+gourmades, fin ordinaire de ces disputes.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier
+accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I,
+p. 110 de notre édition):</i></p>
+<p>Le second est un bourgeois emprisonné pour
+avoir servi de caution à un licencié qui voulait
+emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement
+sa servante.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du maître à danser
+(T. I, p. 111):</i></p>
+<p>Le plus jeune a été découvert déguisé en fille
+dans un couvent de religieuses.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire de la sorcière
+(T. I, p. 111):</i></p>
+<p>Considérez dans la chambre prochaine ces deux
+prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer.
+Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent,
+et, franchement, elles sont assez délicates.
+Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des
+pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y
+a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille
+veuve du royaume de Valence. Il a épousé par
+inclination, peu de temps après, une jeune personne
+de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il
+a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont
+déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice.
+Celle qu'il a épousée par inclination demande
+sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par
+intérêt le poursuit par inclination.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui
+lit Hippocrate (T. I, p. 153):</i></p>
+<p>Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a
+fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand
+personnage sec et décharné qui se promène dans
+une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il
+a la tête embarrassée.&mdash;Vous n'en jugez point mal,
+répondit le démon. C'est un auteur dramatique.
+Comme il entend la langue française, il s'est donné
+la peine de traduire le <cite>Misanthrope</cite>, l'une des meilleures
+comédies de Molière, fameux auteur français.
+Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre
+de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols
+l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette
+pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont
+vous avez entendu le bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie
+a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?&mdash;C'est,
+répondit le diable, que les Espagnols n'aiment
+que les pièces d'intrigues, de même que les
+Français ne veulent que des comédies de caractère.&mdash;Sur
+ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait
+présentement en France nos plus belles pièces,
+elles n'y réussiraient pas.&mdash;Sans doute, dit Asmodée.
+Comme les Espagnols sont capables d'une
+extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette
+dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine
+l'action la plus composée. Les Français, au contraire,
+n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit
+se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir
+tourner leur prochain en ridicule, parce que cela
+flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations
+est différent.&mdash;Mais quelle sorte de comédie
+est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce
+d'intrigue ou de caractère?&mdash;C'est une chose fort
+problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas
+croire là-dessus les Espagnols ni les Français.
+Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en
+sauraient être juges. Je ne la dois pas juger
+non plus, moi, parce qu'étant le démon de la
+luxure, je protége également tous les théâtres.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, le passage relatif aux deux
+entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la
+première édition, et se termine ainsi:</i></p>
+<p>Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a
+partout, et principalement en France; mais il faut
+avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je
+vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez,
+un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus
+avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon
+cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a
+quinze jours entiers que je cherche une femme
+tributaire. Je parcours tous les matins les églises.
+L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries.
+Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé
+à la Comédie, où tantôt je me couche sur
+les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout
+derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me
+mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une
+bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus
+jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont
+en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans
+vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.&mdash;Oh! ne t'y
+trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de
+Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux
+femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure
+réputation du monde.»</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I,
+p. 162):</i></p>
+<p>Immédiatement après Zanubio, continua le diable,
+est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a
+rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un
+soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu
+sa grand'mère.&mdash;Et le jeune homme qui suit ce
+bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa
+folie?&mdash;Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est
+un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une
+Hollandaise et d'un gros commis de la douane.</p>
+
+<p class="item"><i>Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des
+folles commence ainsi:</i></p>
+<p>La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise
+qui aimait un jeune officier qui servait en
+Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme
+pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter
+une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse
+le lui montra dans un verre. La marquise
+le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et
+elle en a perdu l'esprit.</p>
+
+<p class="item"><i>Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la
+femme du corrégidor:</i></p>
+<p>La troisième est une procureuse qui pressait son
+mari de lui acheter une croix de diamants de dix
+mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est
+devenue folle. Après la procureuse est une coquette
+à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un
+grand seigneur dont elle avait médité la ruine.&mdash;Dans
+ces deux petites loges au-dessous de ces dames,
+il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit,
+l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un
+vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en
+apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est
+unique héritière.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes
+qui se rajeunissent (T. I, p. 196):</i></p>
+<p>Je remarque dans une même maison, poursuivit
+Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables.
+L'un est un aventurier qui va tous les
+jours aux audiences des grands seigneurs. Il est
+assez fou pour croire qu'un quart d'heure après
+qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce
+qu'il leur a dit.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du licencié qui
+fait imprimer ses &oelig;uvres de jeunesse (T. I,
+p. 200):</i></p>
+<p>Je découvre dans le voisinage de ce licencié un
+des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent
+esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique.
+Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes.
+Il a des tours neufs, des expressions hardies
+et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est
+un homme...&mdash;Eh! n'allez pas si vite! interrompit
+avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que
+du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec
+des fous.&mdash;Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais
+son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête
+à tous les endroits qui lui paraissent mériter des
+applaudissements, pour laisser à ses auditeurs
+le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même
+toute la douceur.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du bachelier
+qui achète pour enrichir son inventaire (T. I,
+p. 201):</i></p>
+<p>Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit
+dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est
+propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre
+à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce
+que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter
+le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais
+bien de mettre parmi les fous un homme si
+raisonnable.</p>
+
+<p class="item"><i>Et quelques lignes plus loin:</i></p>
+<p>Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes,
+il faut que je vous parle encore d'un certain
+auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme
+qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte
+d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages.
+Cependant il se croit original, et il ne traite
+de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou
+Calderon.</p>
+
+<p class="item"><i>Le chapitre XII, <cite>Des Tombeaux</cite>, débute par
+plusieurs histoires supprimées en 1726:</i></p>
+<p>Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez
+à main droite renferme le corps d'un jeune
+amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le
+prix d'une course de bagues. Dans le second est
+un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le
+troisième son héritier, mort deux ans après lui
+pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le
+quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement
+de sa fille unique. Dans le suivant est un
+jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir
+pris des remèdes rafraîchissants.</p>
+
+<p class="item"><i>Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme
+trompait, et ensuite:</i></p>
+<p>Le septième cache une vieille fille de qualité,
+laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont
+consumée; et dans le dernier repose la femme d'un
+trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans
+une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour
+laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)</p>
+
+<p class="item"><i>Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de
+sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine
+mort pour avoir fait son testament, après quoi
+on lit:</i></p>
+<p>Auprès de cet imprudent chanoine est une belle
+dame immolée aux soupçons de son mari jaloux.
+Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie
+pour s'être promené dans son jardin une demi-heure
+sans parasol, et dans le dernier une dévote pour
+s'être fait saigner trop souvent par précaution.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du Français assassiné pour avoir
+donné de l'eau bénite à une dame:</i></p>
+<p>Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied,
+pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades
+en équipage, a consumé peu à peu.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire de la vestale morte en couches:</i></p>
+<p>Et près d'elle repose un auteur dramatique qui
+mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements
+du parterre, à la première représentation
+d'une pièce d'un de ses amis.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement
+après les réflexions sur la jalousie des femmes, on
+trouve:</i></p>
+<p>A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son
+caractère me charme. Une femme mourir de regret
+d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!&mdash;Cela
+est admirable, assurément, interrompit le
+démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat
+dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat
+étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux
+empressements de sa famille, qui, pour lui épargner
+la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa
+maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée
+appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle,
+aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter
+cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui
+que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de
+deux jours.»</p>
+
+<p class="item"><i>L'histoire de la comtesse femme du comte galant
+et libéral est racontée ainsi:</i></p>
+<p>C'est une liseuse de romans, une tête pleine
+d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant:
+elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde,
+qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les
+chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence
+sont vaincus par ses accusateurs.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du vicomte Aragonais:</i></p>
+<p>Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois
+dans la même maison un jeune homme qui rit en
+dormant.&mdash;Vous ne vous trompez pas, répartit le
+diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort
+agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse
+une belle et jeune personne; mais je remarque à
+deux pas de là trois hommes qui font des songes
+bien mortifiants.</p>
+
+<p>Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne
+un curateur à un marquis dont il commence à souffler
+le patrimoine.</p>
+
+<p class="item"><i>Puis viennent l'histoire des deux frères médecins
+et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre
+le regarde de travers, et ensuite:</i></p>
+<p>Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller
+en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était
+sur le sommet d'une montagne, avec deux autres
+personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y
+ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité
+de l'âme:</i></p>
+<p>Auprès du licencié demeure un comédien qui
+songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui
+fait des compliments.</p>
+
+<p>Je remarque dans un hôtel garni deux hommes
+qui font des songes que je ne veux point passer
+sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de
+la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses
+confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils
+applaudissent à charge d'autant.</p>
+
+<p class="item"><i>Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle
+on lit:</i></p>
+<p>Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence.
+Vous voyez sa femme et lui couchés dans
+deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce
+moment des songes bien différents: le mari rêve
+qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa
+femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle
+achète et paye argent comptant une riche étoffe,
+au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.</p>
+
+<p class="item"><i>Cette histoire est la dernière de l'édition originale.
+Immédiatement après vient le dénouement:</i></p>
+<p>Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à
+coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda
+pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don
+Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien
+qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir
+de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il
+fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en
+retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous
+porter dans votre appartement, et puis je vole au
+galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant
+ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et
+disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans
+sa chambre.</p>
+
+
+<h3><a name="a2" id="a2"></a>II. <i>Dédicace de la première édition.</i></h3>
+
+<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p>
+
+<p>Souffrez, seigneur de <span class="sc">Guevara</span>, que je vous
+adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que
+de moi. Votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le titre
+et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la
+gloire de l'invention, sans approfondir si quelque
+auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement
+vous la disputer.</p>
+
+<p>Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra
+dans le corps de ce livre quelques-unes
+de vos pensées; car je vous ai copié autant que me
+l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au
+goût de ma nation.</p>
+
+<p>Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre
+<cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Je le crois digne des applaudissements
+qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement
+en Aragon, où vous l'avez mis en
+lumière. Je conçois bien que vos façons de parler
+figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires
+ont pu trouver chez vous des approbateurs;
+mais vous devez concevoir aussi que des
+hommes nés sous un autre climat en peuvent juger
+autrement. Les Français surtout, eux qui ont la
+justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient
+pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou,
+pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le
+même fonds.</p>
+
+<p>C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez
+de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement
+son <cite>D. Quichotte</cite> que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Cependant
+cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort
+des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement
+en quelque réputation parmi nous, au lieu
+que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait
+mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.</p>
+
+<p>J'espère que vous aurez la même destinée. Si je
+n'ai pu prêter à votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite> tous les agréments dont
+il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du
+moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter.
+Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a
+point de succès, vous êtes en droit de dire que je
+l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable.
+Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de
+vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être
+sans moi vous n'auriez jamais été connu.</p>
+
+
+<h3><a name="a3" id="a3"></a>III. <i>Dédicace de 1726.</i></h3>
+
+<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p>
+
+<p>C'est à vous, <i>seigneur de Guevara</i>, que j'ai dédié
+cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un
+devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne
+doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler.
+J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement
+que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le
+titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention,
+sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir
+si quelque auteur grec, latin ou italien
+ne pourrait pas justement vous le disputer.</p>
+
+<p>J'avouerai même encore qu'en y regardant de
+près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre
+quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y
+en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder
+au génie de ma nation m'eût permis de vous
+copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre
+traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du
+texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage
+nouveau sur le même plan.</p>
+
+<p>Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a
+été réimprimé en France, je ne sais combien de
+fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du
+succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai
+passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été
+loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à
+Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle
+y est devenue un ouvrage original.</p>
+
+<p>J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que
+je vous adresse encore, <i>Seigneur Louis Velez</i>; mais,
+pour la rendre plus digne de revoir le jour après
+dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre,
+pour ainsi dire, à la mode. Quoique le
+monde soit toujours le même, il s'y fait une succession
+continuelle d'originaux qui semble y apporter
+quelque changement.</p>
+
+<p>Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai
+refondu et augmenté d'un volume, que les sottises
+humaines m'ont aisément fourni. C'est une source
+de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris
+de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à
+quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent
+bien employer une longue vie à mériter d'occuper
+une toise de place dans les bibliothèques. Pour
+moi, qui borne mon ambition à égayer pendant
+quelques heures mes lecteurs, je me contente de
+leur offrir en petit un tableau des m&oelig;urs du siècle.</p>
+
+<p>Après avoir reconnu, <i>Seigneur de Guevara</i>,
+que votre Diable a toujours hypothèque sur le
+mien, il faut encore confesser, pour la décharge
+de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et
+quelques images de Francisco Santos, auteur du
+livre intitulé: <cite lang="es" xml:lang="es">Dia y noche de Madrid</cite>. Quoique
+le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare
+que je l'ai fait, afin que quelque mauvais
+plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs
+qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils
+ont volée, en ôtent les armoiries.</p>
+
+<p>Puisse le public recevoir aussi favorablement
+cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je
+n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage
+soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie
+fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront
+à y prendre un nouveau goût.</p>
+
+
+<h3><a name="a4" id="a4"></a>IV. TABLE ANALYTIQUE.</h3>
+
+<p><i>La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis
+Velez de Guevara, <cite lang="es" xml:lang="es">El Diablo cojuelo</cite>; la lettre B,
+l'édition originale du <cite>Diable boiteux</cite>.</i></p>
+
+<p><i>L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en
+1726.</i></p>
+
+
+<h4>TOME I</h4>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre I.</span> <i>Quel diable c'est que le Diable boiteux.
+Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro
+Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco
+I; B, chap. I.)</i></p>
+<p>On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez,
+surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre
+spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (<i>Dans Guevara,
+il est poursuivi par la justice, à l'instigation
+de la dame, qui veut se faire épouser.</i>)&mdash;Guidé par
+une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un
+grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.&mdash;Il
+entend les soupirs du Diable boiteux, que le
+magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que
+c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions
+et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.&mdash;Promesses
+que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre.
+Portrait du démon. P. 7.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre II.</span> <i>Suite de la délivrance d'Asmodée
+(A, tranco I; B, chap. II.), 11.</i></p>
+<p>Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (<i>Ceci est autrement
+expliqué dans Guevara</i>).&mdash;Terreur qu'inspire
+le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci
+s'est attiré sa haine, 13.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre III</span>. <i>Dans quel endroit le Diable boiteux
+transporta l'écolier, et des premières choses
+qu'il lui fit voir, 16.</i></p>
+<p>Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador.
+Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se
+passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons
+(A, tranco I, 16).&mdash;L'avare et ses héritiers, 18.&mdash;La
+vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.&mdash;Le
+vieux galant, 19 (A, tr. II).&mdash;La vieille qui se rajeunit,
+19 (B, chap. VI).&mdash;Le concert ridicule, 19 (B,
+ch. XVI).&mdash;Le seigneur aux billets doux, 20.&mdash;Doña
+Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).&mdash;Le
+vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).&mdash;Quel fut
+le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères,
+21 (autrement raconté dans A, tr. II).&mdash;Le souffleur,
+22 (A, II).&mdash;L'apothicaire, sa femme et son
+garçon, 22.&mdash;Le prélat qui tousse, 23.&mdash;Le poëte
+tragique, 23.&mdash;* L'épître dédicatoire, 25.&mdash;Les voleurs
+chez le banquier, 25 (A, II).&mdash;Le marquis à
+l'échelle de soie, 25 (A, II).&mdash;Le greffier et son
+démon, 26.&mdash;Etrange pudeur d'une veuve (B, ch.
+VI).&mdash;* Le bachelier Donoso, 27.&mdash;* L'amoureux
+transi, 28.&mdash;Le contador qui veut fonder un monastère,
+29 (B, ch. VI).&mdash;* La veuve et les deux
+conseillers, 29.&mdash;* Les deux joueurs qui s'entretuent,
+29.&mdash;Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B,
+ch. VI).&mdash;Les deux frères morts de la même maladie,
+31, (B, ch. VI).&mdash;Le charivari, 32 (B, ch.
+VI).&mdash;* Le trio ridicule, 32.&mdash;* Les trois Galiciennes,
+33.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre IV</span>. <i>Histoire des amours du comte de
+Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.</i></p>
+<p>La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B,
+ch. VI).</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre V</span>. <i>Suite et conclusion des amours du
+comte de Belflor (B, chap. V), 70.</i></p>
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre VI</span>. <i>Des nouvelles choses que vit Don
+Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de
+Dona Tomasa, 99.</i></p>
+<p>Le grand seigneur endetté, 99.&mdash;* Le président
+qui va chez l'Asturienne, 100.&mdash;Le compilateur,
+100.&mdash;Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).&mdash;L'impression
+clandestine, 103.&mdash;L'inquisiteur
+malade, 104 (B, ch. IV).&mdash;Combat des rivaux de
+Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre VII.</span> <i>Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.</i></p>
+<p>Le cabaretier empoisonneur, 110.&mdash;L'assassin
+de profession, 110.&mdash;Le maître à danser, 111.&mdash;L'amoureux
+arrêté comme voleur, 111.&mdash;La
+feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.&mdash;Le
+valet de chambre accusé de viol, 118.&mdash;L'écuyer
+de la duchesse, 119.&mdash;Le chirurgien qui a
+saigné sa femme, 120.&mdash;* Le gentilhomme qui a
+tué son frère, 121.&mdash;* Domingo et le maître d'hôtel,
+122.&mdash;* Le Castillan qui a souffleté son père, 137&mdash;* Les
+voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.&mdash;Les
+vingt ou trente filous, 138.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre viii.</span> <i>Asmodée montre à Don Cléofas
+plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles
+ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.</i></p>
+<p>Le capitaine et l'usurier, 139.&mdash;Les deux filles
+qui ont perdu leur père, 142.&mdash;L'aventurière aragonaise,
+143.&mdash;Le cavalier qui a écrit des lettres,
+143.&mdash;* Le mari qui s'endort aux reproches de sa
+femme, 145.&mdash;La comtesse qui lit Hippocrate, 153.&mdash;* Le
+mendiant manchot, 154.&mdash;* Le poëte et le
+peintre, 155.&mdash;Le banquier et son père le savetier,
+156.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre IX.</span> <i>Des fous enfermés (B, chap. X), 161.</i></p>
+<p>Le nouvelliste castillan, 161.&mdash;* Le licencié qui se
+croit archevêque, 161.&mdash;* Le pupille enfermé par
+son tuteur, 162.&mdash;Le grammairien, 162 (A, tr. III).&mdash;Le
+marchand ruiné, 162.&mdash;Le capitaine Zanubio,
+162.&mdash;* Le mari fou de la mort de sa femme,
+170.&mdash;Le portier enrichi, 171.&mdash;L'amoureux fou,
+171.&mdash;Sa chanson, 172.&mdash;Chanson française, 172.&mdash;* L'envieux,
+173.&mdash;* Le vieux secrétaire, 173.&mdash;Le
+Mécène ruiné, 174.&mdash;La femme du corrégidor,
+175.&mdash;La femme du conseiller, 175.&mdash;La
+bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur,
+175.&mdash;* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.&mdash;* L'ayeule
+de l'avocat, 177.&mdash;* La vieille folle de
+regret, 177.&mdash;* Doña Emerenciana, 178.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre X.</span> <i>Dont la matière est inépuisable
+(B, ch. XI), 195.</i></p>
+<p>Le mari de l'aventurière, 195.&mdash;L'homme aisé
+qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).&mdash;La veuve
+du jurisconsulte, 196.&mdash;Les deux filles de cinquante
+ans, 196.&mdash;Les femmes qui se rajeunissent, 196.&mdash;* Prudent
+emploi de l'argent, 199.&mdash;Le peintre
+de portraits, 199.&mdash;La veuve et son testament, 200.&mdash;Le
+vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.&mdash;La
+coquette qui se croit aimée de tous les hommes,
+201.&mdash;Le chanoine qui achète pour enrichir
+son inventaire, 201.&mdash;* Le courtisan par vanité, 202.&mdash;* Ceux
+qui font de la nuit le jour, 203.&mdash;* L'amoureux
+de la pantoufle, 203.&mdash;* L'homme à équipage
+qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.&mdash;* Celui
+qui va toujours en carrosse de louage pour
+ménager ses mules, 204.&mdash;* Le vieil amoureux qui
+raconte ses prouesses d'autrefois, 205.&mdash;* Le comte
+vêtu à l'ancienne mode, 205.&mdash;* La vieille veuve
+qui a donné son bien à ses enfants, 205.&mdash;* Le
+vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.&mdash;Le
+comte, son frère et le bel esprit, 207.&mdash;* L'amateur
+de fleurs, 207.&mdash;* L'histrion modeste, 207.&mdash;* Le
+chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.&mdash;* Portraits
+vivants de Bollanus, de Fufidius et de
+Marsæus, 208.&mdash;* La sérénade, 208.</p>
+
+<p class="item">* <span class="sc">Chapitre XI.</span> <i>De l'incendie, et de ce que fit
+Asmodée en cette occasion par amitié pour Don
+Cléofas, 213.</i></p>
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre XII.</span> <i>Des tombeaux, des ombres et de
+la mort, 218.</i></p>
+<p>L'officier trompé par sa femme, 219.&mdash;Jeune cavalier
+tué par un taureau, 219.&mdash;Le prélat mort
+pour avoir fait son testament, 219.&mdash;* Le courtisan
+assidu, 219.&mdash;* L'ambassadeur ruiné, 220.&mdash;* Le
+négociant et son épitaphe, 220.&mdash;* Le grand sommelier,
+221.&mdash;* La duchesse qui change de directeur,
+221.&mdash;Le vieux mari et sa jeune femme. 223.&mdash;* Le
+premier ministre, 224.&mdash;* La belle bourgeoise,
+224.&mdash;* Le tombeau d'un auteur de comédies,
+225.</p>
+
+<p>* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs,
+226.&mdash;L'Allemand qui mettait du tabac dans
+son vin, 228.&mdash;Le Français qui offrait l'eau bénite
+aux dames, 228.&mdash;* Les comédiennes mortes, l'une
+d'envie et l'autre de débauche, 229.&mdash;La vestale
+morte en couches, 229.</p>
+
+<p>* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le
+conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur
+qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque
+d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit,
+229 à 234.</p>
+
+
+<h4>TOME II</h4>
+
+<p class="item"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> <i>La force de l'amitié, histoire, 5.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> <i>Le démêlé d'un auteur tragique
+avec un auteur comique, 47.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> <i>Suite et conclusion de l'Histoire
+de l'amitié, 59.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> <i>Des songes, 109.</i></p>
+<p>Le comte galant et libéral, 111.&mdash;La comtesse
+joueuse, 111.&mdash;Le marquis et son intendant, 111.&mdash;Le
+vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).&mdash;Les deux
+frères médecins, 112.&mdash;Le courtisan regardé de
+travers, 112.&mdash;La jeune dame qui allait succomber,
+113.&mdash;Le procureur et sa femme, 113.&mdash;Le gros
+chanoine, 114.&mdash;Le marchand de soie et ses créanciers,
+114.&mdash;Le libraire qui rêve, 114.&mdash;* Les libraires
+dupés, 115.&mdash;L'amant trop respectueux,
+116.&mdash;Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme,
+116.&mdash;Don Baltazar Fanfarronico, 117.&mdash;* Le gouverneur
+qui se rend, 117.&mdash;* L'orateur qui reste
+court, 117.&mdash;Le palefrenier somnambule (B, chap.
+VI), 117.&mdash;* Le vice-roi du Mexique et sa nièce,
+118.&mdash;* La médisante, 119.&mdash;* Le bourgeois qui
+ramasse de l'or, 120.&mdash;* Les deux comédiennes,
+120.&mdash;* La métamorphose, 121.&mdash;* Le comédien
+dans l'Olympe, 122.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII</span></a>, <i>où l'on verra plusieurs originaux
+qui ne sont pas sans copies, 124.</i></p>
+<p>Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte,
+124.&mdash;La comédienne en couches, 126.&mdash;Le
+chasseur amoureux, 126.&mdash;Le jeune bachelier et
+son oncle, 127.&mdash;Le bourgeois qui veut marier sa
+fille, 127.&mdash;L'auteur avare et vaniteux, 128.&mdash;La
+veuve allemande et son amoureux, 128.&mdash;Le
+philosophe cynique, 130.&mdash;Le gentilhomme ruiné
+et son dernier ami, 131.&mdash;Le Contador et la Galicienne,
+132.&mdash;Le gentilhomme auteur, 133.&mdash;Les
+deux auteurs, 134.&mdash;Le novice qui a trouvé un
+trésor, 134.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> <i>Ce que le diable fit encore
+remarquer à don Cléofas, 135.</i></p>
+<p>Le médecin qui joue aux échecs, 135.&mdash;Les aventurières
+qui vivent à frais communs, 136.&mdash;La
+porte du marché, 138.&mdash;Le lever du roi; les éloges
+satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le
+hidalgo pauvre, 139.&mdash;Le livre censuré, 142.&mdash;Le
+cadet catalan, 143.&mdash;Le bourgeois obligeant et le
+seigneur ingrat, 145.&mdash;Le bourgeois parvenu, 145.&mdash;Le
+poëte satirique, 146.&mdash;Le grand juge de police,
+146.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> <i>Des Captifs, 149</i></p>
+<p>Le captif dont la femme est remariée, 151.&mdash;Celui
+dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.&mdash;Celui
+qui trouve un riche héritage à recueillir,
+151.&mdash;Le captif amoureux et son infidèle, 152.&mdash;Le
+paysan et la s&oelig;ur du gentillâtre, 152.&mdash;Le captif
+aimé de la femme de son maître, 162.&mdash;Le barbier
+et son fils enrichi, 162.&mdash;Le médecin aragonais,
+163.&mdash;Le cordelier, 164.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> <i>De la dernière histoire qu'Asmodée
+raconta; comment, en la finissant, il fut
+tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable
+pour ce démon don Cléofas et lui furent
+séparés, 165.</i></p>
+<p>Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de
+celui qui l'avait caché, 163.&mdash;Asmodée est contraint
+de retourner auprès du magicien, 181.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> <i>De ce que fit don Cléofas après
+que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de
+quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos
+de le finir, 182.</i></p>
+<p>Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable
+boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de
+l'incendie, 190.</p>
+
+
+<h4>APPENDICE.</h4>
+
+<p>Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.&mdash;Les
+deux courtisanes, 193.&mdash;Les deux s&oelig;urs coquettes,
+193.&mdash;Dispute littéraire dans un café, 194.&mdash;Le
+bourgeois caution d'un licencié, 194.&mdash;Le jeune
+homme déguisé en fille, 194.&mdash;Le joaillier accusé
+de recel, 194.&mdash;Le polygame, 194.&mdash;Le traducteur
+du <cite>Misanthrope</cite>, 195.&mdash;L'amoureux à gages sans
+emploi, 196.&mdash;Le marchand devenu fou (<i>V.</i> t. I, 162),
+196.&mdash;Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.&mdash;L'imbécile,
+196.&mdash;La vieille marquise et le jeune
+officier, 197.&mdash;La procureuse, 197.&mdash;La coquette
+qui a manqué un grand seigneur, 197.&mdash;Les deux
+servantes, 197.&mdash;Le courtisan, 197.&mdash;L'auteur de
+mérite, 197.&mdash;L'auteur sérieux, 198.&mdash;L'auteur qui
+copie les anciens et se croit original, 198.&mdash;L'amant
+mort de chagrin, 198.&mdash;L'avare mort de faim et
+son héritier mort d'excès, 198.&mdash;Le père dont la
+fille a été enlevée, 198.&mdash;Le jeune homme mort de
+pleurésie, 199.&mdash;La vieille fille morte d'ennui, 199.&mdash;La
+femme du trésorier, 199.&mdash;La femme du
+mari jaloux, 199.&mdash;Mort d'un dévot et d'une dévote,
+199.&mdash;Le comédien qui allait à pied, 199.&mdash;L'auteur
+dramatique mort d'envie, 199.&mdash;La veuve
+inconsolable... pendant deux jours, 199.&mdash;La comtesse
+qui lit des romans, 200.&mdash;Le jeune homme
+qui rit en dormant, 200.&mdash;Le souffleur désappointé,
+200.&mdash;Le courtisan qui rêve, 200.&mdash;Le comédien
+qui rudoie un auteur, 200.&mdash;L'académicien de la
+Crusca, 201.&mdash;Le notaire et sa femme, 201.&mdash;Séparation
+de l'écolier et du Diable boiteux, 201.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="entretiens" id="entretiens"></a>ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID</h2>
+
+
+<h3>ENTRETIEN I<br/>
+LA CHEMINÉE <i>A</i> ET LA CHEMINÉE <i>B</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'en est fait, ma chère
+voisine, tout est perdu; les dieux Lares se
+glacent à mon foyer, et je sens le même
+froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la
+tête.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'alarmez; d'où
+vient cette affreuse maladie? Comment
+pouvez-vous passer subitement du chaud
+au froid? Je vous ai toujours vue toute en
+feu.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hélas! il faut bien que
+je suive la bonne et la mauvaise fortune de
+mon savant, et le pauvre homme...</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Que lui est-il donc
+arrivé?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Le plus grand des malheurs.
+Ses revenus, c'est-à-dire ceux de
+sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont
+arrêtés.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je ne vous entends point
+encore.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hé bien, écoutez-moi
+donc; je vous parle d'un auteur; son revenu
+était établi sur le produit certain des
+brochures amusantes qu'il composait, et
+l'on a proscrit ce genre.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Comment! ses brochures
+le faisaient vivre?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Et même fort à son aise;
+il ne perdait pas son temps à limer un volume,
+il en donnait sept ou huit au moins
+par an.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. C'est grand dommage de
+lier les mains à un si bon ouvrier: et comment
+peut-on défendre l'amusement, qui
+est la meilleure chose du monde? Le public
+aime à être amusé, et il doit avoir la liberté
+d'acheter ce qui l'amuse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Vous avez raison, et ce
+goût du public fait les intérêts des auteurs
+et le profit des libraires; mais voilà ce qui
+excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe
+aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens,
+et qu'on appellera notre siècle le <i>siècle des
+romans et de la futilité</i>. On dit que le bon
+goût se corrompt, que les brochures à parties
+sont une vraie exaction; qu'on allonge
+un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement
+un homme projette d'en composer un à
+trois cent soixante et cinq parties, pour
+tous les jours de l'année.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Après les Mille et une
+nuits, les Mille et un jours, les Mille et un
+quarts d'heure, et tant de mille et une autres
+choses, un roman à trois cent soixante-cinq
+parties ne devrait pas révolter les esprits.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Jugez donc si on devrait
+chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé,
+dans ses ouvrages, au delà de la huitième
+partie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je vous plains, ma chère
+amie, et toutes les cheminées des auteurs
+et des libraires qui vont se glacer comme
+vous.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'est une faible consolation
+pour les malheureux, que d'avoir des
+compagnons de leur misère.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous êtes à plaindre, je
+vous plains. Que puis-je faire autre chose?
+D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai
+ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait
+réformer le goût du siècle pour la bagatelle,
+et arrêter le progrès du genre romancier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Que me dites-vous?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui: et des gens d'esprit,
+et sans partialité, disent à présent que cette
+réforme est un grand bien pour la littérature.
+Qu'on écrive utilement, ou qu'on
+n'écrive point: voilà la décision; tout le
+monde l'approuve.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Mais ce qui plaît n'est-il
+pas utile?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui, ce qui plaît est nécessairement
+utile; mais outre cette utilité
+de plaisir, on veut quelque solidité, de
+l'instruction, des m&oelig;urs, du vrai. Par
+exemple, le Diable boiteux est un roman;
+mais il vaut mieux qu'un traité de morale.
+Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire,
+utile par l'agréable et le solide. Que
+votre savant en fasse autant, et on lui donnera
+la permission de le faire imprimer,
+pourvu cependant qu'il ne le donne pas en
+huit parties; car vous sentez bien que ce
+serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Finissons notre conversation;
+on voit bien que vous êtes la cheminée
+d'un homme de finances; vous êtes
+ignorante et ignorantissime sur les choses
+de littérature, et votre petit génie ne passe
+pas le calcul. Je suis au désespoir de vous
+avoir confié mes douleurs.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'insultez, tandis
+que je compatis sincèrement à votre malheur.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Est-ce y compatir que de
+louer ceux qui en sont cause? Allez, encore
+une fois, vous êtes aussi insolente que celui
+à qui vous appartenez.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Pour être glacée, la fumée
+vous monte bien vivement à la tête. Laissez
+là, je vous prie, mon financier: un
+billet de sa main vaut mieux que tous les
+volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit
+est solide, admirable et d'un goût universel.
+Tant que ses livres seront en règle, je
+ne crains pas le froid; mon feu sera mieux
+entretenu que celui des vestales, et votre
+pauvre auteur sera fort heureux de s'y
+venir chauffer. Pour vous, malgré vos
+injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer,
+un financier comme le mien.</p>
+
+
+<h3>ENTRETIEN II<br/>
+LA CHEMINÉE <i>C</i> ET LA CHEMINÉE <i>D</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Quel prodige! quel miracle!
+savez-vous, ma bonne amie, ce qui
+vient de m'arriver?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Y a-t-il longtemps?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Environ une heure.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Non, ma chère voisine;
+j'assistais à un mariage qui se faisait sous
+mon manteau.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Un mariage!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Oui, et le mieux assorti
+qu'il soit possible. Lisandre et Célimène
+m'ont pris pour témoin de leurs serments,
+et mes dieux pénates seuls sont garants de
+la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel
+n'a été admis à cette cérémonie que Lisette,
+suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à
+présent les douceurs de cette union mystérieuse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Voilà un mariage bien
+solide.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je sais qu'il y manque
+certaines petites formalités, mais l'amour y
+suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que,
+malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours.
+Trouve-t-on cela dans les mariages
+les plus réguliers?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non sans doute: le mariage
+est communément un contrat politique,
+qui lie éternellement deux personnes
+qui ne s'aiment point, et qui se haïront
+toute leur vie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Hé bien, je vous réponds
+que les n&oelig;uds qui viennent d'unir Lisandre
+à Célimène sont plus respectables; ce
+sont les chaînes mêmes de l'amour.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Je vous félicite, ma chère
+voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser
+au bonheur des amants: nous leur
+devons cela, comme leurs confidentes;
+pour moi, je ferais tout au monde pour
+eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé:
+mon aventure ressemble assez à la vôtre:
+vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens
+est une vraie cellule.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et que c'est la cellule
+d'une petite personne charmante, de Julie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Julie était aimée d'un
+jeune officier fort aimable, nommé Trason,
+et Trason n'aimait point une ingrate.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà ce que je ne savais
+pas.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Il ne manquait à leur
+bonheur que l'occasion d'être heureux;
+mais la mère de Julie avait plus d'yeux
+qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse
+était plus inaccessible que la tour
+de Danaé.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Que vous êtes savante!
+vous possédez à merveille la fable; je crois
+qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à
+votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque
+vous me la citez, ne fut pas impénétrable
+à une pluie d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Cela est vrai; vous savez
+aussi que Danaé avait pour amant un
+dieu, et un dieu qui pouvait convertir
+la pluie et les pierres en or; au lieu que
+Trason, après trois campagnes, ne doit pas
+être bien en espèces; ainsi il n'était pas
+question de recourir à la pluie d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. De quel autre expédient
+s'est-il donc servi?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Du plus simple qu'il fût
+possible. Trason demeure fort près d'ici;
+sans autre magie que celle de l'amour, il
+a monté par la cheminée, il est venu sur
+les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé
+sans peine (car je n'avais pas la moindre
+envie de lui résister); ensuite il est
+descendu par mon tuyau dans la chambre
+de Julie, en se soutenant avec le dos et les
+genoux.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. L'attendait-elle?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non: elle le souhaitait seulement;
+et loin de recevoir entre ses bras
+son amant, elle en a eu une frayeur étonnante,
+en le voyant descendre.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je gage qu'elle s'est évanouie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. On s'évanouirait à moins.
+Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le
+beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie,
+et s'est bientôt fait reconnaître pour
+Trason. Jamais on n'a vu de situation si
+tendre. Voilà l'avantage que nous avons,
+nous autres cheminées; nous sommes témoins
+de mille jolies choses, que les hommes
+voudraient voir à quelque prix que ce
+fût. La peur de Julie est dissipée à présent,
+et son c&oelig;ur est animé de sentiments
+bien différents.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà, ma chère voisine,
+dans la même nuit deux mariages assez
+ressemblants.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. A peu près: cependant
+mes amoureux n'ont pas seulement prononcé
+le v&oelig;u vénérable; mais les événements
+obligeront peut-être la mère de Julie
+à recevoir Trason pour gendre. Je me
+réjouis d'avance de la déconsolation de cette
+pauvre femme.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et moi des plaisirs que
+goûte à présent sa chère fille.</p>
+
+
+<h3>ENTRETIEN III<br/>
+LA CHEMINÉE <i>E</i> ET LA CHEMINÉE <i>F</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Dites-moi, s'il vous plaît,
+comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer
+avec vos vieilles filles? Du matin
+jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer;
+toujours mêmes visages, mêmes discours.
+Je gage que vous en êtes bien lasse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Je vous avoue que je souhaite
+souvent de les voir déloger; cependant
+je risquerais peut-être de ne pas respirer,
+lorsqu'elles n'y seraient plus, une si
+bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent
+n'ont pas moins de soin de leur
+corps que de leur âme: surtout quand certain
+grand chapeau vient les visiter, elles
+n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle
+d'un fermier général, et la fumée que
+j'exhale alors est un vrai parfum.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous aimez la fumée, à
+ce que je vois; chacun a son goût, et le
+mien est uniquement pour la variété. Les
+visages nouveaux et les aventures me plaisent;
+c'est ma folie. Je suis, comme vous
+savez, cheminée de chambre garnie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Et comme telle, il faut
+bien vous faire à la nouveauté.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. J'y suis si bien faite, que je
+serais fâchée d'y voir six mois de suite les
+mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il
+guère arrivé depuis que j'existe.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. C'est que vous n'êtes pas
+des anciennes du quartier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Il s'en faut de beaucoup;
+mais je suis peut-être des plus instruites.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Racontez-moi donc quelques-unes
+de vos aventures, je vous en prie
+par notre voisinage.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Très-volontiers, si cela
+ne vous ennuie pas. Commençons dès mon
+existence, dont la date est encore nouvelle.
+Le premier humain qui s'est chauffé à
+mon feu était un cadet d'une province où
+les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur
+épée et l'heureuse effronterie de vanter
+sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il
+possédait au premier degré, mon chevalier
+de Mondonis en joignait un autre beaucoup
+plus lucratif; il jouait le plus heureusement
+du monde, et son bonheur était la
+force d'une étude très-assidue: tout le
+jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher
+des combinaisons avantageuses dans les
+cartes, et il passait les nuits à les mettre
+en pratique.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Ainsi il ne manquait pas
+d'argent.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous vous trompez; il
+dissipait à proportion de son gain, de sorte
+qu'il était toujours au même point: il brillait;
+c'était sa manie, ou plutôt celle de sa
+nation; mais son fracas ne dura pas longtemps.
+Sa bonne fortune révolta contre
+lui toutes les académies de jeu, on lui fit
+de mauvaises affaires, et je le perdis au
+bout de quatre mois. Il était joli homme;
+je le regrette encore.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Par qui fut-il remplacé?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Par le plus singulier personnage
+qu'on puisse voir. C'était un mari
+fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de
+la perte de sa chère moitié, insensible à
+tout autre plaisir qu'à celui des larmes;
+enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre
+en noir toute la chambre, et fermer les
+fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva
+que la sombre lueur d'une lampe.
+Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait
+que sangloter et verser des larmes: souvent
+il parlait tout haut, comme un fou,
+à une boîte qu'il semblait adorer, sur un
+tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse
+relique, et lui parlait comme si elle
+eût répondu à ses discours passionnés.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Il y avait peut-être un
+esprit enfermé dans cette boîte.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Un esprit enfermé!
+Quelle simplicité! Non, elle contenait le
+c&oelig;ur de son épouse: c'était là l'objet de
+ses hommages et de son idolâtrie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Quel excès de tendresse!
+Ce que vous me dites me paraît incroyable.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je ne le croirais pas moi-même
+si je ne l'avais vu. J'ai entendu
+lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte
+un trait de fidélité ou de folie pareille
+dans un philosophe anglais, et je n'ose y
+ajouter foi, malgré ce que je viens de vous
+dire. Un exemple de cette nature doit être
+unique.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Mais combien de temps
+ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Trois grands mois. Il est
+vrai que ses yeux commençaient à lui refuser
+ses larmes délicieuses, et il ne pouvait
+plus retrouver ses premières douleurs. Il
+ne continuait presque plus sa pénitence
+que par honneur. Heureusement pour lui,
+ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire.
+Je crois qu'il leur sut bon gré de lui
+faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis
+ainsi ce lugubre personnage.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous n'en fûtes pas, je
+crois, bien fâchée.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Nullement. La chambre,
+après lui, fut donnée à une femme; j'en
+fus charmée, parce que je n'avais encore
+connu que des hommes. Une parure, et
+quarante ans écrits sur son front, lui donnaient
+un air de gravité qui me frappa d'abord,
+et sur le portrait qu'on m'avait fait
+des dévotes, je crus que c'en était une.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous vous trompiez peut-être.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je fus bientôt détrompée.
+C'était une femme prudente qui aimait son
+plaisir et chérissait sa réputation; et pour
+les concilier ensemble, elle venait du fond
+de sa province chercher à Madrid un asile
+contre la médisance: elle fut bientôt suivie
+de celui en faveur de qui elle faisait le
+voyage. Que je fus étonnée à la première
+visite que lui rendit son amant! Elle vola
+entre ses bras: sa gravité se changea en
+une folle vivacité, et le feu de son visage
+en effaça sur-le-champ la trace des années.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. La plaisante dévote!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle aimait avec tout
+l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle
+rien pour conserver sa conquête;
+elle savait parfaitement qu'à son
+âge il est permis d'orner la nature et d'employer
+quelques artifices.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. De quels artifices pouvait-elle
+se servir?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je veux dire qu'avec du
+blanc et du rouge elle se donnait la couleur
+qu'elle souhaitait; que les parfums, les
+bains, l'ajustement, tout était employé: sa
+toilette durait ordinairement jusqu'à ce
+que son amant fût venu, et recommençait
+dès qu'il était sorti: elle étudiait sans
+cesse devant son miroir les différents airs
+de langueur et de vivacité qu'elle devait
+prendre avec son amant; pour les caresses
+et les complaisances, elle en possédait l'art
+à merveille.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Avec tout cela il n'était
+pas possible qu'elle ne se fît point aimer.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle avait encore d'autres
+charmes infiniment plus puissants sur le
+c&oelig;ur d'un jeune homme: elle était riche
+et donnait largement. Or il faudrait avoir
+l'âme bien dure pour ne pas aimer une
+femme généreuse; mais les jours de
+l'homme sont comptés. Lorsque ces deux
+amants étaient au comble de leurs plaisir,
+le cavalier tomba malade, et mourut en
+peu de temps, malgré tous les secours que
+les plus expérimentés médecins purent apporter.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Son amante en fut extrêmement
+touchée, sans doute?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Oui, elle pleura, reprit un
+air composé, et retourna édifier sa province
+par ses exemples. Ma chambre ne fut pas
+vide longtemps; elle fut aussitôt habitée
+par une autre femme, dont la profession
+était de faire des mariages.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Voilà un plaisant métier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. C'est un métier très-commun.
+Ces sortes de négociations demandent
+de l'adresse, et la bonne dame
+n'en manquait pas; elle faisait les propositions,
+facilitait les entrevues, et souvent
+menait à fin l'aventure. Combien de contrats
+se sont fabriqués sous mon manteau!
+Elle avait le talent de faire passer pour
+très-riche le plus mince gascon, et donnait
+du lustre à la vertu la plus équivoque.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. L'admirable femme!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Tout cela n'était pour
+elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes
+les expertes. Aussi fit-elle fortune dans
+cette adroite profession; mais elle s'avisa
+d'avoir des scrupules, et les poussa si loin,
+qu'elle crut devoir aller cacher dans un
+cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi
+que la dévotion me fit perdre cette habile
+négociatrice.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Heureusement votre indifférence
+naturelle vous empêcha de la
+regretter.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Cela est vrai: cependant,
+après elle, j'eus longtemps des personnages
+très-communs, comme des plaideurs, des
+plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des
+provinciaux que la curiosité seule amenait
+à Madrid, et qui s'en retournaient
+chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective.
+Mais il est tard, ma voisine; je vous
+souhaite le bon soir; je vous achèverai une
+autre fois les portraits des originaux que
+j'ai vus à mon foyer.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Adieu, ma chère voisine;
+je vous ferai souvenir de la parole que vous
+me donnez.</p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.</span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="parques" id="parques"></a>UNE JOURNÉE DES PARQUES</h2>
+
+<p class="c">SONGE.</p>
+
+
+<h3>AVANT-PROPOS</h3>
+
+<p>Un après souper, je m'amusai à lire les remarques
+de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus
+surtout avec attention un endroit où ce savant
+commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant
+l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos
+étaient trois s&oelig;urs, filles de Jupiter et de Thémis.
+Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la
+Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil;
+Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles
+sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils
+sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent
+personne, et le fil tranché par Atropos est
+l'heure fatale de la mort.»</p>
+
+<p>Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les
+Parques se servaient de deux sortes de laines,
+de blanche et de noire. Elles employaient la blanche
+pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre
+pour filer des jours malheureux et de peu de durée:
+ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines
+qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs
+pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires
+et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines
+en filant lorsque la vie des hommes était mêlée,
+c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui
+devoit arriver, elles prenaient de la laine noire,
+qu'elles quittaient pour se servir de la blanche
+lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un
+mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos
+se préparait à donner le coup de ciseau, le
+fil devenait tout noir.»</p>
+
+<p>En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais
+de moment en moment, et tâchais de me
+faire une image du travail des Parques; mais la
+confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon
+esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion
+à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais
+au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait
+au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais
+tout autour des rayons sur lesquels il y avait une
+infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils
+et au bas une grande quantité de vases de différentes
+grandeurs et qui me paraissaient d'une matière
+transparente, et semblable à celle de ces
+boules de savon que les enfans font pour s'amuser.
+La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du
+firmament lui servaient de plafond.</p>
+
+<p>Tandis que je regardais de tous mes yeux cette
+salle céleste, les trois Parques y parurent subitement,
+sans que je visse par où elles y étaient entrées.
+Elles avaient la forme de trois petites vieilles,
+sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas
+semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir,
+sans prendre garde à moi, qui entendis
+leur conversation.</p>
+
+<p>A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant,
+j'entrepris de l'écrire pendant que les images en
+étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien
+des Parques.</p>
+
+
+
+
+<p class="titre">UNE JOURNÉE DES PARQUES<br/>
+DIVISÉE EN DEUX SÉANCES</p>
+
+<h3>SÉANCE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Holà! filles de Jupiter et de
+Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes
+s&oelig;urs; mettons-nous à l'ouvrage: il est
+temps, ce me semble, de commencer la
+journée.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oh, pour cela, oui! Le nectar que
+nous venons de boire à la table des immortels
+nous a un peu amusées; mais nous en
+reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous avez raison. Ça, Clotho,
+préparez la quenouille; mes doigts ne demandent
+qu'à tourner le fuseau. Filons,
+filons!</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Coupons, coupons! Vulcain m'a
+fait un ciseau neuf, je veux l'essayer:
+voyons qui en aura l'étrenne.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Faisons d'abord descendre aux
+royaumes sombres quelques milliers
+d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite
+les destinées des humains qui naîtront
+aujourd'hui.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. C'est bien dit. Que nous allons
+passer agréablement la journée!</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Atropos, en lui présentant un
+paquet de fils</i>. Tenez, Atropos, je ne puis
+offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau,
+qu'en lui donnant à couper une partie
+de ce gros paquet de fils: ce sont les
+vies de deux cent mille combattants qui
+vont en découdre sur les frontières de
+Perse.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que j'en vais coucher par terre!
+(<i>Elle coupe.</i>)</p>
+
+<p>En voilà pour le moins trente mille à
+bas.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Laissons vivre le reste, jusqu'à
+ce qu'il nous prenne envie d'en faire un
+nouveau carnage. Il faut avouer que depuis
+quelques années nous avons envoyé
+bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous n'avons pas moins expédié
+de Maures, tant blancs que noirs. Quel
+plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique
+sur tous les mortels, et de faire
+sentir, quand il nous plaît, à ces petites
+créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou
+de prolonger leurs jours! Allons, mes
+s&oelig;urs, secondez-moi; je suis en train de
+faire de la besogne. Je vous vois toutes
+deux dans la même disposition.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous auriez tort d'en douter.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que de gens vont passer le pas
+après ces mahométans!</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un autre paquet de
+fils</i>. Autre paquet de guerriers que je vous livre.
+Ce sont deux autres armées qui s'observent
+sur les bords du Pô avec une vigilance
+infatigable, qu'une fureur égale
+anime, et qui brûlent d'impatience d'en
+venir aux mains.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Il faut qu'elles se satisfassent.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'en vais exterminer
+un grand nombre de part et d'autre.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Vous venez d'abattre bien des
+Français et des Piémontais.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Et encore plus d'Allemands.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant deux écheveaux</i>.
+On assiége en Allemagne une place importante:
+outre une nombreuse garnison
+qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible,
+enfle ses eaux, et par des débordements
+affreux semble vouloir noyer
+les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent
+d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter:
+ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne,
+et les assiégés se préparent à les repousser.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des deux
+écheveaux</i>. Détruisons plus d'assiégeants
+que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas
+que la place ne se rende au premier jour:
+c'est un de nos arrêts.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, mais ajoutons, s'il vous
+plaît, que les assiégeants perdront une tête
+dont la perte sera plus grande pour eux
+que celle de la ville pour les assiégés.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre écheveau</i>.
+Tranchez cet écheveau, vous ferez périr
+d'un seul coup cent cinquante tant matelots
+que soldats et passagers qui sont dans
+un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique.
+Une horrible tempête vient de s'élever: les
+vents qui sifflent et les flots qui mugissent
+font trembler les rivages voisins. Le
+bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va
+couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme!
+aussi bien les hommes qu'il porte ne sont
+bons qu'à noyer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je demande grâce pour un
+jeune bel esprit Français qui se trouve parmi
+les passagers: qu'il se sauve sur une
+planche, et gagne les côtes d'Albanie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Soit.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Hé bien, il se sauvera, puisque
+vous le souhaitez; il ira se faire circoncire
+à Constantinople, où six mois après il sera
+empalé, pour avoir parlé avec irrévérence
+du grand prophète des musulmans.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je n'ai voulu le sauver du naufrage
+que pour le faire traiter ainsi par les
+Turcs.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Puisque vous êtes si bien intentionnée
+pour ce bel esprit, qu'il échappe
+donc à la fureur des eaux, et que tous les
+autres deviennent la pâture du poisson.
+Nous régalons si souvent de semblables
+mets les habitants aquatiques, que je ne
+sais si les hommes mangent plus de poissons
+que les poissons ne mangent d'hommes.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant tout l'écheveau à un fil
+près</i>. Les monstres marins vont faire bonne
+chère.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un autre écheveau</i>.
+Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable
+tremblement de terre se fait sentir
+dans ce moment dans une ville d'Italie;
+toutes les maisons s'ébranlent, et la terre
+s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux
+mortels qui les habitent. Combien ferons-nous
+périr de citoyens?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Deux mille seulement. Quelque
+plaisir que nous prenions à massacrer les
+hommes, nous devons mettre des bornes à
+notre fureur; autrement le genre humain
+finirait bientôt.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Vous ne pensez pas à ce que
+vous dites, Clotho. Quand nous donnerions
+aujourd'hui la mort à deux cent
+mille personnes, ce ne serait pas une nuit
+de Londres, de Paris et de Pékin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Atropos dit la vérité. Exerçons
+hardiment la puissance que nous avons sur
+les humains. Malgré la vaste étendue des
+mers et les espaces immenses de terre qui
+séparent les peuples, nous allons des uns
+aux autres en un clin-d'&oelig;il: en un mot,
+nous avons l'univers sous nos yeux; nous
+voyons tout ce qui s'y passe; immolons
+sans miséricorde ceux que nous voudrons
+ôter du monde.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un gros paquet de fils</i>.
+Voici les fils des habitants de la ville de
+Mexique, où règne une maladie contagieuse:
+nous retranchâmes hier du nombre
+des vivants mille de ces malheureux; faisons-en
+mourir aujourd'hui quinze cents,
+non compris quelques Espagnols qui, par
+nécessité, ont épousé des Mexicaines, et
+qui aiment mieux vivre misérablement
+dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner
+dans l'ancienne sans avoir fait
+fortune.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des fils</i>.
+Que ces Espagnols sont glorieux!</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un nouvel écheveau</i>.
+Ce petit écheveau contient les fils
+de cinquante Indiens du Pérou qui se
+sont assemblés sur une montagne haute
+et pointue, pour y célébrer la mémoire de
+leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous
+opposons point à leur courageuse résolution:
+ils ont pour témoins de l'action immortelle
+qu'ils vont faire plus de dix mille
+spectateurs qui sont accourus là pour les
+voir et les admirer. Ces cinquante victimes
+ont déjà chanté des vers à la louange de
+leur Inca: ils ont fait entendre les tristes
+sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent
+dans une humeur noire; ils vont se dévouer
+à la mort, et se précipiter du haut
+en bas, pour aller dans l'autre monde
+rendre service à leur prince.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé l'écheveau</i>.
+Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens;
+en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols,
+en faisant la conquête de leur pays,
+les traitassent un peu plus humainement
+qu'ils n'ont fait.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un petit paquet de fils</i>.
+Jupiter va lancer sa foudre auprès de
+Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire
+anglais. Tout l'équipage, par des
+actions impies et barbares, s'est attiré la
+colère des dieux: le tonnerre tombe en
+cet instant sur l'endroit du navire où sont
+les poudres; le bâtiment saute en l'air
+avec tous les hommes qui sont dessus.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'ils aillent joindre
+Ajax dans les enfers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un écheveau</i>. Vous
+voyez soixante-quinze religieux mendiants
+assemblés dans un chapitre général qui se
+tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne:
+ceux qui sont nobles d'origine
+disent que les premières dignités de leur
+ordre appartiennent de droit aux moines
+gentilshommes: les roturiers prétendent
+y avoir part, et proposent qu'on rende les
+dignités alternatives. C'est la querelle des
+patriciens et des plébéiens. Les révérends
+pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus,
+et vont finir leurs débats à coups de
+bâton: ils tirent de dessous leurs robes
+des gourdins dont ils sont armés, et les
+voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous
+qu'il en demeure sur le carreau?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quinze: savoir, dix simples religieux,
+trois gardiens, un provincial et un
+définiteur.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé</i>. L'affaire en
+est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce n'est pas trop pour un combat
+capitulaire de moines bas-bretons.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tenant plusieurs fils</i>. Nouvelle
+opération pour nous.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. De qui sont ces fils que vous
+tenez?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. De quatre Allemands qui font la
+débauche à Strasbourg avec deux comédiennes
+françaises; depuis vingt-quatre heures
+qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents
+bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se
+soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous
+crever tous?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non pas, s'il vous plaît: passe
+pour les hommes: à l'égard des femmes,
+qu'elles n'en soient pas même incommodées,
+car elles doivent recommencer demain
+sur nouveaux frais, avec deux officiers
+de la garnison qui leur donnent à souper;
+je suis bien aise que cette partie se fasse.
+Vous souvient-il, mes s&oelig;urs, que nous
+avons filé à ces deux demoiselles des jours
+bien agréables.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh qu'oui, je m'en souviens.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi pareillement: à telle enseigne
+que nous avons décidé qu'elles iront
+toutes deux à Paris, où elles feront différemment
+leur fortune: l'une abandonnera
+sa profession, pour se rendre esclave d'un
+riche galant qui la traitera à la turque, la
+tiendra prisonnière dans un appartement
+magnifique, où elle ne verra que son geôlier
+et ses guichetiers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Effectivement, tel a été notre
+décret.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. J'ai oublié ce que nous avons
+ordonné de sa compagne.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sa compagne, plus heureuse,
+jouira d'une entière liberté, brillera sur la
+scène, se nippera suivant le goût de quelques
+seigneurs généreux, et amassera beaucoup
+d'espèces; mais une vie si délicieuse
+ne sera pas de longue durée. Cette actrice,
+à la fleur de son âge, disparaîtra subitement:
+nous la déroberons d'un coup de ciseau
+aux applaudissements du public; et
+malgré tout son bien, ses funérailles seront
+aussi modestes que celles d'une de ses pareilles
+seront superbes, presque dans le
+même temps, chez un peuple voisin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce peuple-là fait trop d'honneur
+au talent dramatique, et les Français
+n'en font point assez. Les génies des nations
+sont différents, comme vous voyez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Cette
+petite botte de fils parisiens va nous amuser
+quelques moments.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que vous me faites du plaisir,
+ma chère Clotho, en m'apportant ces fils!
+Je suis charmée quand j'expédie des habitants
+de Paris.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et c'est ce qui nous arrive tous
+les jours.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vous livre d'abord ce philosophe
+chimiste, qui, se voyant parvenu à
+son quatorzième lustre, a rompu tout commerce
+avec ses amis, et s'est renfermé dans
+son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne
+veut plus voir personne qu'une gouvernante
+qui a soin de lui depuis trente ans:
+il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se
+porte à merveille, il se tient toujours au lit
+comme un malade qui se croit près de sa
+fin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce pauvre philosophe s'est
+brûlé le cerveau en faisant ses opérations
+chimiques.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant le fil</i>. Puisque la vie
+n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux
+bien par pitié l'en délivrer.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un autre fil de l'écheveau</i>.
+Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de
+peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant
+toujours trouvé dans l'indigence, a depuis
+peu enterré son frère qui lui a laissé deux
+cent mille francs en bonnes espèces. Peu
+s'en est fallu que la joie de recueillir une
+si riche succession ne lui ait troublé l'esprit,
+et il serait moins à plaindre qu'il n'est
+si ce malheur lui était arrivé.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. D'où vient donc...?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit
+faire de son argent: la crainte de le mal placer
+l'agite sans cesse; il n'a pas un moment
+de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un
+garçon bien embarrassé.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais par charité
+mettre fin à son embarras.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>souriant et tirant un fil du
+même écheveau</i>. Quelle bonté! il faut que je
+vous fournisse encore une occasion de faire
+une action charitable.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je ne la laisserai pas échapper.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est trop laisser languir ce bon
+chanoine octogénaire qui, sans compter
+l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au
+genou droit, et une sciatique à la cuisse
+gauche. Guérissons-le radicalement de tous
+ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune
+utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans
+que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Véritablement, on voit comme
+cela dans le monde d'antiques figures dont
+on n'a pas tort de nous reprocher la trop
+longue existence. C'est un défaut d'attention
+dont nous devons nous corriger.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Corrigeons-nous-en donc, ne
+faisons point de quartier à la décrépitude.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Faites
+donc main-basse sur ce vieux professeur de
+l'université qui, depuis plus de soixante
+ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur
+de les user. C'est un pédant entêté des anciens.
+Il est tombé malade; et comme il
+croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie,
+il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui
+me console en mourant, c'est de n'avoir jamais
+lu aucun auteur moderne.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>riant</i>. La plaisante consolation.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'il meure donc content,
+ce fidèle partisan de l'antiquité.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>.
+Voici encore trois mortels qui sont cause
+qu'on crie après nous tous les jours, et que
+nous semblons en effet avoir entièrement
+mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui
+ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions
+ordinaires: un avocat qui ne peut
+plus employer son éloquence à soutenir
+l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue
+plus de malades; et un bon père capucin
+qui ne peut plus sortir de son couvent pour
+aller dîner en ville.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Faisons promptement disparaître
+ces vénérables personnages.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. C'est
+leur faire plaisir que d'abréger une vie
+triste.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Ce fil délié
+attend de nous la même grâce: c'est le
+tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse,
+fort avancée dans sa carrière. Nous lui
+avons filé une vie longue et sans traverses;
+mais la bonne dame est une dévote qui s'aime
+et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu
+de laisser tranquillement ses charmes tomber
+en ruine, elle en pleure tous les matins
+la perte à sa toilette, en se regardant dans
+son miroir. Je suis d'avis que nous terminions
+le cours de sa vie, pour prévenir le
+désespoir où elle serait bientôt de se voir
+décrépite.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'y consens; épargnons-lui
+ce chagrin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, J'opine aussi pour qu'on lui
+rende ce service. Il faut avouer qu'il y a
+des moments où nous sommes tout à fait
+obligeantes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant deux fils</i>. Ces deux
+fils féminins méritent aussi un coup de ciseau.
+Ce sont deux vieilles extravagantes;
+l'une est veuve, et l'autre fille. La première
+a fait la folie de se dépouiller de tous ses
+biens pour établir avantageusement ses
+enfants, qui, par reconnaissance, la laissent
+manquer de tout. La dernière, née tendre
+et généreuse, se trouve sans biens et sans
+adorateurs, après avoir pendant cinquante
+ans soudoyé des cadets.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>d'un air railleur</i>. Je plains ces
+deux pauvres créatures.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant les deux fils</i>. Cessez
+de les plaindre, elles ne vivent plus.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Donnez
+promptement un passe-port pour les enfers
+à ce vieux goutteux de banquier en cour
+de Rome: vous comblerez par-là les v&oelig;ux
+de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience
+de se voir en état de faire remplir sa place
+par un gros chantre dont elle apprend la
+musique.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Il faut la satisfaire;
+mais je crois qu'elle aurait un peu moins
+d'empressement à convoler en secondes
+noces, si elle savait que son maître à chanter
+doit changer de note dès qu'il sera devenu
+son mari.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Purgeons la
+terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux
+tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède
+à présent vingt bonnes mille livres de
+rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa
+vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous
+l'avons doué le jour de sa naissance. Bien
+loin de faire part de ses richesses aux pauvres,
+il se plaît à thésauriser. Il est si attaché
+à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir
+de les compter tous les soirs et de les baiser
+l'un après l'autre en les remettant dans
+son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois,
+du produit de ses messes; et il est
+si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même
+en entendre.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Voilà qui est fini,
+il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont
+être partagés entre deux ou trois héritiers
+que, par avarice et par orgueil, il n'a pas
+voulu voir pendant sa vie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span> <i>va prendre un nouveau fil
+qu'elle apporte</i>. Parmi les vieillards qui
+vivent encore par notre négligence, j'en
+aperçois un qui s'attire ma compassion.
+C'est un religieux que ses confrères tiennent
+depuis trente années enfermé dans
+un cachot noir, où ils le nourrissent si
+sobrement, qu'il n'a plus que la peau et
+les os.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Une pénitence si rude suppose
+qu'il a commis quelque grand crime.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quelque grande que soit sa
+faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il
+a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans
+qu'il s'efforce en vain tous les jours de
+fléchir sa communauté par des prières et
+par des larmes. Il n'implore plus que
+notre secours: faisons voir que nous
+avons moins de dureté que les moines.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span> <i>coupe le fil</i>. Prêtons-lui donc
+notre assistance.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un autre fil</i>.
+Payons en même temps les dettes d'un
+vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté
+par une foule importune de créanciers.
+Comme sa grandeur n'a point d'autres
+revenus que ceux de son évêché, qui ne lui
+rapporte que cinquante mille livres par
+an, elle a été obligée d'emprunter de
+toutes parts pour mieux soutenir la
+dignité de prince de l'Église. On veut
+aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des
+délégations qui le réduiraient à vivre
+bourgeoisement.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Bourgeoisement! ah, quel
+affront on veut faire à un prélat! Il faut
+le lui épargner. Envoyons monseigneur
+dans les champs qu'habitent les ombres
+heureuses. (<i>Elle coupe le fil.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Bon; qu'il aille dans ce
+charmant séjour, pourvu que messieurs
+les juges ne lui fassent pas prendre la
+route du Tartare pour venger ses créanciers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un nouveau fil</i>.
+Il me vient une maligne envie que je veux
+satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a
+deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont
+il est idolâtre, d'une charge fort honorable;
+et pour faire tomber sur lui tout son
+bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime
+point, à se jeter dans un couvent. Ce
+cadet, pour obéir à son père, a pris le
+froc sans vocation; et après avoir fait des
+v&oelig;ux qui le lient, il vient d'apostasier.
+Pour punir le vieillard d'avoir fait un
+mauvais moine, tranchons les jours de son
+fils aîné, qui n'a point d'enfants.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Cela n'est pas mal
+imaginé: c'est en effet le moyen de
+mortifier le père; il aura le chagrin
+d'avoir, pour enrichir un de ses fils,
+causé inutilement le malheur de l'autre.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et de penser que ses collatéraux,
+qu'il hait et ne voit point, vont
+devenir ses héritiers. <i>Lachesis et Clotho
+prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos
+coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.</i></p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'ai aussi mes fantaisies, moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qui vous empêche de les
+contenter?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>.
+Point de miséricorde pour ces trois fils retors
+que j'abandonne à votre ciseau. Ce
+sont deux Normands et une aventurière de
+Gascogne: ils ont quitté leur pays pour
+aller chercher fortune à la bonne ville de
+Paris, mère nourrice des cadets de ces deux
+nations. Un de ces Normands, après avoir
+pris la livrée d'un fermier général, et passé
+par les emplois qui y sont attachés, est
+devenu le seigneur du village où il est né.
+L'autre, qui a fait ses études dans la ville
+de Caen, a mis son latin à profit, en se
+glissant chez un gros collateur, dont il a
+trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper
+deux bénéfices considérables; et la
+Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est
+fait un petit fonds de cinquante mille écus
+des deniers des trois états.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. Puisque
+vous le voulez, le seigneur de village,
+l'aventurière et le bénéficier vont se rendre
+dans un instant à la redoutable prairie<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>
+où Æacus les attend pour les interroger.
+Je crois que ce juge n'aura pas besoin de
+Minos pour savoir s'il doit les condamner
+à prendre le chemin du Tartare.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a>
+<a href="#FNanchor_4">
+<span class="label">[4]</span></a> Platon, dans le <cite>Gorgias</cite>, dit qu'Æacus et Rhadamante
+rendaient leurs arrêts dans une prairie
+où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au
+Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction
+d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de
+Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait
+des difficultés que ces deux juges ne pouvaient
+résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre
+d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.</p>
+
+<p>Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en
+deux parties.</p>
+</div>
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un fil à couper</i>. Délivrons
+le genre humain de cet abbé prodigue
+qui ne peut vivre avec soixante
+mille livres de rente, qui s'endette de tous
+côtés, qui friponne le tiers et le quart, et
+qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent
+rend capable de tout. Sa bourse, comme
+le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt
+qu'elle est remplie. Si tous les rois de la
+terre lui voulaient envoyer leurs revenus,
+il viendrait à bout de les dépenser.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>se hâtant de couper</i>. Ah, quel
+bourreau d'argent! il ne mérite pas de
+voir le jour.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant un nouveau fil</i>.
+Point de pardon pour ce plaideur extravagant.
+Sa partie est une femme qui a été
+sa maîtresse pendant vingt années pour
+le moins; il l'a depuis peu épousée, et il
+plaide en séparation.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Quel fou!</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Finissons
+les divisions qui règnent dans la famille
+d'un marchand injuste et capricieux;
+quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il
+ne veut pas que ses deux fils se mêlent de
+ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant
+bien mieux que lui.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil du père</i>.
+Je vais mettre d'accord le père et les
+enfants.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>offrant un autre fil</i>. Coupez
+ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des
+plus patelins qu'il y ait dans le séminaire:
+l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé
+à une abbaye considérable; il a déjà
+envoyé son argent à Rome pour payer ses
+bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître
+monsieur l'abbé avant qu'elles
+arrivent.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil</i>. Il n'aura pas
+le plaisir de les voir.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil et riant</i>.
+Un gros cochon d'homme gourmand rêve
+qu'il est à table, et se réveille en sursaut;
+il sonne une clochette pour appeler son
+cuisinier, et lui ordonner de lui préparer
+pour son dîner les mets qu'il vient de voir
+en dormant: ayons la malice de priver ce
+gourmand du plaisir de faire ce repas.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Vous voilà satisfaite.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Ces
+fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres
+pareils honnêtes gens, qui sortent des
+prisons de Londres pour aller subir le
+châtiment auquel ils ont été condamnés
+par la justice. L'étonnante nation! Ces
+criminels se rendent d'un air tranquille au
+lieu de leur supplice.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant l'écheveau</i>. Oh! les
+Anglais sont des hommes bien résolus; ils
+quittent pour la plupart sans regrets la
+vie, et ne craignent pas la maison de
+Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a
+point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou
+tard cesser de vivre, il leur soit indifférent
+de mourir aujourd'hui ou demain.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Attendez, mes chères s&oelig;urs:
+je fais une réflexion. Nous sommes trop
+bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons
+que des sujets insensés, inutiles ou incommodes
+dans la société civile: à quoi pensons-nous
+donc? Est-ce ainsi que les
+Parques, qui ne sont pas moins cruelles
+que les Euménides, doivent s'occuper?
+On dirait, à voir le choix que nous faisons
+de nos victimes, que nous cherchons à paraître
+équitables aux yeux des hommes; il
+semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent
+nos actions, comme si nous
+nous mettions en peine de leurs plaintes
+et de leurs murmures.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Le reproche est juste. Nous
+faisons des destinées une espèce de chambre
+de justice; nous n'y songeons pas
+effectivement: frappons des coups moins
+mesurés; baignons-nous dans le sang
+humain; que l'on nous reconnaisse à la
+malice et à la barbarie de nos opérations.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ces sentiments me charment.
+Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des
+mortels les plus respectés sur la terre, et
+soyons insensibles à la douleur que nous
+allons causer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous pouvez compter sur notre
+fermeté.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un fil d'un nouvel écheveau</i>.
+Le beau coup à faire, ma chère Atropos!
+remplissons d'étonnement l'Europe et
+l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre
+digne de nous: ôtons la vie et la couronne
+à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à
+ses peuples de si belles espérances: il a jeté
+les yeux sur une princesse de sa cour, et il
+se dispose à la faire monter sur le trône:
+tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie
+se fera demain si nous l'avons pour
+agréable; mais prenons plaisir à tromper
+l'attente de ce jeune monarque: changeons
+l'appareil de ses noces en funérailles; répandons
+la consternation dans son palais,
+et divertissons-nous de la tristesse de ses
+plus chers courtisans.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. L'affaire en sera bientôt
+faite: le fil de la vie d'un souverain n'est
+pas plus difficile à couper qu'un autre.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Une jeune
+et charmante princesse, qui fait l'ornement
+d'une des plus belles cours de l'univers, est
+malade: elle est environnée de médecins
+qui se flattent qu'ils la guériront; mais
+rendons leurs espérances vaines, comme
+nous faisons le plus souvent dans les maladies
+aiguës.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais lui porter le
+coup mortel, sans être touchée des larmes
+du prince son époux, qui se désespère au
+pied de son lit, ni des lamentations des
+femmes qui sont autour d'elle.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. A cette inhumaine et noble fermeté,
+je reconnais ma s&oelig;ur. Courage,
+Atropos; après les deux expéditions que
+vous venez de faire, je ne crains pas que
+vous refusiez de prêter la main à celle-ci.
+(<i>Elle lui présente un fil.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'est-ce que ce fil?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est celui d'un général d'armée,
+d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes
+les qualités des héros: faites-lui sentir
+votre ciseau au milieu de ses troupes; vous
+trancherez une vie que le fer et le feu respectent
+depuis soixante-dix ans.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Nous lui avons filé
+tant de jours glorieux, qu'il doit mourir
+content.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Main
+basse, main basse sur cet illustre magistrat,
+qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé,
+fort estimé et des plus éclairés.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>d'un air étonné</i>. Vous n'y faites
+pas réflexion, Lachesis?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pardonnez-moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous ferons mal notre cour à
+ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants
+un de ses plus zélés sacrificateurs.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Coupez, coupez toujours à bon
+compte. Thémis nous grondera d'abord;
+ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons
+que les Parques n'épargnent
+personne, et que d'ailleurs ce magistrat
+qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh! Thémis se contentera de
+ces raisons... (<i>Elle coupe le fil.</i>)... Voilà
+notre magistrat dépouillé du pouvoir de
+juger les autres: il va paraître lui-même
+devant les juges des enfers, et entendre prononcer
+son arrêt.</p>
+
+
+<h3>SÉANCE DEUXIÈME</h3>
+
+<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sauf votre meilleur avis, mes
+s&oelig;urs, je juge à propos que nous nous reposions
+un peu.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Que dites-vous, Clotho? Est-ce
+que nous sommes faites pour le repos?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non; mais nous nous délassons
+en changeant de travail. Ainsi, pour
+quelques moments, cessons de couper des
+fils; commençons à nous servir de la quenouille.
+Le plaisir de filer les aventures
+des enfants qui naissent est celui qui a le
+plus de charmes pour moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vous dirai la même chose,
+quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Nous sommes donc d'accord
+toutes trois: filer est mon occupation favorite;
+aussi suis-je chargée de tourner le
+fuseau. Allons, mes petites, apportez vite
+les paniers où sont nos filasses blanches et
+nos filasses noires; arrangez autour de moi
+tous les vases où je trempe ordinairement
+le bout de mes doigts quand je file, et qui
+contiennent diverses liqueurs, dont les
+unes communiquent aux hommes les vices,
+et les autres les vertus.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un vase</i>. Voici déjà
+un des vases où vous mettez le plus souvent
+la main; c'est celui de la volupté.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux vases</i>. Et voilà
+les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y
+trempez pas moins souvent les doigts.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un autre vase</i>. Vous
+voyez celui dont la liqueur a été puisée
+dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins
+et les autres mauvais hommes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux nouveaux vases</i>.
+Ces vases sont ceux du mensonge et de la
+trahison. (<i>Atropos et Clotho apportent tous
+les vases des passions, des vices et des
+vertus, et les arrangent autour de Lachesis.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>regardant de tous côtés</i>. Je ne
+vois point ici les vases de la douceur et de
+la beauté.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ils sont l'un et l'autre à votre
+main gauche.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ah! oui, oui, je les démêle...
+(<i>Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque
+chose</i>)... Que cherchez-vous, Clotho?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je cherche un vase que je ne
+trouve point; on dirait que nous ne l'avons
+plus.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Quel vase est-ce donc?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui de la chasteté.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je sais où il est; mais nous
+n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui:
+il ne faut pas nous en servir tous les
+jours; nous ne pouvons assez le ménager:
+nous avons dans les premiers temps du
+monde fait une si grande consommation
+de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à
+peine nous en reste-t-il pour faire des filles
+religieuses.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons-nous-en donc, ainsi
+que du vase de l'humanité: il est encore
+bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous
+fort soigneusement; nous ne nous
+en servons presque plus, même quand
+nous faisons des moines.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ça, filons... mais attendez: il
+nous manque encore quelque chose.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quoi?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Le petit panier où il y a des
+fils d'or et des fils de soie. La fantaisie
+peut nous prendre aujourd'hui de rendre
+quelque mortel heureux.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est une fantaisie que nous
+avons bien rarement.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un petit panier de
+fils d'or et de soie</i>. Si par hasard cette
+envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Filons donc présentement
+les destinées des enfants qui vont naître.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Il en est déjà né plusieurs
+depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il
+vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du
+grand-seigneur, un prince dont la sultane
+favorite est accouchée; commençons par-là.
+(<i>Elle tire la filasse pour filer.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant</i>. Arrêtons, statuons et
+ordonnons que la vie de ce prince naissant
+soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance
+dans le sein de son père et de sa mère,
+et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses,
+l'amour dont il est le doux fruit.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Marquez, Lachesis, marquez
+par quelques nuances noires l'affreux
+péril dont je veux qu'il soit menacé avant
+qu'il ait atteint sa sixième année. Les
+janissaires, si redoutables à leur maître,
+se révolteront contre le gouvernement,
+déposeront le père du jeune prince, et
+mettront sur le trône le frère du sultan
+déposé. Le nouvel empereur d'abord sera
+tenté de suivre les maximes sanguinaires
+de ses prédécesseurs, et de faire étrangler
+son neveu; mais il ne succombera point
+à une si cruelle tentation; au contraire,
+il concevra pour lui l'amitié la plus forte,
+et prendra autant de soin de son éducation
+que s'il était son propre fils.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutons à cela, je vous prie,
+que le jeune prince demeurera pendant un
+grand nombre d'années dans le sérail;
+après quoi, par une nouvelle révolution,
+qui coûtera la vie à plus de soixante mille
+musulmans, son oncle sera déposé à son
+tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra
+donc la place de son père, qui sera mort;
+et, usant aussi d'humanité, il épargnera
+le sang de sa famille.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je souscris à ces décisions.
+Qu'elles soient des arrêts irrévocables des
+Parques. Passons à un autre enfant.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Doucement, ma s&oelig;ur. D'où
+vient qu'en filant la vie de ce prince
+nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage
+de nos vases? C'est pour en faire sans
+doute un prince sans vices et sans vertus.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Hé bien, ce ne sera pas le
+premier que nous aurons fait de ce caractère-là.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'en demeure d'accord; mais
+donnez-lui du moins une dose raisonnable
+de volupté; voulez-vous qu'il vive dans
+son sérail comme un chartreux dans sa
+cellule?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>souriant, et trempant ses
+doigts dans le vase de la volupté</i>. Non,
+vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire
+là un pauvre sultan.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons de Constantinople à
+Pékin. Nous venons de régler les principaux
+événements de la vie d'un prince
+turc, filons présentement le sort d'une
+princesse née depuis un quart-d'heure au
+palais de l'empereur de la Chine; c'est la
+cinquième fille de ce grand monarque. La
+mère de cette princesse est une des trois
+concubines de la seconde classe<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a>, et la
+même qui, l'année dernière, accoucha
+d'un prince que Sa Majesté chinoise doit
+un jour choisir pour son successeur. Nous
+avons, comme vous savez, doué l'enfant
+mâle de toutes les inclinations de son père,
+surtout d'un grand attachement aux cérémonies
+de la secte des bonzes, avec une
+extrême curiosité d'apprendre des choses
+qu'il ne convient guère aux rois de savoir:
+quelles qualités jugez-vous à propos
+de donner à la femelle?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a>
+<a href="#FNanchor_5">
+<span class="label">[5]</span></a> Les femmes de l'empereur de la Chine sont
+divisées en six classes. La première n'est que de la
+reine son unique épouse. Il y a dans la seconde
+classe trois concubines; dans la troisième, neuf;
+dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième,
+dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.</p>
+
+<p>M. Le Gentil, dans son <cite>Voyage autour du monde</cite>.</p>
+</div>
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. De bonnes et de mauvaises.
+Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec
+des pieds si petits<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> qu'elle ne puisse se
+soutenir dessus; mais qu'elle ait des
+moments de caprice et d'humeur noire
+qui fassent enrager les femmes qui sont
+auprès d'elle.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a>
+<a href="#FNanchor_6">
+<span class="label">[6]</span></a> Les Chinoises s'estropient le plus souvent à
+force de vouloir avoir les pieds petits.</p>
+</div>
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir mis la main dans
+les vases du caprice et dans les vases
+de l'esprit et de la beauté</i>. Cette princesse,
+je vous assure, sera bien difficile à
+servir.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. De la fille d'un empereur, daignerez-vous
+descendre à deux enfants du
+commun?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Hé pourquoi non? Est-ce que
+tous les hommes ne sont pas égaux pour
+nous?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Sans doute. A mesure qu'ils
+naissent, nous devons sans distinction
+filer leurs aventures.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous sommes encore à la
+Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy
+vient d'enfanter deux garçons à la fois.
+Leur père, qui vit dans l'indigence, se
+voyant hors d'état de les bien élever,
+s'attendrit sur leur misère, et, poussé par
+une cruelle compassion, il est tenté de les
+aller noyer dans la mer.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il croit à la métempsychose,
+et qu'il espère qu'à la première transmigration
+les âmes de ses enfants animeront
+des corps plus heureux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Arrachons ces jumeaux à la
+barbare pitié de leur père.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Volontiers; faisons-les adopter,
+l'un, par un officier du mandarin qui
+connaît des affaires civiles dans la province;
+l'autre, par un marchand de soie
+crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants
+ni de sa femme, ni de ses concubines, aura
+recours à cette adoption, dans la vue
+d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque
+aux sacrifices domestiques, et brûle de
+petits morceaux de papier doré devant les
+âmes de leurs aïeux.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'admire la pieuse tendresse de
+ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils
+ont beau croire la mortalité de l'âme ou la
+métempsychose, cela ne les empêche pas
+d'aller toujours leur train, et de s'imaginer
+que les esprits de leurs défunts parents voltigent
+autour des tablettes où leurs noms
+sont gravés en lettres d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Rien ne prouve mieux le
+pouvoir que la coutume a sur les hommes.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que deviendront nos jumeaux
+adoptés?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui que l'officier du mandarin
+aura fait son héritier s'adonnera de tout
+son c&oelig;ur aux sciences, et son père adoptif
+aura la satisfaction de le voir parvenir au
+degré glorieux de licencié.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts
+dans les vases des sciences</i>. Trois ans
+après, notre petit brodeur obtiendra une
+place honorable dans le collége des docteurs
+qui écrivent les annales de l'empire chinois,
+et sont chargés du soin de recueillir
+les lois, tant anciennes que modernes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Dans la suite il sera tiré de ce
+collége: il deviendra précepteur du prince
+aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne
+sera qu'un enchaînement d'honneurs et de
+plaisirs.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Comme il nous a pris fantaisie
+de faire un sujet vertueux et fortuné de cet
+enfant, faisons aussi par caprice un fripon
+et un malheureux de son frère. C'est
+ce que nous faisons tous les jours.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous me prévenez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est ce que j'allais vous proposer.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>souriant</i>. Dans la disposition
+où nous sommes toutes trois, nous allons
+faire un aimable garçon... Allons, Lachesis,
+mettez d'abord la main dans tous
+les vases des vices. Il s'agit ici de former
+un mortel qui soit capable de tout.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts
+dans plusieurs vases</i>. Vous pouvez, mes
+s&oelig;urs, ordonner présentement de ce garçon
+tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste
+que je viens de lui donner les dispositions
+nécessaires à bien jouer dans le
+monde les personnages que vous voudrez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ces bonnes semences qu'il reçoit
+de votre main bienfaisante vont germer
+à vue d'&oelig;il: il fera mille espiégleries
+dans son enfance. Le marchand de soie
+crue, après avoir en vain mis en usage tous
+les châtiments pour le corriger, l'abandonnera.
+Le jeune homme, suivant ses mauvaises
+inclinations, tombera bientôt entre
+les mains de la justice, qui se contentera de
+le punir, pour la première fois, en lui faisant
+appliquer sur les fesses cinquante
+coups de canne de bois de bambou, ce
+qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera
+condamner aux galères pour trois ans;
+après quoi il ira se présenter aux bonzes
+de la pagode qui est auprès de la ville de
+Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et
+lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être
+de leur secte.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oh! puisqu'il doit devenir
+bonze, il faut que je lui donne l'esprit de
+son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans
+le vase de l'hypocrisie... (<i>Elle met la main
+dans le vase de l'hypocrisie.</i>)... Il ne lui
+manque à présent aucune des vertus qu'ont
+ces vénérables solitaires.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avant que les bonzes l'initient
+à leurs mystères, ils lui laisseront croître
+la barbe et les cheveux pendant l'espace
+d'une année entière, lui feront porter une
+robe déchirée, et l'obligeront d'aller de
+porte en porte chanter les louanges de
+Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne
+mangera rien que des herbes et des fruits.
+Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil;
+et quand il n'y pourra résister, un de
+ses confrères, chargé du soin de le réveiller
+à coups de bâton, s'en acquittera fort
+exactement. Après un si doux noviciat, il
+endossera une longue robe grise: on lui
+mettra sur la tête un bonnet de carton sans
+bords et doublé d'une toile noire; ensuite
+tous les bonzes entonneront des hymnes
+dont personne n'entendra le sens, et
+leur chant, accompagné de petites clochettes,
+fera une espèce de charivari assez réjouissant.
+Enfin la cérémonie de la réception
+de ce nouveau bonze finira par un
+repas où il y aura plus d'abondance que de
+délicatesse, et où tous les confrères boiront
+à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>à Clotho</i>. Est-ce là tout ce que
+vous voulez ordonner qu'il arrive à ce
+pieux Chinois?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est ce que je vais faire. Quinze
+ans après avoir été reçu bonze de la façon
+que vous venez de dire, il se verra supérieur
+de la pagode. Alors il édifiera le public
+par l'éclat d'une aventure dont il sera le
+héros, et qui fera beaucoup de bruit dans
+toutes les provinces de la Chine.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je suis curieuse de savoir quel
+doit être ce grand événement dont vous
+prétendez embellir l'histoire de ce bonze.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi tout de même.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Le voici. La fille d'un docteur
+chinois, suivie de deux jeunes servantes,
+passera un jour devant la pagode, dont la
+porte sera ouverte; elle y entrera pour
+faire sa prière; n'apercevant personne,
+elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole,
+où elle se mettra dévotement à genoux.
+Notre supérieur, caché dans un endroit
+d'où il pourra tout voir sans être vu, la
+regardera; et la trouvant fort à son gré,
+il ira promptement chercher ses compagnons,
+auxquels il ordonnera d'enlever ces
+trois femmes.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et cet ordre apparemment
+n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera
+brusquement exécuté?</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Assurément. Le docteur, étonné
+de ne plus voir sa fille, et fort en peine de
+savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de
+perquisitions qu'il apprendra que les bonzes
+l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera
+aussitôt au général des Tartares de la province,
+et se plaindra du ravissement de sa
+fille. Le général, prompt à rendre justice,
+se transportera d'abord à la pagode avec le
+docteur, et demandera les personnes enlevées.
+Les bonzes répondront que Foë est
+devenu amoureux de la maîtresse, et l'a
+fait enlever avec ses deux suivantes. Le
+supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que
+Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements
+la fille du docteur, le comble
+de gloire, lui et toute sa famille; mais le
+général tartare, sans s'arrêter aux fables
+des bonzes, visitera lui-même tous les réduits
+de sa maison et du jardin. Il entendra
+des voix confuses qui sortiront d'une
+grotte percée dans un rocher; il fera abattre
+une porte de fer qui fermera l'entrée, et
+trouvera dans ce lieu souterrain la fille du
+docteur avec plusieurs autres compagnes de
+son infortune. Elles seront toutes rendues à
+leurs familles, et l'on mettra, par ordre du
+général, le feu aux quatre coins de la pagode,
+qui sera réduite en cendres avec ses
+infâmes ministres<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a>
+<a href="#FNanchor_7">
+<span class="label">[7]</span></a> M. Le Gentil dit dans son <cite>Voyage autour du
+monde</cite> que les missionnaires qui étaient de son
+temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure
+était arrivée dans une pagode.</p>
+</div>
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Lachesis</i>. Que vos doigts se
+préparent à filer les jours d'une fille qui
+prend naissance en ce moment dans l'Amérique
+méridionale. Une Portugaise naturelle
+du Brésil donne une héritière à son
+époux, qui est un des plus riches maîtres
+de plantations qu'il y ait dans la ville de
+San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant,
+faisons-en une petite Lucrèce.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Fi donc, Clotho, vous plaisantez
+apparemment; ce serait bien déplacer
+la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine
+d'aller chercher le vase qui donne cette
+vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la
+prière de Minerve ou de Junon. Une fille
+sage en Guinée y paraîtrait un phénomène
+nouveau... (<i>Elle trempe le bout de ses
+doigts dans les vases de la beauté et de la
+volupté</i>)... Contentons-nous de rendre celle-ci
+parfaitement belle. Pour cet effet, je
+veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le
+nez fort écrasé, une très-grande bouche et
+de très-petits yeux. Quand elle aura quinze
+ans, elle sera l'idole des Portugais du
+Brésil.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>riant</i>. Ah! ah! ah! je ne puis
+m'empêcher de rire, en voyant Lachesis
+mettre la main dans le vase de la beauté
+pour faire une pareille créature, qui serait
+un monstre pour les Européens.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, comme un teint de lis et
+de roses, une petite bouche vermeille et
+deux grands yeux bien fendus paraîtraient
+bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Véritablement, la beauté est locale:
+c'est pourquoi la liqueur de ce vase,
+s'accommodant aux lieux, forme la beauté
+sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice
+des nations.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je sais bien cela; mais je ne
+suis point du goût des Portugais du
+Brésil.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ni moi non plus. Il faut qu'une
+femme, pour me paraître belle, ressemble
+à Vénus, à Junon ou à Pallas.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sur les bords du Danube, la
+femme d'un pauvre baron allemand vient
+d'accoucher d'un enfant mâle dans sa
+chaumière. De quelles qualités jugez-vous
+à propos de douer ce petit Allobroge?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pour compenser sa pauvreté,
+j'en vais faire un garçon plus beau que le
+plus beau jour, et qui aura la taille d'un
+héros de roman.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Donnez-lui avec cela de la
+prudence, de l'esprit et du courage.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant après avoir mis les doigts
+dans plusieurs vases</i>. Il aura les bonnes
+qualités que vous lui souhaitez; mais il
+aimera le vin, le jeu et les femmes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vais sur cela composer un
+tissu des aventures qui doivent lui arriver.
+Il deviendra orphelin à douze ans, et, se
+voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé
+d'un prince de l'Empire, et ira en
+France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris
+qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de
+plaire à une princesse qui, voulant l'avoir
+pour page, priera l'envoyé de le lui donner.
+Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à
+ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre
+baron témoignera à sa maîtresse qu'il
+voudrait bien s'en retourner à son pays;
+elle ne s'y opposera point, et lui fera une
+gratification de mille écus; mais au lieu
+d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre,
+qu'il lui prendra fantaisie de
+voir, sur le rapport qu'on lui aura fait
+des merveilles de la ville de Londres.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je suis curieuse d'apprendre ce
+qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites
+point aller pour rien.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non, sans doute: je lui prépare
+un événement assez singulier, et qui ne lui
+sera pas infructueux. Il passera près d'un
+mois à parcourir la ville de Londres, sans
+qu'il lui arrive la moindre aventure; mais
+un soir, entre neuf et dix heures, il entrera
+dans l'hôtel garni où il sera logé un
+homme qui, le tirant en particulier, lui dira
+en allemand: Une telle dame qui vous a
+vu à la promenade souhaite de vous entretenir
+cette nuit, pourvu que vous vous
+laissiez conduire les yeux bandés. Au reste,
+vous ne courrez aucun péril que celui de
+prendre trop d'amour.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Notre jeune baron, malgré sa
+prudence, acceptera la proposition.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sans balancer.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il montera sur-le-champ en
+carrosse avec son guide, qui lui bandera les
+yeux, et le mènera fort honnêtement à
+une grande maison où, l'introduisant dans
+un appartement superbe, il lui fera voir la
+dame en question.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elle sera masquée, et n'ôtera
+point son masque pendant une conversation
+de deux heures qu'ils auront ensemble,
+quelques instances que lui fasse le cavalier
+pour l'obliger à se découvrir. Après
+quoi le guide, le remenant à son hôtel de
+la même manière qu'il l'aura amené, lui
+dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre
+si l'on a besoin de vous. Le baron jugera,
+par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure
+sera une jeune dame mariée à
+quelque vieux seigneur anglais qui voudra
+avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera
+dans cette opinion, c'est qu'un
+mois après son guide le reviendra voir
+pour lui apporter trois cents guinées,
+qu'il lui comptera en lui disant: Dans
+quelque endroit du monde que vous soyez,
+vous toucherez tous les ans la même
+somme. Effectivement, il la recevra pendant
+vingt années consécutives, sans savoir
+à la vérité de quelle part, mais bien persuadé
+que ce sera pour avoir fait un
+mylord.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Après vingt ans, pourquoi ne
+jouira-t-il plus de sa pension?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est que le jeune seigneur anglais
+son fils prendra le parti des armes,
+et périra dès sa première campagne.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. La femme d'un acteur de l'opéra
+de Bruxelles vient d'enfanter deux
+jumelles dans les coulisses. Regardons ces
+enfants d'un &oelig;il favorable; faisons-en deux
+sujets fameux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Volontiers. Que l'une ait la
+voix d'une syrène, et que l'autre danse
+aussi bien que Terpsichore.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elles entreront dans leur puberté
+à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront
+que chargées d'or et de pierreries.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles
+trouveront ensuite de jolis hommes dont
+le commerce n'augmentera pas leurs effets.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ecoutez, mes s&oelig;urs: entendez-vous
+les cris que pousse une femme en travail
+dans un fort bel hôtel au milieu de
+Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches
+particuliers de France, d'un homme que
+Plutus chérit, et qui voudrait avoir un
+héritier. Elle nous invoque sous nos trois
+noms mystérieux.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Pour l'amour du dieu des richesses,
+sauvons-la de la mort, et finissons
+ses douleurs.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous le devons.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Elle est délivrée. Elle met au
+monde un garçon dans cet instant.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Que nous ferons plaisir à Plutus,
+si nous filons à cet enfant des jours
+d'or et de soie!</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il n'y faut pas manquer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non. Faisons-lui une destinée
+digne d'envie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Donnons-lui toutes les qualités
+d'un galant homme. (<i>A Lachesis.</i>) Trempez
+vos doigts dans les vases du bon goût,
+du bon esprit et de la probité.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que surtout il soit bienfaisant
+et libéral; car un homme riche qui n'est
+pas généreux est un monstre.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avec les vertus dont nous voulons
+bien le douer, qu'il ait quelque vice
+léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des
+mortels plus parfaits que les dieux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant, après avoir mis la main
+dans plusieurs vases</i>. Laissez-moi faire...
+Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie
+sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt
+égayée par une succession continuelle
+de plaisirs. Il aura des passions; mais elles
+ne troubleront point son repos. Moins leur
+esclave que leur maître, il saura goûter
+leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie.
+Il sera bon, galant, généreux, et, ce
+que nous n'avons encore accordé à personne,
+quoique payeur il possédera le
+c&oelig;ur de ses maîtresses.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons d'une extrémité à
+l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de
+mettre au jour un enfant mâle: faisons-en
+un auteur; aussi bien nous n'en avons pas
+encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons
+point de jour que nous n'en fassions
+pour le moins une centaine.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est fort bien dit; faisons-en un
+auteur universel, un écrivain qui compose
+tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous
+les théâtres de Paris: et que ce soit un de
+nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant
+sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques,
+dont quatre auront un heureux succès.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Encore ces quatre heureuses
+productions seront assez mal reçues du
+public, lorsque dix ans après leur nouveauté
+on s'avisera de les remettre au théâtre.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vois une vieille femme de
+chambre qui met un gros paquet de linge
+dans une allée, au pied d'un escalier: ce
+paquet est un enfant nouveau-né qu'on
+expose.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oui, c'est le fruit des honteuses
+amours d'une fille de condition.</p>
+
+<p><i>Dans cet endroit de l'entretien des
+Parques, je me réveillai...</i></p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN.</span></p>
+
+
+
+
+<h2>TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.</h2>
+
+
+<table summary="table des matières">
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="num">Pages.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a>
+La force de l'amitié, histoire</td>
+<td class="num"><a href="#c13">5</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a>
+Le démêlé d'un auteur tragique
+avec un auteur comique</td>
+<td class="num"><a href="#c14">47</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a>
+Suite et conclusion de l'histoire
+de la force de l'amitié</td>
+<td class="num"><a href="#c15">59</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a>
+Des songes</td>
+<td class="num"><a href="#c16">109</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII.</span></a>
+Où l'on verra plusieurs originaux
+qui ne sont pas sans copies</td>
+<td class="num"><a href="#c17">124</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a>
+Ce que le diable fit encore
+remarquer à Don Cléofas</td>
+<td class="num"><a href="#c18">135</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a>
+Des captifs</td>
+<td class="num"><a href="#c19">149</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a>
+De la dernière histoire qu'Asmodée
+raconta; comment, en la finissant, il
+fut tout à coup interrompu, et de quelle manière
+désagréable pour ce démon Don Cléofas
+et lui furent séparés</td>
+<td class="num"><a href="#c20">165</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a>
+De ce que fit Don Cléofas
+après que le Diable boiteux se fut éloigné de
+lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage
+a jugé à propos de le finir</td>
+<td class="num"><a href="#c21">182</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3"><span class="sc">Appendice.</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">I.</td>
+<td class="drap">Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726</td>
+<td class="num"><a href="#a1">193</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">II.</td>
+<td class="drap">Dédicace de la première édition</td>
+<td class="num"><a href="#a2">201</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">III.</td>
+<td class="drap">Dédicace de 1726</td>
+<td class="num"><a href="#a3">203</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">IV.</td>
+<td class="drap">Table analytique</td>
+<td class="num"><a href="#a4">205</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Entretiens des cheminées de Madrid</span></td>
+<td class="num"><a href="#entretiens">213</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Une journée des Parques</span></td>
+<td class="num"><a href="#parques">233</a></td>
+</tr>
+</table>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44142 ***</div>
+</body>
+</html>
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+Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+
+Title: Le diable boiteux, tome II
+
+Author: Alain René Le Sage
+
+Editor: Pierre Jannet
+
+Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II ***
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+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
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+
+
+
+LE
+
+DIABLE BOITEUX
+
+PAR LE SAGE
+
+SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID
+
+ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+PAR LE MÊME AUTEUR
+
+ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE
+
+PAR M. PIERRE JANNET
+
+TOME II
+
+PARIS
+
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
+
+27, PASSAGE CHOISEUL, 27
+
+M DCCC LXXVI
+
+
+
+
+_Tous droits réservés._
+
+E. PICARD.
+
+IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Cie, A SAINT-GERMAIN.
+
+
+
+LE DIABLE BOITEUX
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+_La force de l'amitié._
+
+HISTOIRE.
+
+
+Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait
+à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une
+tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de
+Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui
+descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son
+visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne
+paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de
+secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.
+
+«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que
+vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner
+le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans
+ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se
+battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En
+achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après
+avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre.
+
+«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées,
+et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se
+battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en
+étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le
+sujet de leur différend.
+
+«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique
+de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona
+Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu
+d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu
+imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités.
+Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son
+indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est
+avisé de me faire un appel.
+
+«--Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user
+ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait
+m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me
+défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur.
+
+«--Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre
+combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de
+Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame
+vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs,
+quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir
+exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un
+oeil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur
+vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez:
+rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment
+inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que
+j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en
+coûte du sang.
+
+«--Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.--Il faut que cette dame se
+déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de
+vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui
+laisse le champ libre.--J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par
+tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle
+me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins
+insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.--Et moi, dit à son
+tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore
+ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si
+je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.»
+
+«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il,
+c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux
+rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la
+constance.--Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre
+tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur
+accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je
+ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte
+que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que
+mon coeur ne saurait avouer.
+
+«--La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut,
+s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également
+bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un
+que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue
+agitée.
+
+«--Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de
+l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me
+la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause
+innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui
+menace ma réputation a fait toute ma crainte.»
+
+«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin
+patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse
+de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.»
+En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique,
+qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.
+
+«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son
+penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais
+vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui
+intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce
+que je donne la préférence.»
+
+«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un
+seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et
+disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa
+maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie:
+tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait
+le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur
+marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré.
+
+«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don
+Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à
+souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite,
+mais pour qui son coeur n'était point prévenu.
+
+«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas
+de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où
+je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas
+que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je
+sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous
+êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je
+vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut
+flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour
+moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes
+à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je
+ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon coeur: mon
+indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste
+encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de
+Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et
+qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses
+richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort:
+je le regrette encore tous les jours.
+
+«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait
+nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se
+persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur
+faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la
+font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en
+ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable.
+D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait
+son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais
+souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce,
+que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il
+est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans
+doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me
+plaire.»
+
+«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona
+Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de
+votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que
+vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma
+constance.--Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame,
+puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de
+votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en
+sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments
+favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts
+vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez
+pas en droit de me faire des reproches.»
+
+«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que
+la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de
+son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre,
+et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta
+dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la
+cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui
+l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se
+séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena
+dans la sienne le Tolédan.
+
+«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en
+particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire
+un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui
+répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et
+m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes
+d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde
+j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de
+ces funestes climats.--Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec
+surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr
+ce que tous les hommes aiment naturellement?--Après ce qui m'est arrivé,
+répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le
+quitter pour jamais.--Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de
+compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis
+soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre
+physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et
+je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort.
+
+«--C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don
+Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les
+bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant
+tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement
+d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne,
+me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus
+de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez
+depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir
+vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur
+secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs.
+
+«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu
+presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je
+commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils
+m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me
+croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon coeur dans le choix
+que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite,
+sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos
+conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le
+plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours
+après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède.
+
+«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de
+Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour
+qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint
+amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader,
+c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il
+avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit
+force présents, et encore plus d'offres de services.
+
+«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec
+mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée;
+effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma
+femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la
+confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas
+possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état
+obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la
+connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si
+naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne.
+
+«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle
+se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement
+d'un homme que l'on traitait d'_Excellence_ chatouilla son orgueil et
+remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et
+m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa
+reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda
+comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand
+seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il
+n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et
+séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux
+secrets empressements du duc.
+
+«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de
+leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon
+aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à
+l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne
+m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se
+préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue;
+j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai
+qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait;
+mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à
+la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein,
+malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles:
+
+ _Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous
+ êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant
+ tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à
+ Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus
+ d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez
+ que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment
+ d'en attendre longtemps la possession._
+
+«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je
+mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté
+d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant
+réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment
+demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je
+dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut
+possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son
+rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le
+faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne
+m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre
+indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que
+désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la
+mériter.»
+
+«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant
+pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour
+chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère
+qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du
+moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant
+d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma
+femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la
+priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence.
+
+«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins
+secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre
+d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma
+maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ,
+et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la
+conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une
+entière vengeance.
+
+«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se
+disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que
+l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés
+sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que
+mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu
+tout commerce avec son amant.
+
+«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me
+livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je
+courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et
+lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue
+que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver.
+Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas
+sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes
+illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel,
+vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus
+notre union.»
+
+«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques
+pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné
+sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si
+justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement
+ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles:
+je ne regagnerai jamais votre confiance.--Je vous la redonne, Madame,
+interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître,
+je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.»
+
+«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais
+eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été
+si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme,
+comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de
+l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire
+qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses
+caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin
+qu'elle m'avait causé.
+
+«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point
+mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée:
+elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un
+appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour
+apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une
+extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais
+besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté,
+j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me
+donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant,
+seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me
+l'imaginais.
+
+«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre
+vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché
+d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir
+vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est
+avec madame.»
+
+«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon
+valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me
+faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio,
+m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si
+grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.--Seigneur,
+reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses
+apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je
+soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans
+l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons,
+et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.»
+
+«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et
+mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de
+Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le
+duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il
+avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut
+avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je
+m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le coeur. Je
+m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi,
+lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant
+cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son
+amant.
+
+«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que
+j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais
+quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture?
+Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie;
+représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les
+circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit
+point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait.
+
+«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir
+pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien
+que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient
+chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant
+balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger:
+c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce
+que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le
+jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la
+route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau
+qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du
+bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la
+suivre et de l'aider à vous séparer.»
+
+«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit:
+«Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera;
+soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire:
+vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de
+passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus
+en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être
+uni désormais avec vous d'une étroite amitié.»
+
+«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et
+accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie,
+seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se
+sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se
+forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec
+un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui
+plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le
+même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique,
+surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même
+s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora.
+
+«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours
+avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était
+très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le
+consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient
+enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre
+ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou
+tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur
+l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne
+pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta
+dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut
+bientôt plus à plaindre que lui.
+
+«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après
+l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona
+Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait
+son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la
+pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il
+résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le
+voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en
+excuser.
+
+«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame,
+qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un
+jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que
+son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir?
+dit dona Théodora.--Madame, répartit Mendoce, comme je voulais
+aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur
+ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il
+faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait
+une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans
+cette ville, les moments lui étaient chers.
+
+«--Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la
+veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs
+amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la
+vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame
+n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa
+conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion
+qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments,
+elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien,
+un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand
+il n'aurait pas d'abord pris le change.
+
+«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une
+profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination
+qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée
+qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en
+soupirant, se plaît à enflammer des coeurs qui ne s'accordent pas? Je
+n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une
+autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon
+indifférence: ton ami t'en venge assez.»
+
+«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre
+quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des
+amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle
+se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don
+Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses
+bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre.
+Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut
+d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se
+trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls,
+dona Théodora prit ainsi la parole:
+
+«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant
+homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus
+chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me
+plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre
+propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute
+défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais
+que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils
+n'oseraient désobéir à leurs maîtresses.
+
+«--Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous
+étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie:
+contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.--Quelle que
+puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que
+vous me la disiez.--Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous
+obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en
+voulez savoir.
+
+«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait
+quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le coeur plein de
+ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais
+surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je
+vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je
+soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même
+depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de
+fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre
+esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai
+pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer.
+
+«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit
+que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse
+confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que
+j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec
+lui.»
+
+«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa
+une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai
+qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses
+yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre,
+et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi
+vous découvrir le mien: écoutez-moi.
+
+«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de
+Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous
+fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où
+j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre
+secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes
+séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort
+avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous
+proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de
+peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien
+déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance:
+car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma
+don Fadrique, je sentis que mon coeur se déclarait pour l'inconnu.
+Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous
+m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous.
+
+«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je
+vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne
+l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour
+un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se
+venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois
+que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme
+qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et
+j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour
+l'autre.»
+
+«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui
+donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance
+qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté
+des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur.
+
+«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort
+qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté
+de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que
+doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence
+glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel
+étrange effet produisent en vous mes bontés!
+
+«--Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan,
+peuvent-elles faire sur un coeur comme le mien? Je suis d'autant plus
+misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas
+ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie:
+pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces
+espérances?--Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai
+rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses
+reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue
+que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don
+Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend?
+
+«--Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a
+plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de
+concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous
+me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes
+intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne
+sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je
+partage son âme avec vous.
+
+«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les
+laisser voir avant que j'eusse formé les noeuds d'une amitié si forte.
+Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que
+comme un rival: mon coeur, en garde contre l'affection qu'il me
+marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui
+tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu
+tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que
+j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me
+réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que
+vous me présentez.»
+
+«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes,
+prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il
+sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien.
+«Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu,
+il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs,
+ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour
+jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié
+veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un
+reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver.
+
+«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements
+confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu
+retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le
+seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait,
+elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au
+lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de
+s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle
+résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses
+chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre
+à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.
+
+«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était
+enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur.
+Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était
+permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt
+interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé,
+il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut
+obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit
+aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que
+le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en
+lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout
+le malheur de ma vie?»
+
+«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint
+avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son
+château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en
+reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des
+peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on
+lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait
+penser, il en conçut un funeste présage.
+
+«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus
+que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de
+s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens
+dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien
+aujourd'hui.--Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu
+de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette
+mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens,
+lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on
+croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on
+caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?»
+
+«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui
+persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il
+eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que
+son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours,
+dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait
+peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora.
+Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon
+crime.
+
+«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans
+l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire
+préparer des chevaux.--Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne
+mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans
+témoins.--Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona
+Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon
+coeur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à
+l'apaiser en ma faveur.
+
+«--Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être
+utile. Partez tout seul, je vous en conjure.--Non, mon cher don Juan,
+répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de
+votre amitié.--Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin.
+Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous
+accorder?»
+
+«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont
+elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son
+ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens
+d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop
+vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous
+marquez à m'accompagner?
+
+«--Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous
+m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je
+dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la
+conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits
+qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona
+Théodora...--Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en
+pâlissant!--Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai
+combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez:
+vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de
+ma passion, si je ne pouvais la détruire.
+
+«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez
+elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir
+l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé
+de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette
+déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais,
+par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je
+dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.»
+
+«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus
+raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et
+interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui
+dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous
+ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous
+m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous
+m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que
+dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments
+perfides que vous me déclarez.
+
+«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous
+n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un
+amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens
+d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...--Rendez-moi
+plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un
+moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi,
+et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.»
+
+«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes
+et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle
+lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion.
+Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il
+parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait
+évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur
+l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit;
+mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je
+ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru.
+Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants,
+Mendoce, mon coeur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma
+faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si
+dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut
+craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus
+m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique
+m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie?
+
+«--Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre
+innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier
+transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas!
+devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans
+vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le
+pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à
+la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma
+tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona
+Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en
+serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas
+un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don
+Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de
+Cifuentes; que mon coeur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.
+
+«--Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le
+confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon
+bonheur.--Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il
+être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour
+vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour
+me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je
+n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne
+lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul.
+Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour
+vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse
+qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses
+désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas
+trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du
+destin.»
+
+Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter
+l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y
+a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le
+monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses
+comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il
+renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre
+un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du
+roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que
+tels qu'ils sont.--Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est
+pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature
+du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si
+vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci.
+Revenons à mon histoire.
+
+«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et
+l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments
+amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de
+s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom.
+Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de
+Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec
+tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.
+
+«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de
+Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et
+ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y
+attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour
+don Fadrique.
+
+«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de
+la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut
+une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord
+qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais
+après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention,
+elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet,
+c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes.
+
+«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente
+qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le
+château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les
+observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils
+commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force;
+mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques
+étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et
+l'arrêtèrent.
+
+«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui
+attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au
+château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de
+fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la
+troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la
+suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance,
+pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui
+commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les
+hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent
+leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se
+retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent
+paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à
+outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette
+vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que
+l'empressement des cavaliers fut inutile.
+
+«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu
+ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris
+de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait
+équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui
+n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes
+la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le
+Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence
+sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils
+avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre
+de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et
+soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient
+leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar.
+Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour
+être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.
+
+«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace,
+s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un
+petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible
+de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan.
+Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de
+plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora,
+animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout
+le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation
+régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point,
+dans la cour de Sparte, une si grande consternation.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+_Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique._
+
+
+L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit:
+«Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la
+curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon
+attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque
+dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et
+aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent
+à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le
+démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette
+satisfaction de la manière suivante.
+
+«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui
+dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont
+deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la
+même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des
+étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des
+comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France,
+est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris,
+a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une
+meilleure fortune.
+
+«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait,
+en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation
+dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours;
+ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le
+sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut
+est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle
+d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa
+chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de
+l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait
+d'un profond sommeil.
+
+«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui,
+d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à
+mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter
+des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me
+les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison
+en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur
+notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid.
+Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.
+
+«--Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en
+baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous
+prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil
+m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les
+vers que vous avez à me dire.--Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le
+poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de
+composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification
+n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions
+triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut
+le coeur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les
+pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres,
+et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être
+consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la
+foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte
+modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne.
+
+«Voici ma tragédie: _La mort de Patrocle_. Scène première. Briseïde et
+les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux
+et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la
+perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par
+leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz
+que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les
+petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans
+oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur
+timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et
+ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils
+ne s'attendent point.
+
+«Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur
+d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre.
+Ensuite il commence la protase par ces vers:
+
+ Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
+ Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille
+ Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,
+ Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,
+ Léonte de la pique adroit à l'exercice,
+ Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;
+ Achille s'y prépare, et déjà ce héros
+ Pousse vers Ilium ses immortels chevaux[1].
+ Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
+ Quoique l'oeil qui les voit ne les suive qu'à peine,
+ Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:
+ Et lorsque vous serez de carnage lassés,
+ Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,
+ Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
+ Xantus baisse la tête et répond par ces mots:
+ Achille, vous serez content de vos chevaux:
+ Ils vont aller au gré de votre impatience;
+ Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
+ Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler,
+ Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
+ Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
+ Soudain font retentir le rivage de Troie.
+ Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
+ Paraît plus éclatant que l'astre du matin,
+ Ou tel que le soleil commençant sa carrière
+ S'élève pour donner au monde la lumière,
+ Ou brillant comme un feu que les villageois font
+ Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.
+
+ [1] _Hom. Lib. XIX._
+
+«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer
+un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de
+ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées
+sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de
+cette comparaison: _Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..._
+Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du
+véritable, vous en devez être enchanté.--Je le suis sans doute, a
+répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau,
+et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre
+tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui
+s'approchaient du corps de Patrocle.--Ne pensez pas vous en moquer, a
+répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer:
+cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me
+fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole.
+
+«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon
+coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je
+m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un
+jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les
+jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans
+vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de
+Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte
+favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut
+obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que
+sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à
+la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.»
+
+«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son
+sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais
+bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne
+peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique,
+qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour
+emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que
+l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des
+amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je
+composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs
+qu'elle.
+
+«--Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation
+de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...--Je me
+défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur
+comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien
+pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la
+plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté
+d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur
+faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être
+d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la
+platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas
+davantage pour décrier une bonne pièce.
+
+«--Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces
+juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du
+parterre.--Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a
+répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions.
+Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces
+nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un
+mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse,
+et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.
+
+«--C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le
+tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont
+représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies;
+l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des
+bagatelles, que de petites productions d'esprit...--Tout beau, monsieur
+l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas
+que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie
+avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit
+moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas
+plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer.
+Sachez qu'un sujet ingénieux dans les moeurs de la vie ordinaire ne
+coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque.
+
+«--Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi
+de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour
+éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je
+les ai méprisés jusqu'ici.--Je me soucie fort peu de vos mépris,
+monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour
+répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je
+pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les
+pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille
+parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une
+image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois
+font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les
+piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses
+admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour
+faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux.
+
+«--Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué
+Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir
+d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.--Je ne
+suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas:
+il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la
+plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos
+tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder
+sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et
+délicate.
+
+«--Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le
+malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La
+cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension
+dont elle m'a bien voulu...--Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos
+pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on
+les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois,
+ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous
+prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des
+poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en
+France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à
+faire des tragédies.
+
+«--Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous
+avez bien de la vanité.--Pour un versificateur qui ne doit sa réputation
+qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien
+accroire.--Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas
+chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure
+vous apprendrait à respecter le cothurne.--Que cette considération ne
+vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si
+vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez
+moi qu'ailleurs.»
+
+«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et
+les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre.
+Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue,
+et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils
+étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français,
+quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui
+sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec
+l'Italien séparer les combattants.
+
+--Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois,
+les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus
+importants que ceux qui ne font que des comédies.--Sans doute, répondit
+Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les
+héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.--Eh,
+sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il
+serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?--La
+question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée,
+et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en
+déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est
+pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la
+dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là
+qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que
+le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec
+l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un
+caractère différent, mais d'une égale habileté.
+
+«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais
+reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+_Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié._
+
+
+«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement,
+ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait
+été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre
+autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas
+permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu
+sur le sable.
+
+«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on
+s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on
+n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout,
+quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême
+faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses
+jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il
+voulût dire où son maître emmenait dona Théodora.
+
+«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût
+avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui
+restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait
+reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve
+de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent
+dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile.
+
+«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils
+laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures
+après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils
+avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun
+dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à
+Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent
+une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne
+furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau
+freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils
+profitèrent de l'occasion.
+
+«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais
+cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit,
+le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans
+l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant
+trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils
+découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils
+le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il
+s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne
+doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.
+
+«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que
+les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il
+s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il
+jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est
+pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat.
+
+«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens
+semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un
+vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au
+milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du
+bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.
+
+«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas
+continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer.
+Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à
+crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se
+rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce
+cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de
+demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les
+chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être
+qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la
+douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le
+maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs
+barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec
+quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.
+
+«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment
+espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire
+de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens;
+de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un
+instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le
+vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut
+réglé par le sort.
+
+«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de
+tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs
+chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la
+Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don
+Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous
+le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se
+jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point
+séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des
+spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au
+contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes
+considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils
+résolurent de les partager.
+
+«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des coeurs
+impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs
+regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le
+partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord
+avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer
+de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras:
+«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse
+nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure
+impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don
+Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa
+colère?--Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit
+don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes
+que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans
+doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour
+un misérable que poursuit sa justice.»
+
+«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment,
+et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en
+étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats
+de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce
+tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du
+Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu,
+cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est
+point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres
+peines de mon esclavage.»
+
+«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait
+faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la
+voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le
+Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis.
+
+«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena
+ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a
+coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour
+son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans
+les jardins du harem[2]. Cette occupation, quoique pénible pour un
+gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude
+qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait
+le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y
+pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se
+détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se
+les retracer.
+
+ [2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers;
+ il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail.
+
+«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il
+chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour
+l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par
+curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit
+qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos
+de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris
+celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de
+Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un
+autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs
+questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la
+conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes,
+à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait.
+
+«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois
+pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur
+de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces
+mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas
+de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête.
+
+«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai
+que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une
+entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand
+seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en
+apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que
+son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du
+rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.
+
+«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une
+tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper.
+Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point
+encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage
+ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je
+me suis attaché à gagner son coeur par une complaisance et par des
+respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une
+esclave chrétienne.
+
+«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont
+l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est
+point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes
+regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue
+ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que
+je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme
+l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de
+la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui
+mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de
+toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut
+aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que
+j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une
+sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.»
+
+«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu
+satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible
+pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne
+ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en
+particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance:
+des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de
+vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de
+mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui
+avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à
+recevoir son agent.
+
+«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord
+qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec
+beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui
+arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et
+pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour
+vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez
+peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui
+accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.»
+
+«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous
+l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos
+ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan
+qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu
+auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre
+compte de cet entretien.»
+
+«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave
+sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le
+regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre
+avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit
+le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me
+séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?--Ah! don Juan,
+s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?--Oui, Madame,
+répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan
+lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous
+revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule
+est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle
+vous rend à mes voeux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie
+que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y
+êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire
+ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains
+d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu!
+
+«--Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le
+temps de vous raconter...--Vous en avez tout le loisir, interrompit don
+Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous
+surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux
+moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre
+enlèvement jusqu'ici.--Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par
+don Alvar que j'ai été enlevée?--Je ne le sais que trop bien, répartit
+don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait
+appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher
+son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût
+achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes:
+
+«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir
+saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de
+celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut
+sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes,
+en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les
+voiles au vent.
+
+«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus
+lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon
+ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes
+pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert
+pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par
+quel attachement j'ai disputé votre coeur à don Fadrique jusqu'au jour
+que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une
+passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon
+malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je
+suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien
+pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre
+liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends
+que, dans la retraite où je vous conduis, un noeud éternel et sacré
+unisse nos coeurs.
+
+«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me
+ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à
+l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder
+comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il
+parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me
+quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit
+un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât
+adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir.
+
+«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un
+enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro
+Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation
+ordonnait ce sacrifice à mon coeur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer
+mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux:
+aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque
+tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira
+toute notre attention.
+
+«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue
+d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme
+le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible
+de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier:
+_Arrive, arrive!_ Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que
+de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut
+très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement
+que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme
+des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau,
+qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses
+officiers.
+
+«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à
+mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane:
+Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage;
+ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur!
+C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle
+pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point
+fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les voeux des
+premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous
+posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je
+n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître,
+sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne
+l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui
+va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail.
+
+«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je
+redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre oeil que moi le
+sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que
+je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel,
+et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux
+chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent.
+Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si
+effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma
+pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me
+conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto.
+
+«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni
+ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais
+je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le
+malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol
+achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette
+opinion.
+
+«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait
+pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes
+biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du
+monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de
+son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la
+tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un
+et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il
+m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes
+chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent
+sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs
+qui me sont réservés.
+
+«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout
+contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais
+qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre
+encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire
+l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce
+jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins
+d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà
+peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche
+de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice
+nouveau.»
+
+«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don
+Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que
+vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant
+épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que
+vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur;
+je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez.
+
+«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin
+tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre:
+avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...--Ah!
+don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous
+concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette
+mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments
+les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs,
+n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey,
+me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat,
+peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à
+toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu
+me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime
+qui t'offense.
+
+«--Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il
+m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un
+avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour
+vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de
+notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes
+pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à
+soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer;
+secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve
+moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de
+plaisir à ses discours.
+
+«--Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche
+et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit
+d'une feinte si pénible?--Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce
+changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner:
+pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en
+conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère
+que l'industrie ne nous sera pas inutile.
+
+«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous
+nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des
+fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir:
+dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse,
+soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre
+tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui
+le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut
+tout promettre pour ne rien accorder.--C'est assez, répartit Théodora,
+je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace
+m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos
+soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je
+tiens de vous ma liberté.»
+
+«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé
+bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles
+m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si
+tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche
+douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que
+j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma
+complaisance.--Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de
+faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours
+à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame
+qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les voeux
+des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son
+pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir
+longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe
+Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous
+dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences
+attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle
+n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à
+peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition;
+continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux
+respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans
+vos bras l'amour de la liberté.
+
+«--Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me
+donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour
+mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas
+trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux
+voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as
+remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le
+Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était
+cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer
+d'esclavage la veuve de Cifuentes.
+
+«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait
+parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que
+d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez
+très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus
+considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa
+rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est
+amoureux.--Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit
+Francisque.--C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan:
+ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne
+fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté.
+
+«--Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose
+vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame
+étaient d'humeur à bien payer ce service.--N'en doutez pas, répartit don
+Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la
+nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de
+grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis
+Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire.
+
+«--Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais
+chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...--Que
+dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier
+à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion
+pour...?--Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne
+laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de
+haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir
+quelque excuse. Voici son histoire en deux mots.
+
+«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne
+faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller
+s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il
+deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour
+Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui
+les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un
+More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le
+mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la
+liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le
+More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla
+plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa
+une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se
+mit en tête d'écumer la mer pour son compte.
+
+«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec
+quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla
+croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il
+retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit
+enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises
+considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une
+frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la
+peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite
+des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses
+disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il
+vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où,
+depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et
+plusieurs esclaves qui les servent.
+
+«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même
+patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées,
+et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il
+ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa
+foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il
+était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard
+d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir,
+le scandale qu'il avait causé aux chrétiens.
+
+«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un
+homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous
+prétexte d'aller au bagne[3]: je me rendrai chez lui; je lui
+représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être
+éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer:
+qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de
+sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment
+nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi
+passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone.
+
+ [3] Lieu où s'assemblent les esclaves.
+
+«--Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance
+que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce
+renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais
+croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le
+concevez?--Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon
+esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi,
+Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise,
+et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous
+annoncer.»
+
+«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui
+revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au
+renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue
+délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout
+équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves,
+il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il
+engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie
+d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera
+pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera
+l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une
+petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le
+plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et
+l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de
+captivité.»
+
+«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à
+dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour
+suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui
+dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle
+esclave: êtes-vous plus satisfait?...--J'en suis charmé, interrompit le
+dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses
+discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son
+état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux
+miens une attention obligeante.
+
+«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu
+connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes
+encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton
+esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes
+chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te
+renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens,
+en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.»
+
+«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit
+d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir
+avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave.
+Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient
+étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le
+renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur
+avaient été faites.
+
+«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris
+de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible,
+s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer
+de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de
+périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que
+cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi?
+Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui
+enlevez?
+
+«--Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles
+flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant
+malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la
+douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que
+Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de
+Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne
+soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous
+avoir pas vengée.
+
+«--Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends
+le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi;
+je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel
+effet de la malignité des astres, mon coeur ne saurait être le prix de
+ses services.»
+
+«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui
+servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et,
+faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave,
+dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les
+fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus
+aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le
+traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.»
+Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut
+compris que par cette dame.
+
+«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du
+dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque
+tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours
+avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles
+alarmes.
+
+«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet:
+«Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en
+retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai
+vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette
+personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le
+sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que
+je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans
+deux jours.»
+
+«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît
+pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey,
+qui lui en demanda la cause.
+
+«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute
+fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman
+veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela
+n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto,
+qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la
+Porte...--J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même
+aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi
+de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je
+préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce
+dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte
+des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en
+précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez
+digne du rang où ma tendresse l'appelle.
+
+«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour
+mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés
+ridicules le lui fassent mépriser?--Non, seigneur, répartit don Juan; je
+suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi
+pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne
+précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une
+religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui
+le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu
+de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de
+vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de
+gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses
+scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre
+dessein.»
+
+«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui
+proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort
+judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque
+impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit
+jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs
+après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi
+auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.»
+
+«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui
+venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât
+là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat
+serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de
+quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que
+toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner
+l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous
+embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur
+le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que
+j'aurai soin de vous fournir.»
+
+«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan
+que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien
+qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et,
+pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment
+d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la
+fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui
+descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite
+elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du
+jardin qui ouvrait sur la mer.
+
+«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance
+le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces
+amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur
+plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui
+qu'ils auraient le moins prévu.
+
+«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour
+s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils
+prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune
+défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant
+dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don
+Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point
+que je t'attaque en brave homme.»
+
+«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre:
+et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois
+d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté.
+«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous
+venez de percer.--Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien
+possible que j'eusse assassiné!...--Je vous pardonne ma mort,
+interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu
+par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content,
+puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer
+que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie.
+
+«--Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de
+désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va
+punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle
+ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée
+contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps
+de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait
+que surpris de la fureur de son ami.
+
+«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient
+eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort
+étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa
+dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés
+étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru;
+alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans
+sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne
+savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se
+contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le
+rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils
+n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit
+qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures
+n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son
+vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il
+n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.
+
+«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter,
+le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent
+dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants,
+encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur
+vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les
+voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la
+faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer
+la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto.
+
+«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manoeuvre un esclave
+français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à
+dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses
+remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La
+veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper
+don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir
+elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé
+son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme
+qu'elle aimait.
+
+«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois
+personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer,
+quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona
+Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les
+mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les
+deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de
+profonds soupirs.
+
+«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste,
+don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes:
+«Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous
+voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais
+il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous
+chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le
+coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de
+votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin
+d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle
+sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où
+était le Tolédan.
+
+«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies.
+Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce
+que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et
+n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua
+l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui
+tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il;
+j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne
+mourrai point chargé de votre haine.»
+
+«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes
+en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa
+de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait
+toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un
+transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est
+peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au
+soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre
+heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion
+et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à
+don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.»
+
+«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en
+parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie:
+elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie
+supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de
+sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier
+appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur
+deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona
+Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible.
+
+«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin
+de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que
+le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à
+dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre.
+Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique,
+il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui
+se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à
+représenter.
+
+«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de
+violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux
+pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour
+m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate,
+ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater;
+je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié
+m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma
+mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de
+pitié.
+
+«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de
+ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette
+nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami
+et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre
+don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps
+qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste
+éclaircissement.
+
+«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où
+j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous
+attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre
+auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter
+mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent
+comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des
+Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je
+m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur
+don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il
+peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que
+j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens,
+qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera.
+
+«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que
+fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y
+trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à
+qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait
+autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le
+priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché,
+me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger
+cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.--Et
+comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se
+nommait Théodora.
+
+«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au
+renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein
+qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il
+fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
+Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au
+renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.--Vous serez
+bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet
+que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre
+histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous
+n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et
+après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec
+nous à Valence conduire dona Théodora.»
+
+«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai
+de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé
+Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter
+s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le
+renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant
+une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui
+nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient
+sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»
+
+«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au
+malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais
+frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces
+au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera
+point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora.
+
+«--Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon
+affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même
+j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre
+amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre
+entretien.--C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite
+pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure,
+que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro
+Ponce.--Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour
+qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.
+
+«--Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en
+sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et
+l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle
+que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur.
+Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la
+jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan;
+souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé
+que vous.»
+
+«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient
+leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal,
+poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort
+m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me
+pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule
+devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au
+ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt
+l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.
+
+«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie:
+il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et
+le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est
+effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour
+détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant,
+qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin
+l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il
+reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets
+insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.
+
+«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne,
+avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le
+corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui
+témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de
+la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant
+toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage:
+comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir
+les côtes d'Espagne.
+
+«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le
+vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son
+parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à
+Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona
+Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses
+parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit
+une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.
+
+«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de
+Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du
+malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en
+faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent
+attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet
+état.
+
+«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher
+à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler
+sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était
+arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles
+larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses
+parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la
+félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de
+la tyrannie de Mezomorto.
+
+«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de
+don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y
+fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don
+Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en
+retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.
+
+«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de
+Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se
+retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à
+Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore
+aujourd'hui fort commodément.
+
+«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel
+était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il
+avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce
+qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant
+plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner
+le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.
+
+«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de
+qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don
+Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission
+des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en
+demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une
+année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.
+
+«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour
+Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de
+l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie
+que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était
+toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et
+le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son
+esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les
+charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu
+à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et
+content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se
+blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu
+sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous
+voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir,
+pourra le suivre bientôt.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+_Des songes._
+
+
+Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui
+dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir
+deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que
+l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui
+puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant
+aimé.
+
+--Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu,
+et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point.
+J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent
+pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont
+amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se
+met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait
+la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses
+les unes des autres pour être capables d'amitié.
+
+--L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un
+peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous
+allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour:
+j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de
+personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les
+divers songes qu'elles peuvent faire.--Très volontiers, répartit le
+démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.
+
+--Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien
+ridicules.--Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre
+Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du
+jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme
+est dégagée des vapeurs des aliments?--Pour moi, répliqua don Cléofas,
+quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.--Vous
+avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les
+croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité.
+L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne
+méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui
+en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit
+qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille
+autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les
+passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.
+
+«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous
+voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant.
+Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice,
+et qu'il se rend à la voix de cette sirène.
+
+«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le
+jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en
+gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents
+pistoles, moyennant un très-honnête profit.
+
+«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même
+caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il
+rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et
+son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à
+mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces
+songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?--Non, ma foi, répondit don
+Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir
+qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et
+conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit
+pas être un cavalier du commun.--C'est un gentilhomme de province,
+répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme
+en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui
+cède le pas dans une cérémonie publique.
+
+«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des
+songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui
+défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades;
+et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil
+à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.--Je
+souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et
+qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un
+lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a
+condamné.--J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce
+cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà
+fait exécuter la sienne.
+
+--Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les
+yeux en se levant avec précipitation?--C'est un homme de qualité qui
+sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant
+vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait
+de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est
+pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de
+condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont
+elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une
+aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à
+ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si
+pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus
+favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature
+pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu.
+
+«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le
+domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre
+où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits
+jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour
+l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari
+chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.
+
+--J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que
+c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant
+à la demeure du procureur.--Justement, répondit Asmodée; c'est un
+chanoine qui rêve qu'il dit son _benedicite_.
+
+«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise
+fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce
+marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui
+apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent
+qu'il est sur le point de faire banqueroute.--Ces deux songes, dit
+l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même
+porte.--Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr,
+est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne.
+
+«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux
+libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès.
+En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante
+pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en
+fait une seconde édition sans l'en avertir.
+
+--Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander
+par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et
+entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un
+scrupule de tromper les auteurs.--Rien n'est plus véritable, reprit le
+boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne
+sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée
+il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver.
+
+«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba
+sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des
+convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces
+jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la
+vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre
+libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une
+emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le
+troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec
+vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait
+aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa
+poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se
+trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée _le Juif
+errant_, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même
+ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.
+
+«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant
+timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute
+des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il
+lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous
+êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre
+les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs
+paroles: je veux des actions.--Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous
+de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon
+amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?--Hé non! don Nicaise,
+non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il
+s'est réveillé.
+
+--Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans
+ce lit brun se débat comme un possédé.--C'est, répondit le boiteux, un
+habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il
+rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit
+docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin.
+Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure,
+nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour
+demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup
+d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le
+gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit
+mériter une vice-royauté.
+
+«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui
+rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte,
+songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère
+résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la
+garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat
+éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le
+prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure
+court après l'exorde de son discours.--Il n'est pas impossible, dit don
+Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.--Non vraiment, répondit le
+diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur
+en pareille occasion.
+
+«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder
+dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?--J'aperçois, dit Léandro
+Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une
+étrille à la main.--Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui
+dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en
+dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine
+dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier
+lui-même le croit comme les autres.
+
+«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux
+chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est
+tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à
+l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie
+son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une
+mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute
+l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa
+mort.--Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien
+extraordinaire.--Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque
+chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il
+était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les
+victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en
+l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en
+pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après
+quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir,
+où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y
+avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de
+s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous
+les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta
+place auprès de nous.»
+
+--Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir
+l'imagination blessée.--En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est
+couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit
+délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est
+une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que
+son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle
+voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la
+gloire de lui plaire.
+
+--Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière
+nous.--Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui
+rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui
+n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec
+une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.
+
+«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme
+un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il
+possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus
+il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
+grand coffre.--Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps
+de son trésor.--A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai
+riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses.
+
+«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont
+voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à
+la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les
+donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le
+profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des
+chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut
+plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.
+
+--Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y
+avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils
+seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.--Pas trop, répondit le
+diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui
+chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.
+
+--Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en
+soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un
+superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de
+laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.--C'est une
+femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant,
+et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne
+mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne
+pourrait fermer l'oeil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les
+Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet
+instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter
+est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme
+d'un grand page des mieux bâtis.
+
+«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus
+plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la
+douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux,
+qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il
+y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi
+dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il
+s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme.
+Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il
+se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour
+décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il
+entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien,
+après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter
+et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort
+commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe
+céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres
+dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une
+apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le
+vieux comédien en une figure de décoration.»
+
+Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant:
+«Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour:
+j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la
+populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons
+des huées qui ne finiront pas si tôt.
+
+--On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir
+que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que
+sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour
+cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais
+former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra
+percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai
+vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une
+fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de
+l'écolier.
+
+«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas
+réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la
+nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez
+vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là,
+je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours
+de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous
+sur nouveaux frais.--Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point
+las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir
+de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà
+levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles
+faire de si grand matin?--Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le
+démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau
+des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent
+pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est
+possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+_Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies._
+
+
+Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue.
+Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en
+communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire
+la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de
+pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller
+jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront
+pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent
+pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons
+savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les
+coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour.
+
+«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui
+qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et
+semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va
+tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air
+décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un
+daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent,
+dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de
+cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art
+de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes
+accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage
+pour lui apporter un maravedi.
+
+«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper
+l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique
+Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps.
+J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour
+aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette
+nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches
+l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire!
+
+--Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme
+chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec
+précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.--Oui,
+certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court
+à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une
+comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien
+embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui
+s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre
+ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un
+Amphitryon qui sont auteurs du parti.
+
+«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que
+c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux
+des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le
+divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va
+gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous
+cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère
+sévère et vigilante.
+
+«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume
+d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son
+oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette
+maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose
+à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez
+sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit
+la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier
+_hidalgo_ qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le
+fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le
+gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en
+tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous
+les meubles.
+
+«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps
+de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre
+de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur
+en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt
+maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un
+équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la
+frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son
+particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par
+ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à
+des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher
+un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après
+quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront
+convenus.--Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.--Hé mais!
+répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement
+deviennent avares ou prodigues: c'est la règle.
+
+--Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa
+toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.--Ah!
+vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre
+attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son
+douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec
+elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.
+
+«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a
+promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois
+mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents,
+qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec
+l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié
+de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa
+maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda
+la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions
+qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais
+ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se
+séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre.
+
+«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il
+s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la
+conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris
+une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment
+donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des
+billets doux qu'on vous envoie?--Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous
+voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser
+en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier
+a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré,
+il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il
+lui jure de nouveau une éternelle fidélité.
+
+«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe
+au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire
+pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.--Ce personnage, dit
+l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.--Il est
+certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a
+des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le
+Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine
+dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il
+demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à
+jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son
+registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire
+quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il
+mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène:
+«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des
+oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux
+grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le
+faire ramper sous un autre homme.»
+
+«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs;
+ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était
+pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux.
+Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il
+éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné
+presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé
+de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins
+honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que
+chez les grands seigneurs.
+
+«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez
+accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures
+maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon
+de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant
+des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et
+princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des
+réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils
+ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est
+resté fidèle: c'est son chien.
+
+--Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient
+cet équipage que je vois arrêté devant une maison.--C'est, répondit le
+démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans
+cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de
+race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir
+qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa
+cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de
+menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de
+prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce
+matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit
+plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un
+si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que,
+pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien
+qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans
+une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence.
+
+«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa
+maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a
+trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son
+rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la
+consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de
+la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne,
+qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial.
+
+--Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà
+un cavalier qui entre chez un traiteur.--Ce cavalier, reprit Asmodée,
+est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument
+passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour
+critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a
+point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur
+pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre
+comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon
+qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie.
+
+«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent
+dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se
+méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement
+que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et
+l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides.
+
+--Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette
+église? dit Zambullo.--C'est, répondit le boiteux, un personnage digne
+d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un
+notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse
+de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent,
+reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le
+voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes.
+On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent
+qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une
+riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.--Vous
+savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.--Oh! pour cela oui,
+répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère.
+
+«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant
+dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut
+une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or
+qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le
+religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de
+juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le
+parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la
+pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à
+Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses
+pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui
+lui donne un beau rang dans la société civile.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+_Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas._
+
+
+Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un
+trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un
+médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il
+passera toute la journée à jouer aux échecs.
+
+«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point,
+et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas
+les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez
+une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait
+semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de
+valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui
+apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de
+qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve
+prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur
+le point de gagner la partie.
+
+«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je
+ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes
+qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y
+découvrez-vous?--J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit
+l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont
+déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine
+voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent.
+
+--Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits
+des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont
+quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi
+dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par
+leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles
+attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent
+charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait
+faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les
+rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher.
+
+--Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que
+je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.--Vous
+l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y
+conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.--Vous ne
+pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je
+m'en fais par avance un grand plaisir.»
+
+Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le
+palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des
+manoeuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était
+un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est
+la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez;
+cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera
+digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus.
+
+--Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces
+deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.--Les voici, reprit le démon;
+préparez-vous à les admirer.
+
+ Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,
+ Momus ubi fatuos vendidit ante sales!
+
+«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.--Je
+n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas
+bien ce que signifient ces _fatuos sales_.--Vous ignorez donc, répartit
+le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des
+denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la
+jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient
+représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades,
+et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser
+jusqu'aux _prétérits_ et aux _supins_.--Oh! ne m'en dites pas davantage,
+interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de
+collége. L'inscription me paraît admirable.»
+
+A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du
+roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A
+mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le
+nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du
+doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de
+la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est
+don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le
+comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il
+faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque
+trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon.
+
+«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous
+écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous
+l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un
+homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un
+quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui
+avez dit.
+
+«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la
+cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses
+pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de
+caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye
+pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services
+qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il
+laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir
+bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.»
+
+Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les
+mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une
+salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et
+particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de
+chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!--Je vous en
+réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être
+chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire,
+comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille
+écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien
+mêlée.
+
+«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.--Parlez
+plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.--Non, non,
+répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet
+pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui
+revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le
+voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions
+prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par
+lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je
+doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au
+premier ministre.
+
+--Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros
+et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par
+l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche
+seigneur.--Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un
+_hidalgo_ des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la
+protection d'un grand.
+
+«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse
+observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la
+première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils
+parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais
+vous en faire le détail.
+
+«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de
+Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux
+auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies
+et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette
+production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils
+présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme
+contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole.
+
+«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois
+commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en
+était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il
+était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a
+décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des
+académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne
+composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver
+la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être
+remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première
+qualité.
+
+--Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en
+riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à
+craindre.--Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de
+cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont
+pas tous de l'académie de Tolède.»
+
+Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de
+velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié.
+«C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde
+espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux,
+pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit
+hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce
+bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui
+était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps.
+
+«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don
+André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais
+nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des
+meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas
+riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il
+pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon
+l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit
+qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les
+communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui
+travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De
+mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille
+pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il
+accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent
+qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit
+depuis ce temps-là.
+
+«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table
+où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du
+roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce
+jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non,
+Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.»
+
+L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus
+plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un
+courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce
+seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui
+demander.--Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la
+peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un
+honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs
+de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en
+réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce
+seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie
+très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui
+s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre
+service.
+
+«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne,
+lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est
+devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres.
+Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand,
+et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et
+l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un
+autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules
+et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et
+paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait
+marchandé et trouvé trop cher.--Quelle insolence! dit Léandro; un Turc
+qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de
+le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de
+fortune.--J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de
+penser comme un Turc.
+
+«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en
+faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle
+un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici,
+après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols?
+il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.
+
+«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur
+un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range
+pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala,
+grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé
+cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration.
+
+--Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.--Il
+serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le
+prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui
+n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter
+un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un
+commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont
+l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son
+autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé,
+il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi
+n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre
+que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui
+règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin
+d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois.
+
+--Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais
+curieux de l'entendre parler au roi.--Je suis bien mortifié, répondit le
+diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau
+désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de
+m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de
+Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
+esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux
+autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je
+pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait,
+je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables
+m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre
+nous, je ne serais pas le plus fort.
+
+--Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce
+palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos
+confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie,
+je crois que vous n'en seriez guère mieux.--Non, sans doute, répondit
+Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les
+leurs.
+
+«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas
+entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un
+plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles,
+il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de
+la Merci.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+_Des Captifs._
+
+
+Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la
+porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de
+l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie
+assemble ici tout ce peuple?--C'est, répondit le démon, une cérémonie
+que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en
+temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver
+dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption
+les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se
+remplir de spectateurs.
+
+--Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort
+curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre
+Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas
+tant m'en faire fête.--Je vous connais trop bien, répartit le diable,
+pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que
+d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant
+considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables
+qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver
+quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne
+serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.--Oh! pour cela non,
+reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez
+un vrai plaisir de tenir votre promesse.»
+
+Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à
+coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui
+marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs
+habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez
+grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux
+les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire,
+comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait
+l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête;
+les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit
+cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout
+l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait
+les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe
+grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse
+espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de
+chrétiens dans leur patrie.
+
+«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir
+recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point
+de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre
+que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des
+événements plus cruels pour eux que l'esclavage.
+
+«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier
+cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir
+été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles
+de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq
+enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de
+laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre
+lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé
+de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère
+sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé
+par leur mauvaise conduite.
+
+--J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son
+air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.--Le captif
+que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa
+délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de
+mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien
+agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui
+remarquez.
+
+«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté:
+une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause.
+Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en
+Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant
+qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été
+inébranlable.--Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.--Dix-huit
+mois, répondit Asmodée.--Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois
+que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance
+de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.--C'est
+ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su
+qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.
+
+«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit
+immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse
+barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien
+pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse
+le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter.
+
+«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque
+son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon,
+mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant
+fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont
+l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité.
+Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit
+ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea
+rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé
+favorablement de dona Hipolita, soeur d'un petit gentilhomme qui avait
+sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.
+
+«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice,
+qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le
+lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était
+bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le
+fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup
+d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son
+frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en
+Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.
+
+«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il
+appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une
+masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses
+facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la
+peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et,
+de plus, il y avait une femme maure auprès de sa soeur.
+
+«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le
+bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout
+pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il
+conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la
+semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de
+sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les
+profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre
+par un regard. Sa soeur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité
+de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa
+beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand
+viendrait la demander en mariage.
+
+«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le
+savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il
+prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit
+avec tant d'adresse, que le frère et la soeur enfin trouvèrent bon qu'il
+eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne
+connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous
+les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre
+lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité
+trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il
+un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre
+en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette
+obligation-là.»
+
+«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était
+mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea
+volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains
+qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa
+chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf
+d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume
+verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il
+était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La
+belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée.
+C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés,
+sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne
+pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user
+ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur
+d'être en commerce avec un gentilhomme.
+
+«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté
+qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement,
+qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui
+pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle.
+Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui
+firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme
+riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à
+lait. Xaral et sa soeur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses
+que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent
+que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et
+des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur
+déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les
+jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés
+d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui
+flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage.
+
+«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don
+Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère;
+et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le
+dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le
+superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et
+dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le
+mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque
+indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans
+témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se
+déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter
+là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents.
+
+«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une
+diète composée de quelques _hidalgos_ de son voisinage, lesquels étaient
+de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la
+_Hidalguia_. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils
+étaient d'avis qu'il accordât sa soeur à Fabricio, mais pour délibérer
+de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la
+bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de
+la qualité d'Hipolite.
+
+«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice
+et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles
+s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les
+uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier
+l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux
+hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le
+résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que,
+pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont
+il aurait sujet de se souvenir longtemps.
+
+«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida
+qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et
+que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que
+don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une
+nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit
+par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette
+soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.
+
+«La soeur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie;
+il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure
+la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais
+cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de
+pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière
+Hipolite.
+
+«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre oeil; elle trouva
+l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il
+avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son
+affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement
+que cette passion est capable de produire: cette même fille qui
+s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un
+instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après
+les avoir envisagées comme une ignominie.
+
+«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir
+le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète
+intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer
+quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque
+soupçon de ce qui se passait: sa soeur lui devint suspecte; il observa,
+et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux
+intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement
+deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à
+crier: _Vengeance, don Thomas! vengeance!_ Xaral, qui n'avait pas besoin
+d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit,
+avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire
+de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur;
+ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il
+leur marqua.
+
+«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha
+dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut;
+puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt
+que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y
+venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile
+de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour
+s'entretenir.
+
+«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir
+des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que
+répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils
+furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour
+les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois
+courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en
+défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se
+battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant
+toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et
+de se sauver.
+
+«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément
+déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et
+lui plongea son épée dans le coeur; et ses deux parents, très-mortifiés
+du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs
+blessures.
+
+«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous
+les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de
+quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à
+l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait
+esclave en voyageant sur mer.
+
+--Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don
+Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait
+l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous
+aie interrompu pour vous en demander la cause.--Vous n'y perdrez rien,
+répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de
+savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de
+famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un
+patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave,
+qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant
+douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât
+chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce
+temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut
+l'en consoler.
+
+--Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui
+est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de
+Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de
+captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de
+Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une
+fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux
+que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans
+son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.--Quelle
+satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir
+son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et
+tranquilles!
+
+--Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de
+sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace.
+L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie:
+au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner
+pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire
+concierge d'une de ses terres.
+
+«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre
+qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit
+médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les
+Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le
+garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères
+de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont
+ramené qu'à regret en Espagne.
+
+«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous
+plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de
+drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger
+pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.--Et qui est ce
+pauvre captif? dit Zambullo.--C'est un cordelier de Navarre, répondit le
+démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un
+misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent
+esclaves chrétiens de prendre le turban.
+
+--Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je
+suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un
+barbare.--Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir,
+répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze
+années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé
+tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des
+tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.
+
+--Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien
+tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma
+curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.--Vous me
+prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous
+voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel
+devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté
+de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des
+captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures
+méritent de vous être racontées.»
+
+L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de
+tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le
+diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+_De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant,
+il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce
+démon don Cléofas et lui furent séparés._
+
+
+Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille,
+après avoir partagé avec un frère et une soeur la modique succession que
+leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour
+Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de
+l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait
+alors dans sa vingt-troisième année.
+
+«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine
+à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville.
+Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui
+serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je
+dis don Pablos, parce qu'il avait pris le _Don_, pour être en droit de
+vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu
+l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et
+il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui
+manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit
+qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put
+le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource.
+
+«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent
+de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il
+assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change
+de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si
+vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire
+emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de
+Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit:
+«Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un
+alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la
+main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.»
+
+«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de
+ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il
+quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
+campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à
+ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus
+sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes
+leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit
+sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage.
+
+«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte
+de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles
+réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta
+toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il
+se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura
+surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent
+un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les
+fumées du vin.
+
+«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les
+unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant
+d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à
+se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut
+discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première
+peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste,
+le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au
+pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir
+fait le tour deux ou trois fois.»
+
+Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit:
+«Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu
+de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en
+peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à
+propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je
+n'abuserai point de votre patience.
+
+«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage
+dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se
+mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où
+il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit
+proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec
+une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en
+transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre
+de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y
+eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais
+quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce
+travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles
+de la terre.
+
+«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et,
+persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois
+avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de
+l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le
+ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha
+légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir
+fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour
+il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la
+vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il
+avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce
+frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre
+un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour
+comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.
+
+«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à
+ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra
+ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à
+Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui
+préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce
+jour-là même, à Salamanque.
+
+«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant,
+que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa
+fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant
+point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en
+envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir
+précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier
+qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une
+situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il
+ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient
+eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis
+longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher
+ses revenus.
+
+«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain,
+tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes
+amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il
+avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils
+recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à
+ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il
+avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre
+son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la
+science des lois, et l'étude devint son unique occupation.
+
+«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des
+doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il
+faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui
+en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour,
+si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant
+sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant
+patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.
+
+«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé
+Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de
+pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il
+s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre
+homme à la mendicité.
+
+«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa
+conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa
+où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il
+y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il
+d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident
+qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns
+les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un
+petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste
+aventure.
+
+«--Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux
+mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant
+qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux
+cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que
+de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les
+porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que
+j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un
+déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par
+ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais,
+hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a
+cruellement été ravie.»
+
+«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son
+affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut
+attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes
+les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles
+ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement
+sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on?
+Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne
+manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à
+vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette
+espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui
+donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de
+buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir
+parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout
+confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions
+qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses;
+on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs.
+
+«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don
+Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon
+accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages
+qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me
+serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit
+et ma bourse.
+
+«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce
+que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui
+sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur
+inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus
+que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où
+il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette
+somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en
+recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la
+vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son
+but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa
+réputation avec sa conscience.
+
+«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de
+l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête
+faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il
+regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un
+cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.
+
+«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère
+mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux
+jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre
+à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma
+condition dans ce pays-ci, et le coeur me dit que je serai plus heureux
+au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant
+vous cent écus seulement.
+
+«--Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo;
+j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie
+aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle
+Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir,
+qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à
+partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut
+soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait
+que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en
+profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que
+dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en
+l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.
+
+«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par
+là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais,
+considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à
+Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à
+l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès,
+tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint
+le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son
+recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une
+profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les
+vertus d'un homme de bien.
+
+«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de
+Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie.
+Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme,
+il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le
+fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a
+d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes
+pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en
+servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à
+cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui
+opéra plus que tout le reste.
+
+«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla
+remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de
+votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en
+donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et
+y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à
+l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous
+pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune
+Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre
+Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si
+grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste
+d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance,
+le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui
+disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession;
+employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai
+point.»
+
+«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de
+temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en
+pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.--«Seigneur, répondit
+le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le
+coeur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est
+actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient
+d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont
+racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans
+l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et
+s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le
+libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa
+patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes!
+Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la
+justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me
+laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.»
+
+«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut
+touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon
+enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos
+fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce
+qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa
+délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux
+qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant
+en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra
+plus de son mauvais sort.»
+
+«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout
+consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant
+arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent
+pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites:
+_Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un
+pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à
+Alger._ Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à
+Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont
+racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air
+tranquille.
+
+--Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère
+de reste à ce bourgeois.--Don Pablos pense autrement que vous, répondit
+Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de
+sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il
+a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a
+dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre
+bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent
+que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous
+rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour
+parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous
+appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le
+diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un
+frisson et il changea de visage.
+
+«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous
+agite et vous coupe subitement la parole?--Ah! seigneur Léandro, s'écria
+le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui
+me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne
+suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations
+si fortes, que je n'y pourrai résister.--Que j'en suis mortifié! dit don
+Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons
+nous séparer pour jamais.--Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le
+magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de
+lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me
+remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que
+je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à
+personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez
+l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que
+vous ne me reverriez plus.
+
+«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il,
+c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle
+Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de
+Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage;
+ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde!
+ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est
+effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je
+ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir,
+cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et
+disparut après l'avoir transporté dans son appartement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI ET DERNIER
+
+_De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de
+lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le
+finir._
+
+
+Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué
+d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de
+mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos.
+Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à
+s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui
+doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où
+il passa la journée et la nuit suivante.
+
+Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don
+Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en
+criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au
+bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous
+êtes couché depuis hier matin?--Cela n'est pas possible! répondit
+Léandro.--Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux
+fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont
+assuré.»
+
+L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son
+aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne
+pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il
+ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en
+être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don
+Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand
+ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre
+presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que
+vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette
+malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»
+
+Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite:
+«Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage
+considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous
+apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est
+belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de
+flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que
+néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point
+encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On
+élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour
+prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme,
+il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»
+
+Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre
+intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un
+prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres,
+il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord
+occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher
+Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et
+j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans
+doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est
+peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il
+peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende
+incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il
+prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de
+voir la belle Séraphine.
+
+Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras
+ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je
+commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après
+les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à
+s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui
+témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!»
+
+Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit
+au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans
+l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne
+suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez
+être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans
+une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous
+plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En
+parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à
+l'appartement de Séraphine.
+
+Cette dame venait de faire la _sieste_: «Ma fille, lui dit son père, je
+viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé
+la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a
+fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le
+permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose,
+adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui
+charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot;
+mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer
+sous silence que de le défigurer.
+
+Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité;
+qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut
+aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder
+comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré
+tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau
+prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait
+charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir.
+
+Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage,
+c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble,
+ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés,
+sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son
+beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des
+discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression
+qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui;
+de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour
+et fort peu d'espérance.
+
+«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût
+été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était
+dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait
+d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous
+ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne
+savez pas mieux le présent que l'avenir.»
+
+Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la
+passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait
+vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se
+reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût
+trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta
+qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice.
+
+Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant
+envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il
+est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous
+n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à
+ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine
+soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je
+l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance.
+Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé
+pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui
+m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc
+une chose résolue, vous épouserez ma fille.»
+
+Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait
+avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si
+grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé.
+«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où
+vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre
+elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un
+grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque
+tache que j'ignore?
+
+--Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le
+ciel a mise entre nous.--Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous
+si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi,
+don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son
+intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.--Si j'avais une maîtresse
+à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute
+ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette
+raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de
+délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me
+proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous
+détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine.
+
+--Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui
+l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous
+qui avez fait une action si hardie?--Non, Seigneur, répondit Zambullo:
+tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre
+que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»
+
+Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas
+les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus
+clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée,
+raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le
+vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que
+vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma
+fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le
+diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas
+manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours
+de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la
+moitié de mon bien.»
+
+Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux
+pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après,
+ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du
+seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre
+écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté
+qu'il avait procurées au diable boiteux.
+
+
+FIN DU DIABLE BOITEUX.
+
+
+
+
+APPENDICE AU DIABLE BOITEUX
+
+
+I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.
+
+_Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre
+démon:_
+
+Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons
+d'examiner ce qui se passe en cette ville.--J'y consens, reprit le
+diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson
+passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il
+vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles
+sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son
+mari pour les mettre en chant.
+
+_Même chapitre, après l'article du souffleur:_
+
+Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la
+maison voisine?--Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable;
+et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus
+grands seigneurs de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies et
+amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité
+les courent. (_La suite à peu près comme dans l'histoire des trois
+Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition._)
+
+_Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117
+de notre édition):_
+
+Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?--Ce
+sont deux soeurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent
+depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements
+qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet
+entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu
+voir d'aujourd'hui leurs amants.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre
+édition):_
+
+Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me
+semble, un autre.--Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a
+quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le
+maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été
+représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation
+a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est
+bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir
+tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes.
+
+_Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné
+un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):_
+
+Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un
+licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier
+brusquement sa servante.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):_
+
+Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de
+religieuses.
+
+_Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):_
+
+Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui
+s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs
+affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le
+premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées.
+L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec
+une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination,
+peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le
+bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés.
+Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par
+inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par
+intérêt le poursuit par inclination.
+
+_Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I,
+p. 153):_
+
+Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui
+certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se
+promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la
+tête embarrassée.--Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est
+un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est
+donné la peine de traduire le _Misanthrope_, l'une des meilleures
+comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter
+aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les
+Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait
+dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit.
+
+--Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne
+ce malheureux sort?--C'est, répondit le diable, que les Espagnols
+n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent
+que des comédies de caractère.--Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si
+l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y
+réussiraient pas.--Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont
+capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette
+dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus
+composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe.
+Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir
+tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur
+satirique. Enfin, le goût des nations est différent.--Mais quelle sorte
+de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce
+d'intrigue ou de caractère?--C'est une chose fort problématique,
+répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni
+les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en
+sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce
+qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres.
+
+_Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p.
+101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:_
+
+Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et
+principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en
+trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un
+chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui
+disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a
+quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours
+tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés
+des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la
+Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je
+me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à
+rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire,
+tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont
+en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille
+ni ma jeunesse.--Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le
+chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes.
+Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.»
+
+_Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):_
+
+Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la
+nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé
+un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa
+grand'mère.--Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas,
+quel est le genre de sa folie?--Oh! pour celui-là, répondit Asmodée,
+c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et
+d'un gros commis de la douane.
+
+_Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence
+ainsi:_
+
+La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un
+jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse
+somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse
+pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un
+verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a
+perdu l'esprit.
+
+_Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:_
+
+La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une
+croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle
+en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête
+a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait
+médité la ruine.--Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames,
+il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être
+pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de
+joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique
+héritière.
+
+_Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T.
+I, p. 196):_
+
+Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne
+sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours
+aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un
+quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce
+qu'il leur a dit.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses
+oeuvres de jeunesse (T. I, p. 200):_
+
+Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs
+que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de
+sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des
+tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à
+son voisin: c'est un homme...--Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec
+précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et
+vous me le montrez avec des fous.--Ah! il est vrai, reprit le diable;
+j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les
+endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à
+ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même
+toute la douceur.
+
+_Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir
+son inventaire (T. I, p. 201):_
+
+Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre
+d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il
+se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que
+son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il
+disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un
+homme si raisonnable.
+
+_Et quelques lignes plus loin:_
+
+Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous
+parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un
+homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes
+les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original,
+et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou
+Calderon.
+
+_Le chapitre XII, _Des Tombeaux_, débute par plusieurs histoires
+supprimées en 1726:_
+
+Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite
+renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas
+remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui
+s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort
+deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le
+quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique.
+Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir
+pris des remèdes rafraîchissants.
+
+_Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:_
+
+Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que
+la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme
+d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue
+étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une
+duchesse. (V. t. I, p. 175.)
+
+_Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I,
+p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après
+quoi on lit:_
+
+Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons
+de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie
+pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans
+le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par
+précaution.
+
+_Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite
+à une dame:_
+
+Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il
+voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu.
+
+_Après l'histoire de la vestale morte en couches:_
+
+Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie
+au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation
+d'une pièce d'un de ses amis.
+
+_Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la
+jalousie des femmes, on trouve:_
+
+A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une
+femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos
+jours!--Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on
+enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à
+celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux
+empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si
+triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir,
+l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle,
+aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle
+à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir
+de deux jours.»
+
+_L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée
+ainsi:_
+
+C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle
+fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de
+Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se
+présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs.
+
+_Après l'histoire du vicomte Aragonais:_
+
+Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un
+jeune homme qui rit en dormant.--Vous ne vous trompez pas, répartit le
+diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve
+qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je
+remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien
+mortifiants.
+
+Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un
+marquis dont il commence à souffler le patrimoine.
+
+_Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un
+courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:_
+
+Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il
+rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec
+deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris
+garde et l'ont fait tomber de haut en bas.
+
+_Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:_
+
+Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des
+duretés à un auteur qui lui fait des compliments.
+
+Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je
+ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de
+la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais
+poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant.
+
+_Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:_
+
+Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa
+femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux
+en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit
+une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un
+marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au
+même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.
+
+_Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement
+après vient le dénouement:_
+
+Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui
+l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur
+don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait
+en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me
+menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit.
+Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre
+appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.»
+En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses
+yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre.
+
+
+II. _Dédicace de la première édition._
+
+AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.
+
+Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est
+pas moins de vous que de moi. Votre _Diablo Cojuelo_ m'en a fourni le
+titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de
+l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien
+ne pourrait pas justement vous la disputer.
+
+Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de
+ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que
+me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation.
+
+Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre _Cojuelo_. Je le crois
+digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a
+fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je
+conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et
+vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs;
+mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat
+en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la
+justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis
+donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau
+livre sur le même fonds.
+
+C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda.
+Je n'ai pas traduit plus fidèlement son _D. Quichotte_ que votre
+_Cojuelo_. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des
+écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque
+réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on
+me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.
+
+J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre
+_Cojuelo_ tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos
+Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le
+rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de
+succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il
+n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de
+vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous
+n'auriez jamais été connu.
+
+
+III. _Dédicace de 1726._
+
+AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.
+
+C'est à vous, _seigneur de Guevara_, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa
+nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien
+ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà
+déclaré et je déclare encore publiquement que votre _Diablo Cojuelo_
+m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de
+l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si
+quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le
+disputer.
+
+J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans
+le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y
+en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma
+nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire
+d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou,
+pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan.
+
+Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en
+France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux
+l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à
+Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est
+vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et
+qu'elle y est devenue un ouvrage original.
+
+J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore,
+_Seigneur Louis Velez_; mais, pour la rendre plus digne de revoir le
+jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour
+ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y
+fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter
+quelque changement.
+
+Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté
+d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une
+source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser.
+J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui
+veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de
+place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer
+pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en
+petit un tableau des moeurs du siècle.
+
+Après avoir reconnu, _Seigneur de Guevara_, que votre Diable a toujours
+hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma
+conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco
+Santos, auteur du livre intitulé: _Dia y noche de Madrid_. Quoique le
+larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait,
+afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs
+qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les
+armoiries.
+
+Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition
+qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique
+l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux
+pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût.
+
+
+IV. TABLE ANALYTIQUE.
+
+_La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, _El
+Diablo cojuelo_; la lettre B, l'édition originale du _Diable boiteux_._
+
+_L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726._
+
+
+TOME I
+
+CHAPITRE I. _Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel
+hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A,
+tranco I; B, chap. I.)_
+
+On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa
+et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (_Dans
+Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame,
+qui veut se faire épouser._)--Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il
+se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P.
+2.--Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient
+enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles
+sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.--Promesses
+que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7.
+
+CHAPITRE II. _Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap.
+II.), 11._
+
+Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (_Ceci est autrement expliqué dans
+Guevara_).--Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment
+celui-ci s'est attiré sa haine, 13.
+
+CHAPITRE III. _Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier,
+et des premières choses qu'il lui fit voir, 16._
+
+Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de
+lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits
+des maisons (A, tranco I, 16).--L'avare et ses héritiers, 18.--La
+vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.--Le vieux galant, 19 (A,
+tr. II).--La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).--Le concert
+ridicule, 19 (B, ch. XVI).--Le seigneur aux billets doux, 20.--Doña
+Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).--Le vieux qui va au sabbat, 21
+(A, tr. II).--Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses
+confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).--Le souffleur, 22 (A,
+II).--L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.--Le prélat qui tousse,
+23.--Le poëte tragique, 23.--* L'épître dédicatoire, 25.--Les voleurs
+chez le banquier, 25 (A, II).--Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A,
+II).--Le greffier et son démon, 26.--Etrange pudeur d'une veuve (B, ch.
+VI).--* Le bachelier Donoso, 27.--* L'amoureux transi, 28.--Le contador
+qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).--* La veuve et les deux
+conseillers, 29.--* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.--Le chanoine
+frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).--Les deux frères morts de la même
+maladie, 31, (B, ch. VI).--Le charivari, 32 (B, ch. VI).--* Le trio
+ridicule, 32.--* Les trois Galiciennes, 33.
+
+CHAPITRE IV. _Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de
+Cespedes, 34._
+
+La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI).
+
+CHAPITRE V. _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B,
+chap. V), 70._
+
+CHAPITRE VI. _Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle
+manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99._
+
+Le grand seigneur endetté, 99.--* Le président qui va chez l'Asturienne,
+100.--Le compilateur, 100.--Les deux entremetteuses, 101 (B, chap.
+IX).--L'impression clandestine, 103.--L'inquisiteur malade, 104 (B, ch.
+IV).--Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).
+
+CHAPITRE VII. _Des prisonniers (B, chap. VIII), 109._
+
+Le cabaretier empoisonneur, 110.--L'assassin de profession, 110.--Le
+maître à danser, 111.--L'amoureux arrêté comme voleur, 111.--La feinte
+sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.--Le valet de chambre
+accusé de viol, 118.--L'écuyer de la duchesse, 119.--Le chirurgien qui a
+saigné sa femme, 120.--* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.--*
+Domingo et le maître d'hôtel, 122.--* Le Castillan qui a souffleté son
+père, 137--* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.--Les vingt
+ou trente filous, 138.
+
+CHAPITRE VIII. _Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui
+révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX),
+136._
+
+Le capitaine et l'usurier, 139.--Les deux filles qui ont perdu leur
+père, 142.--L'aventurière aragonaise, 143.--Le cavalier qui a écrit des
+lettres, 143.--* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme,
+145.--La comtesse qui lit Hippocrate, 153.--* Le mendiant manchot,
+154.--* Le poëte et le peintre, 155.--Le banquier et son père le
+savetier, 156.
+
+CHAPITRE IX. _Des fous enfermés (B, chap. X), 161._
+
+Le nouvelliste castillan, 161.--* Le licencié qui se croit archevêque,
+161.--* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.--Le grammairien, 162 (A,
+tr. III).--Le marchand ruiné, 162.--Le capitaine Zanubio, 162.--* Le
+mari fou de la mort de sa femme, 170.--Le portier enrichi,
+171.--L'amoureux fou, 171.--Sa chanson, 172.--Chanson française, 172.--*
+L'envieux, 173.--* Le vieux secrétaire, 173.--Le Mécène ruiné, 174.--La
+femme du corrégidor, 175.--La femme du conseiller, 175.--La bourgeoise
+qui voulait épouser un grand seigneur, 175.--* Doña Béatrix et Doña
+Mencia, 175.--* L'ayeule de l'avocat, 177.--* La vieille folle de
+regret, 177.--* Doña Emerenciana, 178.
+
+CHAPITRE X. _Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195._
+
+Le mari de l'aventurière, 195.--L'homme aisé qui se fait domestique, 195
+(A, tr. III).--La veuve du jurisconsulte, 196.--Les deux filles de
+cinquante ans, 196.--Les femmes qui se rajeunissent, 196.--* Prudent
+emploi de l'argent, 199.--Le peintre de portraits, 199.--La veuve et son
+testament, 200.--Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.--La
+coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.--Le chanoine qui
+achète pour enrichir son inventaire, 201.--* Le courtisan par vanité,
+202.--* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.--* L'amoureux de la
+pantoufle, 203.--* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de
+louage, 204.--* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager
+ses mules, 204.--* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses
+d'autrefois, 205.--* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.--* La vieille
+veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.--* Le vieux garçon qui
+épouse sa blanchisseuse, 206.--Le comte, son frère et le bel esprit,
+207.--* L'amateur de fleurs, 207.--* L'histrion modeste, 207.--* Le
+chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.--* Portraits vivants de
+Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.--* La sérénade, 208.
+
+* CHAPITRE XI. _De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette
+occasion par amitié pour Don Cléofas, 213._
+
+CHAPITRE XII. _Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218._
+
+L'officier trompé par sa femme, 219.--Jeune cavalier tué par un taureau,
+219.--Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.--* Le courtisan
+assidu, 219.--* L'ambassadeur ruiné, 220.--* Le négociant et son
+épitaphe, 220.--* Le grand sommelier, 221.--* La duchesse qui change de
+directeur, 221.--Le vieux mari et sa jeune femme. 223.--* Le premier
+ministre, 224.--* La belle bourgeoise, 224.--* Le tombeau d'un auteur de
+comédies, 225.
+
+* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.--L'Allemand qui
+mettait du tabac dans son vin, 228.--Le Français qui offrait l'eau
+bénite aux dames, 228.--* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et
+l'autre de débauche, 229.--La vestale morte en couches, 229.
+
+* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses
+trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux
+religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit,
+229 à 234.
+
+
+TOME II
+
+CHAPITRE XIII. _La force de l'amitié, histoire, 5._
+
+CHAPITRE XIV. _Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique,
+47._
+
+CHAPITRE XV. _Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59._
+
+CHAPITRE XVI. _Des songes, 109._
+
+Le comte galant et libéral, 111.--La comtesse joueuse, 111.--Le marquis
+et son intendant, 111.--Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).--Les deux
+frères médecins, 112.--Le courtisan regardé de travers, 112.--La jeune
+dame qui allait succomber, 113.--Le procureur et sa femme, 113.--Le gros
+chanoine, 114.--Le marchand de soie et ses créanciers, 114.--Le libraire
+qui rêve, 114.--* Les libraires dupés, 115.--L'amant trop respectueux,
+116.--Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.--Don Baltazar
+Fanfarronico, 117.--* Le gouverneur qui se rend, 117.--* L'orateur qui
+reste court, 117.--Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.--* Le
+vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.--* La médisante, 119.--* Le
+bourgeois qui ramasse de l'or, 120.--* Les deux comédiennes, 120.--* La
+métamorphose, 121.--* Le comédien dans l'Olympe, 122.
+
+* CHAPITRE XVII, _où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans
+copies, 124._
+
+Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.--La comédienne
+en couches, 126.--Le chasseur amoureux, 126.--Le jeune bachelier et son
+oncle, 127.--Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.--L'auteur avare
+et vaniteux, 128.--La veuve allemande et son amoureux, 128.--Le
+philosophe cynique, 130.--Le gentilhomme ruiné et son dernier ami,
+131.--Le Contador et la Galicienne, 132.--Le gentilhomme auteur,
+133.--Les deux auteurs, 134.--Le novice qui a trouvé un trésor, 134.
+
+* CHAPITRE XVIII. _Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas,
+135._
+
+Le médecin qui joue aux échecs, 135.--Les aventurières qui vivent à
+frais communs, 136.--La porte du marché, 138.--Le lever du roi; les
+éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo
+pauvre, 139.--Le livre censuré, 142.--Le cadet catalan, 143.--Le
+bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.--Le bourgeois parvenu,
+145.--Le poëte satirique, 146.--Le grand juge de police, 146.
+
+* CHAPITRE XIX. _Des Captifs, 149_
+
+Le captif dont la femme est remariée, 151.--Celui dont le bien a été
+dissipé par ses frères, 151.--Celui qui trouve un riche héritage à
+recueillir, 151.--Le captif amoureux et son infidèle, 152.--Le paysan et
+la soeur du gentillâtre, 152.--Le captif aimé de la femme de son maître,
+162.--Le barbier et son fils enrichi, 162.--Le médecin aragonais,
+163.--Le cordelier, 164.
+
+* CHAPITRE XX. _De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en
+la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière
+désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165._
+
+Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait
+caché, 163.--Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181.
+
+* CHAPITRE XXI. _De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux
+se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé
+à propos de le finir, 182._
+
+Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de
+l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190.
+
+
+APPENDICE.
+
+Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.--Les deux courtisanes,
+193.--Les deux soeurs coquettes, 193.--Dispute littéraire dans un café,
+194.--Le bourgeois caution d'un licencié, 194.--Le jeune homme déguisé
+en fille, 194.--Le joaillier accusé de recel, 194.--Le polygame,
+194.--Le traducteur du _Misanthrope_, 195.--L'amoureux à gages sans
+emploi, 196.--Le marchand devenu fou (_V._ t. I, 162), 196.--Le soldat
+qui a perdu sa grand'mère, 196.--L'imbécile, 196.--La vieille marquise
+et le jeune officier, 197.--La procureuse, 197.--La coquette qui a
+manqué un grand seigneur, 197.--Les deux servantes, 197.--Le courtisan,
+197.--L'auteur de mérite, 197.--L'auteur sérieux, 198.--L'auteur qui
+copie les anciens et se croit original, 198.--L'amant mort de chagrin,
+198.--L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.--Le père
+dont la fille a été enlevée, 198.--Le jeune homme mort de pleurésie,
+199.--La vieille fille morte d'ennui, 199.--La femme du trésorier,
+199.--La femme du mari jaloux, 199.--Mort d'un dévot et d'une dévote,
+199.--Le comédien qui allait à pied, 199.--L'auteur dramatique mort
+d'envie, 199.--La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.--La
+comtesse qui lit des romans, 200.--Le jeune homme qui rit en dormant,
+200.--Le souffleur désappointé, 200.--Le courtisan qui rêve, 200.--Le
+comédien qui rudoie un auteur, 200.--L'académicien de la Crusca,
+201.--Le notaire et sa femme, 201.--Séparation de l'écolier et du Diable
+boiteux, 201.
+
+
+
+
+ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID
+
+
+ENTRETIEN I
+
+LA CHEMINÉE _A_ ET LA CHEMINÉE _B_.
+
+LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les
+dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir
+depuis les pieds jusqu'à la tête.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie?
+Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai
+toujours vue toute en feu.
+
+LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise
+fortune de mon savant, et le pauvre homme...
+
+LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé?
+
+LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire
+ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés.
+
+LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore.
+
+LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son
+revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il
+composait, et l'on a proscrit ce genre.
+
+LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre?
+
+LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à
+limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.
+
+LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon
+ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure
+chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté
+d'acheter ce qui l'amuse.
+
+LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts
+des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite
+l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies,
+des riens, et qu'on appellera notre siècle le _siècle des romans et de
+la futilité_. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à
+parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini;
+enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent
+soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année.
+
+LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les
+Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un
+roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les
+esprits.
+
+LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est
+jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie.
+
+LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées
+des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.
+
+LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que
+d'avoir des compagnons de leur misère.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire
+autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y
+a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle,
+et arrêter le progrès du genre romancier.
+
+LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous?
+
+LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à
+présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on
+écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le
+monde l'approuve.
+
+LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile?
+
+LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre
+cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction,
+des moeurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais
+il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile;
+c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en
+fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer,
+pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez
+bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.
+
+LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes
+la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et
+ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne
+passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes
+douleurs.
+
+LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à
+votre malheur.
+
+LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause?
+Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous
+appartenez.
+
+LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la
+tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut
+mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide,
+admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle,
+je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des
+vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir
+chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous
+réchauffer, un financier comme le mien.
+
+
+ENTRETIEN II
+
+LA CHEMINÉE _C_ ET LA CHEMINÉE _D_.
+
+LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce
+qui vient de m'arriver?
+
+LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps?
+
+LA CHEMINÉE C. Environ une heure.
+
+LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se
+faisait sous mon manteau.
+
+LA CHEMINÉE C. Un mariage!
+
+LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et
+Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates
+seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été
+admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils
+goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse.
+
+LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide.
+
+LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais
+l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs
+parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les
+plus réguliers?
+
+LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat
+politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point,
+et qui se haïront toute leur vie.
+
+LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les noeuds qui viennent
+d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes
+mêmes de l'amour.
+
+LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré
+de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme
+leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez
+donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous
+savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule.
+
+LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante,
+de Julie.
+
+LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé
+Trason, et Trason n'aimait point une ingrate.
+
+LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas.
+
+LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être
+heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre
+de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé.
+
+LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la
+fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer;
+mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable
+à une pluie d'or.
+
+LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour
+amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres
+en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien
+en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or.
+
+LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi?
+
+LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort
+près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la
+cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a
+enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister);
+ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se
+soutenant avec le dos et les genoux.
+
+LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle?
+
+LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir
+entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le
+voyant descendre.
+
+LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie.
+
+LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il
+vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est
+bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si
+tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous
+sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à
+quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son
+coeur est animé de sentiments bien différents.
+
+LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages
+assez ressemblants.
+
+LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement
+prononcé le voeu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la
+mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de
+la déconsolation de cette pauvre femme.
+
+LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille.
+
+
+ENTRETIEN III
+
+LA CHEMINÉE _E_ ET LA CHEMINÉE _F_.
+
+LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne
+pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y
+a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je
+gage que vous en êtes bien lasse.
+
+LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir
+déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer,
+lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes,
+par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme:
+surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent
+rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que
+j'exhale alors est un vrai parfum.
+
+LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût,
+et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les
+aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez,
+cheminée de chambre garnie.
+
+LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté.
+
+LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six
+mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé
+depuis que j'existe.
+
+LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier.
+
+LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus
+instruites.
+
+LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous
+en prie par notre voisinage.
+
+LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons
+dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain
+qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets
+n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de
+vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier
+degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus
+lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était
+la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il
+s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et
+il passait les nuits à les mettre en pratique.
+
+LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent.
+
+LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain,
+de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa
+manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas
+longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de
+jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre
+mois. Il était joli homme; je le regrette encore.
+
+LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé?
+
+LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir.
+C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de
+sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes;
+enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et
+fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre
+lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que
+sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un
+fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il
+s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle
+eût répondu à ses discours passionnés.
+
+LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte.
+
+LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait
+le coeur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son
+idolâtrie.
+
+LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît
+incroyable.
+
+LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai
+entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de
+fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y
+ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette
+nature doit être unique.
+
+LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa
+folie?
+
+LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient
+à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver
+ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que
+par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le
+tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire
+violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage.
+
+LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée.
+
+LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme;
+j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une
+parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de
+gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des
+dévotes, je crus que c'en était une.
+
+LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être.
+
+LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui
+aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier
+ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile
+contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui
+elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui
+rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une
+folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace
+des années.
+
+LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote!
+
+LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne
+négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait
+parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer
+quelques artifices.
+
+LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir?
+
+LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait
+la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement,
+tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son
+amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait
+sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de
+vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les
+complaisances, elle en possédait l'art à merveille.
+
+LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît
+point aimer.
+
+LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus
+puissants sur le coeur d'un jeune homme: elle était riche et donnait
+largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une
+femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces
+deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba
+malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus
+expérimentés médecins purent apporter.
+
+LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute?
+
+LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna
+édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide
+longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la
+profession était de faire des mariages.
+
+LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier.
+
+LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations
+demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait
+les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin
+l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle
+avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et
+donnait du lustre à la vertu la plus équivoque.
+
+LA CHEMINÉE F. L'admirable femme!
+
+LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé
+toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite
+profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si
+loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa
+vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile
+négociatrice.
+
+LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de
+la regretter.
+
+LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des
+personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort
+ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et
+qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective.
+Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous
+achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon
+foyer.
+
+LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la
+parole que vous me donnez.
+
+
+FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.
+
+
+
+
+UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+SONGE.
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur
+les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce
+savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des
+anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois soeurs, filles de
+Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de
+la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne
+le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes,
+depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent
+personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.»
+
+Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de
+deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la
+blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des
+jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles
+filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs
+pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées
+blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes
+était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit
+arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se
+servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un
+mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à
+donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.»
+
+En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en
+moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la
+confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit
+peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai
+que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin
+d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels
+il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et
+au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me
+paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces
+boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste
+et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.
+
+Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois
+Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient
+entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et
+laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et
+commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur
+conversation.
+
+A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire
+pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut
+l'entretien des Parques.
+
+
+
+
+UNE JOURNÉE DES PARQUES
+
+DIVISÉE EN DEUX SÉANCES
+
+
+SÉANCE PREMIÈRE
+
+CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.
+
+LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez,
+mes soeurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de
+commencer la journée.
+
+CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la
+table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons
+notre travail avec plus d'ardeur.
+
+LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes
+doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons!
+
+ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux
+l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.
+
+CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers
+d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains
+qui naîtront aujourd'hui.
+
+LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la
+journée!
+
+CLOTHO, _à Atropos, en lui présentant un paquet de fils_. Tenez,
+Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau,
+qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont
+les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les
+frontières de Perse.
+
+ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (_Elle coupe._)
+
+En voilà pour le moins trente mille à bas.
+
+CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en
+faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous
+avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.
+
+ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que
+noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous
+les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites
+créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours!
+Allons, mes soeurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la
+besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.
+
+LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter.
+
+ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!
+
+CLOTHO, _apportant un autre paquet de fils_. Autre paquet de guerriers
+que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les
+bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime,
+et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.
+
+LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent.
+
+ATROPOS, _coupant_. J'en vais exterminer un grand nombre de part et
+d'autre.
+
+CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.
+
+ATROPOS. Et encore plus d'Allemands.
+
+LACHESIS, _présentant deux écheveaux_. On assiége en Allemagne une place
+importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la
+rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux
+semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent
+d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer
+l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.
+
+ATROPOS, _coupant une partie des deux écheveaux_. Détruisons plus
+d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne
+se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts.
+
+LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants
+perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de
+la ville pour les assiégés.
+
+CLOTHO, _montrant un autre écheveau_. Tranchez cet écheveau, vous ferez
+périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et
+passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une
+horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots
+qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà
+démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.
+
+ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte
+ne sont bons qu'à noyer.
+
+LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se
+trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les
+côtes d'Albanie.
+
+CLOTHO. Soit.
+
+ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se
+faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé,
+pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.
+
+LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter
+ainsi par les Turcs.
+
+CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il
+échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la
+pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les
+habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de
+poissons que les poissons ne mangent d'hommes.
+
+ATROPOS, _coupant tout l'écheveau à un fil près_. Les monstres marins
+vont faire bonne chère.
+
+LACHESIS, _apportant un autre écheveau_. Nouveau paquet de fils à
+couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment
+dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre
+s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent.
+Combien ferons-nous périr de citoyens?
+
+CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à
+massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur;
+autrement le genre humain finirait bientôt.
+
+ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous
+donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait
+pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.
+
+LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que
+nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les
+espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns
+aux autres en un clin-d'oeil: en un mot, nous avons l'univers sous nos
+yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux
+que nous voudrons ôter du monde.
+
+CLOTHO, _apportant un gros paquet de fils_. Voici les fils des habitants
+de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous
+retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux;
+faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques
+Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment
+mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en
+retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.
+
+ATROPOS, _coupant une partie des fils_. Que ces Espagnols sont glorieux!
+
+LACHESIS, _présentant un nouvel écheveau_. Ce petit écheveau contient
+les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une
+montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le
+bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils
+ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix
+mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces
+cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca:
+ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui
+tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se
+précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service
+à leur prince.
+
+ATROPOS, _après avoir coupé l'écheveau_. Ces Indiens du Pérou sont de
+bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en
+faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus
+humainement qu'ils n'ont fait.
+
+CLOTHO, _donnant un petit paquet de fils_. Jupiter va lancer sa foudre
+auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout
+l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère
+des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où
+sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui
+sont dessus.
+
+ATROPOS, _coupant_. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers.
+
+LACHESIS, _présentant un écheveau_. Vous voyez soixante-quinze religieux
+mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement
+dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent
+que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux
+moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et
+proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des
+patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre,
+s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils
+tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les
+voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le
+carreau?
+
+CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un
+provincial et un définiteur.
+
+ATROPOS, _après avoir coupé_. L'affaire en est faite; il y a quinze
+morts et vingt blessés.
+
+LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines
+bas-bretons.
+
+CLOTHO, _tenant plusieurs fils_. Nouvelle opération pour nous.
+
+ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez?
+
+CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux
+comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table,
+ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir
+sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?
+
+LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des
+femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent
+recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la
+garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie
+se fasse. Vous souvient-il, mes soeurs, que nous avons filé à ces deux
+demoiselles des jours bien agréables.
+
+ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens.
+
+CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé
+qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur
+fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un
+riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un
+appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses
+guichetiers.
+
+LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret.
+
+ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.
+
+CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté,
+brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs
+généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne
+sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge,
+disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux
+applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles
+seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes,
+presque dans le même temps, chez un peuple voisin.
+
+LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les
+Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents,
+comme vous voyez.
+
+CLOTHO, _apportant un écheveau_. Cette petite botte de fils parisiens va
+nous amuser quelques moments.
+
+ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant
+ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.
+
+LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.
+
+CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant
+parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis,
+et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut
+plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente
+ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille,
+il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.
+
+LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses
+opérations chimiques.
+
+ATROPOS, _coupant le fil_. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour
+lui, je veux bien par pitié l'en délivrer.
+
+CLOTHO, _tirant un autre fil de l'écheveau_. Tandis que vous êtes si
+pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours
+trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé
+deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie
+de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il
+serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé.
+
+LACHESIS. D'où vient donc...?
+
+CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la
+crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de
+repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé.
+
+ATROPOS, _coupant_. Je vais par charité mettre fin à son embarras.
+
+CLOTHO, _souriant et tirant un fil du même écheveau_. Quelle bonté! il
+faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action
+charitable.
+
+ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper.
+
+CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans
+compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une
+sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces
+maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au
+moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.
+
+LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques
+figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence.
+C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger.
+
+ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la
+décrépitude.
+
+CLOTHO, _montrant un autre fil_. Faites donc main-basse sur ce vieux
+professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait
+point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté
+des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra
+pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me
+console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne.
+
+LACHESIS, _riant_. La plaisante consolation.
+
+ATROPOS, _coupant_. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de
+l'antiquité.
+
+CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Voici encore trois mortels
+qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous
+semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois
+vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions
+ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir
+l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon
+père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en
+ville.
+
+LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.
+
+ATROPOS, _tranchant les trois fils_. C'est leur faire plaisir que
+d'abréger une vie triste.
+
+CLOTHO, _montrant un autre fil_. Ce fil délié attend de nous la même
+grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort
+avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans
+traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit
+de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber
+en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se
+regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours
+de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir
+décrépite.
+
+ATROPOS, _coupant_. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin.
+
+LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer
+qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.
+
+CLOTHO, _présentant deux fils_. Ces deux fils féminins méritent aussi un
+coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et
+l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses
+biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance,
+la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se
+trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans
+soudoyé des cadets.
+
+LACHESIS, _d'un air railleur_. Je plains ces deux pauvres créatures.
+
+ATROPOS, _coupant les deux fils_. Cessez de les plaindre, elles ne
+vivent plus.
+
+CLOTHO, _donnant un autre fil_. Donnez promptement un passe-port pour
+les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous
+comblerez par-là les voeux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de
+se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle
+apprend la musique.
+
+ATROPOS, _coupant_. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait
+un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait
+que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son
+mari.
+
+LACHESIS, _apportant un fil_. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a
+passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à
+présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit
+moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour
+de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres,
+il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se
+fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un
+après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus,
+comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir
+dit, qu'il ne veut plus même en entendre.
+
+ATROPOS, _coupant_. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis
+d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par
+avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.
+
+CLOTHO _va prendre un nouveau fil qu'elle apporte_. Parmi les vieillards
+qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma
+compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente
+années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement,
+qu'il n'a plus que la peau et les os.
+
+LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand
+crime.
+
+CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les
+maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en
+vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des
+larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons
+moins de dureté que les moines.
+
+ATROPOS _coupe le fil_. Prêtons-lui donc notre assistance.
+
+LACHESIS, _présentant un autre fil_. Payons en même temps les dettes
+d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune
+de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de
+son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle
+a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité
+de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers
+des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.
+
+ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il
+faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent
+les ombres heureuses. (_Elle coupe le fil._)
+
+CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs
+les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses
+créanciers.
+
+LACHESIS, _apportant un nouveau fil_. Il me vient une maligne envie que
+je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il
+a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et
+pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils,
+qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à
+son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des voeux
+qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir
+fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a
+point d'enfants.
+
+ATROPOS, _coupant_. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen
+de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de
+ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.
+
+LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point,
+vont devenir ses héritiers. _Lachesis et Clotho prennent chacune
+plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés._
+
+CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi.
+
+ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?
+
+CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Point de miséricorde pour ces
+trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands
+et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller
+chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de
+ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un
+fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est
+devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses
+études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant
+chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et
+d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente
+que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers
+des trois états.
+
+ATROPOS, _tranchant les trois fils_. Puisque vous le voulez, le seigneur
+de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un
+instant à la redoutable prairie[4] où Æacus les attend pour les
+interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir
+s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.
+
+ [4] Platon, dans le _Gorgias_, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient
+ leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui
+ conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que
+ la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante
+ sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux
+ juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le
+ sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait
+ souverainement.
+
+ Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties.
+
+LACHESIS, _donnant un fil à couper_. Délivrons le genre humain de cet
+abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui
+s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin
+la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme
+le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les
+rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à
+bout de les dépenser.
+
+ATROPOS, _se hâtant de couper_. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite
+pas de voir le jour.
+
+CLOTHO, _présentant un nouveau fil_. Point de pardon pour ce plaideur
+extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant
+vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en
+séparation.
+
+ATROPOS, _coupant_. Quel fou!
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil_. Finissons les divisions qui règnent
+dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait
+soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent
+de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.
+
+ATROPOS, _tranchant le fil du père_. Je vais mettre d'accord le père et
+les enfants.
+
+CLOTHO, _offrant un autre fil_. Coupez ce fil; c'est celui d'un
+ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire:
+l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il
+a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en
+chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent.
+
+ATROPOS, _tranchant le fil_. Il n'aura pas le plaisir de les voir.
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil et riant_. Un gros cochon d'homme
+gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une
+clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer
+pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice
+de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.
+
+ATROPOS, _coupant_. Vous voilà satisfaite.
+
+CLOTHO, _apportant un écheveau_. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et
+d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour
+aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice.
+L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu
+de leur supplice.
+
+ATROPOS, _coupant l'écheveau_. Oh! les Anglais sont des hommes bien
+résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne
+craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a
+point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il
+leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.
+
+LACHESIS. Attendez, mes chères soeurs: je fais une réflexion. Nous
+sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets
+insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi
+pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins
+cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le
+choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître
+équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils
+désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs
+plaintes et de leurs murmures.
+
+CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de
+chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des
+coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous
+reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.
+
+ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les
+fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles
+à la douleur que nous allons causer.
+
+LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté.
+
+CLOTHO, _tirant un fil d'un nouvel écheveau_. Le beau coup à faire, ma
+chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce
+fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce
+jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles
+espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se
+dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage,
+dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais
+prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons
+l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans
+son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers
+courtisans.
+
+ATROPOS, _coupant_. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie
+d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre.
+
+LACHESIS, _apportant un fil_. Une jeune et charmante princesse, qui fait
+l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle
+est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais
+rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans
+les maladies aiguës.
+
+ATROPOS, _coupant_. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée
+des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni
+des lamentations des femmes qui sont autour d'elle.
+
+CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma soeur.
+Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je
+ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (_Elle lui
+présente un fil._)
+
+ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil?
+
+CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui
+réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre
+ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et
+le feu respectent depuis soixante-dix ans.
+
+ATROPOS, _coupant_. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il
+doit mourir content.
+
+LACHESIS, _donnant un autre fil_. Main basse, main basse sur cet
+illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort
+estimé et des plus éclairés.
+
+ATROPOS, _d'un air étonné_. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis?
+
+LACHESIS. Pardonnez-moi.
+
+ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre
+des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.
+
+LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera
+d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les
+Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle
+affectionne sera fort bien remplacé.
+
+ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (_Elle coupe le
+fil._)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les
+autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre
+prononcer son arrêt.
+
+
+SÉANCE DEUXIÈME
+
+CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.
+
+CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes soeurs, je juge à propos que nous
+nous reposions un peu.
+
+LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le
+repos?
+
+CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi,
+pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous
+servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants
+qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.
+
+ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à
+jouer des ciseaux.
+
+LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon
+occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons,
+mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et
+nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe
+ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent
+diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et
+les autres les vertus.
+
+ATROPOS, _apportant un vase_. Voici déjà un des vases où vous mettez le
+plus souvent la main; c'est celui de la volupté.
+
+CLOTHO, _apportant deux vases_. Et voilà les vases du jeu et de
+l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts.
+
+ATROPOS, _apportant un autre vase_. Vous voyez celui dont la liqueur a
+été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les
+autres mauvais hommes.
+
+CLOTHO, _apportant deux nouveaux vases_. Ces vases sont ceux du mensonge
+et de la trahison. (_Atropos et Clotho apportent tous les vases des
+passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de
+Lachesis._)
+
+LACHESIS, _regardant de tous côtés_. Je ne vois point ici les vases de
+la douceur et de la beauté.
+
+ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche.
+
+LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (_Elle s'aperçoit que Clotho
+cherche quelque chose_)... Que cherchez-vous, Clotho?
+
+CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne
+l'avons plus.
+
+LACHESIS. Quel vase est-ce donc?
+
+CLOTHO. Celui de la chasteté.
+
+LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être
+aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne
+pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde
+fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à
+peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.
+
+ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est
+encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort
+soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous
+faisons des moines.
+
+LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque
+chose.
+
+CLOTHO. Quoi?
+
+LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie.
+La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel
+heureux.
+
+ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.
+
+CLOTHO, _apportant un petit panier de fils d'or et de soie_. Si par
+hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.
+
+LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont
+naître.
+
+CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage.
+Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un
+prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (_Elle
+tire la filasse pour filer._)
+
+LACHESIS, _filant_. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce
+prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le
+sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses
+gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.
+
+ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires
+l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint
+sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se
+révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince,
+et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur
+d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses
+prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera
+point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui
+l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que
+s'il était son propre fils.
+
+CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera
+pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une
+nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille
+musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il
+reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi
+d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.
+
+LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts
+irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.
+
+ATROPOS. Doucement, ma soeur. D'où vient qu'en filant la vie de ce
+prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour
+en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.
+
+LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce
+caractère-là.
+
+CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose
+raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un
+chartreux dans sa cellule?
+
+LACHESIS, _souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté_.
+Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.
+
+ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les
+principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le
+sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur
+de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de
+cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[5], et
+la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté
+chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme
+vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père,
+surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes,
+avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient
+guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner
+à la femelle?
+
+ [5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes.
+ La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la
+ seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la
+ quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de
+ la sixième n'est pas fixé.
+
+ M. Le Gentil, dans son _Voyage autour du monde_.
+
+CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la
+beauté, avec des pieds si petits[6] qu'elle ne puisse se soutenir
+dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui
+fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.
+
+ [6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir
+ avoir les pieds petits.
+
+LACHESIS, _après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les
+vases de l'esprit et de la beauté_. Cette princesse, je vous assure,
+sera bien difficile à servir.
+
+ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux
+enfants du commun?
+
+CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux
+pour nous?
+
+LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans
+distinction filer leurs aventures.
+
+ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy
+vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans
+l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur
+leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les
+aller noyer dans la mer.
+
+CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la
+première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus
+heureux.
+
+LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.
+
+ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du
+mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par
+un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa
+femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue
+d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et
+brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.
+
+CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs
+ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose,
+cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer
+que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes
+où leurs noms sont gravés en lettres d'or.
+
+LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les
+hommes.
+
+ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés?
+
+CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier
+s'adonnera de tout son coeur aux sciences, et son père adoptif aura la
+satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.
+
+LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences_.
+Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans
+le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et
+sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que
+modernes.
+
+CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra
+précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera
+qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs.
+
+ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et
+fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un
+malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.
+
+LACHESIS. Vous me prévenez.
+
+CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer.
+
+ATROPOS, _souriant_. Dans la disposition où nous sommes toutes trois,
+nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord
+la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel
+qui soit capable de tout.
+
+LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases_. Vous
+pouvez, mes soeurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il
+vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les
+dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que
+vous voudrez.
+
+CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont
+germer à vue d'oeil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le
+marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les
+châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses
+mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice,
+qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant
+appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce
+qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour
+trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui
+est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et
+lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte.
+
+LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne
+l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de
+l'hypocrisie... (_Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie._)... Il
+ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables
+solitaires.
+
+CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui
+laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année
+entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de
+porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De
+plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il
+combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de
+ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en
+acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une
+longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans
+bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront
+des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné
+de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant.
+Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un
+repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les
+confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.
+
+ATROPOS, _à Clotho_. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il
+arrive à ce pieux Chinois?
+
+CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.
+
+ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu
+bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la
+pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il
+sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces
+de la Chine.
+
+LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement
+dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze.
+
+CLOTHO. Et moi tout de même.
+
+ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes
+servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte;
+elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle
+s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à
+genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir
+sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira
+promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces
+trois femmes.
+
+LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il
+sera brusquement exécuté?
+
+ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et
+fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de
+perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir.
+Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se
+plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre
+justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et
+demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est
+devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux
+suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en
+voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble
+de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans
+s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de
+sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront
+d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui
+fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du
+docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront
+toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général,
+le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec
+ses infâmes ministres[7].
+
+ [7] M. Le Gentil dit dans son _Voyage autour du monde_ que les
+ missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que
+ pareille aventure était arrivée dans une pagode.
+
+CLOTHO, _à Lachesis_. Que vos doigts se préparent à filer les jours
+d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique
+méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à
+son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait
+dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant,
+faisons-en une petite Lucrèce.
+
+LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien
+déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher
+le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la
+prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un
+phénomène nouveau... (_Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases
+de la beauté et de la volupté_)... Contentons-nous de rendre celle-ci
+parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et
+luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits
+yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du
+Brésil.
+
+ATROPOS, _riant_. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant
+Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une
+pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.
+
+LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche
+vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables
+aux Ethiopiens brûlés.
+
+CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur
+de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si
+vous voulez, sur le caprice des nations.
+
+ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais
+du Brésil.
+
+LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle,
+ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.
+
+CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand
+vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles
+qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge?
+
+LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus
+beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.
+
+ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage.
+
+LACHESIS, _filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases_. Il
+aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin,
+le jeu et les femmes.
+
+CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui
+arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il
+se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec
+lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le
+bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera
+l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce
+qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse
+qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera
+point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller
+en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie
+de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville
+de Londres.
+
+ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car
+vous ne l'y faites point aller pour rien.
+
+CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et
+qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir
+la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un
+soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera
+logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une
+telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir
+cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au
+reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour.
+
+LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la
+proposition.
+
+CLOTHO. Sans balancer.
+
+ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui
+bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où,
+l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en
+question.
+
+CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une
+conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances
+que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le
+guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené,
+lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous.
+Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une
+jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir
+d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est
+qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois
+cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du
+monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme.
+Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans
+savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour
+avoir fait un mylord.
+
+LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension?
+
+CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti
+des armes, et périra dès sa première campagne.
+
+ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter
+deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un oeil
+favorable; faisons-en deux sujets fameux.
+
+LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre
+danse aussi bien que Terpsichore.
+
+CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles
+ne sortiront que chargées d'or et de pierreries.
+
+ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis
+hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.
+
+LACHESIS. Ecoutez, mes soeurs: entendez-vous les cris que pousse une
+femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est
+l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que
+Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous
+nos trois noms mystérieux.
+
+CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et
+finissons ses douleurs.
+
+ATROPOS. Nous le devons.
+
+LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet
+instant.
+
+CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant
+des jours d'or et de soie!
+
+ATROPOS. Il n'y faut pas manquer.
+
+LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie.
+
+CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (_A
+Lachesis._) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit
+et de la probité.
+
+ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche
+qui n'est pas généreux est un monstre.
+
+CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait
+quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus
+parfaits que les dieux.
+
+LACHESIS, _filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases_.
+Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera
+longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession
+continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront
+point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter
+leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant,
+généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique
+payeur il possédera le coeur de ses maîtresses.
+
+ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris
+vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien
+nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point
+de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine.
+
+CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain
+qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de
+Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant
+sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux
+succès.
+
+LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal
+reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de
+les remettre au théâtre.
+
+ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de
+linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant
+nouveau-né qu'on expose.
+
+CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de
+condition.
+
+_Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai..._
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.
+
+
+ Pages
+ CHAPITRE XIII. La force de l'amitié, histoire 5
+
+ CHAPITRE XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur
+ comique 47
+
+ CHAPITRE XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de
+ l'amitié 59
+
+ CHAPITRE XVI. Des songes 109
+
+ CHAPITRE XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
+ pas sans copies 124
+
+ CHAPITRE XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don
+ Cléofas 135
+
+ CHAPITRE XIX. Des captifs 149
+
+ CHAPITRE XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta;
+ comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de
+ quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui
+ furent séparés 165
+
+ CHAPITRE XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable
+ boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de
+ cet ouvrage a jugé à propos de le finir 182
+
+ APPENDICE.
+
+ I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726 193
+
+ II. Dédicace de la première édition 201
+
+ III. Dédicace de 1726 203
+
+ IV. Table analytique 205
+
+ ENTRETIENS DES CHEMINÉES DE MADRID 213
+
+ UNE JOURNÉE DES PARQUES 233
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage
+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+
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+
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+
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+
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+Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage
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+Title: Le diable boiteux, tome II
+
+Author: Alain René Le Sage
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+Editor: Pierre Jannet
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+Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142]
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II ***
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+
+Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was
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+from the Google Print project.)
+
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+
+<h1><span class="small">LE</span><br/>
+<span class="large">DIABLE BOITEUX</span></h1>
+
+<p class="c"><span class="large">PAR LE SAGE</span></p>
+
+<p class="c"><span class="small">SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID<br/>
+ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES</span><br/>
+PAR LE MÊME AUTEUR</p>
+
+<p class="c">ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE<br/>
+PAR M. PIERRE JANNET</p>
+
+<p class="c">TOME II</p>
+
+<div class="c"><img src="images/lemerre.png" alt="" /></div>
+<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br/>
+ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR<br/>
+27, <span class="small">PASSAGE CHOISEUL</span>, 27</p>
+
+<p class="c"><span class="small">M DCCC LXXVI</span></p>
+
+
+
+
+<p class="break"><i>Tous droits réservés.</i></p>
+<p class="r"><span class="sc">E. PICARD.</span></p>
+<p class="c"><span class="small">IMP. EUGÈNE HEUTTE ET C<sup>e</sup>, A SAINT-GERMAIN.</span></p>
+
+
+
+<p class="titre">LE<br/>
+<b class="large">DIABLE BOITEUX</b></p>
+
+
+<h2 class="nobreak"><a name="c13" id="c13"></a>CHAPITRE XIII<br/>
+<i>La force de l'amitié.</i></h2>
+
+<p class="c">HISTOIRE.</p>
+
+
+<p>Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son
+valet de chambre, s'éloignait à grandes
+journées du lieu de sa naissance, pour éviter
+les suites d'une tragique aventure. Il était
+à deux petites lieues de la ville de Valence,
+lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une
+dame qui descendait d'un carrosse avec précipitation:
+aucun voile ne couvrait son visage,
+qui était d'une éclatante beauté, et cette
+charmante personne paraissait si troublée,
+que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin
+de secours, ne manqua pas de lui offrir celui
+de sa valeur.</p>
+
+<p>«Généreux inconnu, lui dit la dame, je
+ne refuserai point l'offre que vous me
+faites: il semble que le ciel vous ait envoyé
+ici pour détourner le malheur que
+je crains. Deux cavaliers se sont donné
+rendez-vous dans ce bois; je viens de les
+y voir entrer tout à l'heure; ils vont se
+battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez
+m'aider à les séparer.» En achevant ces
+mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan,
+après avoir laissé son cheval à son
+valet, se hâta de la joindre.</p>
+
+<p>«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils
+entendirent un bruit d'épées, et bientôt ils
+découvrirent entre les arbres deux hommes
+qui se battaient avec fureur. Le Tolédan
+courut à eux pour les séparer, et, en étant
+venu à bout par ses prières et par ses
+efforts, il leur demanda le sujet de leur
+différend.</p>
+
+<p>«Brave inconnu, lui dit un des deux
+cavaliers, je m'appelle don Fadrique de
+Mendoce, et mon ennemi se nomme don
+Alvaro Ponce. Nous aimons dona Théodora,
+cette dame que vous accompagnez;
+elle a toujours fait peu d'attention à nos
+soins, et quelques galanteries que nous
+ayons pu imaginer pour lui plaire, la
+cruelle ne nous en a pas mieux traités.
+Pour moi, j'avais dessein de continuer à
+la servir malgré son indifférence; mais
+mon rival, au lieu de prendre le même
+parti, s'est avisé de me faire un appel.</p>
+
+<p>«&mdash;Il est vrai, interrompit don Alvar,
+que j'ai jugé à propos d'en user ainsi: je
+crois que si je n'avais point de rival, dona
+Théodora pourrait m'écouter: je veux
+donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique,
+pour me défaire d'un homme qui s'oppose
+à mon bonheur.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan,
+je n'approuve point votre combat; il
+offense dona Théodora: on saura bientôt
+dans le royaume de Valence que vous vous
+serez battus pour elle: l'honneur de votre
+dame vous doit être plus cher que votre
+repos et que vos vies. D'ailleurs, quel
+fruit le vainqueur peut-il attendre de sa
+victoire? Après avoir exposé la réputation
+de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra
+d'un &oelig;il plus favorable? Quel aveuglement!
+Croyez-moi, faites plutôt sur vous,
+l'un et l'autre, un effort plus digne des
+noms que vous portez: rendez-vous maîtres
+de vos transports furieux, et, par un
+serment inviolable, engagez-vous tous
+deux à souscrire à l'accommodement que
+j'ai à vous proposer; votre querelle peut
+se terminer sans qu'il en coûte du sang.</p>
+
+<p>«&mdash;Eh! de quelle manière? s'écria don
+Alvar.&mdash;Il faut que cette dame se déclare,
+répliqua le Tolédan; qu'elle fasse
+choix de don Fadrique ou de vous, et que
+l'amant sacrifié, loin de s'armer contre
+son rival, lui laisse le champ libre.&mdash;J'y
+consens, dit don Alvar, et j'en jure par
+tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona
+Théodora se détermine: qu'elle me préfère,
+si elle veut, mon rival; cette préférence
+me sera moins insupportable que
+l'affreuse incertitude où je suis.&mdash;Et
+moi, dit à son tour don Fadrique, j'en
+atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore
+ne prononce point en ma faveur, je vais
+m'éloigner de ses charmes; et si je ne
+puis les oublier, du moins je ne les verrai
+plus.»</p>
+
+<p>«Alors le Tolédan, se tournant vers dona
+Théodora: «Madame, lui dit-il, c'est à
+vous de parler: vous pouvez d'un seul
+mot désarmer ces deux rivaux; vous
+n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez
+récompenser la constance.&mdash;Seigneur
+cavalier, répondit la dame, cherchez un
+autre tempérament pour les accorder.
+Pourquoi me rendre la victime de leur
+accommodement? J'estime, à la vérité,
+don Fadrique et don Alvar, mais je ne
+les aime point; et il n'est pas juste que,
+pour prévenir l'atteinte que leur combat
+pourrait porter à ma gloire, je donne des
+espérances que mon c&oelig;ur ne saurait
+avouer.</p>
+
+<p>«&mdash;La feinte n'est plus de saison, Madame,
+reprit le Tolédan; il faut, s'il vous
+plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers
+soient également bien faits, je suis
+assuré que vous avez plus d'inclination
+pour l'un que pour l'autre: je m'en fie à
+la frayeur mortelle dont je vous ai vue
+agitée.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous expliquez mal cette frayeur,
+répartit dona Théodora: la perte de l'un
+ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait
+sans doute, et je me la reprocherais
+sans cesse, quoique je n'en fusse que la
+cause innocente; mais si je vous ai paru
+alarmée, sachez que le péril qui menace
+ma réputation a fait toute ma crainte.»</p>
+
+<p>«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement
+brutal, perdit enfin patience. «C'en est
+trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame
+refuse de terminer la chose à l'amiable,
+le sort des armes en va donc décider.»
+En parlant de cette sorte, il se mit en devoir
+de pousser don Fadrique, qui, de son côté,
+se disposa à le bien recevoir.</p>
+
+<p>«Alors la dame, plus effrayée par cette
+action que déterminée par son penchant,
+s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs
+cavaliers; je vais vous satisfaire. S'il n'y
+a pas d'autre moyen d'empêcher un
+combat qui intéresse mon honneur, je
+déclare que c'est à don Fadrique de
+Mendoce que je donne la préférence.»</p>
+
+<p>«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que
+le disgracié Ponce, sans dire un seul mot,
+courut délier son cheval, qu'il avait attaché
+à un arbre, et disparut en jetant des regards
+furieux sur son rival et sur sa maîtresse.
+L'heureux Mendoce, au contraire,
+était au comble de sa joie: tantôt il se mettait
+à genoux devant dona Théodora, tantôt
+il embrassait le Tolédan, et ne pouvait
+trouver d'expressions assez vives pour leur
+marquer toute la reconnaissance dont il se
+sentait pénétré.</p>
+
+<p>«Cependant la dame, devenue plus tranquille
+après l'éloignement de don Alvar,
+songeait avec quelque douleur qu'elle
+venait de s'engager à souffrir les soins d'un
+amant dont à la vérité elle estimait le
+mérite, mais pour qui son c&oelig;ur n'était point
+prévenu.</p>
+
+<p>«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle,
+j'espère que vous n'abuserez pas de la
+préférence que je vous ai donnée; vous
+la devez à la nécessité où je me suis trouvée
+de prononcer entre vous et don
+Alvar; ce n'est pas que je n'aie toujours
+fait beaucoup plus de cas de vous que de
+lui: je sais bien qu'il n'a pas toutes les
+bonnes qualités que vous avez: vous
+êtes le cavalier de Valence le plus parfait,
+c'est une justice que je vous rends;
+je dirai même que la recherche d'un
+homme tel que vous peut flatter la vanité
+d'une femme; mais, quelque glorieuse
+qu'elle soit pour moi, je vous
+avouerai que je la vois avec si peu de
+goût, que vous êtes à plaindre de m'aimer
+aussi tendrement que vous le faites
+paraître. Je ne veux pourtant pas vous
+ôter toute espérance de toucher mon
+c&oelig;ur: mon indifférence n'est peut-être
+qu'un effet de la douleur qui me reste
+encore de la perte que j'ai faite depuis un
+an de don André de Cifuentes, mon
+mari. Quoique nous n'ayons pas été
+longtemps ensemble, et qu'il fût dans un
+âge avancé lorsque mes parents, éblouis
+de ses richesses, m'obligèrent à l'épouser,
+j'ai été fort affligée de sa mort: je le regrette
+encore tous les jours.</p>
+
+<p>«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets?
+ajouta-t-elle; il ne ressemblait nullement
+à ces vieillards chagrins et jaloux qui,
+ne pouvant se persuader qu'une jeune
+femme soit assez sage pour leur pardonner
+leur faiblesse, sont eux-mêmes des
+témoins assidus de tous ses pas, ou la
+font observer par une duègne dévouée à
+leur tyrannie. Hélas! il avait en ma vertu
+une confiance dont un jeune mari
+adoré serait à peine capable. D'ailleurs,
+sa complaisance était infinie, et j'ose
+dire qu'il faisait son unique étude d'aller
+au-devant de tout ce que je paraissais
+souhaiter. Tel était don André de Cifuentes.
+Vous jugez bien, Mendoce, que
+l'on n'oublie pas aisément un homme
+d'un caractère si aimable: il est toujours
+présent à ma pensée, et cela ne contribue
+pas peu, sans doute, à détourner
+mon attention de tout ce que l'on fait
+pour me plaire.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre
+en cet endroit dona Théodora:
+«Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie
+d'apprendre de votre propre bouche que
+ce n'est pas par aversion pour ma personne
+que vous avez méprisé mes soins:
+j'espère que vous vous rendrez un jour
+à ma constance.&mdash;Il ne tiendra point à
+moi que cela n'arrive, reprit la dame,
+puisque je vous permets de me venir voir
+et de me parler quelquefois de votre
+amour: tâchez de me donner du goût
+pour vos galanteries; faites en sorte que
+je vous aime: je ne vous cacherai point
+les sentiments favorables que j'aurai pris
+pour vous; mais si malgré tous vos efforts
+vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous,
+Mendoce, que vous ne serez pas
+en droit de me faire des reproches.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique voulut répliquer; mais
+il n'en eut pas le temps, parce que la dame
+prit la main du Tolédan et tourna brusquement
+ses pas du côté de son équipage. Il
+alla détacher son cheval qui était attaché
+à un arbre, et, le tirant après lui par la bride,
+il suivit dona Théodora, qui monta dans
+son carrosse avec autant d'agitation qu'elle
+en était descendue; la cause toutefois en
+était bien différente. Le Tolédan et lui
+l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes
+de Valence, où ils se séparèrent. Elle prit le
+chemin de sa maison, et don Fadrique emmena
+dans la sienne le Tolédan.</p>
+
+<p>«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien
+régalé, il lui demanda en particulier ce qui
+l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y
+faire un long séjour. «J'y serai le moins
+de temps qu'il me sera possible, lui répondit
+le Tolédan: j'y passe seulement
+pour aller gagner la mer, et m'embarquer
+dans le premier vaisseau qui s'éloignera
+des côtes d'Espagne; car je me mets peu
+en peine dans quel lieu du monde j'acheverai
+le cours d'une vie infortunée, pourvu
+que ce soit loin de ces funestes climats.&mdash;Que
+dites-vous? répliqua don Fadrique
+avec surprise; qui peut vous révolter contre
+votre patrie, et vous faire haïr ce que
+tous les hommes aiment naturellement?&mdash;Après
+ce qui m'est arrivé, répartit le
+Tolédan, mon pays m'est odieux, et je
+n'aspire qu'à le quitter pour jamais.&mdash;Ah!
+seigneur cavalier, s'écria Mendoce
+attendri de compassion, que j'ai d'impatience
+de savoir vos malheurs! si je ne
+puis soulager vos peines, je suis du moins
+disposé à les partager. Votre physionomie
+m'a d'abord prévenu pour vous;
+vos manières me charment, et je sens que
+je m'intéresse déjà vivement à votre sort.</p>
+
+<p>«&mdash;C'est la plus grande consolation que
+je puisse recevoir, seigneur don Fadrique,
+répondit le Tolédan; et pour reconnaître
+en quelque sorte les bontés que vous me
+témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous
+voyant tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai
+penché de votre côté. Un mouvement
+d'inclination, que je n'ai jamais senti à
+la première vue de personne, me fit
+craindre que dona Théodora ne vous préférât
+votre rival, et j'eus de la joie lorsqu'elle
+se fut déterminée en votre faveur.
+Vous avez depuis si bien fortifié cette
+première impression, qu'au lieu de vouloir
+vous cacher mes ennuis, je cherche
+à m'épancher, et trouve une douceur
+secrète à vous découvrir mon âme; apprenez
+donc mes malheurs.</p>
+
+<p>«Tolède m'a vu naître, et don Juan de
+Zarate est mon nom. J'ai perdu presque
+dès mon enfance ceux qui m'ont donné
+le jour, de manière que je commençai
+de bonne heure à jouir de quatre mille
+ducats de rente qu'ils m'ont laissés.
+Comme je pouvais disposer de ma main,
+et que je me croyais assez riche pour ne
+devoir consulter que mon c&oelig;ur dans le
+choix que je ferais d'une femme, j'épousai
+une fille d'une beauté parfaite, sans
+m'arrêter au peu de bien qu'elle avait,
+ni à l'inégalité de nos conditions. J'étais
+charmé de mon bonheur, et, pour mieux
+goûter le plaisir de posséder une personne
+que j'aimais, je la menai, peu de
+jours après mon mariage, à une terre que
+j'ai à quelques lieues de Tolède.</p>
+
+<p>«Nous y vivions tous deux dans une
+union charmante, lorsque le duc de
+Naxera, dont le château est dans le voisinage
+de ma terre, vint, un jour qu'il
+chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma
+femme et en devint amoureux; je le crus
+du moins, et ce qui acheva de me le persuader,
+c'est qu'il rechercha bientôt mon
+amitié avec empressement, ce qu'il avait
+jusque-là fort négligé; il me mit de ses
+parties de chasse, me fit force présents,
+et encore plus d'offres de services.</p>
+
+<p>«Je fus d'abord alarmé de sa passion;
+je pensai retourner à Tolède avec mon
+épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait
+cette pensée; effectivement, si j'eusse
+ôté au duc toutes les occasions de voir
+ma femme, j'aurais évité les malheurs
+qui me sont arrivés; mais la confiance
+que j'avais en elle me rassura. Il me
+parut qu'il n'était pas possible qu'une
+personne que j'avais épousée sans dot et
+tirée d'un état obscur fût assez ingrate
+pour oublier mes bontés. Hélas! je la
+connaissais mal. L'ambition et la vanité,
+qui sont deux choses si naturelles
+aux femmes, étaient les plus grands défauts
+de la mienne.</p>
+
+<p>«Dès que le duc eut trouvé moyen de
+lui apprendre ses sentiments, elle se sut
+bon gré d'avoir fait une conquête si importante.
+L'attachement d'un homme
+que l'on traitait d'<i>Excellence</i> chatouilla
+son orgueil et remplit son esprit de fastueuses
+chimères; elle s'en estima davantage
+et m'en aima moins. Ce que j'avais
+fait pour elle, au lieu d'exciter sa reconnaissance,
+ne fit plus que m'attirer ses
+mépris: elle me regarda comme un mari
+indigne de sa beauté, et il lui sembla que,
+si ce grand seigneur qui était épris de
+ses charmes l'eût vue avant son mariage,
+il n'aurait pas manqué de l'épouser.
+Enivrée de ces folles idées, et séduite par
+quelques présents qui la flattaient, elle
+se rendit aux secrets empressements du
+duc.</p>
+
+<p>«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais
+pas le moindre soupçon de leur intelligence;
+mais enfin je fus assez malheureux
+pour sortir de mon aveuglement.
+Un jour je revins de la chasse de meilleure
+heure qu'à l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement
+de ma femme; elle ne m'attendait
+pas sitôt: elle venait de recevoir
+une lettre du duc, et se préparait à lui
+faire réponse. Elle ne put cacher son
+trouble à ma vue; j'en frémis, et, voyant
+sur une table du papier et de l'encre, je
+jugeai qu'elle me trahissait. Je la pressai
+de me montrer ce qu'elle écrivait; mais
+elle s'en défendit, de sorte que je fus
+obligé d'employer jusqu'à la violence
+pour satisfaire ma jalouse curiosité; je
+tirai de son sein, malgré toute sa résistance,
+une lettre qui contenait ces paroles:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>Languirai-je toujours dans l'attente
+d'une seconde entrevue? Que vous êtes
+cruelle, de me donner les plus douces espérances
+et de tant tarder à les remplir!
+Don Juan va tous les jours à la chasse, ou
+à Tolède: ne devrions-nous pas profiter
+de ces occasions? Ayez plus d'égard à
+la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi,
+Madame: songez que si c'est un plaisir
+d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment
+d'en attendre longtemps la possession.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>«Je ne pus achever de lire ce billet sans
+être transporté de rage; je mis la main
+sur ma dague, et dans mon premier mouvement
+je fus tenté d'ôter la vie à l'infidèle
+épouse qui m'ôtait l'honneur; mais,
+faisant réflexion que c'était me venger à
+demi, et que mon ressentiment demandait
+encore une autre victime, je me rendis
+maître de ma fureur. Je dissimulai;
+je dis à ma femme, avec le moins d'agitation
+qu'il me fut possible: «Madame,
+vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat
+de son rang ne devait point vous éblouir;
+mais les jeunes personnes aiment le faste:
+je veux croire que c'est là tout votre crime,
+et que vous ne m'avez point fait le dernier
+outrage: c'est pourquoi j'excuse votre
+indiscrétion, pourvu que vous rentriez
+dans votre devoir, et que désormais, sensible
+à ma seule tendresse, vous ne songiez
+qu'à la mériter.»</p>
+
+<p>«Après lui avoir tenu ce discours, je
+sortis de son appartement, autant pour
+la laisser se remettre du trouble où étaient
+ses esprits, que pour chercher la solitude
+dont j'avais besoin moi-même pour calmer
+la colère qui m'enflammait. Si je
+ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai
+du moins un air tranquille pendant
+deux jours; et le troisième, feignant d'avoir
+à Tolède une affaire de la dernière
+conséquence, je dis à ma femme que j'étais
+obligé de la quitter pour quelque
+temps, et que je la priais d'avoir soin de
+sa gloire pendant mon absence.</p>
+
+<p>«Je partis; mais, au lieu de continuer
+mon chemin vers Tolède, je revins secrètement
+chez moi à l'entrée de la nuit,
+et me cachai dans la chambre d'un domestique
+fidèle, d'où je pouvais voir tout
+ce qui entrait dans ma maison. Je ne
+doutais point que le duc n'eût été informé
+de mon départ, et je m'imaginais qu'il
+ne manquerait pas de vouloir profiter de la
+conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble;
+je me promettais une entière
+vengeance.</p>
+
+<p>«Néanmoins je fus trompé dans mon attente:
+loin de remarquer qu'on se disposât
+au logis à recevoir un galant, je
+m'aperçus au contraire que l'on fermait
+les portes avec exactitude, et trois jours
+s'étant écoulés sans que le duc eût paru,
+ni même aucun de ses gens, je me persuadai
+que mon épouse s'était repentie de
+sa faute, et qu'elle avait enfin rompu tout
+commerce avec son amant.</p>
+
+<p>«Prévenu de cette opinion, je perdis le
+désir de me venger, et, me livrant aux
+mouvements d'un amour que la colère
+avait suspendu, je courus à l'appartement
+de ma femme: je l'embrassai avec transport,
+et lui dis: «Madame, je vous rends
+mon estime et mon amitié. Je vous avoue
+que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint
+ce voyage pour vous éprouver. Vous devez
+pardonner ce piége à un mari dont
+la jalousie n'était pas sans fondement:
+je craignais que votre esprit, séduit par
+de superbes illusions, ne fût pas capable
+de se détromper; mais, grâces au ciel,
+vous avez reconnu votre erreur, et j'espère
+que rien ne troublera plus notre
+union.»</p>
+
+<p>«Ma femme me parut touchée de ces paroles,
+et, laissant couler quelques pleurs:
+«Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle,
+de vous avoir donné sujet de soupçonner
+ma fidélité! J'ai beau détester ce qui
+vous a si justement irrité contre moi;
+mes yeux depuis deux jours sont vainement
+ouverts aux larmes, toute ma douleur,
+tous mes remords seront inutiles: je
+ne regagnerai jamais votre confiance.&mdash;Je
+vous la redonne, Madame, interrompis-je
+tout attendri de l'affliction qu'elle
+faisait paraître, je ne veux plus me souvenir
+du passé, puisque vous vous en
+repentez.»</p>
+
+<p>«En effet, dès ce moment j'eus pour elle
+les mêmes égards que j'avais eus auparavant,
+et je recommençai à goûter des
+plaisirs qui avaient été si cruellement
+troublés: ils devinrent même plus piquants;
+car ma femme, comme si elle
+eût voulu effacer de mon esprit toutes
+les traces de l'offense qu'elle m'avait
+faite, prenait plus de soin de me plaire
+qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais
+plus de vivacité dans ses caresses, et peu
+s'en fallait que je ne fusse bien aise du
+chagrin qu'elle m'avait causé.</p>
+
+<p>«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique
+ma maladie ne fût point mortelle, il
+n'est pas concevable combien ma femme
+en parut alarmée: elle passait le jour
+auprès de moi; et la nuit, comme j'étais
+dans un appartement séparé, elle me
+venait voir deux ou trois fois, pour apprendre
+par elle-même de mes nouvelles:
+enfin, elle montrait une extrême
+attention à courir au-devant de tous les
+secours dont j'avais besoin; il semblait
+que sa vie fût attachée à la mienne. De
+mon côté, j'étais si sensible à toutes les
+marques de tendresse qu'elle me donnait,
+que je ne pouvais me lasser de le lui
+témoigner. Cependant, seigneur Mendoce,
+elles n'étaient pas aussi sincères
+que je me l'imaginais.</p>
+
+<p>«Une nuit, ma santé commençait alors
+à se rétablir, mon valet de chambre vint
+me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout
+ému, je suis fâché d'interrompre votre
+repos; mais je vous suis trop fidèle pour
+vouloir vous cacher ce qui se passe en
+ce moment chez vous: le duc de Naxera
+est avec madame.»</p>
+
+<p>«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que
+je regardai quelque temps mon valet
+sans pouvoir lui parler: plus je pensais
+au rapport qu'il me faisait, plus j'avais
+de peine à le croire véritable. «Non,
+Fabio, m'écriai-je, il n'est pas possible
+que ma femme soit capable d'une si
+grande perfidie! Tu n'es point assuré de
+ce que tu dis.&mdash;Seigneur, reprit Fabio,
+plût au ciel que j'en pusse encore douter;
+mais de fausses apparences ne m'ont
+point trompé. Depuis que vous êtes malade,
+je soupçonne qu'on introduit presque
+toutes les nuits le duc dans l'appartement
+de madame: je me suis caché
+pour éclaircir mes soupçons, et je ne
+suis que trop persuadé qu'ils sont
+justes.»</p>
+
+<p>«A ce discours, je me levai tout furieux;
+je pris ma robe de chambre et mon épée,
+et marchai vers l'appartement de ma
+femme, accompagné de Fabio, qui portait
+de la lumière. Au bruit que nous
+fîmes en entrant, le duc, qui était assis
+sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet
+qu'il avait à sa ceinture, il vint au-devant
+de moi et me tira: mais ce fut avec tant
+de trouble et de précipitation, qu'il me
+manqua. Alors je m'avançai sur lui brusquement
+et lui enfonçai mon épée dans
+le c&oelig;ur. Je m'adressai ensuite à ma
+femme, qui était plus morte que vive:
+«Et toi, lui dis-je, infâme, reçois le prix
+de toutes tes perfidies.» En disant cela, je
+lui plongeai dans le sein mon épée toute
+fumante du sang de son amant.</p>
+
+<p>«Je condamne mon emportement, seigneur
+don Fadrique, et j'avoue que j'aurais
+pu assez punir une épouse infidèle
+sans lui ôter la vie; mais quel homme
+pourrait conserver sa raison dans une
+pareille conjoncture? Peignez-vous cette
+perfide femme attentive à ma maladie;
+représentez-vous toutes ses démonstrations
+d'amitié, toutes les circonstances,
+toute l'énormité de sa trahison, et jugez
+si l'on ne doit point pardonner sa mort à
+un mari qu'une si juste fureur animait.</p>
+
+<p>«Pour achever cette tragique histoire
+en deux mots: après avoir pleinement
+assouvi ma vengeance, je m'habillai à la
+hâte; je jugeai bien que je n'avais pas de
+temps à perdre; que les parents du duc
+me feraient chercher par toute l'Espagne,
+et que, le crédit de ma famille ne pouvant
+balancer le leur, je ne serais en sûreté
+que dans un pays étranger: c'est pourquoi
+je choisis deux de mes meilleurs
+chevaux, et avec tout ce que j'avais d'argent
+et de pierreries, je sortis de ma
+maison avant le jour, suivi du valet qui
+m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris
+la route de Valence, dans le dessein de
+me jeter dans le premier vaisseau qui
+ferait voile vers l'Italie. Comme je passais
+aujourd'hui près du bois où vous
+étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui
+m'a prié de la suivre et de l'aider à vous
+séparer.»</p>
+
+<p>«Après que le Tolédan eût achevé de parler,
+don Fadrique lui dit: «Seigneur don
+Juan, vous vous êtes justement vengé du
+duc de Naxera; soyez sans inquiétude sur
+les poursuites que ses parents pourront
+faire: vous demeurerez, s'il vous plaît,
+chez moi, en attendant l'occasion de passer
+en Italie. Mon oncle est gouverneur
+de Valence; vous serez plus en sûreté ici
+qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme
+qui veut être uni désormais avec vous
+d'une étroite amitié.»</p>
+
+<p>«Zarate répondit à Mendoce dans des
+termes pleins de reconnaissance, et accepta
+l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force
+de la sympathie, seigneur don Cléofas,
+poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers
+se sentirent tant d'inclination l'un
+pour l'autre, qu'en peu de jours il se forma
+entr'eux une amitié comparable à celle
+d'Oreste et de Pylade. Avec un mérite égal,
+ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur,
+que ce qui plaisait à don Fadrique
+ne manquait pas de plaire à don Juan;
+c'était le même caractère: enfin ils étaient
+faits pour s'aimer. Don Fadrique, surtout,
+était enchanté des manières de son ami: il
+ne pouvait même s'empêcher de les vanter
+à tout moment à dona Théodora.</p>
+
+<p>«Ils allaient souvent tous deux chez
+cette dame, qui voyait toujours avec indifférence
+les soins et les assiduités de Mendoce.
+Il en était très-mortifié, et s'en plaignait
+quelquefois à son ami, qui, pour le
+consoler, lui disait que les femmes les
+plus insensibles se laissaient enfin toucher;
+qu'il ne manquait aux amants que la patience
+d'attendre ce temps favorable; qu'il
+ne perdît point courage; que sa dame,
+tôt ou tard, récompenserait ses services.
+Ce discours, quoique fondé sur l'expérience,
+ne rassurait point le timide Mendoce,
+qui craignait de ne pouvoir jamais
+plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte
+le jeta dans une langueur qui faisait pitié
+à don Juan; mais don Juan fut bientôt
+plus à plaindre que lui.</p>
+
+<p>«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être
+révolté contre les femmes, après l'horrible
+trahison de la sienne, il ne put se défendre
+d'aimer dona Théodora; cependant, loin
+de s'abandonner à une passion qui offensait
+son ami, il ne songea qu'à la combattre;
+et, persuadé qu'il ne la pouvait vaincre
+qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait
+naître, il résolut de ne plus voir la veuve
+de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le
+voulait mener chez elle, il trouvait toujours
+quelque prétexte pour s'en excuser.</p>
+
+<p>«D'une autre part, don Fadrique n'allait
+pas une fois chez la dame, qu'elle ne
+lui demandât pourquoi don Juan ne la
+venait plus voir. Un jour qu'elle lui faisait
+cette question il lui répondit en souriant
+que son ami avait ses raisons. «Et quelles
+raisons peut-il avoir de me fuir? dit dona
+Théodora.&mdash;Madame, répartit Mendoce,
+comme je voulais aujourd'hui vous
+l'amener, et que je lui marquais quelque
+surprise sur ce qu'il refusait de m'accompagner,
+il m'a fait une confidence qu'il
+faut que je vous révèle pour le justifier.
+Il m'a dit qu'il avait fait une maîtresse,
+et que, n'ayant pas beaucoup de temps à
+demeurer dans cette ville, les moments
+lui étaient chers.</p>
+
+<p>«&mdash;Je ne suis point satisfaite de cette
+excuse, reprit en rougissant la veuve de
+Cifuentes: il n'est pas permis aux amants
+d'abandonner leurs amis.» Don Fadrique
+remarqua la rougeur de dona Théodora;
+il crut que la vanité seule en était
+la cause, et que ce qui faisait rougir la
+dame n'était qu'un simple dépit de se voir
+négligée. Il se trompait dans sa conjecture:
+un mouvement plus vif que la vanité excitait
+l'émotion qu'elle laissait paraître; mais
+de peur qu'il ne démêlât ses sentiments,
+elle changea de discours, et affecta, pendant
+le reste de l'entretien, un enjouement qui
+aurait mis en défaut la pénétration de
+Mendoce, quand il n'aurait pas d'abord
+pris le change.</p>
+
+<p>«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se
+trouva seule, elle tomba dans une profonde
+rêverie: elle sentit alors toute la force
+de l'inclination qu'elle avait conçue pour
+don Juan, et, la croyant plus mal récompensée
+qu'elle ne l'était: «Quelle injuste
+et barbare puissance, dit-elle en soupirant,
+se plaît à enflammer des c&oelig;urs qui ne
+s'accordent pas? Je n'aime pas don Fadrique
+qui m'adore, et je brûle pour don
+Juan, dont une autre que moi occupe la
+pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher
+mon indifférence: ton ami t'en venge
+assez.»</p>
+
+<p>«A ces mots, un vif sentiment de douleur
+et de jalousie lui fit répandre quelques
+larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir
+les peines des amants, vint bientôt présenter
+à son esprit de flatteuses images. Elle
+se représenta que sa rivale pouvait n'être
+pas fort dangereuse: que don Juan était
+peut-être moins arrêté par ses charmes
+qu'amusé par ses bontés, et que de si faibles
+liens n'étaient pas difficiles à rompre. Pour
+juger elle-même de ce qu'elle en devait
+croire, elle résolut d'entretenir en particulier
+le Tolédan. Elle le fit avertir de se
+trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand
+ils furent tous deux seuls, dona Théodora
+prit ainsi la parole:</p>
+
+<p>«Je n'aurais jamais pensé que l'amour
+pût faire oublier à un galant homme ce
+qu'il doit aux dames; néanmoins, don
+Juan, vous ne venez plus chez moi depuis
+que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce
+me semble, de me plaindre de vous. Je
+veux croire toutefois que ce n'est point
+de votre propre mouvement que vous
+me fuyez: votre dame vous aura sans
+doute défendu de me voir. Avouez-le-moi,
+don Juan, et je vous excuse: je sais
+que les amants ne sont pas libres dans
+leurs actions, et qu'ils n'oseraient désobéir
+à leurs maîtresses.</p>
+
+<p>«&mdash;Madame, répondit le Tolédan, je conviens
+que ma conduite doit vous étonner;
+mais, de grâce, ne souhaitez pas
+que je me justifie: contentez-vous d'apprendre
+que j'ai raison de vous éviter.&mdash;Quelle
+que puisse être cette raison,
+reprit dona Théodora toute émue, je
+veux que vous me la disiez.&mdash;Hé bien,
+Madame, répartit don Juan, il faut vous
+obéir; mais ne vous plaignez pas si vous
+en entendez plus que vous n'en voulez
+savoir.</p>
+
+<p>«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a
+raconté l'aventure qui m'a fait quitter la
+Castille. En m'éloignant de Tolède, le
+c&oelig;ur plein de ressentiment contre les
+femmes, je les défiais toutes de me jamais
+surprendre. Dans cette fière disposition,
+je m'approchai de Valence; je vous rencontrai,
+et, ce que personne encore n'a pu
+faire peut-être, je soutins vos premiers
+regards sans en être troublé: je vous ai
+revue même depuis impunément; mais,
+hélas! que j'ai payé cher quelques jours
+de fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance;
+votre beauté, votre esprit, tous
+vos charmes se sont exercés sur un rebelle;
+en un mot, j'ai pour vous tout
+l'amour que vous êtes capable d'inspirer.</p>
+
+<p>«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de
+vous. La personne dont on vous a dit
+que j'étais occupé n'est qu'une dame
+imaginaire: c'est une fausse confidence
+que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir
+les soupçons que j'aurais pu lui donner
+en refusant toujours de vous venir voir
+avec lui.»</p>
+
+<p>«Ce discours, à quoi dona Théodora ne
+s'était point attendue, lui causa une si
+grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de
+paraître. Il est vrai qu'elle ne se mit point
+en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer
+ses yeux de quelque rigueur, elle regarda
+le Tolédan d'un air assez tendre, et
+lui dit: «Vous m'avez appris votre secret,
+don Juan; je veux aussi vous découvrir le
+mien: écoutez-moi.</p>
+
+<p>«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce,
+peu touchée de l'attachement de Mendoce,
+je menais une vie douce et tranquille,
+lorsque le hasard vous fit passer
+près du bois où nous nous rencontrâmes.
+Malgré l'agitation où j'étais alors, je ne
+laissai pas de remarquer que vous m'offriez
+votre secours de très-bonne grâce,
+et la manière avec laquelle vous sûtes
+séparer deux rivaux furieux me fit concevoir
+une opinion fort avantageuse de
+votre adresse et de votre valeur. Le moyen
+que vous proposâtes pour les accorder
+me déplut: je ne pouvais sans beaucoup
+de peine me résoudre à choisir l'un ou
+l'autre; mais, pour ne vous rien déguiser,
+je crois que vous aviez déjà un peu de part
+à ma répugnance: car dans le même moment
+que, forcée par la nécessité, ma bouche
+nomma don Fadrique, je sentis que
+mon c&oelig;ur se déclarait pour l'inconnu.
+Depuis ce jour, que je dois appeler heureux,
+après l'aveu que vous m'avez fait,
+votre mérite a augmenté l'estime que j'avais
+pour vous.</p>
+
+<p>«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un
+mystère de mes sentiments: je vous les
+déclare avec la même franchise que j'ai
+dit à Mendoce que je ne l'aimais point.
+Une femme qui a le malheur de se sentir
+du penchant pour un amant qui ne saurait
+être à elle a raison de se contraindre, et
+de se venger du moins de sa faiblesse par un
+silence éternel; mais je crois que l'on peut
+sans scrupule découvrir une tendresse
+innocente à un homme qui n'a que des
+vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous
+m'aimiez, et j'en rends grâces au ciel, qui
+nous a sans doute destinés l'un pour
+l'autre.»</p>
+
+<p>«Après ce discours, la dame se tut pour
+laisser parler don Juan, et lui donner lieu
+de faire éclater les transports de joie et de
+reconnaissance qu'elle croyait lui avoir
+inspirés; mais au lieu de paraître enchanté
+des choses qu'il venait d'entendre, il demeura
+triste et rêveur.</p>
+
+<p>«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle;
+quand, pour vous faire un sort qu'un autre
+que vous pourrait trouver digne
+d'envie, j'oublie la fierté de mon sexe,
+et vous montre une âme charmée, vous
+résistez à la joie que doit vous causer une
+déclaration si obligeante! vous gardez un
+silence glacé! je vois même de la douleur
+dans vos yeux. Ah! don Juan, quel étrange
+effet produisent en vous mes bontés!</p>
+
+<p>«&mdash;Eh! quel autre effet, Madame, répondit
+tristement le Tolédan, peuvent-elles
+faire sur un c&oelig;ur comme le mien? Je
+suis d'autant plus misérable que vous
+me témoignez plus d'inclination. Vous
+n'ignorez pas ce que Mendoce fait pour
+moi: vous savez quelle tendre amitié nous
+lie: pourrais-je établir mon bonheur sur
+la ruine de ses plus douces espérances?&mdash;Vous
+avez trop de délicatesse, dit dona
+Théodora: je n'ai rien promis à don Fadrique;
+je puis vous offrir ma foi sans
+mériter ses reproches, et vous pouvez la
+recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue
+que l'idée d'un ami malheureux doit
+vous causer quelque peine; mais, don
+Juan, est-elle capable de balancer l'heureux
+destin qui vous attend?</p>
+
+<p>«&mdash;Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton
+ferme: un ami tel que Mendoce a plus
+de pouvoir sur moi que vous ne pensez.
+S'il vous était possible de concevoir toute
+la tendresse, toute la force de notre amitié,
+que vous me trouveriez à plaindre!
+Don Fadrique n'a rien de caché pour
+moi; mes intérêts sont devenus les siens:
+les moindres choses qui me regardent ne
+sauraient échapper à son attention, ou,
+pour tout dire en un mot, je partage son
+âme avec vous.</p>
+
+<p>«Ah! si vous vouliez que je profitasse
+de vos bontés, il fallait me les laisser
+voir avant que j'eusse formé les n&oelig;uds
+d'une amitié si forte. Charmé du bonheur
+de vous plaire, je n'aurais alors regardé
+Mendoce que comme un rival:
+mon c&oelig;ur, en garde contre l'affection
+qu'il me marquait, n'y aurait pas répondu,
+et je ne lui devrais pas aujourd'hui
+tout ce que je lui dois; mais, Madame, il
+n'est plus temps; j'ai reçu tous les services
+qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi
+le penchant que j'avais pour lui: la reconnaissance
+et l'inclination me lient et
+me réduisent enfin à la cruelle nécessité
+de renoncer au sort glorieux que vous
+me présentez.»</p>
+
+<p>«En cet endroit, dona Théodora, qui
+avait les yeux couverts de larmes, prit son
+mouchoir pour s'essuyer. Cette action
+troubla le Tolédan; il sentit chanceler sa
+constance: il commençait à ne répondre
+plus de rien. «Adieu, Madame, continua-t-il
+d'une voix entrecoupée de soupirs,
+adieu, il faut vous fuir pour sauver ma
+vertu; je ne puis soutenir vos pleurs,
+ils vous rendent trop redoutable. Je vais
+m'éloigner de vous pour jamais, et pleurer
+la perte de tant de charmes que mon
+inexorable amitié veut que je lui sacrifie.»
+En achevant ces paroles il se retira avec
+un reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de
+peine à conserver.</p>
+
+<p>«Après son départ, la veuve de Cifuentes
+fut agitée de mille mouvements confus:
+elle eut honte de s'être déclarée à un homme
+qu'elle n'avait pu retenir; mais, ne pouvant
+douter qu'il ne fût fortement épris,
+et que le seul intérêt d'un ami ne lui fît
+refuser la main qu'elle lui offrait, elle fut
+assez raisonnable pour admirer un si rare
+effort d'amitié, au lieu de s'en offenser.
+Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher
+de s'affliger quand les choses n'ont
+pas le succès que l'on désire, elle résolut
+d'aller dès le lendemain à la campagne pour
+dissiper ses chagrins, ou plutôt pour les
+augmenter, car la solitude est plus propre
+à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.</p>
+
+<p>«Don Juan, de son côté, n'ayant pas
+trouvé Mendoce au logis, s'était enfermé
+dans son appartement pour s'abandonner
+en liberté à sa douleur. Après ce qu'il avait
+fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui
+était permis du moins d'en soupirer; mais
+don Fadrique vint bientôt interrompre sa
+rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé,
+il en témoigna tant d'inquiétude
+que don Juan, pour le rassurer, fut obligé
+de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos.
+Mendoce sortit aussitôt pour le laisser
+reposer; mais il sortit d'un air si triste,
+que le Tolédan en sentit plus vivement son
+infortune. «O ciel, dit il en lui-même,
+pourquoi faut-il que la plus tendre amitié
+du monde fasse tout le malheur de
+ma vie?»</p>
+
+<p>«Le jour suivant, don Fadrique n'était
+pas encore levé qu'on le vint avertir que
+dona Théodora était partie avec tout son
+domestique pour son château de Villaréal,
+et qu'il y avait apparence qu'elle n'en reviendrait
+pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina,
+moins à cause des peines que fait
+souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que
+parce qu'on lui avait fait mystère de ce départ.
+Sans savoir ce qu'il en devait penser,
+il en conçut un funeste présage.</p>
+
+<p>«Il se leva pour aller voir son ami, tant
+pour l'entretenir là-dessus que pour apprendre
+l'état de sa santé. Mais comme il
+achevait de s'habiller, don Juan entra dans
+sa chambre, en lui disant: «Je viens dissiper
+l'inquiétude que je vous cause: je
+me porte assez bien aujourd'hui.&mdash;Cette
+bonne nouvelle, répondit Mendoce, me
+console un peu de la mauvaise que j'ai
+reçue.» Le Tolédan demanda quelle était
+cette mauvaise nouvelle; et don Fadrique,
+après avoir fait sortir ses gens, lui dit:
+«Dona Théodora est partie ce matin pour
+la campagne, où l'on croit qu'elle sera
+longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi
+me l'a-t-on caché? Qu'en pensez-vous,
+don Juan? N'ai-je pas raison d'être
+alarmé?»</p>
+
+<p>«Zarate se garda bien de lui dire sur
+cela sa pensée, et tâcha de lui persuader que
+dona Théodora pouvait être allée à la campagne
+sans qu'il eût sujet de s'en effrayer.
+Mais Mendoce, peu content des raisons
+que son ami employait pour le rassurer,
+l'interrompit: «Tous ces discours, dit-il,
+ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai
+conçu; j'aurai fait peut-être imprudemment
+quelque chose qui aura déplu à
+dona Théodora. Pour m'en punir, elle
+me quitte, sans daigner seulement m'apprendre
+mon crime.</p>
+
+<p>«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer
+plus longtemps dans l'incertitude. Allons,
+don Juan, allons la trouver; je vais
+faire préparer des chevaux.&mdash;Je vous
+conseille, lui dit le Tolédan, de ne mener
+personne avec vous: cet éclaircissement
+se doit faire sans témoins.&mdash;Don Juan ne
+saurait être de trop, reprit don Fadrique;
+dona Théodora n'ignore point que vous
+savez tout ce qui se passe dans mon
+c&oelig;ur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser,
+vous m'aiderez à l'apaiser en
+ma faveur.</p>
+
+<p>«&mdash;Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma
+présence ne peut vous être utile. Partez
+tout seul, je vous en conjure.&mdash;Non,
+mon cher don Juan, répartit Mendoce,
+nous irons ensemble: j'attends cette complaisance
+de votre amitié.&mdash;Quelle tyrannie!
+s'écria le Tolédan d'un air chagrin.
+Pourquoi exigez-vous de mon amitié
+ce qu'elle ne doit pas vous accorder?»</p>
+
+<p>«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait
+pas, et le ton brusque dont elles
+avaient été prononcées, le surprirent étrangement.
+Il regarda son ami avec attention.
+«Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que
+je viens d'entendre? Quel affreux soupçon
+naît dans mon esprit! Ah! c'est trop
+vous contraindre et me gêner; parlez.
+Qui cause la répugnance que vous marquez
+à m'accompagner?</p>
+
+<p>«&mdash;Je voulais vous la cacher, répondit le
+Tolédan; mais puisque vous m'avez forcé
+vous-même à la laisser paraître, il ne
+faut plus que je dissimule: cessons, mon
+cher don Fadrique, de nous applaudir
+de la conformité de nos affections; elle
+n'est que trop parfaite: les traits qui
+vous ont blessé n'ont point épargné votre
+ami. Dona Théodora...&mdash;Vous seriez
+mon rival, interrompit Mendoce en pâlissant!&mdash;Dès
+que j'ai connu mon amour,
+répartit don Juan, je l'ai combattu. J'ai fui
+constamment la veuve de Cifuentes; vous
+le savez: vous m'en avez vous-même fait
+des reproches; je triomphais du moins de
+ma passion, si je ne pouvais la détruire.</p>
+
+<p>«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle
+souhaitait de me parler chez elle. Je m'y
+rendis. Elle me demanda pourquoi je
+semblais vouloir l'éviter. J'inventai des
+excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé
+de lui en découvrir la véritable cause. Je
+crus qu'après cette déclaration elle approuverait
+le dessein que j'avais de la
+fuir; mais, par un bizarre effet de mon
+étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce,
+je dois vous le dire, je trouvai Théodora
+prévenue pour moi.»</p>
+
+<p>«Quoique don Fadrique eût l'esprit du
+monde le plus doux et le plus raisonnable,
+il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce
+discours, et interrompant encore son ami
+en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui
+dit-il, percez-moi plutôt le sein que de
+poursuivre ce fatal récit. Vous ne vous
+contentez pas de m'avouer que vous êtes
+mon rival, vous m'apprenez encore qu'on
+vous aime! Juste ciel! Quelle confidence
+vous m'osez faire! Vous mettez notre
+amitié à une épreuve trop rude. Mais
+que dis-je, notre amitié? vous l'avez violée
+en conservant les sentiments perfides
+que vous me déclarez.</p>
+
+<p>«Quelle était mon erreur! Je vous croyais
+généreux, magnanime, et vous n'êtes
+qu'un faux ami, puisque vous avez été
+capable de concevoir un amour qui m'outrage.
+Je suis accablé de ce coup imprévu:
+je le sens d'autant plus vivement,
+qu'il m'est porté par une main...&mdash;Rendez-moi
+plus de justice, interrompit
+à son tour le Tolédan; donnez-vous
+un moment de patience; je ne suis rien
+moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi, et
+vous vous repentirez de m'avoir appelé
+de ce nom odieux.»</p>
+
+<p>«Alors il lui raconta ce qui s'était passé
+entre la veuve de Cifuentes et lui, le tendre
+aveu qu'elle lui avait fait, et les discours
+qu'elle lui avait tenus pour l'engager à se
+livrer sans scrupule à sa passion. Il lui répéta
+ce qu'il avait répondu à ce discours;
+et à mesure qu'il parlait de la fermeté qu'il
+avait fait paraître, don Fadrique sentait
+évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don
+Juan, l'amitié l'emporta sur l'amour; je
+refusai la foi de dona Théodora. Elle en
+pleura de dépit; mais, grand Dieu, que
+ses pleurs excitèrent de trouble dans mon
+âme! Je ne puis m'en ressouvenir sans
+trembler encore du péril que j'ai couru.
+Je commençais à me trouver barbare, et
+pendant quelques instants, Mendoce,
+mon c&oelig;ur vous devint infidèle. Je ne
+cédai pas pourtant à ma faiblesse, et je
+me dérobai par une prompte fuite à
+des larmes si dangereuses. Mais ce n'est
+pas assez d'avoir évité ce danger; il faut
+craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon
+départ: je ne veux plus m'exposer aux
+regards de Théodora. Après cela, don
+Fadrique m'accusera-t-il encore d'ingratitude
+et de perfidie?</p>
+
+<p>«&mdash;Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant,
+je vous rends toute votre innocence.
+J'ouvre les yeux; pardonnez un
+injuste reproche au premier transport
+d'un amant qui se voit ravir toutes ses
+espérances. Hélas! devais-je croire que
+dona Théodora pourrait vous voir longtemps
+sans vous aimer, sans se rendre à
+ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé
+le pouvoir? Vous êtes un véritable ami.
+Je n'impute plus mon malheur qu'à la
+Fortune, et, loin de vous haïr, je sens
+augmenter pour vous ma tendresse. Hé!
+quoi! vous renoncez pour moi à la possession
+de dona Théodora, vous faites
+à notre amitié un si grand sacrifice, et je
+n'en serais pas touché! Vous pouvez
+dompter votre amour, et je ne ferais pas
+un effort pour vaincre le mien! Je dois
+répondre à votre générosité, don Juan;
+suivez le penchant qui vous entraîne:
+épousez la veuve de Cifuentes; que mon
+c&oelig;ur, s'il veut, en gémisse, Mendoce
+vous en presse.</p>
+
+<p>«&mdash;Vous m'en pressez en vain, répliqua
+Zarate. J'ai pour elle, je le confesse, une
+passion violente; mais votre repos m'est
+plus cher que mon bonheur.&mdash;Et le
+repos de Théodora, reprit don Fadrique,
+vous doit-il être indifférent? Ne nous
+flattons point: le penchant qu'elle a
+pour vous décide de mon sort. Quand
+vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour
+me la céder, vous iriez loin de ses yeux
+traîner une vie déplorable, je n'en serais
+pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire
+jusqu'ici, je ne lui plairai jamais: le ciel
+n'a réservé cette gloire qu'à vous seul.
+Elle vous a aimé dès le premier moment
+qu'elle vous a vu: elle a pour vous une
+inclination naturelle; en un mot, elle ne
+saurait être heureuse qu'avec vous. Recevez
+donc la main qu'elle vous présente:
+comblez ses désirs et les vôtres: abandonnez-moi
+à mon infortune, et ne faites
+pas trois misérables, lorsqu'un seul peut
+épuiser toute la rigueur du destin.»</p>
+
+<p>Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre
+son récit pour écouter l'écolier,
+qui lui dit: «Ce que vous me racontez est
+surprenant. Y a-t-il en effet des gens d'un
+si beau caractère? Je ne vois dans le monde
+que des amis qui se brouillent, je ne dis
+pas pour des maîtresses comme dona Théodora,
+mais pour des coquettes fieffées. Un
+amant peut-il renoncer à un objet qu'il
+adore et dont il est aimé, de peur de rendre
+un ami malheureux? Je ne croyais cela
+possible que dans la nature du roman, où
+l'on peint les hommes tels qu'ils devraient
+être, plutôt que tels qu'ils sont.&mdash;Je demeure
+d'accord, répondit le diable, que ce
+n'est pas une chose fort ordinaire; mais
+elle est non-seulement dans la nature du
+roman, elle est aussi dans la belle nature
+de l'homme. Cela est si vrai, que depuis le
+déluge j'en ai vu deux exemples, y compris
+celui-ci. Revenons à mon histoire.</p>
+
+<p>«Les deux amis continuèrent à se faire
+un sacrifice de leur passion, et l'un ne voulant
+point céder à la générosité de l'autre,
+leurs sentiments amoureux demeurèrent
+suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent
+de s'entretenir de Théodora: ils n'osaient
+plus même prononcer son nom. Mais
+tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour
+dans la ville de Valence, l'amour,
+comme pour s'en venger, régnait ailleurs
+avec tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.</p>
+
+<p>«Dona Théodora s'abandonnait à sa
+tendresse dans son château de Villaréal,
+situé près de la mer. Elle pensait sans cesse
+à don Juan, et ne pouvait perdre l'espérance
+de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y attendre,
+après les sentiments d'amitié qu'il
+avait fait éclater pour don Fadrique.</p>
+
+<p>«Un jour, après le coucher du soleil,
+comme elle prenait sur le bord de la mer le
+plaisir de la promenade avec une de ses
+femmes, elle aperçut une petite chaloupe
+qui venait gagner le rivage. Il lui sembla
+d'abord qu'il y avait dedans sept à huit
+hommes de fort mauvaise mine; mais après
+les avoir vus de plus près, et considérés
+avec plus d'attention, elle jugea qu'elle
+avait pris des masques pour des visages. En
+effet, c'étaient des gens masqués, et tous
+armés d'épées et de bayonnettes.</p>
+
+<p>«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant
+pas bon augure de la descente qu'ils se préparaient
+à faire, elle tourna brusquement
+ses pas vers le château. Elle regardait de
+temps en temps derrière elle pour les observer;
+et remarquant qu'ils avaient pris
+terre, et qu'ils commençaient à la poursuivre,
+elle se mit à courir de toute sa force;
+mais, comme elle ne courait pas si bien
+qu'Atalante, et que les masques étaient légers
+et vigoureux, ils la joignirent à la
+porte du château et l'arrêtèrent.</p>
+
+<p>«La dame et la fille qui l'accompagnait
+poussèrent de grands cris qui attirèrent
+aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci
+donnant l'alarme au château, tous les valets
+de dona Théodora accoururent bientôt
+armés de fourches et de bâtons. Cependant
+deux hommes des plus robustes de la troupe
+masquée, après avoir pris entre leurs bras
+la maîtresse et la suivante, les emportaient
+vers la chaloupe, malgré leur résistance,
+pendant que les autres faisaient tête aux
+gens du château, qui commencèrent à les
+presser vivement. Le combat fut long; mais
+enfin les hommes masqués exécutèrent heureusement
+leur entreprise, et regagnèrent
+leur chaloupe en se battant en retraite. Il
+était temps qu'ils se retirassent; car ils n'étaient
+pas encore tous embarqués qu'ils
+virent paraître du côté de Valence quatre
+ou cinq cavaliers qui piquaient à outrance,
+et semblaient vouloir venir au secours de
+Théodora. A cette vue, les ravisseurs se
+hâtèrent si bien de prendre le large, que
+l'empressement des cavaliers fut inutile.</p>
+
+<p>«Ces cavaliers étaient don Fadrique et
+don Juan. Le premier avait reçu ce jour-là
+une lettre par laquelle on lui mandait que
+l'on avait appris de bonne part qu'Alvaro
+Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il
+avait équipé une espèce de tartane, et
+qu'avec une vingtaine de gens qui n'avaient
+rien à perdre, il se proposait d'enlever la
+veuve de Cifuentes la première fois qu'elle
+serait dans son château. Sur cet avis, le Tolédan
+et lui, avec leurs valets de chambre,
+étaient partis de Valence sur-le-champ,
+pour venir apprendre cet attentat à dona
+Théodora. Ils avaient découvert de loin,
+sur le bord de la mer, un assez grand
+nombre de personnes qui paraissaient combattre
+les unes contre les autres, et soupçonnant
+que ce pouvait être ce qu'ils craignaient,
+ils poussaient leurs chevaux à toute
+bride, pour s'opposer au projet de don Alvar.
+Mais, quelque diligence qu'ils pussent
+faire, ils n'arrivèrent que pour être témoins
+de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.</p>
+
+<p>«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce,
+fier du succès de son audace, s'éloignait de
+la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait
+joindre un petit vaisseau armé qui l'attendait
+en pleine mer. Il n'est pas possible de
+sentir une plus vive douleur que celle
+qu'eurent Mendoce et don Juan. Ils firent
+mille imprécations contre don Alvar, et
+remplirent l'air de plaintes aussi pitoyables
+que vaines. Tous les domestiques de Théodora,
+animés par un si bel exemple, n'épargnèrent
+point les lamentations: tout le
+rivage retentissait de cris: la fureur, le
+désespoir, la désolation régnaient sur ces
+tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne
+causa point, dans la cour de Sparte, une si
+grande consternation.»</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c14" id="c14"></a>CHAPITRE XIV<br/>
+<i>Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur
+comique.</i></h2>
+
+
+<p>L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre
+le diable en cet endroit: «Seigneur Asmodée,
+lui dit-il, il n'y a pas moyen de
+résister à la curiosité que j'ai de savoir ce que
+signifie une chose qui attire mon attention,
+malgré le plaisir que je prends à vous écouter.
+Je remarque dans une chambre deux
+hommes en chemise qui se tiennent à la
+gorge et aux cheveux, et plusieurs personnes
+en robe de chambre qui s'empressent à
+les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce
+que cela veut dire.» Le démon, qui ne cherchait
+qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ
+cette satisfaction de la manière suivante.</p>
+
+<p>«Les personnages que vous voyez en chemise
+et qui se battent, lui dit-il, sont deux
+auteurs Français; et les gens qui les séparent
+sont deux Allemands, un Flamand et un
+Italien. Ils demeurent tous dans la même
+maison, qui est un hôtel garni où il ne loge
+guère que des étrangers. L'un de ces auteurs
+fait des tragédies, et l'autre des comédies.
+Le premier, pour quelque désagrément
+qu'il a essuyé en France, est venu en
+Espagne; et le dernier, peu content de sa
+condition à Paris, a fait le même voyage,
+dans l'espérance de trouver à Madrid une
+meilleure fortune.</p>
+
+<p>«Le poëte tragique est un esprit vain et
+présomptueux, qui s'est fait, en dépit de
+la plus saine partie du public, une assez
+grande réputation dans son pays. Pour tenir
+sa muse en haleine, il compose tous les
+jours; ne pouvant dormir cette nuit, il a
+commencé une pièce dont il a tiré le sujet
+de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme
+son moindre défaut est d'avoir, ainsi que ses
+confrères, une démangeaison continuelle
+d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages,
+il s'est levé, a pris sa chandelle, et,
+tout en chemise, est venu frapper rudement
+à la porte de l'auteur comique, qui,
+faisant un meilleur usage de son temps,
+dormait d'un profond sommeil.</p>
+
+<p>«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé
+ouvrir à l'autre, qui, d'un air de possédé, lui
+a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez
+à mes genoux: adorez un génie que
+Melpomène favorise. Je viens d'enfanter
+des vers... Mais, que dis-je, je viens?
+c'est Apollon lui-même qui me les a dictés:
+si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui
+de maison en maison; j'attends
+qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur
+notre ambassadeur, aussi bien que
+tous les Français qui sont à Madrid. Avant
+que je les montre à personne, je veux
+vous les réciter.</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous remercie de la préférence, a
+répondu l'auteur comique en baillant de
+toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est
+que vous prenez un peu mal votre temps;
+je me suis couché fort tard, le sommeil
+m'accable, et je ne réponds pas que j'entende
+sans me rendormir tous les vers
+que vous avez à me dire.&mdash;Oh! j'en réponds
+bien, moi, a repris le poëte tragique:
+quand vous seriez mort, la scène que
+je viens de composer serait capable de
+vous rappeler à la vie. Ma versification
+n'est point un assemblage de sentiments
+communs et d'expressions triviales que
+la rime seule soutienne; c'est une poésie
+mâle qui émeut le c&oelig;ur et frappe l'esprit.
+Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les
+pitoyables nouveautés ne font que passer
+sur la scène comme des ombres, et vont
+à Utique divertir les Africains: mes pièces,
+dignes d'être consacrées avec ma
+statue dans la bibliothèque palatine,
+ont encore la foule après trente représentations;
+mais venons, ajouta ce poëte
+modeste, venons aux vers dont je veux
+vous donner l'étrenne.</p>
+
+<p>«Voici ma tragédie: <cite>La mort de Patrocle</cite>.
+Scène première. Briseïde et les autres
+captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent
+les cheveux et se frappent le sein,
+pour témoigner la douleur qu'elles ont
+de la perte de Patrocle. Elles ne peuvent
+pas même se soutenir; abattues par leur
+désespoir, elles se laissent tomber sur le
+théâtre. Vous me direz que cela est un
+peu hasardé: mais c'est ce que je cherche.
+Que les petits génies se tiennent dans
+les bornes étroites de l'imitation, sans
+oser les franchir, à la bonne heure! Il y
+a de la prudence dans leur timidité. Pour
+moi, j'aime le nouveau, et je tiens que,
+pour émouvoir et ravir les spectateurs,
+il faut leur présenter des images auxquelles
+ils ne s'attendent point.</p>
+
+<p>«Les captives sont donc couchées par
+terre. Ph&oelig;nix, gouverneur d'Achille, est
+avec elles: il les aide à se relever l'une
+après l'autre. Ensuite il commence la
+protase par ces vers:</p>
+
+<div class="poem">
+ <div class="stanza">
+ <span class="i0">Priam va perdre Hector et sa superbe ville;<br/></span>
+ <span class="i0">Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille<br/></span>
+ <span class="i0">Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,<br/></span>
+ <span class="i0">Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,<br/></span>
+ <span class="i0">Léonte de la pique adroit à l'exercice,<br/></span>
+ <span class="i0">Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;<br/></span>
+ <span class="i0">Achille s'y prépare, et déjà ce héros<br/></span>
+ <span class="i0">Pousse vers Ilium ses immortels chevaux<a id="FNanchor_1" name="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">1</a>.<br/></span>
+ <span class="i0">Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,<br/></span>
+ <span class="i0">Quoique l'&oelig;il qui les voit ne les suive qu'à peine,<br/></span>
+ <span class="i0">Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:<br/></span>
+ <span class="i0">Et lorsque vous serez de carnage lassés,<br/></span>
+ <span class="i0">Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,<br/></span>
+ <span class="i0">Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.<br/></span>
+ <span class="i0">Xantus baisse la tête et répond par ces mots:<br/></span>
+ <span class="i0">Achille, vous serez content de vos chevaux:<br/></span>
+ <span class="i0">Ils vont aller au gré de votre impatience;<br/></span>
+ <span class="i0">Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.<br/></span>
+ <span class="i0">Junon aux yeux de b&oelig;uf ainsi le fait parler,<br/></span>
+ <span class="i0">Et d'Achille aussitôt le char semble voler.<br/></span>
+ <span class="i0">Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie<br/></span>
+ <span class="i0">Soudain font retentir le rivage de Troie.<br/></span>
+ <span class="i0">Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,<br/></span>
+ <span class="i0">Paraît plus éclatant que l'astre du matin,<br/></span>
+ <span class="i0">Ou tel que le soleil commençant sa carrière<br/></span>
+ <span class="i0">S'élève pour donner au monde la lumière,<br/></span>
+ <span class="i0">Ou brillant comme un feu que les villageois font<br/></span>
+ <span class="i0">Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.<br/></span>
+ <br/>
+ </div>
+</div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a>
+<a href="#FNanchor_1">
+<span class="label">[1]</span></a> <i lang="la" xml:lang="la">Hom. Lib. XIX.</i></p>
+</div>
+<p>«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique,
+pour vous laisser respirer un moment;
+car si je vous récitais toute ma
+scène de suite, la beauté de ma versification
+et le grand nombre de traits brillants
+et de pensées sublimes qu'elle contient
+vous suffoqueraient. Remarquez la
+justesse de cette comparaison: <i>Plus éclatant
+qu'un feu que les villageois font...</i>
+Tout le monde ne sent point cela; mais
+vous, qui avez de l'esprit, et du véritable,
+vous en devez être enchanté.&mdash;Je le suis
+sans doute, a répondu l'auteur comique
+en souriant d'un air malin; rien n'est si
+beau, et je suis persuadé que vous ne
+manquerez pas de parler aussi dans votre
+tragédie du soin que Thétis prenait de
+chasser les mouches troyennes qui s'approchaient
+du corps de Patrocle.&mdash;Ne
+pensez pas vous en moquer, a répliqué
+le tragique. Un poëte qui a de l'habileté
+peut tout risquer: cet endroit-là est peut-être
+celui de ma pièce le plus propre à
+me fournir des vers pompeux: je ne le
+raterai pas, sur ma parole.</p>
+
+<p>«Tous mes ouvrages, a-t-il continué
+sans façon, sont marqués au bon coin;
+aussi; quand je les lis, il faut voir comme
+on les applaudit! je m'arrête à chaque
+vers pour recevoir des louanges. Je me
+souviens qu'un jour je lisais à Paris
+une tragédie dans une maison où il va
+tous les jours de beaux esprits à l'heure
+du dîner, et dans laquelle, sans vanité,
+je ne passe pas pour un Pradon: la grande
+comtesse de Vieille-Brune y était; elle a
+le goût fin et délicat; je suis son poëte
+favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès
+la première scène; elle fut obligée de
+changer de mouchoir au second acte;
+elle ne fit que sanglotter au troisième;
+elle se trouva mal au quatrième, et je
+crus, à la catastrophe, qu'elle allait mourir
+avec le héros de ma pièce.»</p>
+
+<p>«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur
+comique de garder son sérieux, il lui
+est échappé un éclat de rire. «Ah! que je
+reconnais bien, dit-il, cette bonne comtesse
+à ce trait-là: c'est une femme qui
+ne peut souffrir la comédie; elle a tant
+d'aversion pour le comique, qu'elle sort
+ordinairement de sa loge après la grande
+pièce, pour emporter toute sa douleur.
+La tragédie est sa belle passion: que
+l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu
+que vous y fassiez parler des amants malheureux,
+vous êtes sûr d'attendrir la
+dame. Franchement, si je composais des
+poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres
+approbateurs qu'elle.</p>
+
+<p>«&mdash;Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte
+tragique; j'ai l'approbation de mille personnes
+de qualité, tant mâles que femelles...&mdash;Je
+me défierais encore du suffrage
+de ces personnes-là, interrompit
+l'auteur comique: je serais en garde
+contre leurs jugements. Savez-vous bien
+pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs
+sont distraits, pour la plupart, pendant
+une lecture, et qu'ils se laissent prendre
+à la beauté d'un vers, ou à la délicatesse
+d'un sentiment: cela suffit pour leur faire
+louer tout un ouvrage, quelque imparfait
+qu'il puisse être d'ailleurs. Tout au
+contraire, entendent-ils quelques vers
+dont la platitude ou la dureté leur blesse
+l'oreille, il ne leur en faut pas davantage
+pour décrier une bonne pièce.</p>
+
+<p>«&mdash;Hé bien! a repris l'auteur sérieux,
+puisque vous voulez que ces juges-là me
+soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements
+du parterre.&mdash;Hé! ne
+me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre,
+a répliqué l'autre: il fait paraître
+trop de caprice dans ses décisions. Il se
+trompe quelquefois si lourdement aux
+représentations des pièces nouvelles, qu'il
+sera des deux mois entiers sottement
+enchanté d'un mauvais ouvrage. Il est
+vrai que dans la suite l'impression le
+désabuse, et que l'auteur demeure déshonoré
+après un heureux succès.</p>
+
+<p>«&mdash;C'est un malheur qui n'est pas à
+craindre pour moi, a dit le tragique; on
+réimprime mes pièces aussi souvent
+qu'elles sont représentées. J'avoue qu'il
+n'en est pas de même des comédies; l'impression
+découvre leur faiblesse: les comédies
+n'étant que des bagatelles, que de
+petites productions d'esprit...&mdash;Tout
+beau, monsieur l'auteur tragique, interrompit
+l'autre, tout beau! vous ne songez
+pas que vous vous échauffez; parlez,
+de grâce, devant moi, de la comédie avec
+un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous
+qu'une pièce comique soit moins difficile
+à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous:
+il n'est pas plus aisé de faire rire
+les honnêtes gens que de les faire pleurer.
+Sachez qu'un sujet ingénieux dans les
+m&oelig;urs de la vie ordinaire ne coûte pas
+moins à traiter que le plus beau sujet
+héroïque.</p>
+
+<p>«&mdash;Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux
+d'un ton railleur, je suis ravi de vous
+entendre parler dans ces termes. Hé
+bien, monsieur Calidas, pour éviter la
+dispute, je veux désormais autant estimer
+vos ouvrages que je les ai méprisés
+jusqu'ici.&mdash;Je me soucie fort peu de vos
+mépris, monsieur Giblet, reprend avec
+précipitation l'auteur comique; et pour
+répondre à vos airs insolents, je vais vous
+dire nettement ce que je pense des vers
+que vous venez de me réciter: ils sont
+ridicules, et les pensées, quoique tirées
+d'Homère, n'en sont pas moins plates.
+Achille parle à ses chevaux; ses chevaux
+lui répondent: il y a là-dedans une image
+basse, de même que dans la comparaison
+du feu que les villageois font sur une
+montagne. Ce n'est pas faire honneur
+aux anciens que de les piller de cette
+sorte: ils sont, à la vérité, remplis de
+choses admirables; mais il faut avoir plus
+de goût que vous n'en avez, pour faire
+un heureux choix de celles qu'on doit
+emprunter d'eux.</p>
+
+<p>«&mdash;Puisque vous n'avez pas assez d'élévation
+de génie, a répliqué Giblet, pour
+apercevoir les beautés de ma poésie, et
+pour vous punir d'avoir osé critiquer ma
+scène, je ne vous en lirai pas la suite.&mdash;Je
+ne suis que trop puni d'avoir entendu
+le commencement, a réparti Calidas: il
+vous sied bien, à vous, de mépriser mes
+comédies! Apprenez que la plus mauvaise
+que je puisse faire sera toujours
+fort au-dessus de vos tragédies, et qu'il
+est plus facile de prendre l'essor et de
+se guinder sur de grands sentiments, que
+d'attraper une plaisanterie fine et délicate.</p>
+
+<p>«&mdash;Grâce au ciel, dit le tragique d'un
+air dédaigneux, si j'ai le malheur de
+n'avoir pas votre estime, je crois devoir
+m'en consoler. La cour juge plus favorablement
+de moi que vous ne faites, et
+la pension dont elle m'a bien voulu...&mdash;Eh!
+ne croyez pas m'éblouir avec vos pensions
+de cour, interrompt Calidas: je
+sais trop de quelle manière on les obtient,
+pour en faire plus de cas de vos
+ouvrages. Encore une fois, ne vous imaginez
+pas mieux valoir que les auteurs
+comiques. Et pour vous prouver même
+que je suis convaincu qu'il est plus aisé de
+composer des poëmes dramatiques sérieux
+que d'autres, c'est que si je retourne
+en France, et que je n'y réussisse
+pas dans le comique, je m'abaisserai à
+faire des tragédies.</p>
+
+<p>«&mdash;Pour un composeur de farces, dit là
+dessus le poëte tragique, vous avez bien
+de la vanité.&mdash;Pour un versificateur qui
+ne doit sa réputation qu'à de faux brillants,
+dit l'auteur comique, vous vous en
+faites bien accroire.&mdash;Vous êtes un insolent,
+a répliqué l'autre. Si je n'étais pas
+chez vous, mon petit monsieur Calidas,
+la péripétie de cette aventure vous apprendrait
+à respecter le cothurne.&mdash;Que
+cette considération ne vous retienne
+point, mon grand monsieur Giblet, a
+répondu Calidas. Si vous avez envie de
+vous faire battre, je vous battrai aussi
+bien chez moi qu'ailleurs.»</p>
+
+<p>«En même temps ils se sont tous deux
+pris à la gorge et aux cheveux, et les coups
+de poing et de pied n'ont pas été épargnés
+de part et d'autre. Un Italien, couché dans
+la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue,
+et au bruit que les auteurs faisaient
+en se battant, il a jugé qu'ils étaient aux
+prises. Il s'est levé, et, par compassion pour
+ces Français, quoiqu'Italien, il a appelé du
+monde. Un Flamand et deux Allemands,
+qui sont ces personnes que vous voyez en
+robe de chambre, viennent avec l'Italien
+séparer les combattants.</p>
+
+<p>&mdash;Ce démêlé me paraît plaisant, dit don
+Cléofas. Mais, à ce que je vois, les auteurs
+tragiques, en France, s'imaginent être des
+personnages plus importants que ceux qui
+ne font que des comédies.&mdash;Sans doute,
+répondit Asmodée. Les premiers se croient
+autant au-dessus des autres, que les héros
+des tragédies sont au-dessus des valets des
+pièces comiques.&mdash;Eh, sur quoi fondent-ils
+leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce
+qu'il serait en effet plus difficile de faire
+une tragédie qu'une comédie?&mdash;La question
+que vous me faites, répartit le diable,
+a cent fois été agitée, et l'est encore tous
+les jours. Pour moi, voici comme je la décide,
+n'en déplaise aux hommes qui ne sont
+pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est
+pas plus facile de composer une pièce comique
+qu'une tragique; car si la dernière
+était plus difficile que l'autre, il faudrait
+conclure de là qu'un faiseur de tragédies
+serait plus capable de faire une comédie
+que le meilleur auteur comique, ce qui
+ne s'accorderait pas avec l'expérience. Ces
+deux sortes de poëmes demandent donc
+deux génies d'un caractère différent, mais
+d'une égale habileté.</p>
+
+<p>«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir
+la digression: je vais reprendre le fil de
+l'histoire que vous avez interrompue.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c15" id="c15"></a>CHAPITRE XV<br/>
+<i>Suite et conclusion de l'histoire de la force
+de l'amitié.</i></h2>
+
+
+<p>«Si les valets de dona Théodora n'avaient
+pu empêcher son enlèvement, ils s'y étaient
+du moins opposés avec courage, et leur résistance
+avait été fatale à une partie des
+gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre
+autres blessé un si dangereusement, que,
+ses blessures ne lui ayant pas permis de
+suivre ses camarades, il était demeuré presque
+sans vie étendu sur le sable.</p>
+
+<p>«On reconnut ce malheureux pour un
+valet de don Alvar; et comme on s'aperçut
+qu'il respirait encore, on le porta au
+château, où l'on n'épargna rien pour lui
+faire reprendre ses esprits: on en vint à
+bout, quoique le sang qu'il avait perdu
+l'eût laissé dans une extrême faiblesse. Pour
+l'engager à parler, on lui promit d'avoir
+soin de ses jours, et de ne le pas livrer à la
+rigueur de la justice, pourvu qu'il voulût
+dire où son maître emmenait dona Théodora.</p>
+
+<p>«Il fut flatté de cette promesse, bien
+qu'en l'état où il était il dût avoir peu d'espérance
+d'en profiter: il rappela le peu de
+force qui lui restait, et, d'une voix faible,
+confirma l'avis que don Fadrique avait
+reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait
+dessein de conduire la veuve de Cifuentes
+à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait
+un parent dont la protection et l'autorité
+lui promettaient un sûr asile.</p>
+
+<p>«Cette déposition soulagea le désespoir
+de Mendoce et du Tolédan: ils laissèrent le
+blessé dans le château, où il mourut quelques
+heures après, et ils s'en retournèrent
+à Valence, en songeant au parti qu'ils
+avaient à prendre. Ils résolurent d'aller
+chercher leur ennemi commun dans sa retraite:
+ils s'embarquèrent bientôt tous deux,
+sans suite, à Dénia, pour passer au Port-Mahon,
+ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent
+une commodité pour aller à l'île de
+Sardaigne. Effectivement, ils ne furent pas
+plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent
+qu'un vaisseau freté pour Cagliari
+devait incessamment mettre à la voile: ils
+profitèrent de l'occasion.</p>
+
+<p>«Le vaisseau partit avec un vent tel
+qu'ils le pouvaient souhaiter; mais cinq ou
+six heures après leur départ, il survint un
+calme; et la nuit, le vent étant devenu contraire,
+ils furent obligés de louvoyer, dans
+l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent
+de cette sorte pendant trois jours;
+le quatrième, sur les deux heures après
+midi, ils découvrirent un vaisseau qui venait
+droit à eux les voiles tendues. Ils le
+prirent d'abord pour un vaisseau marchand;
+mais voyant qu'il s'avançait presque
+sous leur canon sans arborer aucun
+pavillon, ils ne doutèrent plus que ce ne
+fût un corsaire.</p>
+
+<p>«Ils ne se trompaient pas: c'était un
+pirate de Tunis, qui croyait que les chrétiens
+allaient se rendre sans combattre;
+mais lorsqu'il s'aperçut qu'ils brouillaient
+les voiles et préparaient leur canon, il jugea
+que l'affaire serait plus sérieuse qu'il
+n'avait pensé: c'est pourquoi il s'arrêta,
+brouilla aussi ses voiles et se disposa au
+combat.</p>
+
+<p>«Ils commençaient de part et d'autre à
+se canonner, et les chrétiens semblaient
+avoir quelque avantage; mais un corsaire
+d'Alger, avec un vaisseau plus grand et
+mieux armé que les deux autres, arrivant
+au milieu de l'action, prit le parti du pirate
+de Tunis. Il s'approcha du bâtiment espagnol
+à pleines voiles, et le mit entre deux
+feux.</p>
+
+<p>«Les chrétiens perdirent courage à cette
+vue, et, ne voulant pas continuer un combat
+qui devenait trop inégal, ils cessèrent
+de tirer. Alors il parut sur la poupe du
+navire d'Alger un esclave qui se mit à
+crier, en espagnol, aux gens du vaisseau
+chrétien qu'ils eussent à se rendre pour
+Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier.
+Après ce cri, un Turc qui tenait une
+banderole de taffetas vert parsemée de
+demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter
+dans l'air. Les chrétiens, considérant
+que toute leur résistance ne pouvait être
+qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre:
+ils se livrèrent à toute la douleur que l'idée
+de l'esclavage peut causer à des hommes
+libres, et le maître, craignant qu'un plus
+long retardement n'irritât des vainqueurs
+barbares, ôta la banderole de la poupe, se
+jeta dans l'esquif avec quelques-uns de ses
+matelots, et alla se rendre au corsaire
+d'Alger.</p>
+
+<p>«Ce pirate envoya une partie de ses
+soldats visiter le bâtiment espagnol, c'est-à-dire
+piller tout ce qu'il y avait dedans.
+Le corsaire de Tunis, de son côté, donna
+le même ordre à quelques-uns de ses gens;
+de sorte que tous les passagers de ce malheureux
+navire furent en un instant désarmés
+et fouillés, et on les fit passer ensuite
+dans le vaisseau algérien, où les deux
+pirates en firent un partage qui fut réglé
+par le sort.</p>
+
+<p>«C'eût été du moins une consolation
+pour Mendoce et pour son ami de tomber
+tous deux au pouvoir du même corsaire:
+ils auraient trouvé leurs chaînes
+moins pesantes s'ils avaient pu les porter
+ensemble; mais la Fortune, qui voulait leur
+faire éprouver toute sa rigueur, soumit don
+Fadrique au corsaire de Tunis, et don
+Juan à celui d'Alger. Peignez-vous le désespoir
+de ces amis, quand il leur fallut
+se quitter: ils se jetèrent aux pieds des
+pirates, pour les conjurer de ne les point
+séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie
+était à l'épreuve des spectacles les plus
+touchants, ne se laissèrent point fléchir:
+au contraire, jugeant que ces deux captifs
+étaient des personnes considérables, et
+qu'ils pourraient payer une grosse rançon,
+ils résolurent de les partager.</p>
+
+<p>«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient
+affaire à des c&oelig;urs impitoyables, se regardaient
+l'un l'autre, et s'exprimaient par
+leurs regards l'excès de leur affliction.
+Mais lorsque l'on eut achevé le partage du
+butin, et que le pirate de Tunis voulut
+regagner son bord avec les esclaves qui lui
+étaient échus, ces deux amis pensèrent
+expirer de douleur. Mendoce s'approcha
+du Tolédan, et le serrant entre ses bras:
+«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous
+séparions? Quelle affreuse nécessité! Ce
+n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur
+demeure impunie, on nous défend
+même d'unir nos plaintes et nos regrets.
+Ah! don Juan, qu'avons-nous fait au
+ciel, pour éprouver si cruellement sa colère?&mdash;Ne
+cherchez point ailleurs la cause
+de nos disgrâces, répondit don Juan: il
+ne les faut imputer qu'à moi. La mort
+des deux personnes que je me suis immolées,
+quoiqu'excusable aux yeux des
+hommes, aura sans doute irrité le ciel,
+qui vous punit aussi d'avoir pris de
+l'amitié pour un misérable que poursuit
+sa justice.»</p>
+
+<p>«En parlant ainsi, ils répandaient tous
+deux des larmes si abondamment, et soupiraient
+avec tant de violence, que les
+autres esclaves n'en étaient pas moins touchés
+que de leur propre infortune. Mais les
+soldats de Tunis, encore plus barbares que
+leur maître, remarquant que Mendoce tardait
+à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement
+des bras du Tolédan, et l'entraînèrent
+avec eux en le chargeant de coups.
+«Adieu, cher ami, s'écria-t-il, je ne vous
+reverrai plus: dona Théodora n'est point
+vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent
+feront les moindres peines de
+mon esclavage.»</p>
+
+<p>«Don Juan ne put répondre à ces paroles:
+le traitement qu'il voyait faire à son
+ami lui causa un saisissement qui lui ôta
+l'usage de la voix. Comme l'ordre de cette
+histoire demande que nous suivions le Tolédan,
+nous laisserons don Fabrique dans
+le navire de Tunis.</p>
+
+<p>«Le corsaire d'Alger retourna vers son
+port, où étant arrivé, il mena ses nouveaux
+esclaves chez le Pacha, et de là au marché
+où l'on a coutume de les vendre. Un officier
+du dey Mezomorto acheta don Juan
+pour son maître, chez qui l'on employa ce
+nouvel esclave à travailler dans les jardins
+du harem<a id="FNanchor_2" name="FNanchor_2"></a><a href="#Footnote_2" class="fnanchor">2</a>. Cette occupation, quoique pénible
+pour un gentilhomme, ne laissa pas
+de lui être agréable, à cause de la solitude
+qu'elle demandait. Dans la situation où il
+se trouvait, rien ne pouvait le flatter davantage
+que la liberté de s'occuper de ses
+malheurs. Il y pensait sans cesse, et son
+esprit, loin de faire quelque effort pour se
+détacher des images les plus affligeantes,
+semblait prendre plaisir à se les retracer.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a>
+<a href="#FNanchor_2">
+<span class="label">[2]</span></a> C'est le nom que l'on donne à tous les sérails
+des particuliers; il n'y a que le sérail du grand seigneur
+qui soit appelé sérail.</p>
+</div>
+<p>«Un jour que, sans apercevoir le dey qui
+se promenait dans le jardin, il chantait
+une chanson triste en travaillant, Mezomorto
+s'arrêta pour l'écouter: il fut assez
+content de sa voix, et, s'approchant de lui
+par curiosité, il lui demanda comme il se
+nommait: le Tolédan lui répondit qu'il
+s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey,
+il avait jugé à propos de changer de nom,
+suivant la coutume des esclaves, et il avait
+pris celui-là parce qu'ayant continuellement
+dans l'esprit l'enlèvement de Théodora
+par Alvaro Ponce, il lui était venu à
+la bouche plutôt qu'un autre. Mezomorto,
+qui savait passablement l'espagnol, lui fit
+plusieurs questions sur les coutumes d'Espagne,
+et particulièrement sur la conduite
+que les hommes y tiennent pour se rendre
+agréables aux femmes, à quoi don Juan
+répondit d'une manière dont le dey fut
+très-satisfait.</p>
+
+<p>«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir
+de l'esprit, et je ne te crois pas un homme
+du commun; mais, qui que tu puisses
+être, tu as le bonheur de me plaire, et je
+veux t'honorer de ma confiance.» Don
+Juan, à ces mots, se prosterna aux pieds du
+dey, et se leva après avoir porté le bas de
+sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite
+sur sa tête.</p>
+
+<p>«Pour commencer à t'en donner des
+marques, reprit Mezomorto, je te dirai
+que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes
+de l'Europe. J'en ai une entr'autres
+à qui rien n'est comparable; je ne crois
+pas que le grand seigneur même en possède
+une si parfaite, quoique ses vaisseaux
+lui en apportent tous les jours de tous les
+endroits du monde. Il semble que son
+visage soit le soleil réfléchi, et sa taille
+paraît être la tige du rosier planté dans
+le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.</p>
+
+<p>«Mais ce miracle de la nature, avec une
+beauté si rare, conserve une tristesse
+mortelle, que le temps et mon amour ne
+sauraient dissiper. Bien que la fortune l'ait
+soumise à mes désirs, je ne les ai point encore
+satisfaits; je les ai toujours domptés,
+et, contre l'usage ordinaire de mes pareils,
+qui ne recherchent que le plaisir
+des sens, je me suis attaché à gagner son
+c&oelig;ur par une complaisance et par des
+respects que le dernier des Musulmans
+aurait honte d'avoir pour une esclave
+chrétienne.</p>
+
+<p>«Cependant tous mes soins ne font
+qu'aigrir sa mélancolie, dont l'opiniâtreté
+commence enfin à me lasser. L'idée
+de l'esclavage n'est point gravée dans l'esprit
+des autres avec des traits si profonds:
+mes regards favorables l'ont bientôt effacée;
+cette longue douleur fatigue ma
+patience. Toutefois, avant que je cède à
+mes transports, il faut que je fasse un
+effort encore: je veux me servir de ton
+entremise. Comme l'esclave est chrétienne,
+et même de ta nation, elle pourra
+prendre de la confiance en toi, et tu la
+persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui
+mon rang et mes richesses; représente-lui
+que je la distinguerai de toutes mes
+esclaves; fais-lui même envisager, s'il le
+faut, qu'elle peut aspirer à l'honneur
+d'être un jour la femme de Mezomorto,
+et dis-lui que j'aurai pour elle plus de
+considération que je n'en aurais pour une
+sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir
+la main.»</p>
+
+<p>«Don Juan se prosterna une seconde fois
+devant le dey, et, quoique peu satisfait de
+cette commission, l'assura qu'il ferait tout
+son possible pour s'en bien acquitter.
+«C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne
+ton ouvrage et me suis: je vais,
+contre nos usages, te faire parler en particulier
+à cette belle esclave. Mais crains
+d'abuser de ma confiance: des supplices
+inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta
+témérité. Tâche de vaincre sa tristesse,
+et songe que ta liberté est attachée à la
+fin de mes souffrances.» Don Juan quitta
+son travail et suivit le dey, qui avait pris
+les devants pour aller disposer la captive
+affligée à recevoir son agent.</p>
+
+<p>«Elle était avec deux vieilles esclaves,
+qui se retirèrent d'abord qu'elles virent paraître
+Mezomorto. La belle esclave le salua
+avec beaucoup de respect; mais elle ne put
+s'empêcher de frémir, ce qui lui arrivait
+toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en
+aperçut, et pour la rassurer: «Aimable
+captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour
+vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves
+un Espagnol que vous serez peut-être bien
+aise d'entretenir: si vous souhaitez de le
+voir, je lui accorderai la permission de
+vous parler, et même sans témoins.»</p>
+
+<p>«La belle esclave témoigna qu'elle le
+voulait bien. «Je vais vous l'envoyer, reprit
+le dey: puisse-t-il par ses discours
+soulager vos ennuis!» En achevant ces
+paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan
+qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu
+peux entrer; et après que tu auras entretenu
+la captive, tu viendras dans mon
+appartement me rendre compte de cet
+entretien.»</p>
+
+<p>«Zarate entra aussitôt dans la chambre,
+poussa la porte, salua l'esclave sans attacher
+ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son
+salut sans le regarder fixement; mais
+venant tout à coup à s'envisager l'un
+l'autre avec attention, ils firent un cri de
+surprise et de joie. «O ciel! dit le Tolédan
+en s'approchant d'elle, n'est-ce point une
+image vaine qui me séduit? Est-ce en effet
+dona Théodora que je vois?&mdash;Ah! don
+Juan, s'écria la belle esclave, est-ce vous
+qui me parlez?&mdash;Oui, Madame, répondit-il
+en baisant tendrement une de ses
+mains, c'est don Juan lui-même. Reconnaissez-moi
+à ces pleurs que mes yeux,
+charmés de vous revoir, ne sauraient
+retenir, à ces transports que votre présence
+seule est capable d'exciter; je ne
+murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle
+vous rend à mes v&oelig;ux... Mais où
+m'emporte une joie immodérée? J'oublie
+que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau
+caprice du sort y êtes-vous tombée?
+Comment avez-vous pu vous sauver de la
+téméraire ardeur de don Alvar? Ah!
+qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je
+crains d'apprendre que le ciel n'ait pas
+assez protégé la vertu!</p>
+
+<p>«&mdash;Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée
+d'Alvaro Ponce. Si j'avais le temps
+de vous raconter...&mdash;Vous en avez tout
+le loisir, interrompit don Juan: le dey
+me permet d'être avec vous, et, ce qui doit
+vous surprendre, de vous entretenir sans
+témoins. Profitons de ces heureux moments:
+instruisez-moi de tout ce qui
+vous est arrivé depuis votre enlèvement
+jusqu'ici.&mdash;Eh! qui vous a dit, reprit-elle,
+que c'est par don Alvar que j'ai été
+enlevée?&mdash;Je ne le sais que trop bien,
+répartit don Juan.» Alors il lui conta
+succinctement de quelle manière il l'avait
+appris, et comme, Mendoce et lui s'étant
+embarqués pour aller chercher son ravisseur,
+ils avaient été pris par des corsaires.
+Dès qu'il eût achevé son récit, Théodora
+commença le sien dans ces termes:</p>
+
+<p>«Il n'est pas besoin de vous dire que je
+fus fort étonnée de me voir saisie par une
+troupe de gens masqués: je m'évanouis
+entre les bras de celui qui me portait, et
+quand je revins de mon évanouissement,
+qui fut sans doute très-long, je me trouvai
+seule avec Inès, une de mes femmes, en
+pleine mer, dans la chambre de poupe
+d'un vaisseau qui avait les voiles au
+vent.</p>
+
+<p>«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter
+à prendre patience, et j'eus lieu de
+juger par ses discours qu'elle était d'intelligence
+avec mon ravisseur. Il osa se
+montrer devant moi, et, venant se jeter
+à mes pieds: Madame, me dit-il, pardonnez
+à don Alvar le moyen dont il se sert
+pour vous posséder: vous savez quels
+soins je vous ai rendus, et par quel attachement
+j'ai disputé votre c&oelig;ur à don
+Fadrique jusqu'au jour que vous lui avez
+donné la préférence. Si je n'avais eu pour
+vous qu'une passion ordinaire, je l'aurais
+vaincue, et je me serais consolé de mon
+malheur; mais mon sort est d'adorer vos
+charmes: tout méprisé que je suis, je ne
+saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne
+craignez rien pourtant de la violence de
+mon amour: je n'ai point attenté à votre
+liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes
+efforts, et je prétends que, dans la
+retraite où je vous conduis, un n&oelig;ud
+éternel et sacré unisse nos c&oelig;urs.</p>
+
+<p>«Il me tint encore d'autres discours
+dont je ne puis bien me ressouvenir; mais,
+à l'entendre, il semblait qu'en me forçant
+à l'épouser il ne me tyrannisait pas, et
+que je devais moins le regarder comme
+un ravisseur insolent que comme un
+amant passionné. Pendant qu'il parla, je
+ne fis que pleurer et me désespérer; c'est
+pourquoi il me quitta sans perdre le temps
+à me persuader; mais en se retirant il fit
+un signe à Inès, et je compris que c'était
+pour qu'elle appuyât adroitement les
+raisons dont il avait voulu m'éblouir.</p>
+
+<p>«Elle n'y manqua point; elle me représenta
+même qu'après l'éclat d'un enlèvement
+je ne pourrais guère me dispenser
+d'accepter la main d'Alvaro Ponce, quelque
+aversion que j'eusse pour lui: que
+ma réputation ordonnait ce sacrifice à
+mon c&oelig;ur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer
+mes larmes, que de me faire voir la
+nécessité de ce mariage affreux: aussi
+étais-je inconsolable. Inès ne savait plus
+que me dire, lorsque tout à coup nous
+entendîmes sur le tillac un grand bruit
+qui attira toute notre attention.</p>
+
+<p>«Ce bruit que faisaient les gens de don
+Alvar était causé par la vue d'un gros
+vaisseau qui venait fondre sur nous à
+voiles déployées: comme le nôtre n'était
+pas si bon voilier que celui-là, il nous fut
+impossible de l'éviter. Il s'approcha de
+nous, et bientôt nous entendîmes crier:
+<i>Arrive, arrive!</i> Mais Alvaro Ponce et
+ses gens, aimant mieux mourir que de se
+rendre, furent assez hardis pour vouloir
+combattre. L'action fut très-vive: je ne
+vous en ferai point le détail; je vous dirai
+seulement que don Alvar et tous les siens
+y périrent, après s'être battus comme des
+désespérés. Pour nous, l'on nous fit
+passer dans le gros vaisseau, qui appartenait
+à Mezomorto, et que commandait
+Aby Aly Osman, un de ses officiers.</p>
+
+<p>«Aby Aly me regarda longtemps avec
+quelque surprise, et, connaissant à mes
+habits que j'étais Espagnole, il me dit en
+langue castillane: Modérez votre affliction;
+consolez-vous d'être tombée dans
+l'esclavage; ce malheur était inévitable
+pour vous; mais, que dis-je, ce malheur!
+C'est un avantage dont vous devez vous
+applaudir. Vous êtes trop belle pour vous
+borner aux hommages des chrétiens. Le
+ciel ne vous a point fait naître pour ces
+misérables mortels; vous méritez les v&oelig;ux
+des premiers hommes du monde: les seuls
+Musulmans sont dignes de vous posséder.
+Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route
+d'Alger: quoique je n'aie point fait d'autre
+prise, je suis persuadé que le dey,
+mon maître, sera satisfait de ma course.
+Je ne crains pas qu'il condamne l'impatience
+que j'aurai eue de remettre entre
+ses mains une beauté qui va faire ses délices
+et tout l'ornement de son sérail.</p>
+
+<p>«A ce discours qui me faisait connaître
+ce que j'avais à redouter, je redoublai mes
+pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre
+&oelig;il que moi le sujet de ma frayeur, n'en
+fit que rire, et cingla vers Alger, tandis
+que je m'affligeais sans modération. Tantôt
+j'adressais mes soupirs au ciel, et
+j'implorais son secours; tantôt je souhaitais
+que quelques vaisseaux chrétiens
+vinssent nous attaquer, ou que les flots
+nous engloutissent. Après cela, je souhaitais
+que mes larmes et ma douleur me
+rendissent si effroyable, que ma vue pût
+faire horreur au dey. Vains souhaits que
+ma pudeur alarmée me faisait former!
+Nous arrivâmes au port: on me conduisit
+dans ce palais; je parus devant Mezomorto.</p>
+
+<p>«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en
+me présentant à son maître, ni ce que
+son maître lui répondit, parce qu'ils se
+parlèrent en turc; mais je crus m'apercevoir
+aux gestes et aux regards du dey que
+j'avais le malheur de lui plaire, et les
+choses qu'il me dit ensuite en espagnol
+achevèrent de me mettre au désespoir,
+en me confirmant dans cette opinion.</p>
+
+<p>«Je me jetai vainement à ses pieds, et
+lui promis tout ce qu'il voudrait pour
+ma rançon; j'eus beau tenter son avarice
+par l'offre de tous mes biens, il me
+dit qu'il m'estimait plus que toutes les
+richesses du monde. Il me fit préparer
+cet appartement, qui est le plus magnifique
+de son palais, et depuis ce temps-là
+il n'a rien épargné pour bannir la tristesse
+dont il me voit accablée. Il m'amène
+tous les esclaves de l'un et de l'autre
+sexe qui savent chanter ou jouer de quelque
+instrument. Il m'a ôté Inès, dans la
+pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes
+chagrins, et je suis servie par de vieilles
+esclaves qui m'entretiennent sans cesse
+de l'amour de leur maître et de tous les
+différents plaisirs qui me sont réservés.</p>
+
+<p>«Mais tout ce qu'on met en usage pour
+me divertir produit un effet tout contraire:
+rien ne peut me consoler. Captive
+dans ce détestable palais qui retentit
+tous les jours des cris de l'innocence opprimée,
+je souffre encore moins de la
+perte de ma liberté que de la terreur que
+m'inspire l'odieuse tendresse du dey.
+Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à
+ce jour, qu'un amant complaisant et
+respectueux, je n'en ai pas moins d'effroi,
+et je crains que, lassé d'un respect qui le
+gêne déjà peut-être, il n'abuse enfin de
+son pouvoir: je suis agitée sans relâche
+de cette affreuse crainte, et chaque
+instant de ma vie m'est un supplice nouveau.»</p>
+
+<p>«Dona Théodora ne put achever ces paroles
+sans verser des pleurs. Don Juan en
+fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame,
+lui dit-il, que vous vous faites de
+l'avenir une si horrible image; j'en suis
+autant épouvanté que vous. Le respect
+du dey est plus prêt à se démentir que
+vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera
+bientôt sa feinte douceur; je ne
+le sais que trop, et je vois tout le danger
+que vous courez.</p>
+
+<p>«Mais, continua-t-il, en changeant de
+ton, je n'en serai point un témoin tranquille.
+Tout esclave que je suis, mon
+désespoir est à craindre: avant que Mezomorto
+vous outrage, je veux enfoncer
+dans son sein...&mdash;Ah! don Juan, interrompit
+la veuve de Cifuentes, quel projet
+osez-vous concevoir? Gardez-vous bien
+de l'exécuter. De quelles cruautés cette
+mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils
+pas? Les tourments les plus
+effroyables... Je ne puis y penser sans
+frémir! D'ailleurs, n'est-ce pas vous exposer
+à un péril superflu? En ôtant la vie
+au dey, me rendriez-vous la liberté? Hélas!
+je serais vendue à quelque scélérat,
+peut-être, qui aurait moins de respect
+pour moi que Mezomorto. C'est à toi,
+ciel, à montrer ta justice! tu connais la
+brutale envie du dey: tu me défends le
+fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir
+un crime qui t'offense.</p>
+
+<p>«&mdash;Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel
+le préviendra; je sens déjà qu'il m'inspire:
+ce qui me vient dans l'esprit en ce
+moment est sans doute un avis secret
+qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de
+vous voir que pour vous porter à répondre
+à son amour. Je dois aller lui rendre
+compte de notre conversation: il faut le
+tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes pas
+inconsolable; que la conduite qu'il tient
+avec vous commence à soulager vos peines,
+et que s'il continue, il doit tout espérer;
+secondez-moi de votre côté. Quand il
+vous reverra, qu'il vous trouve moins
+triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre
+quelque sorte de plaisir à ses discours.</p>
+
+<p>«&mdash;Quelle contrainte! interrompit dona
+Théodora; comment une âme franche
+et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là,
+et quel sera le fruit d'une feinte si
+pénible?&mdash;Le dey, répondit-il, s'applaudira
+de ce changement, et voudra, par
+sa complaisance, achever de vous gagner:
+pendant ce temps-là je travaillerai
+à votre liberté. L'ouvrage, j'en conviens,
+est difficile; mais je connais un esclave
+adroit dont j'espère que l'industrie ne
+nous sera pas inutile.</p>
+
+<p>«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire
+veut de la diligence; nous nous reverrons.
+Je vais trouver le dey, et tâcher
+d'amuser par des fables son impétueuse
+ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à
+le recevoir: dissimulez, efforcez-vous:
+que vos regards, que sa présence blesse,
+soient désarmés de haine et de rigueur:
+que votre bouche, qui ne s'ouvre tous les
+jours que pour déplorer votre infortune,
+tienne un langage qui le flatte: ne craignez
+point de lui paraître trop favorable;
+il faut tout promettre pour ne rien accorder.&mdash;C'est
+assez, répartit Théodora,
+je ferai tout ce que vous me dites, puisque
+le malheur qui me menace m'impose
+cette cruelle nécessité. Allez, don Juan,
+employez tous vos soins à finir mon esclavage;
+ce sera un surcroît de joie pour
+moi si je tiens de vous ma liberté.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto,
+se rendit auprès de lui: «Hé bien,
+Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion,
+quelles nouvelles m'apportes-tu
+de la belle esclave? L'as-tu disposée à
+m'écouter? Si tu m'apprends que je ne
+dois pas me flatter de vaincre sa farouche
+douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur
+mon maître que j'obtiendrai dès
+aujourd'hui par la force ce que l'on refuse
+à ma complaisance.&mdash;Seigneur, lui
+répondit don Juan, il n'est pas besoin de
+faire ce serment inviolable; vous ne serez
+point obligé d'avoir recours à la violence
+pour satisfaire votre amour. L'esclave
+est une jeune dame qui n'a point
+encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté
+les v&oelig;ux des premiers seigneurs
+d'Espagne: elle vivait en souveraine
+dans son pays: elle se voit captive ici;
+une âme orgueilleuse doit sentir longtemps
+la différence de ces conditions.
+Cependant cette superbe Espagnole s'accoutumera
+comme les autres à l'esclavage;
+j'ose même vous dire que déjà
+ses fers commencent à lui moins peser:
+ces déférences attentives que vous avez
+pour elle, ces soins respectueux qu'elle
+n'attendait pas de vous, adoucissent ses
+déplaisirs et triomphent peu à peu de sa
+fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable
+disposition; continuez, achevez de charmer
+cette belle esclave par de nouveaux
+respects, et vous la verrez bientôt, rendue
+à vos désirs, perdre dans vos bras l'amour
+de la liberté.</p>
+
+<p>«&mdash;Tu me ravis par ce discours, s'écria
+le dey: l'espoir que tu me donnes peut
+tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente
+ardeur, pour mieux la satisfaire;
+mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu
+pas trompé toi-même? Je vais tout à
+l'heure entretenir l'esclave: je veux voir
+si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses
+espérances que tu y as remarquées.»
+En disant ces paroles, il alla
+trouver Théodora, et le Tolédan retourna
+dans le jardin, où il rencontra le jardinier,
+qui était cet esclave adroit dont il prétendait
+employer l'industrie pour tirer d'esclavage
+la veuve de Cifuentes.</p>
+
+<p>«Le jardinier, nommé Francisque, était
+Navarrais: il connaissait parfaitement Alger,
+pour y avoir servi plusieurs patrons
+avant que d'être au dey. «Francisque, mon
+ami, lui dit don Juan, vous me voyez
+très-affligé: il y a dans ce palais une
+jeune dame des plus considérables de Valence:
+elle a prié Mezomorto de taxer
+lui-même sa rançon; mais il ne veut pas
+qu'on la rachète, parce qu'il en est amoureux.&mdash;Et
+pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit Francisque.&mdash;C'est
+que je suis de la même ville, répartit le Tolédan:
+ses parents et les miens sont intimes
+amis: il n'est rien que je ne fusse
+capable de faire pour contribuer à la
+mettre en liberté.</p>
+
+<p>«&mdash;Quoique ce ne soit pas une chose aisée,
+répliqua Francisque, j'ose vous assurer
+que j'en viendrais à bout, si les parents
+de la dame étaient d'humeur à bien payer
+ce service.&mdash;N'en doutez pas, répartit
+don Juan; je réponds de leur reconnaissance,
+et surtout de la sienne. On la
+nomme dona Théodora: elle est veuve
+d'un homme qui lui a laissé de grands
+biens, et elle est aussi généreuse que
+riche: en un mot, je suis Espagnol et
+noble, ma parole doit vous suffire.</p>
+
+<p>«&mdash;Hé bien, reprit le jardinier, sur la
+foi de votre promesse, je vais chercher un
+renégat catalan que je connais, et lui proposer...&mdash;Que
+dites-vous! interrompit
+le Tolédan tout surpris; vous pourriez
+vous fier à un misérable qui n'a pas eu
+honte d'abandonner sa religion pour...?&mdash;Quoique
+renégat, interrompit à son
+tour Francisque, il ne laisse pas d'être
+honnête homme; il me paraît plus digne
+de pitié que de haine, et je le trouverais
+excusable si son crime pouvait
+recevoir quelque excuse. Voici son histoire
+en deux mots.</p>
+
+<p>«Il est natif de Barcelone, et chirurgien
+de profession. Voyant qu'il ne faisait
+pas trop bien ses affaires à Barcelone,
+il résolut d'aller s'établir à Carthagène,
+dans la pensée qu'en changeant de lieu
+il deviendrait plus heureux qu'il n'était.
+Il s'embarqua donc pour Carthagène
+avec sa mère; mais ils rencontrèrent
+un pirate d'Alger qui les prit et les
+amena dans cette ville. Ils furent vendus,
+sa mère à un More et lui à un
+Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa
+le mahométisme pour finir son
+cruel esclavage, comme aussi pour procurer
+la liberté à sa mère, qu'il voyait
+traitée avec beaucoup de rigueur chez le
+More son patron. En effet, s'étant mis à
+la solde du bacha, il alla plusieurs fois
+en course, et amassa quatre cents patagons:
+il en employa une partie au rachat
+de sa mère; et pour faire valoir le reste,
+il se mit en tête d'écumer la mer pour
+son compte.</p>
+
+<p>«Il se fit capitaine. Il acheta un petit
+vaisseau sans pont, et avec quelques
+soldats turcs qui voulurent bien se joindre
+à lui, il alla croiser entre Alicante et
+Carthagène; il revint chargé de butin.
+Il retourna encore, et ses courses lui
+réussirent si bien, qu'il se vit enfin en
+état d'armer un gros vaisseau, avec lequel
+il fit des prises considérables; mais il
+cessa d'être heureux. Un jour il attaqua
+une frégate française, qui maltraita tellement
+son vaisseau qu'il eut de la peine
+à regagner le port d'Alger. Comme on
+juge en ce pays-ci du mérite des pirates par
+le succès de leurs entreprises, le renégat
+tomba par ses disgrâces dans le mépris
+des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin.
+Il vendit son vaisseau et se retira
+dans une maison hors de la ville, où, depuis
+ce temps-là, il vit du bien qui lui
+reste, avec sa mère et plusieurs esclaves
+qui les servent.</p>
+
+<p>«Je le vais voir souvent: nous avons
+demeuré ensemble chez le même patron:
+nous sommes fort amis; il me découvre
+ses plus secrètes pensées, et il n'y a pas
+trois jours qu'il me disait, les larmes aux
+yeux, qu'il ne pouvait être tranquille
+depuis qu'il avait eu le malheur de renier
+sa foi; que, pour apaiser les remords qui
+le déchiraient sans relâche, il était quelquefois
+tenté de fouler aux pieds le turban,
+et, au hasard d'être brûlé tout vif,
+de réparer, par un aveu public de son repentir,
+le scandale qu'il avait causé aux
+chrétiens.</p>
+
+<p>«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser,
+continua Francisque: un
+homme de cette sorte ne vous doit pas
+être suspect. Je vais sortir sous prétexte
+d'aller au bagne<a id="FNanchor_3" name="FNanchor_3"></a><a href="#Footnote_3" class="fnanchor">3</a>: je me rendrai chez lui;
+je lui représenterai qu'au lieu de se laisser
+consumer de regret de s'être éloigné du
+sein de l'Église, il doit songer aux moyens
+d'y rentrer: qu'il n'a pour cet effet qu'à
+équiper un vaisseau, comme si, ennuyé
+de sa vie oisive, il voulait retourner en
+course, et qu'avec ce bâtiment nous gagnerons
+la côte de Valence, où dona
+Théodora lui donnera de quoi passer
+agréablement le reste de ses jours à Barcelone.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3"></a>
+<a href="#FNanchor_3">
+<span class="label">[3]</span></a> Lieu où s'assemblent les esclaves.</p>
+</div>
+<p>«&mdash;Oui, mon cher Francisque, s'écria
+don Juan, transporté de l'espérance que
+l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez
+tout promettre à ce renégat: vous et
+lui, soyez sûrs d'être bien récompensés.
+Mais croyez-vous que ce projet s'exécute
+de la manière que vous le concevez?&mdash;Il
+peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent
+point à mon esprit, répartit Francisque;
+mais nous les lèverons, le renégat et moi,
+Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure
+bien de notre entreprise, et j'espère
+qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles
+à vous annoncer.»</p>
+
+<p>«Ce ne fut pas sans inquiétude que le
+Tolédan attendit Francisque, qui revint
+trois ou quatre heures après, et qui lui dit:
+«J'ai parlé au renégat: je lui ai proposé
+notre dessein, et, après une longue délibération,
+nous sommes convenus qu'il
+achètera un petit vaisseau tout équipé;
+que, comme il est permis de prendre pour
+matelots des esclaves, il se servira de
+tous les siens; que, de peur de se rendre
+suspect, il engagera douze soldats Turcs,
+de même que s'il avait effectivement
+envie d'aller en course; mais que, deux
+jours avant celui qu'il leur assignera pour
+le départ, il s'embarquera la nuit avec
+ses esclaves, lèvera l'ancre sans bruit, et
+viendra nous prendre, avec son esquif, à
+une petite porte de ce jardin, qui n'est
+pas éloignée de la mer. Voilà le plan de
+notre entreprise: vous pouvez en instruire
+la dame esclave, et l'assurer que
+dans quinze jours, au plus tard, elle sera
+hors de captivité.»</p>
+
+<p>«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si
+agréable assurance à donner à dona Théodora!
+Pour obtenir la permission de la voir,
+il chercha le jour suivant Mezomorto, et
+l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur,
+lui dit-il, si j'ose vous demander
+comment vous avez trouvé la belle esclave:
+êtes-vous plus satisfait?...&mdash;J'en suis
+charmé, interrompit le dey: ses yeux
+n'ont point évité hier mes plus tendres
+regards; ses discours, qui n'étaient auparavant
+que des réflexions éternelles sur
+son état, n'ont été mêlés d'aucune plainte,
+et même elle a paru prêter aux miens
+une attention obligeante.</p>
+
+<p>«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce
+changement: je vois que tu connais bien
+les femmes de ton pays. Je veux que tu
+l'entretiennes encore, pour achever ce que
+tu as si heureusement commencé. Épuise
+ton esprit et ton adresse pour hâter mon
+bonheur; je romprai aussitôt tes chaînes,
+et je jure par l'âme de notre grand
+prophète que je te renverrai dans ta
+patrie chargé de tant de bienfaits, que
+les chrétiens, en te revoyant, ne pourront
+croire que tu reviennes de l'esclavage.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan ne manqua pas de flatter
+l'erreur de Mezomorto: il feignit d'être
+très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte
+d'en vouloir avancer l'accomplissement,
+il s'empressa d'aller voir la belle esclave.
+Il la trouva seule dans son appartement;
+les vieilles qui la servaient étaient
+occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le
+Navarrais et le renégat avaient comploté
+ensemble, sur la foi des promesses qui leur
+avaient été faites.</p>
+
+<p>«Ce fut une grande consolation pour la
+dame d'entendre qu'on avait pris de si bonnes
+mesures pour sa délivrance. «Est-il
+possible, s'écria-t-elle dans l'excès de la
+joie, qu'il me soit permis d'espérer de
+revoir encore Valence, ma chère patrie?
+Quel bonheur, après tant de périls et
+d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous!
+Ah! don Juan, que cette pensée m'est
+agréable! En partagez-vous le plaisir
+avec moi? Songez-vous qu'en m'arrachant
+au dey, c'est votre femme que vous
+lui enlevez?</p>
+
+<p>«&mdash;Hélas! répondit Zarate en poussant
+un profond soupir, que ces paroles flatteuses
+auraient de charmes pour moi, si
+le souvenir d'un amant malheureux n'y
+venait point mêler une amertume qui en
+corrompt toute la douceur! Pardonnez-moi,
+Madame, cette délicatesse; avouez
+même que Mendoce est digne de votre
+pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de
+Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne
+doute point qu'à Tunis il ne soit moins
+accablé du poids de ses chaînes que du
+désespoir de ne vous avoir pas vengée.</p>
+
+<p>«&mdash;Il méritait sans doute un meilleur
+sort, dit dona Théodora: je prends le ciel
+à témoin que je suis pénétrée de tout ce
+qu'il a fait pour moi; je ressens vivement
+les peines que je lui cause; mais,
+par un cruel effet de la malignité des
+astres, mon c&oelig;ur ne saurait être le prix
+de ses services.»</p>
+
+<p>«Cette conversation fut interrompue par
+l'arrivée des deux vieilles qui servaient la
+veuve de Cifuentes. Don Juan changea de
+discours, et, faisant le personnage du confident
+du dey: «Oui, charmante esclave,
+dit-il à Théodora, vous avez enchaîné
+celui qui vous retient dans les fers. Mezomorto,
+votre maître et le mien, le plus
+amoureux et le plus aimable de tous les
+Turcs, est très-content de vous: continuez
+à le traiter favorablement, et vous verrez
+bientôt la fin de vos déplaisirs.» Il sortit
+en prononçant ces derniers mots, dont le
+vrai sens ne fut compris que par cette
+dame.</p>
+
+<p>«Les choses demeurèrent huit jours dans
+cette disposition au palais du dey. Cependant
+le renégat catalan avait acheté un petit
+vaisseau presque tout équipé, et il faisait
+les préparatifs du départ; mais six jours
+avant qu'il fût en état de se mettre en mer,
+don Juan eut de nouvelles alarmes.</p>
+
+<p>«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant
+fait entrer dans son cabinet: «Alvaro, lui
+dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu
+voudras pour t'en retourner en Espagne:
+les présents que je t'ai promis sont prêts.
+J'ai vu la belle esclave aujourd'hui:
+qu'elle m'a paru différente de cette personne
+dont la tristesse me faisait tant de
+peine! Chaque jour le sentiment de sa
+captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si
+charmante, que je viens de prendre la
+résolution de l'épouser: elle sera ma
+femme dans deux jours.»</p>
+
+<p>«Don Juan changea de couleur à ces paroles,
+et quelque effort qu'il fît pour se
+contraindre, il ne put cacher son trouble
+et sa surprise au dey, qui lui en demanda
+la cause.</p>
+
+<p>«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans
+son embarras, je suis sans doute fort
+étonné qu'un des plus considérables personnages
+de l'empire ottoman veuille
+s'abaisser jusqu'à épouser une esclave:
+je sais bien que cela n'est pas sans exemple
+parmi vous; mais, enfin, l'illustre
+Mezomorto, qui peut prétendre aux filles
+des premiers officiers de la Porte...&mdash;J'en
+demeure d'accord, interrompit le
+dey; je pourrais même aspirer à la fille
+du grand-visir, et me flatter de succéder
+à l'emploi de mon beau-père; mais j'ai
+des richesses immenses et peu d'ambition.
+Je préfère le repos et les plaisirs
+dont je jouis ici au vizirat, à ce dangereux
+honneur où nous ne sommes pas
+plus tôt montés, que la crainte des sultans,
+ou la jalousie des envieux qui les approchent,
+nous en précipite. D'ailleurs,
+j'aime mon esclave, et sa beauté la rend
+assez digne du rang où ma tendresse
+l'appelle.</p>
+
+<p>«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change
+aujourd'hui de religion, pour mériter
+l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu
+que des préjugés ridicules le lui fassent
+mépriser?&mdash;Non, seigneur, répartit
+don Juan; je suis persuadé qu'elle sacrifiera
+tout à un rang si beau. Permettez-moi
+pourtant de vous dire que vous ne
+devez point l'épouser brusquement: ne
+précipitez rien. Il ne faut pas douter que
+l'idée de quitter une religion qu'elle a
+sucée avec le lait ne la révolte d'abord:
+donnez-lui le temps de faire des réflexions.
+Quand elle se représentera qu'au lieu de
+la déshonorer et de la laisser tristement
+vieillir parmi le reste de vos captives,
+vous l'attachez à vous par un mariage qui
+la comble de gloire, sa reconnaissance et
+sa vanité vaincront peu à peu ses scrupules.
+Différez de huit jours seulement
+l'exécution de votre dessein.»</p>
+
+<p>«Le dey demeura quelque temps rêveur:
+le délai que son confident lui proposait
+n'était guère de son goût; néanmoins le
+conseil lui parut fort judicieux. «Je cède à
+tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque
+impatience que j'aie de posséder l'esclave;
+j'attendrai donc encore huit jours: va la
+voir tout à l'heure, et la dispose à remplir
+mes désirs après ce temps-là. Je veux
+que ce même Alvaro qui m'a si bien servi
+auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir
+ma main.»</p>
+
+<p>«Don Juan courut à l'appartement de
+Théodora, et l'instruisit de ce qui venait de
+se passer entre Mezomorto et lui, afin
+qu'elle se réglât là-dessus. Il lui apprit
+aussi que dans six jours le vaisseau du renégat
+serait prêt; et comme elle témoignait
+être fort en peine de savoir de quelle manière
+elle pourrait sortir de son appartement,
+attendu que toutes les portes des
+chambres qu'il fallait traverser pour gagner
+l'escalier étaient bien fermées: «C'est
+ce qui doit peu vous embarrasser, Madame,
+lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet
+donne sur le jardin; c'est par là que
+vous descendrez, avec une échelle que
+j'aurai soin de vous fournir.»</p>
+
+<p>«En effet, les six jours s'étant écoulés,
+Francisque avertit le Tolédan que le renégat
+se préparait à partir la nuit prochaine.
+Vous jugez bien qu'elle fut attendue avec
+beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin,
+et, pour comble de bonheur, elle devint
+très-obscure. Dès que le moment d'exécuter
+l'entreprise fut venu, don Juan alla poser
+l'échelle sous la fenêtre du cabinet de la
+belle esclave, qui l'observait, et qui descendit
+aussitôt avec beaucoup d'empressement
+et d'agitation: ensuite elle s'appuya
+sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite
+porte du jardin qui ouvrait sur la mer.</p>
+
+<p>«Ils marchaient tous deux à pas précipités,
+et goûtaient déjà par avance le plaisir
+de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune,
+avec qui ces amants n'étaient pas
+encore bien réconciliés, leur suscita un
+malheur plus cruel que tous ceux qu'ils
+avaient éprouvés jusqu'alors, et celui qu'ils
+auraient le moins prévu.</p>
+
+<p>«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils
+s'avançaient sur le rivage pour s'approcher
+de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un
+homme qu'ils prirent pour un compagnon
+de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune
+défiance, vint tout droit à don Juan
+l'épée nue, et la lui enfonçant dans le sein:
+«Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est
+ainsi que don Fadrique de Mendoce doit
+punir un lâche ravisseur: tu ne mérites
+point que je t'attaque en brave
+homme.»</p>
+
+<p>«Le Tolédan ne put résister à la force
+du coup, qui le porta par terre: et en même
+temps, dona Théodora, qu'il soutenait,
+saisie à la fois d'étonnement, de douleur et
+d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté.
+«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous
+fait? C'est votre ami que vous venez de
+percer.&mdash;Juste ciel, reprit don Fadrique,
+serait-il bien possible que j'eusse assassiné!...&mdash;Je
+vous pardonne ma mort, interrompit
+Zarate; le destin seul en est
+coupable, ou plutôt il a voulu par là finir
+nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce,
+je meurs content, puisque je remets
+entre vos mains dona Théodora, qui peut
+vous assurer que mon amitié pour vous
+ne s'est jamais démentie.</p>
+
+<p>«&mdash;Trop généreux ami, dit don Fadrique
+emporté par un mouvement de
+désespoir, vous ne mourrez point seul;
+le même fer qui vous a frappé va punir
+votre assassin: si mon erreur peut faire
+excuser mon crime, elle ne saurait m'en
+consoler.» A ces mots, il tourna la pointe
+de son épée contre son estomac, la plongea
+jusqu'à la garde, et tomba sur le corps de
+don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli
+par le sang qu'il perdait que surpris de la
+fureur de son ami.</p>
+
+<p>«Francisque et le renégat, qui étaient
+à dix pas de là, et qui avaient eu leurs raisons
+pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro,
+furent fort étonnés d'entendre les
+dernières paroles de don Fadrique, et de
+voir sa dernière action. Ils connurent qu'il
+s'était mépris, et que les blessés étaient
+deux amis, et non de mortels ennemis,
+comme ils l'avaient cru; alors ils s'empressèrent
+à les secourir; mais, les trouvant
+sans sentiment, aussi bien que Théodora,
+qui était toujours évanouie, ils ne
+savaient quel parti prendre. Francisque
+était d'avis que l'on se contentât d'emporter
+la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur
+le rivage, où, selon toutes les apparences,
+ils mourraient bientôt, s'ils n'étaient déjà
+morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion:
+il dit qu'il ne fallait point abandonner
+les blessés, dont les blessures n'étaient peut-être
+pas mortelles, et qu'il les panserait dans
+son vaisseau, où il avait tous les instruments
+de son premier métier, qu'il n'avait
+point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.</p>
+
+<p>«Comme ils n'ignoraient pas de quelle
+importance il était de se hâter, le renégat
+et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves,
+portèrent dans l'esquif la malheureuse
+veuve de Cifuentes avec ses deux amants,
+encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent
+en peu de moments leur vaisseau, où,
+d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns
+tendirent les voiles, pendant que les autres,
+à genoux sur le tillac, imploraient la faveur
+du ciel par les plus ferventes prières
+que leur pouvait suggérer la crainte d'être
+poursuivis par les navires de Mezomorto.</p>
+
+<p>«Pour le renégat, après avoir chargé du
+soin de la man&oelig;uvre un esclave français,
+qui l'entendait parfaitement, il donna sa
+première attention à dona Théodora: il
+lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien
+par ses remèdes que don Fadrique et le
+Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La
+veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie
+lorsqu'elle avait vu frapper don Juan, fut
+fort étonnée de trouver là Mendoce; et
+quoiqu'à le voir elle jugeât bien qu'il s'était
+blessé lui-même de douleur d'avoir percé
+son ami, elle ne pouvait le regarder que
+comme l'assassin d'un homme qu'elle aimait.</p>
+
+<p>«C'était la chose du monde la plus touchante,
+que de voir ces trois personnes revenues
+à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait
+de les tirer, quoique semblable à la
+mort, n'était pas si digne de pitié. Dona
+Théodora envisageait don Juan avec des
+yeux où étaient peints tous les mouvements
+d'une âme que possèdent la douleur et le
+désespoir, et les deux amis attachaient sur
+elle leurs regards mourants, en poussant
+de profonds soupirs.</p>
+
+<p>«Après avoir gardé quelque temps un
+silence aussi tendre que funeste, don Fadrique
+le rompit; il adressa la parole à la
+veuve de Cifuentes: «Madame, lui dit-il,
+avant que de mourir, j'ai la satisfaction de
+vous voir hors d'esclavage: plût au ciel
+que vous me dussiez la liberté; mais il a
+voulu que vous eussiez cette obligation à
+l'amant que vous chérissez. J'aime trop
+ce rival pour en murmurer, et je souhaite
+que le coup que j'ai eu le malheur de lui
+porter ne l'empêche pas de jouir de votre
+reconnaissance.» La dame ne répondit
+rien à ce discours. Loin d'être sensible
+en ce moment au triste sort de don Fadrique,
+elle sentait pour lui des mouvements
+d'aversion que lui inspirait l'état où
+était le Tolédan.</p>
+
+<p>«Cependant le chirurgien se préparait
+à visiter et à sonder les plaies. Il commença
+par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse,
+parce que le coup n'avait fait que
+glisser au-dessous de la mamelle gauche,
+et n'offensait aucune des parties nobles. Le
+rapport du chirurgien diminua l'affliction
+de Théodora, et causa beaucoup de joie à
+don Fadrique, qui tourna la tête vers cette
+dame: «Je suis content, lui dit-il; j'abandonne
+sans regret la vie, puisque mon ami
+est hors de péril: je ne mourrai point
+chargé de votre haine.»</p>
+
+<p>«Il prononça ces paroles d'un air si touchant,
+que la veuve de Cifuentes en fut pénétrée.
+Comme elle cessa de craindre pour
+don Juan, elle cessa de haïr don Fadrique;
+et ne voyant plus en lui qu'un homme
+qui méritait toute sa pitié: «Ah! Mendoce,
+lui répondit-elle emportée par un transport
+généreux, souffrez que l'on panse
+votre blessure; elle n'est peut-être pas
+plus considérable que celle de votre ami.
+Prêtez-vous au soin que l'on veut avoir
+de vos jours: vivez; si je ne puis vous
+rendre heureux, du moins je ne ferai pas
+le bonheur d'un autre. Par compassion
+et par amitié pour vous, je retiendrai la
+main que je voulais donner à don Juan;
+je vous fais le même sacrifice qu'il vous a
+fait.»</p>
+
+<p>«Don Fadrique allait répliquer; mais
+le chirurgien, qui craignait qu'en parlant
+il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et
+visita sa plaie: elle lui parut mortelle, attendu
+que l'épée avait pénétré dans la
+partie supérieure du poumon, ce qu'il jugeait
+par une hémorragie ou perte de sang
+dont la suite était à craindre. D'abord qu'il
+eût mis le premier appareil, il laissa reposer
+les cavaliers dans la chambre de
+poupe, sur deux petits lits l'un auprès de
+l'autre, et emmena ailleurs dona Théodora,
+dont il jugea que la présence leur pouvait
+être nuisible.</p>
+
+<p>«Malgré toutes ces précautions, la fièvre
+prit à Mendoce, et sur la fin de la journée
+l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui
+déclara alors que le mal était sans remède,
+et l'avertit que s'il avait quelque chose à
+dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait
+point de temps à perdre. Cette nouvelle
+causa une étrange émotion au Tolédan:
+pour don Fadrique, il la reçut avec indifférence.
+Il fit appeler la veuve de Cifuentes,
+qui se rendit auprès de lui dans un état
+plus aisé à concevoir qu'à représenter.</p>
+
+<p>«Elle avait le visage couvert de pleurs,
+et elle sanglotait avec tant de violence, que
+Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui
+dit-il, je ne vaux pas ces précieuses larmes
+que vous répandez: arrêtez-les, de grâce,
+pour m'écouter un moment. Je vous fais
+la même prière, mon cher Zarate, ajouta-t-il
+en remarquant la vive douleur que
+son ami faisait éclater; je sais bien que
+cette séparation vous doit être rude; votre
+amitié m'est trop connue pour en douter:
+mais attendez l'un et l'autre que ma mort
+soit arrivée, pour l'honorer de tant de
+marques de tendresse et de pitié.</p>
+
+<p>«Suspendez jusque-là votre affliction:
+je la sens plus que la perte de ma vie. Apprenez
+par quels chemins le sort qui
+me poursuit a su cette nuit me conduire
+sur le fatal rivage que j'ai teint du sang
+de mon ami et du mien. Vous devez être
+en peine de savoir comment j'ai pu
+prendre don Juan pour don Alvar: je
+vais vous en instruire, si le peu de temps
+qui me reste encore à vivre me permet de
+vous donner ce triste éclaircissement.</p>
+
+<p>«Quelques heures après que le vaisseau
+où j'étais eût quitté celui où j'avais laissé
+don Juan, nous rencontrâmes un corsaire
+français qui nous attaqua: il se rendit
+maître du vaisseau de Tunis, et nous mit
+à terre auprès d'Alicante. Je ne fus pas
+sitôt libre, que je songeai à racheter mon
+ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence,
+où je fis de l'argent comptant; et sur l'avis
+qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait
+des Pères de la Rédemption qui se préparaient
+à faire voile vers Alger, je m'y
+rendis; mais avant que de sortir de Valence,
+je priai le gouverneur don Francisco
+de Mendoce, mon oncle, d'employer
+tout le crédit qu'il peut avoir à la cour
+d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate,
+que j'avais dessein de ramener avec
+moi et de faire rentrer dans ses biens,
+qui ont été confisqués depuis la mort du
+duc de Naxera.</p>
+
+<p>«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger,
+j'allai dans les lieux que fréquentent les
+esclaves; mais j'avais beau les parcourir
+tous, je n'y trouvais point ce que je cherchais.
+Je rencontrai le renégat catalan à
+qui ce navire appartient: je le reconnus
+pour un homme qui avait autrefois servi
+mon oncle. Je lui dis le motif de mon
+voyage, et le priai de vouloir faire une
+exacte recherche de mon ami. «Je suis
+fâché, me répondit-il, de ne pouvoir vous
+être utile: je dois partir d'Alger cette
+nuit avec une dame de Valence qui est
+l'esclave du dey.&mdash;Et comment appelez-vous
+cette dame, lui dis-je?» Il répartit
+qu'elle se nommait Théodora.</p>
+
+<p>«La surprise que je fis paraître à cette
+nouvelle apprit par avance au renégat
+que je m'intéressais pour cette dame. Il
+me découvrit le dessein qu'il avait formé
+pour la tirer d'esclavage; et comme en
+son récit il fit mention de l'esclave Alvaro,
+je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
+Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment,
+dis-je avec transport au renégat:
+donnez-moi les moyens de me venger de
+mon ennemi.&mdash;Vous serez bientôt satisfait,
+me répondit-il; mais contez-moi
+auparavant le sujet que vous avez de vous
+plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris
+toute notre histoire, et lorsqu'il l'eût
+entendue; «C'est assez, reprit-il; vous
+n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner:
+on vous montrera votre rival, et après
+que vous l'aurez puni, vous prendrez sa
+place, et viendrez avec nous à Valence
+conduire dona Théodora.»</p>
+
+<p>«Néanmoins mon impatience ne me fit
+point oublier don Juan: je laissai de l'argent
+pour sa rançon entre les mains d'un
+marchand italien, nommé Francisco Capati,
+qui réside à Alger, et qui me promit
+de le racheter s'il venait à le découvrir.
+Enfin la nuit arriva; je me rendis chez
+le renégat, qui me mena sur le bord de
+la mer. Nous nous arrêtâmes devant une
+petite porte, d'où il sortit un homme qui
+vint droit à nous, et qui nous dit, en nous
+montrant du doigt un homme et une
+femme qui marchaient sur ses pas: «Voilà
+Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»</p>
+
+<p>«A cette vue je deviens furieux; je mets
+l'épée à la main, je cours au malheureux
+Alvaro, et, persuadé que c'est un rival
+odieux que je vais frapper, je perce cet
+ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais,
+grâces au ciel, continua-t-il en s'attendrissant,
+mon erreur ne lui coûtera point
+la vie, ni d'éternelles larmes à dona
+Théodora.</p>
+
+<p>«&mdash;Ah! Mendoce, interrompit la dame,
+vous faites injure à mon affliction; je ne
+me consolerai jamais de vous avoir perdu;
+quand même j'épouserais votre ami, ce ne
+serait que pour unir nos douleurs; votre
+amour, votre amitié, vos infortunes,
+feraient tout notre entretien.&mdash;C'en est
+trop, Madame, répliqua don Fadrique;
+je ne mérite pas que vous me regrettiez
+si longtemps: souffrez, je vous en conjure,
+que Zarate vous épouse, après qu'il
+vous aura vengée d'Alvaro Ponce.&mdash;Don
+Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes;
+le même jour qu'il m'enleva, il
+fut tué par le corsaire qui me prit.</p>
+
+<p>«&mdash;Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle
+me fait plaisir; mon ami en sera
+plus tôt heureux: suivez sans contrainte
+votre penchant l'un et l'autre. Je vois avec
+joie approcher le moment qui va lever
+l'obstacle que votre compassion et sa générosité
+mettent à votre commun bonheur.
+Puissent tous vos jours couler dans
+un repos, dans une union que la jalousie
+de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame,
+adieu, don Juan; souvenez-vous
+quelquefois tous deux d'un homme qui
+n'a rien tant aimé que vous.»</p>
+
+<p>«Comme la dame et le Tolédan, au lieu
+de lui répondre, redoublaient leurs pleurs,
+don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se
+sentait très-mal, poursuivit ainsi: «Je me
+laisse trop attendrir: déjà la mort m'environne,
+et je ne songe pas à supplier la bonté
+divine de me pardonner d'avoir moi-même
+borné le cours d'une vie dont elle
+seule devait disposer.» Après avoir achevé
+ces paroles, il leva les yeux au ciel avec
+toutes les apparences d'un véritable repentir,
+et bientôt l'hémorragie causa une suffocation
+qui l'emporta.</p>
+
+<p>«Alors don Juan, possédé de son désespoir,
+porte la main sur sa plaie: il arrache
+l'appareil; il veut la rendre incurable;
+mais Francisque et le renégat se jettent sur
+lui et s'opposent à sa rage. Théodora est
+effrayée de ce transport: elle se joint au renégat
+et au Navarrais pour détourner don
+Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air
+si touchant, qu'il rentre en lui-même; il
+souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin
+l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur
+de l'ami. Mais s'il reprit sa raison,
+il ne s'en servit que pour prévenir les effets
+insensés de sa douleur, et non pour en
+affaiblir le sentiment.</p>
+
+<p>«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses
+qu'il emportait en Espagne, avait d'excellent
+baume d'Arabie et de précieux parfums,
+embauma le corps de Mendoce, à la
+prière de la dame et de don Juan, qui témoignèrent
+qu'ils souhaitaient de lui rendre
+à Valence les honneurs de la sépulture.
+Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de
+soupirer pendant toute la navigation. Il
+n'en fut pas de même du reste de l'équipage:
+comme le vent était toujours favorable,
+il ne tarda guère à découvrir les côtes
+d'Espagne.</p>
+
+<p>«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent
+à la joie, et quand le vaisseau fut heureusement
+arrivé au port de Dénia, chacun
+prit son parti. La veuve de Cifuentes et le
+Tolédan envoyèrent un courrier à Valence,
+avec des lettres pour le gouverneur et pour
+la famille de dona Théodora. La nouvelle
+du retour de cette dame fut reçue de tous
+ses parents avec beaucoup de joie. Pour
+don Francisco de Mendoce, il sentit une
+vive affliction quand il apprit la mort de
+son neveu.</p>
+
+<p>«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné
+des parents de la veuve de Cifuentes,
+il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le
+corps du malheureux don Fadrique: ce
+bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en
+faisant des plaintes si pitoyables, que tous
+les spectateurs en furent attendris. Il demanda
+par quelle aventure son neveu se
+trouvait dans cet état.</p>
+
+<p>«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit
+le Tolédan; loin de chercher à l'effacer
+de ma mémoire, je prends un funeste
+plaisir à me la rappeler sans cesse et à
+nourrir ma douleur.» Il lui dit alors
+comment était arrivé ce triste accident, et
+ce récit, en lui arrachant de nouvelles larmes,
+redoubla celles de don Francisco. A
+l'égard de Théodora, ses parents lui marquèrent
+la joie qu'ils avaient de la revoir,
+et la félicitèrent sur la manière miraculeuse
+dont elle avait été délivrée de la tyrannie
+de Mezomorto.</p>
+
+<p>«Après un entier éclaircissement de
+toutes choses, on mit le corps de don Fadrique
+dans un carrosse, et on le conduisit
+à Valence; mais il n'y fut point enterré,
+parce que, le temps de la vice-royauté de
+don Francisco étant près d'expirer, ce seigneur
+se préparait à s'en retourner à
+Madrid, où il résolut de faire transporter
+son neveu.</p>
+
+<p>«Pendant que l'on faisait les préparatifs
+du convoi, la veuve de Cifuentes combla
+de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais
+se retira dans sa province, et le renégat
+retourna avec sa mère à Barcelone,
+où il rentra dans le christianisme, et où il
+vit encore aujourd'hui fort commodément.</p>
+
+<p>«Dans ce temps-là, don Francisco reçut
+un paquet de la cour, dans lequel était la
+grâce de don Juan, que le roi, malgré la
+considération qu'il avait pour la maison de
+Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce
+qui s'étaient joints pour la lui demander.
+Cette nouvelle fut d'autant plus
+agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait
+la liberté d'accompagner le corps de son
+ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.</p>
+
+<p>«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand
+nombre de personnes de qualité; et sitôt
+qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le
+corps de don Fadrique dans une église, où
+Zarate et dona Théodora, avec la permission
+des Mendoce, lui firent élever un
+magnifique tombeau. Ils n'en demeurèrent
+point là; ils portèrent le deuil de leur ami
+durant une année entière, pour éterniser
+leur douleur et leur amitié.</p>
+
+<p>«Après avoir donné des marques si célèbres
+de leur tendresse pour Mendoce, ils
+se marièrent; mais, par un inconcevable
+effet du pouvoir de l'amitié, don Juan ne
+laissa pas de conserver longtemps une mélancolie
+que rien ne pouvait bannir. Don
+Fadrique, son cher don Fadrique, était toujours
+présent à sa pensée: il le voyait toutes
+les nuits en songe, et le plus souvent tel
+qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs.
+Son esprit pourtant commençait à se distraire
+de ces tristes images: les charmes de
+dona Théodora, dont il était toujours épris,
+triomphaient peu à peu d'un souvenir funeste;
+enfin don Juan allait vivre heureux
+et content: mais ces jours passés il tomba
+de cheval en chassant; il se blessa à la tête;
+il s'y est formé un abcès. Les médecins ne
+l'ont pu sauver; il vient de mourir, et
+Théodora, qui est cette dame que vous
+voyez entre les bras de deux femmes qui
+veillent sur son désespoir, pourra le suivre
+bientôt.»</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c16" id="c16"></a>CHAPITRE XVI<br/>
+<i>Des songes.</i></h2>
+
+
+<p>Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette
+histoire, don Cléofas lui dit: «Voilà un
+très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est
+rare de voir deux hommes s'aimer autant
+que don Juan et don Fadrique, je crois que
+l'on aurait encore plus de peine à trouver
+deux amies rivales qui puissent se faire si
+généreusement un sacrifice réciproque d'un
+amant aimé.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit le diable, c'est
+ce que l'on n'a point encore vu, et ce que
+l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes
+ne s'aiment point. J'en suppose deux parfaitement
+unies: je veux même qu'elles ne
+disent pas le moindre mal l'une de l'autre
+en leur absence, tant elles sont amies. Vous
+les voyez toutes deux: vous penchez d'un
+côté, la rage se met de l'autre; ce n'est pas
+que l'enragée vous aime; mais elle voulait
+la préférence. Tel est le caractère des
+femmes: elles sont trop jalouses les unes
+des autres pour être capables d'amitié.</p>
+
+<p>&mdash;L'histoire de ces deux amis sans pairs,
+reprit Léandro Perez, est un peu romanesque
+et nous a menés bien loin. La nuit est
+fort avancée: nous allons voir dans un
+moment paraître les premiers rayons du
+jour: j'attends de vous un nouveau plaisir.
+J'aperçois un grand nombre de personnes
+endormies: je voudrais, par curiosité, que
+vous me dissiez les divers songes qu'elles
+peuvent faire.&mdash;Très volontiers, répartit
+le démon: vous aimez les tableaux changeants;
+je veux vous contenter.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit Zambullo, que je vais
+entendre des songes bien ridicules.&mdash;Pourquoi?
+répondit le boiteux; vous qui
+possédez votre Ovide, ne savez-vous pas
+que ce poëte dit que c'est vers la pointe du
+jour que les songes sont plus vrais, parce
+que dans ce temps-là l'âme est dégagée des
+vapeurs des aliments?&mdash;Pour moi, répliqua
+don Cléofas, quoi qu'en puisse dire
+Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.&mdash;Vous
+avez tort, reprit Asmodée; il ne
+faut ni les traiter de chimères, ni les croire
+tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois
+la vérité. L'empereur Auguste, dont
+la tête valait bien celle d'un écolier, ne
+méprisait pas les songes dans lesquels il
+était intéressé; et bien lui en prit, à la
+bataille de Philippe, de quitter sa tente,
+sur le récit qu'on lui fit d'un rêve qui le
+regardait. Je pourrais vous citer mille autres
+exemples qui vous feraient connaître
+votre témérité; mais je les passe sous silence
+pour satisfaire le nouveau désir qui vous
+presse.</p>
+
+<p>«Commençons par ce bel hôtel à main
+droite. Le maître du logis, que vous voyez
+couché dans ce riche appartement, est un
+comte libéral et galant. Il rêve qu'il est à un
+spectacle où il entend chanter une jeune
+actrice, et qu'il se rend à la voix de cette
+sirène.</p>
+
+<p>«Dans l'appartement parallèle repose
+la comtesse sa femme, qui aime le jeu à la
+fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent,
+et qu'elle met en gage des pierreries chez
+un joaillier qui lui prête trois cents pistoles,
+moyennant un très-honnête profit.</p>
+
+<p>«Dans l'hôtel le plus proche, du même
+côté, demeure un marquis, du même caractère
+que le comte, et qui est amoureux
+d'une fameuse coquette. Il rêve qu'il emprunte
+une somme considérable pour lui en
+faire présent; et son intendant, couché
+tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit
+à mesure que son maître se ruine. Hé
+bien! que pensez-vous de ces songes-là?
+Vous paraissent-ils extravagants?&mdash;Non,
+ma foi, répondit don Cléofas; je vois bien
+qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de
+savoir qui est cet homme que je remarque;
+il a la moustache en papillottes, et conserve
+en dormant un air de gravité qui me fait
+juger que ce ne doit pas être un cavalier du
+commun.&mdash;C'est un gentilhomme de province,
+répondit le démon, un vicomte Aragonais,
+un esprit vain et fier: son âme en
+ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il
+est avec un grand qui lui cède le pas dans
+une cérémonie publique.</p>
+
+<p>«Mais je découvre dans la même maison
+deux frères médecins qui font des songes
+bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie
+une ordonnance qui défend de payer les
+médecins quand ils n'auront pas guéri
+leurs malades; et son frère songe qu'il est
+ordonné que les médecins mèneront le
+deuil à l'enterrement de tous les malades
+qui mourront entre leurs mains.&mdash;Je souhaiterais,
+dit Zambullo, que cette dernière
+ordonnance fût réelle, et qu'un médecin se
+trouvât aux funérailles de son malade,
+comme un lieutenant criminel assiste en
+France au supplice d'un coupable qu'il a
+condamné.&mdash;J'aime la comparaison, dit le
+diable: on pourrait dire, en ce cas-là, que
+l'un va faire exécuter sa sentence, et que
+l'autre a déjà fait exécuter la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce
+personnage qui se frotte les yeux en se
+levant avec précipitation?&mdash;C'est un
+homme de qualité qui sollicite un gouvernement
+dans la Nouvelle-Espagne. Un
+rêve effrayant vient de le réveiller: il songeait
+que le premier ministre le regardait
+de travers. Je vois aussi une jeune dame
+qui se réveille, et qui n'est pas contente
+d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une
+fille de condition, une personne aussi sage
+que belle, qui a deux amants dont elle est
+obsédée. Elle en chérit un tendrement, et
+a pour l'autre une aversion qui va jusqu'à
+l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en
+songe à ses genoux le galant qu'elle déteste;
+il était si passionné, si pressant, que, si
+elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter
+plus favorablement qu'elle n'a jamais fait
+celui qu'elle aime. La nature pendant le
+sommeil secoue le joug de la raison et de
+la vertu.</p>
+
+<p>«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait
+le coin de cette rue; c'est le domicile d'un
+procureur. Le voilà couché avec sa femme
+dans la chambre où il y a une vieille tenture
+de tapisserie à personnages et deux
+lits jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de
+ses clients à l'hôpital, pour l'assister de ses
+propres deniers; et la procureuse songe
+que son mari chasse un grand clerc dont
+il est devenu jaloux.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends ronfler autour de nous, dit
+Léandro Perez, et je crois que c'est ce gros
+homme que je démêle dans un petit corps
+de logis attenant à la demeure du procureur.&mdash;Justement,
+répondit Asmodée;
+c'est un chanoine qui rêve qu'il dit son
+<i lang="la" xml:lang="la">benedicite</i>.</p>
+
+<p>«Il a pour voisin un marchand d'étoffe
+de soie, qui vend sa marchandise fort cher,
+mais à crédit, aux personnes de qualité. Il
+est dû à ce marchand plus de cent mille
+ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui
+apportent de l'argent; et ses correspondants,
+de leur côté, songent qu'il est sur le
+point de faire banqueroute.&mdash;Ces deux
+songes, dit l'écolier, ne sont pas sortis du
+temple du sommeil par la même porte.&mdash;Non,
+je vous assure, répondit le démon; le
+premier, à coup sûr, est sorti par la porte
+d'ivoire, et le second par la porte de
+corne.</p>
+
+<p>«La maison qui joint celle de ce marchand
+est occupée par un fameux libraire.
+Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu
+beaucoup de succès. En le mettant au jour,
+il promit à l'auteur de lui donner cinquante
+pistoles s'il réimprimait son ouvrage;
+et il rêve actuellement qu'il en fait une
+seconde édition sans l'en avertir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo,
+il n'est pas besoin de demander par quelle
+porte il est sorti; je ne doute pas qu'il
+n'ait son plein et entier effet. Je connais
+messieurs les libraires: ils ne se font pas un
+scrupule de tromper les auteurs.&mdash;Rien
+n'est plus véritable, reprit le boiteux;
+mais apprenez à connaître aussi messieurs
+les auteurs: ils ne sont pas plus scrupuleux
+que les libraires. Une petite aventure arrivée
+il n'y a pas cent ans à Madrid va vous
+le prouver.</p>
+
+<p>«Trois libraires soupaient ensemble au
+cabaret: la conversation tomba sur la rareté
+des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit
+là-dessus un des convives, je vous dirai
+confidemment que j'ai fait un beau coup
+ces jours passés: j'ai acheté une copie qui
+me coûte un peu cher, à la vérité, mais
+elle est d'un auteur!... C'est de l'or en
+barre.» Un autre libraire prit alors la
+parole et se vanta pareillement d'avoir fait
+une emplette excellente le jour précédent.
+«Et moi, Messieurs, s'écria le troisième à
+son tour, je ne veux pas demeurer en
+reste de confiance avec vous: je vais vous
+montrer la perle des manuscrits; j'en ai
+fait aujourd'hui l'heureuse acquisition.»
+En même temps, chacun tira de sa poche la
+précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et
+comme il se trouva que c'était une nouvelle
+pièce de théâtre intitulée <cite>le Juif errant</cite>,
+ils furent fort étonnés quand ils virent que
+c'était le même ouvrage qui leur avait été
+vendu à tous trois séparément.</p>
+
+<p>«Je découvre dans une autre maison,
+poursuivit le diable, un amant timide et
+respectueux qui vient de se réveiller. Il
+aime une veuve toute des plus vives; il
+rêvait qu'il était avec elle au fond d'un
+bois, où il lui tenait des discours tendres,
+et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous
+êtes séduisant! vous me persuaderiez, si
+je n'étais pas en garde contre les hommes;
+mais ce sont des trompeurs: je ne
+me fie point à leurs paroles: je veux des
+actions.&mdash;Hé! quelles actions, Madame,
+exigez-vous de moi? a repris l'amant.
+Faut-il, pour vous prouver la violence
+de mon amour, entreprendre les
+douze travaux d'Hercule?&mdash;Hé non!
+don Nicaise, non, a réparti la dame, je
+ne vous en demande pas tant.» Là-dessus
+il s'est réveillé.</p>
+
+<p>&mdash;Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier,
+pourquoi cet homme couché dans ce lit
+brun se débat comme un possédé.&mdash;C'est,
+répondit le boiteux, un habile licencié qui
+fait un songe dont il est terriblement
+agité! il rêve qu'il dispute et soutient
+l'immortalité de l'âme contre un petit
+docteur en médecine, qui est aussi bon catholique
+qu'il est bon médecin. Au second
+étage, chez le licencié, loge un gentilhomme
+d'Estramadure, nommé don Baltazar
+Fanfarronico, qui est venu en poste à la
+cour demander une récompense pour avoir
+tué un Portugais d'un coup d'escopette.
+Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on
+lui donne le gouvernement d'Antequere,
+et encore n'est-il pas content: il croit mériter
+une vice-royauté.</p>
+
+<p>«Je découvre dans un hôtel garni deux
+personnes de conséquence qui rêvent bien
+désagréablement. L'un, qui est gouverneur
+d'une place forte, songe qu'il est assiégé
+dans sa forteresse, et qu'après une
+légère résistance il est obligé de se rendre
+prisonnier de guerre avec la garnison.
+L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a
+chargé ce prélat éloquent de faire l'éloge
+funèbre d'une princesse, et il doit le prononcer
+dans deux jours. Il rêve qu'il est
+en chaire, et qu'il demeure court après
+l'exorde de son discours.&mdash;Il n'est pas impossible,
+dit don Cléofas, que ce malheur
+lui arrive en effet.&mdash;Non vraiment, répondit
+le diable, et il n'y a pas même
+longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur
+en pareille occasion.</p>
+
+<p>«Voulez-vous que je vous montre un
+somnambule? vous n'avez qu'à regarder
+dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?&mdash;J'aperçois,
+dit Léandro Perez,
+un homme en chemise qui marche, et
+tient, ce me semble, une étrille à la main.&mdash;Hé
+bien, reprit le démon, c'est un palefrenier
+qui dort. Il a coutume toutes les
+nuits de se lever de son lit, et, tout en dormant,
+d'étriller ses chevaux; après quoi il
+se recouche. On s'imagine dans l'hôtel que
+c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier
+lui-même le croit comme les autres.</p>
+
+<p>«Dans une grande maison, vis-à-vis
+l'hôtel garni, demeure un vieux chevalier
+de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du
+Mexique. Il est tombé malade; et comme
+il craint de mourir, sa vice-royauté commence
+à l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a
+exercée d'une manière qui justifie son inquiétude.
+Les chroniques de la Nouvelle-Espagne
+ne font pas une mention honorable
+de lui. Il vient de faire un songe dont
+toute l'horreur n'est point encore dissipée,
+et qui sera peut-être cause de sa
+mort.&mdash;Il faut donc, dit Zambullo, que ce
+songe soit bien extraordinaire.&mdash;Vous
+allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque
+chose en effet de singulier. Ce seigneur
+rêvait tout à l'heure qu'il était dans
+la vallée des morts, où tous les Mexicains
+qui ont été les victimes de son injustice et
+de sa cruauté sont venus fondre sur lui,
+en l'accablant de reproches et d'injures:
+ils ont même voulu le mettre en pièces;
+mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur
+fureur. Après quoi, il s'est trouvé dans
+une grande salle toute tendue de drap noir,
+où il a vu son père et son aïeul assis à une
+table sur laquelle il y avait trois couverts.
+Ces deux tristes convives lui ont fait signe
+de s'approcher d'eux, et son père lui a dit,
+avec la gravité qu'ont tous les défunts:
+«Il y a longtemps que nous t'attendons;
+viens prendre ta place auprès de nous.»</p>
+
+<p>&mdash;Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je
+pardonne au malade d'en avoir l'imagination
+blessée.&mdash;En récompense, dit le
+boiteux, sa nièce, qui est couchée dans un
+appartement au-dessus du sien, passe la
+nuit délicieusement: le sommeil lui présente
+les plus agréables idées. C'est une
+fille de vingt-cinq à trente ans, laide et
+mal faite. Elle rêve que son oncle, dont
+elle est l'unique héritière, ne vit plus, et
+qu'elle voit autour d'elle une foule d'aimables
+seigneurs qui se disputent la gloire
+de lui plaire.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne me trompe, dit don Cléofas,
+j'entends rire derrière nous.&mdash;Vous ne vous
+trompez point, reprit le diable; c'est une
+femme qui rit en dormant à deux pas d'ici,
+une veuve qui fait la prude et qui n'aime
+rien tant que la médisance. Elle songe
+qu'elle s'entretient avec une vieille dévote
+dont la conversation lui fait beaucoup de
+plaisir.</p>
+
+<p>«Je ris à mon tour en voyant dans une
+chambre au-dessous de cette femme un
+bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement
+du peu de bien qu'il possède. Il
+rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent,
+et que plus il en ramasse, plus il en
+trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
+grand coffre.&mdash;Le pauvre garçon! dit
+Léandro; il ne jouira pas longtemps de
+son trésor.&mdash;A son réveil, reprit le boiteux,
+il sera comme un vrai riche qui se
+meurt, il verra disparaître ses richesses.</p>
+
+<p>«Si vous êtes curieux de savoir les songes
+de deux comédiennes qui sont voisines,
+je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle
+prend des oiseaux à la pipée, qu'elle les
+plume à mesure qu'elle les prend, mais
+qu'elle les donne à dévorer à un beau matou
+dont elle est folle, et qui en a tout le
+profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa
+maison des lévriers et des chiens danois
+dont elle a fait longtemps ses délices, et
+qu'elle ne veut plus avoir qu'un petit roquet
+des plus gentils qu'elle a pris en amitié.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà deux songes bien fous, s'écria
+l'écolier; je crois que s'il y avait à Madrid,
+comme autrefois à Rome, des interprètes
+des songes, ils seraient fort embarrassés à
+expliquer ceux-là.&mdash;Pas trop, répondit le
+diable: pour peu qu'ils fussent au fait de
+ce qui se passe aujourd'hui chez la gent
+comique, ils y trouveraient bientôt un sens
+clair et net.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua
+don Cléofas, et je ne m'en soucie
+guère; j'aime mieux apprendre qui est
+cette dame endormie dans un superbe lit de
+velours jaune, garni de franges d'argent,
+et auprès de laquelle il y a, sur un guéridon,
+un livre et un flambeau.&mdash;C'est une
+femme titrée, répartit le démon; une
+dame qui a un équipage très-galant, et qui
+se plaît à faire porter sa livrée par des
+jeunes hommes de bonne mine. Une de ses
+habitudes est de lire en se couchant; sans
+cela elle ne pourrait fermer l'&oelig;il de toute
+la nuit. Hier au soir, elle lisait les Métamorphoses
+d'Ovide, et cette lecture est
+cause qu'elle fait en cet instant un songe
+où il y a bien de l'extravagance: elle rêve
+que Jupiter est devenu amoureux d'elle, et
+qu'il se met à son service sous la forme
+d'un grand page des mieux bâtis.</p>
+
+<p>«A propos de cette métamorphose, en
+voici une autre qui me paraît plus plaisante.
+J'aperçois un histrion qui goûte
+dans un profond sommeil la douceur d'un
+songe qui le flatte agréablement. Cet acteur
+est si vieux, qu'il n'y a tête d'homme
+à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter.
+Il y a si longtemps qu'il paraît sur le
+théâtre, qu'il est, pour ainsi dire, théâtrifié.
+Il a du talent, et il en est si fier et si
+vain, qu'il s'imagine qu'un personnage
+tel que lui est au-dessus d'un homme. Savez-vous
+le songe que fait ce superbe héros
+de coulisse? Il rêve qu'il se meurt, et
+qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe
+assemblées pour décider de ce qu'elles
+doivent faire d'un mortel de son importance.
+Il entend Mercure qui expose au
+conseil des dieux que ce fameux comédien,
+après avoir eu l'honneur de représenter
+si souvent sur la scène Jupiter et
+les autres principaux immortels, ne doit
+pas être assujetti au sort commun à tous
+les humains, et qu'il mérite d'être reçu
+dans la troupe céleste. Momus applaudit
+au sentiment de Mercure; mais quelques
+autres dieux et quelques déesses se révoltent
+contre la proposition d'une apothéose
+si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre
+d'accord, change le vieux comédien en une
+figure de décoration.»</p>
+
+<p>Le diable allait continuer; mais Zambullo
+l'interrompit, en lui disant: «Halte-là,
+seigneur Asmodée; vous ne prenez pas
+garde qu'il est jour: j'ai peur qu'on ne
+nous aperçoive sur le haut de cette maison.
+Si la populace vient une fois à remarquer
+votre Seigneurie, nous entendrons
+des huées qui ne finiront pas si tôt.</p>
+
+<p>&mdash;On ne nous verra point, lui répondit
+le démon; j'ai le même pouvoir que ces
+divinités fabuleuses dont je viens de parler,
+et, tout ainsi que sur le mont Ida l'amoureux
+fils de Saturne se couvrit d'un
+nuage, pour cacher à l'univers les caresses
+qu'il voulait faire à Junon, je vais former
+autour de nous une épaisse vapeur que la
+vue des hommes ne pourra percer, et qui
+ne vous empêchera pas de voir les choses
+que je voudrai vous faire observer.» En effet,
+ils furent tout à coup environnés d'une
+fumée qui, bien que des plus opaques, ne
+dérobait rien aux yeux de l'écolier.</p>
+
+<p>«Retournons aux songes, poursuivit le
+boiteux... Mais je ne fais pas réflexion,
+ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai
+fait passer la nuit doit vous avoir fatigué.
+Je suis d'avis de vous transporter chez
+vous, et de vous y laisser reposer quelques
+heures: pendant ce temps-là, je vais parcourir
+les quatre parties du monde, et faire
+quelques tours de mon métier: après
+cela je vous rejoindrai, pour m'égayer
+avec vous sur nouveaux frais.&mdash;Je n'ai
+nulle envie de dormir et je ne suis point
+las, répondit don Cléofas; au lieu de me
+quitter, faites-moi le plaisir de m'apprendre
+les divers desseins qu'ont ces personnes
+que je vois déjà levées, et qui se disposent,
+ce me semble, à sortir. Que vont-elles
+faire de si grand matin?&mdash;Ce que vous
+souhaitez de savoir, reprit le démon, est
+une chose digne d'être observée. Vous
+allez voir un tableau des soins, des mouvements,
+des peines que les pauvres mortels
+se donnent pendant cette vie, pour
+remplir le plus agréablement qu'il leur
+est possible ce petit espace qui est entre
+leur naissance et leur mort.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c17" id="c17"></a>CHAPITRE XVII<br/>
+<i>Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
+pas sans copies.</i></h2>
+
+
+<p>Observons d'abord cette troupe de gueux
+que vous voyez déjà dans la rue. Ce sont
+des libertins, la plupart de bonne famille,
+qui vivent en communauté comme des
+moines, et passent presque toutes les
+nuits à faire la débauche dans leur maison,
+où il y a toujours une ample provision de
+pain, de viande et de vin. Les voilà qui
+vont se séparer pour aller jouer leurs rôles
+dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront
+pour boire à la santé des personnes
+charitables qui contribuent pieusement à
+leur dépense. Admirez, je vous prie,
+comme ces fripons savent se mettre et se
+travestir pour inspirer de la pitié: les coquettes
+ne savent pas mieux s'ajuster pour
+donner de l'amour.</p>
+
+<p>«Regardez attentivement les trois qui
+vont ensemble du même côté. Celui qui
+s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler
+tout son corps, et semble marcher
+avec tant de peine qu'à chaque pas vous
+diriez qu'il va tomber sur le nez, quoiqu'il
+ait une longue barbe blanche et un air
+décrépit, est un jeune homme si alerte et
+si léger, qu'il passerait un daim à la course.
+L'autre, qui fait le teigneux, est un bel
+adolescent, dont la tête est couverte d'une
+peau qui cache une chevelure de page de
+cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte,
+est un drôle qui a l'art de tirer de sa poitrine
+des sons si lamentables, qu'à ses tristes
+accents il n'y a point de vieille qui ne
+descende d'un quatrième étage pour lui
+apporter un maravedi.</p>
+
+<p>«Tandis que ces fainéants vont, sous le
+masque de la pauvreté, attraper l'argent
+du public, je remarque bien des artisans
+laborieux, quoique Espagnols, qui s'apprêtent
+à gagner leur vie à la sueur de
+leur corps. J'aperçois de toutes parts des
+hommes qui se lèvent et s'habillent pour
+aller remplir leurs différents emplois.
+Combien de projets formés cette nuit vont
+s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que
+de démarches l'intérêt, l'amour et l'ambition
+vont faire faire!</p>
+
+<p>&mdash;Que vois-je dans la rue? interrompit
+don Cléofas. Qui est cette femme chargée
+de médailles, que conduit un laquais, et
+qui marche avec précipitation? Elle a sans
+doute quelque affaire fort pressante.&mdash;Oui,
+certainement, répondit le diable: c'est une
+vénérable matrone qui court à une maison
+où l'on a besoin de son ministère. Elle y
+va trouver une comédienne qui pousse
+des cris, et auprès d'elle deux cavaliers
+bien embarrassés. L'un est le mari, et
+l'autre un homme de condition qui s'intéresse
+à ce qui va se passer; car les couches
+des femmes de théâtre ressemblent à
+celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter
+et un Amphitryon qui sont auteurs du
+parti.</p>
+
+<p>«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à
+cheval avec sa carabine, que c'est un chasseur
+qui va faire la guerre aux lièvres et
+aux perdreaux des environs de Madrid?
+Cependant il n'a aucune envie de prendre
+le divertissement de la chasse: il est occupé
+d'un autre dessein; il va gagner un
+village où il se déguisera en paysan, pour
+s'introduire sous cet habit dans une ferme
+où est sa maîtresse sous la conduite d'une
+mère sévère et vigilante.</p>
+
+<p>«Ce jeune bachelier qui passe et marche
+à pas précipités a coutume d'aller tous les
+matins faire sa cour à un vieux chanoine
+qui est son oncle, et dont il couche en joue
+la prébende. Regardez dans cette maison,
+vis-à-vis de nous, un homme qui prend
+son manteau et se dispose à sortir. C'est un
+honnête et riche bourgeois qu'une affaire
+assez sérieuse inquiète. Il a une fille unique
+à marier; il ne sait s'il doit la donner à
+un jeune procureur qui la recherche, ou
+bien à un fier <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i> qui la demande. Il
+va consulter ses amis là-dessus; et dans le
+fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint,
+en choisissant le gentilhomme, d'avoir un
+gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en
+tient au procureur, de mettre dans sa
+maison un ver qui en ronge tous les
+meubles.</p>
+
+<p>«Considérez un voisin de ce père embarrassé,
+et démêlez, dans ce corps de logis où
+il y a de superbes ameublements, un
+homme en robe de chambre de brocard
+rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui
+fait le seigneur en dépit de sa basse origine.
+Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt maravedis,
+et il jouit à présent de dix mille
+ducats de rente. Il a un équipage très-joli;
+mais il en rabat l'entretien sur sa table,
+dont la frugalité est telle, qu'il mange
+ordinairement le petit poulet en son particulier.
+Il ne laisse pas pourtant de régaler
+quelquefois, par ostentation, des personnes
+de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à des
+conseillers d'État; et pour cet effet, il
+vient d'envoyer chercher un pâtissier et un
+rôtisseur; il va marchander avec eux sou à
+sou; après quoi il écrira sur des cartes les
+services dont ils seront convenus.&mdash;Vous
+me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.&mdash;Hé
+mais! répondit Asmodée, tous
+les gueux que la fortune enrichit brusquement
+deviennent avares ou prodigues:
+c'est la règle.</p>
+
+<p>&mdash;Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est
+une belle dame que je vois à sa toilette, et
+qui s'entretient avec un cavalier fort bien
+fait.&mdash;Ah! vraiment, s'écria le boiteux, ce
+que vous remarquez là mérite bien votre
+attention. Cette femme est une veuve allemande
+qui vit à Madrid de son douaire, et
+voit très-bonne compagnie; et le jeune
+homme qui est avec elle est un seigneur
+nommé don Antoine de Monsalve.</p>
+
+<p>«Quoique ce cavalier soit d'une des premières
+maisons d'Espagne, il a promis à la
+veuve de l'épouser: il lui a même fait un
+dédit de trois mille pistoles; mais il est
+traversé dans ses amours par ses parents,
+qui menacent de le faire enfermer s'il ne
+rompt tout commerce avec l'Allemande,
+qu'ils regardent comme une aventurière.
+Le galant, mortifié de les voir tous révoltés
+contre son penchant, vint hier au soir chez
+sa maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait
+quelque chagrin, lui en demanda la cause;
+il la lui apprit, en l'assurant que toutes les
+contradictions qu'il aurait à essuyer de la
+part de sa famille ne pourraient jamais
+ébranler sa constance. La veuve parut
+charmée de sa fermeté, et ils se séparèrent
+tous deux à minuit, très-contents l'un de
+l'autre.</p>
+
+<p>«Monsalve est revenu ce matin: il a
+trouvé la dame à sa toilette, et il s'est mis
+sur nouveaux frais à l'entretenir de son
+amour. Pendant la conversation, l'Allemande
+a ôté ses papillotes: le cavalier en
+a pris une sans réflexion, l'a dépliée, et, y
+voyant de son écriture: «Comment donc,
+Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là
+l'usage que vous faites des billets doux
+qu'on vous envoie?&mdash;Oui, Monsalve,
+a-t-elle répondu; vous voyez à quoi me
+servent les promesses des amants qui veulent
+m'épouser en dépit de leurs familles;
+j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier
+a reconnu que c'était effectivement son
+dédit que la dame avait déchiré, il n'a pu
+s'empêcher d'admirer le désintéressement
+de sa veuve, et il lui jure de nouveau une
+éternelle fidélité.</p>
+
+<p>«Jetez les yeux, poursuivit le diable,
+sur ce grand homme sec qui passe au-dessous
+de nous: il a un grand registre
+sous son bras, une écritoire pendue à sa
+ceinture, et une guitare sur le dos.&mdash;Ce
+personnage, dit l'écolier, a un air ridicule;
+je gagerais que c'est un original.&mdash;Il est
+certain, reprit le démon, que c'est un
+mortel assez singulier. Il y a des philosophes
+cyniques en Espagne: en voilà un.
+Il va vers le Buen-Retiro se mettre dans
+une prairie où il y a une claire fontaine
+dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente
+parmi les fleurs. Il demeurera là
+toute la journée à contempler les richesses
+de la nature, à jouer de la guitare, et à
+faire des réflexions qu'il écrira sur son
+registre. Il a dans ses poches sa nourriture
+ordinaire, c'est-à-dire quelques oignons
+avec un morceau de pain: telle est la vie
+sobre qu'il mène depuis dix ans; et si quelque
+Aristippe lui disait comme à Diogène:
+«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu
+ne mangerais pas des oignons,» ce philosophe
+moderne lui répondrait: «Je
+ferais ma cour aux grands aussi bien que
+toi, si je voulais abaisser un homme
+jusqu'à le faire ramper sous un autre
+homme.»</p>
+
+<p>«En effet, ce philosophe a autrefois été
+attaché aux grands seigneurs; ils lui firent
+même sa fortune: mais ayant senti que
+leur amitié n'était pour lui qu'une honorable
+servitude, il rompit tout commerce
+avec eux. Il avait un carrosse qu'il quitta,
+parce qu'il fit réflexion qu'il éclaboussait
+des gens qui valaient mieux que lui: il a
+même donné presque tous ses biens à ses
+amis indigents; il s'est seulement réservé de
+quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne
+lui paraît pas moins honteux pour un philosophe
+d'aller mendier son pain parmi le
+peuple que chez les grands seigneurs.</p>
+
+<p>«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe,
+et que vous voyez accompagné d'un
+chien: il peut se vanter d'être d'une des
+meilleures maisons de Castille. Il a été
+riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon
+de Lucien, en régalant tous les jours ses
+amis, et surtout en faisant des fêtes superbes
+aux naissances, aux mariages des princes
+et princesses, en un mot, à chaque occasion
+qu'a eu l'Espagne de faire des réjouissances.
+Dès que les parasites ont vu sa marmite
+renversée, ils ont disparu de chez lui;
+tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui
+est resté fidèle: c'est son chien.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, seigneur diable, s'écria
+Léandro Perez, à qui appartient cet équipage
+que je vois arrêté devant une maison.&mdash;C'est,
+répondit le démon, le carrosse d'un
+riche contador, qui va tous les matins dans
+cette maison, où demeure une beauté galicienne
+dont ce vieux pécheur de race more
+a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit
+hier au soir qu'elle lui avait fait une infidélité:
+dans la fureur que lui causa cette
+nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine
+de reproches et de menaces. Vous ne devineriez
+pas quel parti la coquette s'est
+avisée de prendre: au lieu d'avoir l'impudence
+de nier le fait, elle a mandé ce
+matin au trésorier qu'il est justement irrité
+contre elle; qu'il ne doit plus la regarder
+qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable
+de trahir un si galant homme; qu'elle
+reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que,
+pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux
+cheveux, dont il sait bien qu'elle est idolâtre:
+enfin, qu'elle est dans la résolution
+d'aller dans une retraite consacrer le reste
+de ses jours à la pénitence.</p>
+
+<p>«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre
+les prétendus remords de sa maîtresse; il
+s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle:
+il l'a trouvée dans les pleurs, et cette bonne
+comédienne a si bien joué son rôle, qu'il
+vient de lui pardonner le passé; il fera
+plus: pour la consoler du sacrifice de sa
+chevelure, il lui promet, en ce moment, de
+la faire dame de paroisse, en lui achetant
+une belle maison de campagne, qui est
+actuellement à vendre auprès de l'Escurial.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes les boutiques sont ouvertes,
+dit l'écolier, et j'aperçois déjà un cavalier
+qui entre chez un traiteur.&mdash;Ce cavalier,
+reprit Asmodée, est un garçon de famille
+qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument
+passer pour auteur: il ne manque
+pas d'esprit; il en a même assez pour critiquer
+tous les ouvrages qui paraissent sur
+la scène; mais il n'en a point assez pour
+en composer un raisonnable. Il entre chez
+le traiteur pour ordonner un grand repas;
+il donne à dîner aujourd'hui à quatre
+comédiens, qu'il veut engager à protéger
+une mauvaise pièce de sa façon qu'il est
+sur le point de présenter à leur compagnie.</p>
+
+<p>«A propos d'auteurs, continua-t-il, en
+voilà deux qui se rencontrent dans la rue.
+Remarquez qu'ils se saluent avec un ris
+moqueur; ils se méprisent mutuellement,
+et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement
+que le poëte Crispinus, qu'Horace
+compare aux soufflets des forges; et l'autre
+emploie bien du temps à faire des ouvrages
+froids et insipides.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est ce petit homme qui descend
+de carrosse à la porte de cette église? dit
+Zambullo.&mdash;C'est, répondit le boiteux,
+un personnage digne d'être remarqué. Il
+n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude
+d'un notaire où il était maître-clerc, pour
+s'aller jeter dans la chartreuse de Saragosse.
+Au bout de six mois de noviciat, il
+sortit de son couvent, reparut à Madrid;
+mais ceux qui le connaissaient furent étonnés
+de le voir devenir tout à coup un des
+principaux membres du conseil des Indes.
+On parle encore aujourd'hui d'une fortune
+si subite. Quelques-uns disent qu'il s'est
+donné au diable; d'autres veulent qu'il ait
+été aimé d'une riche douairière, et d'autres
+enfin qu'il ait trouvé un trésor.&mdash;Vous
+savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.&mdash;Oh!
+pour cela oui, répartit le démon,
+et je vais vous révéler le mystère.</p>
+
+<p>«Pendant que notre moine était novice,
+il arriva qu'un jour, en faisant dans son
+jardin une profonde fosse pour y planter
+un arbre, il aperçut une cassette de cuivre
+qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte
+d'or qui contenait une trentaine de diamants
+d'une grande beauté. Quoique le
+religieux ne se connût pas autrement en
+pierreries, il ne laissa pas de juger qu'il
+venait de faire un bon coup de filet; et
+prenant aussitôt le parti que prend dans
+une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce
+à la pêche après avoir trouvé un
+trésor, il quitta le froc et revint à Madrid,
+où, par l'entremise d'un joaillier de ses
+amis, il changea ses pierres précieuses en
+pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge
+qui lui donne un beau rang dans la société
+civile.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c18" id="c18"></a>CHAPITRE XVIII<br/>
+<i>Ce que le diable fit encore remarquer à don
+Cléofas.</i></h2>
+
+
+<p>Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous
+fasse rire en vous apprenant un trait de
+cet homme qui entre chez un marchand
+de liqueurs. C'est un médecin biscayen; il
+va prendre une tasse de chocolat, après
+quoi il passera toute la journée à jouer
+aux échecs.</p>
+
+<p>«Pendant ce temps-là, ne craignez pas
+pour ses malades; il n'en a point, et quand
+il en aurait, les moments qu'il emploie à
+jouer ne seraient pas les plus mauvais
+pour eux. Il ne manque pas d'aller tous
+les soirs chez une belle et riche veuve qu'il
+voudrait épouser, et dont il fait semblant
+d'être fort amoureux. Quand il est avec
+elle, un fripon de valet qu'il a pour tout
+domestique, et avec lequel il s'entend, lui
+apporte une fausse liste qui contient les
+noms de plusieurs personnes de qualité de
+la part desquelles on est venu chercher ce
+docteur. La veuve prend tout cela au
+pied de la lettre, et notre joueur d'échecs
+est sur le point de gagner la partie.</p>
+
+<p>«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès
+duquel nous sommes; je ne veux point
+passer outre sans vous faire remarquer les
+personnes qui l'habitent. Parcourez des
+yeux les appartements: qu'y découvrez-vous?&mdash;J'y
+démêle des dames dont la
+beauté m'éblouit, répondit l'écolier. J'en
+vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres
+qui sont déjà levées. Que de charmes
+elles offrent à mes regards! je m'imagine
+voir les nymphes de Diane, telles que les
+poëtes nous les représentent.</p>
+
+<p>&mdash;Si ces femmes que vous admirez, reprit
+le boiteux, ont les attraits des nymphes
+de Diane, elles n'en ont assurément
+pas la chasteté. Ce sont quatre ou cinq
+aventurières qui vivent ensemble à frais
+communs. Aussi dangereuses que ces belles
+demoiselles de chevalerie qui arrêtaient
+par leurs appas les chevaliers qui passaient
+devant leurs châteaux, elles attirent
+les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux
+qui s'en laissent charmer! Pour avertir du
+péril que courent les passants, il faudrait
+faire mettre devant cette maison des balises,
+comme on en met dans les rivières
+pour marquer les endroits dont il ne faut
+pas s'approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous demande pas, dit Léandro
+Perez, où vont ces seigneurs que je vois
+dans leurs carrosses: ils vont sans doute au
+lever du roi.&mdash;Vous l'avez dit, reprit le
+diable; et si vous voulez y aller aussi, je
+vous y conduirai; nous ferons là quelques
+remarques réjouissantes.&mdash;Vous ne pouvez
+rien me proposer qui me soit plus
+agréable, répliqua Zambullo; je m'en fais
+par avance un grand plaisir.»</p>
+
+<p>Alors le démon, prompt à satisfaire don
+Cléofas, l'emporta vers le palais du roi;
+mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant
+des man&oelig;uvres qui travaillaient à
+une porte fort haute, demanda si c'était
+un portail d'église qu'ils faisaient. «Non,
+lui répondit Asmodée, c'est la porte d'un
+nouveau marché; elle est magnifique,
+comme vous voyez; cependant, quand ils
+l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle
+ne sera digne des deux vers latins qu'on
+doit mettre dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Que me dites-vous? s'écria Léandro;
+quelle idée vous me donnez de ces deux
+vers! Je meurs d'envie de les savoir.&mdash;Les
+voici, reprit le démon; préparez-vous à
+les admirer.</p>
+
+<div class="poem">
+<div class="stanza" lang="la" xml:lang="la">
+<span class="i0">Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,<br/></span>
+<span class="i1">Momus ubi fatuos vendidit ante sales!<br/></span>
+</div>
+</div>
+<p>«Il y a dans ces deux vers un jeu de
+mots le plus joli du monde.&mdash;Je n'en sens
+point encore toute la beauté, dit l'écolier;
+je ne sais pas bien ce que signifient ces
+<i lang="la" xml:lang="la">fatuos sales</i>.&mdash;Vous ignorez donc, répartit
+le diable, que la place où l'on bâtit
+ce marché pour y vendre des denrées fut
+autrefois un collége de moines qui enseignaient
+à la jeunesse les humanités? Les
+régents de ce collége y faisaient représenter
+par leur écoliers des drames, des
+pièces de théâtre fades, et entremêlées de
+ballets si extravagants, qu'on y voyait
+danser jusqu'aux <i>prétérits</i> et aux <i>supins</i>.&mdash;Oh!
+ne m'en dites pas davantage, interrompit
+Zambullo; je sais bien quelle
+drogue c'est que les pièces de collége. L'inscription
+me paraît admirable.»</p>
+
+<p>A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils
+sur l'escalier du palais du roi, qu'ils
+virent plusieurs courtisans qui montaient
+les degrés. A mesure que ces seigneurs
+passaient auprès d'eux, le diable faisait le
+nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro
+Perez, en les lui montrant du doigt
+l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso,
+de la maison de la Puebla d'Ellerena;
+voici le marquis de Castro Fueste;
+celui-là c'est don Lopez de Los Rios, président
+du conseil des finances; celui-ci, le
+comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait
+pas de les nommer, il faisait leur
+éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours
+quelque trait satirique: il leur donnait
+à chacun son lardon.</p>
+
+<p>«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable
+et obligeant; il vous écoute avec un air
+de bonté. Implorez-vous sa protection, il
+vous l'accorde généreusement et vous offre
+son crédit. C'est dommage qu'un homme
+qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire
+si courte, qu'un quart d'heure après que
+vous lui avez parlé, il oublie ce que vous
+lui avez dit.</p>
+
+<p>«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre,
+est un des seigneurs de la cour du
+meilleur caractère: il n'est pas, comme la
+plupart de ses pareils, différent de lui-même
+d'un moment à un autre: il n'y a
+point de caprice, point d'inégalité dans son
+humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye pas
+d'ingratitude l'attachement qu'on a pour
+sa personne ni les services qu'on lui rend;
+mais par malheur il est trop lent à les reconnaître.
+Il laisse désirer si longtemps ce
+qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir bien
+acheté lorsqu'on l'a obtenu.»</p>
+
+<p>Après que le démon eût fait connaître à
+l'écolier les bonnes et les mauvaises qualités
+d'un grand nombre de seigneurs, il
+l'emmena dans une salle où il y avait des
+hommes de toute sorte de conditions, et
+particulièrement tant de chevaliers, que don
+Cléofas s'écria: «Que de chevaliers! parbleu!
+il faut qu'il y en ait bien en Espagne!&mdash;Je
+vous en réponds, dit le boiteux,
+et cela n'est pas surprenant, puisque pour
+être chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave
+il n'est pas nécessaire, comme autrefois
+pour devenir chevalier romain, d'avoir
+vingt-cinq mille écus de patrimoine:
+aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise
+bien mêlée.</p>
+
+<p>«Envisagez, continua-t-il, la mine plate
+qui est derrière vous.&mdash;Parlez plus bas,
+interrompit Zambullo, cet homme vous
+entend.&mdash;Non, non, répondit le diable;
+le même charme qui nous rend invisibles
+ne permet pas qu'on nous entende. Regardez
+cette figure-là: c'est un Catalan qui
+revient des îles Philippines, où il était flibustier.
+Diriez-vous à le voir que c'est un
+foudre de guerre? Il a pourtant fait des
+actions prodigieuses de valeur. Il va ce
+matin présenter au roi un placet par lequel
+il demande certain poste pour récompense
+de ses services; mais je doute fort
+qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas
+auparavant au premier ministre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois à la main droite de ce flibustier,
+dit Léandro Perez, un gros et grand homme
+qui paraît faire l'important: à juger de
+sa condition par l'orgueil qu'il y a dans
+son maintien, il faut que ce soit quelque
+riche seigneur.&mdash;Ce n'est rien moins que
+cela, répartit Asmodée: c'est un <i lang="es" xml:lang="es">hidalgo</i>
+des plus pauvres, qui, pour subsister,
+donne à jouer sous la protection d'un
+grand.</p>
+
+<p>«Mais je remarque un licencié qui mérite
+bien que je vous le fasse observer.
+C'est celui que vous voyez qui s'entretient
+auprès de la première fenêtre avec un cavalier
+vêtu de velours gris-blanc. Ils parlent
+tous deux d'une affaire qui fut hier jugée
+par le roi: je vais vous en faire le détail.</p>
+
+<p>«Il y a deux mois que ce licencié, qui est
+académicien de l'académie de Tolède,
+donna au public un livre de morale qui
+révolta tous les vieux auteurs castillans;
+ils le trouvèrent plein d'expressions trop
+hardies et de mots trop nouveaux. Les
+voilà qui se liguent contre cette production
+singulière: ils s'assemblent et dressent
+un placet qu'ils présentent au roi,
+pour le supplier de condamner ce livre
+comme contraire à la pureté et à la netteté
+de la langue espagnole.</p>
+
+<p>«Le placet parut digne d'attention à Sa
+Majesté, qui nomma trois commissaires
+pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent
+que le style en était effectivement répréhensible,
+et d'autant plus dangereux qu'il
+était plus brillant. Sur leur rapport, voici
+de quelle manière le roi a décidé: il a ordonné,
+sous peine de désobéissance, que
+ceux des académiciens de Tolède qui écrivent
+dans le goût de ce licencié ne composeront
+plus de livres à l'avenir; et que
+même, pour mieux conserver la pureté de
+la langue castillane, ces académiciens ne
+pourront être remplacés, après leur mort,
+que par des personnes de la première qualité.</p>
+
+<p>&mdash;Cette décision est merveilleuse, s'écria
+Zambullo en riant: les partisans du
+langage ordinaire n'ont plus rien à craindre.&mdash;Pardonnez-moi,
+répartit le démon:
+les auteurs ennemis de cette noble simplicité
+qui fait le charme des lecteurs sensés
+ne sont pas tous de l'académie de Tolède.»</p>
+
+<p>Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui
+était le cavalier habillé de velours gris-blanc
+qu'il voyait en conversation avec le
+licencié. «C'est, lui dit le boiteux, un cadet
+catalan, officier de la garde espagnole: je
+vous assure que c'est un garçon très-spirituel.
+Je veux, pour vous faire juger de son
+esprit, vous citer une répartie qu'il fit hier
+à une dame en fort bonne compagnie; mais
+pour l'intelligence de ce bon mot, il faut
+savoir qu'il a un frère, nommé don André
+de Prada, qui était il y a quelques années
+officier comme lui dans le même corps.</p>
+
+<p>«Il arriva qu'un jour un gros fermier
+des domaines du roi aborda ce don André,
+et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte
+même nom que vous; mais nos familles
+sont différentes. Je sais que vous êtes
+d'une des meilleures maisons de Catalogne,
+et en même temps que vous n'êtes
+pas riche. Moi, je suis riche et d'une
+naissance peu illustre. N'y aurait-il pas
+moyen de nous faire part mutuellement
+de ce que nous avons de bon l'un et
+l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?»
+Don André répondit qu'oui.
+«Cela étant, répliqua le fermier, si vous
+voulez me les communiquer, je les mettrai
+entre les mains d'un habile généalogiste
+qui travaillera là-dessus, et nous
+rendra parents en dépit de nos aïeux. De
+mon côté, par reconnaissance, je vous
+ferai présent de trente mille pistoles.
+Sommes-nous d'accord?» Don André fut
+ébloui de la somme: il accepta la proposition,
+confia ses pancartes au fermier, et, de
+l'argent qu'il en reçut, acheta une terre considérable
+en Catalogne, où il vit depuis ce
+temps-là.</p>
+
+<p>«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce
+marché, était hier à une table où l'on parla
+par hasard du seigneur de Prada, fermier
+des domaines du roi; et là-dessus une dame
+de la compagnie, adressant la parole à ce
+jeune officier, lui demanda s'il n'était pas
+parent de ce fermier? «Non, Madame, lui
+répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là:
+c'est mon frère.»</p>
+
+<p>L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie,
+qui lui parut des plus plaisantes.
+Puis apercevant tout à coup un petit
+homme qui suivait un courtisan, il s'écria:
+«Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui
+suit ce seigneur lui fait de révérences! il a
+sans doute quelque grâce à lui demander.&mdash;Ce
+que vous remarquez là, reprit le
+diable, vaut bien la peine que je vous dise
+la cause de ces civilités. Ce petit homme
+est un honnête bourgeois qui a une assez
+belle maison de campagne aux environs de
+Madrid, dans un endroit où il y a des eaux
+minérales qui sont en réputation. Il a prêté
+sans intérêt cette maison pour trois mois à
+ce seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le
+bourgeois en ce moment prie très-affectueusement
+ledit seigneur de le servir dans
+une occasion qui s'en présente, et le seigneur
+refuse fort poliment de lui rendre
+service.</p>
+
+<p>«Il ne faut pas que je laisse échapper ce
+cavalier de race plébéienne, lequel fend la
+presse en tranchant de l'homme de condition.
+Il est devenu excessivement riche en
+peu de temps par la science des nombres.
+Il y a dans sa maison autant de domestiques
+que dans l'hôtel d'un grand, et sa table
+l'emporte sur celle d'un ministre pour la
+délicatesse et l'abondance. Il a un équipage
+pour lui, un autre pour sa femme et un
+autre pour ses enfants. On voit dans ses
+écuries les plus belles mules et les plus
+beaux chevaux du monde. Il acheta même
+ces jours passés, et paya argent comptant,
+un superbe attelage que le prince d'Espagne
+avait marchandé et trouvé trop cher.&mdash;Quelle
+insolence! dit Léandro; un Turc
+qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant
+ne manquerait pas de le croire à la
+veille d'essuyer quelque fâcheux revers de
+fortune.&mdash;J'ignore l'avenir, dit Asmodée,
+mais je ne puis m'empêcher de penser
+comme un Turc.</p>
+
+<p>«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le
+démon avec surprise; peu s'en faut que je
+ne doute du rapport de mes yeux! je démêle
+dans cette salle un poëte qui n'y devrait
+pas être. Comment ose-t-il se montrer ici,
+après avoir fait des vers qui offensent de
+grands seigneurs espagnols? il faut qu'il
+compte bien sur le mépris qu'ils ont pour
+lui.</p>
+
+<p>«Considérez attentivement ce respectable
+personnage qui entre appuyé sur
+un écuyer. Remarquez comme, par considération,
+tout le monde se range pour
+lui faire place. C'est le seigneur don Joseph
+de Reynaste et Ayala, grand juge
+de police: il vient rendre compte au roi de
+ce qui est arrivé cette nuit dans Madrid.
+Regardez ce bon vieillard avec admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Véritablement, dit Zambullo, il a l'air
+d'être un homme de bien.&mdash;Il serait à
+souhaiter, reprit le boiteux, que tous les
+corrégidors le prissent pour modèle. Ce
+n'est pas un de ces esprits violents qui
+n'agissent que par humeur et par impétuosité;
+il ne fera point arrêter un homme sur
+le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire
+ou d'un commis. Il sait trop bien que
+ces sortes de gens, pour la plupart, ont
+l'âme vénale, et sont capables de faire un
+honteux trafic de son autorité. C'est pourquoi,
+lorsqu'il est question d'enfermer un
+accusé, il approfondit l'accusation jusqu'à
+ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi n'envoie-t-il
+jamais des innocents dans les prisons;
+il n'y fait mettre que des coupables, encore
+n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie
+qui règne dans les cachots. Il va voir lui-même
+ces misérables, et a soin d'empêcher
+qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes
+rigueurs des lois.</p>
+
+<p>&mdash;Le beau caractère! s'écria Léandro;
+l'aimable mortel! je serais curieux de l'entendre
+parler au roi.&mdash;Je suis bien mortifié,
+répondit le diable, d'être obligé de vous
+dire que je ne puis contenter ce nouveau
+désir sans m'exposer à recevoir une insulte.
+Il ne m'est pas permis de m'introduire
+auprès des souverains; ce serait empiéter
+sur les droits de Léviatan, de Belfégor et
+d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
+esprits sont en possession d'obséder les
+princes. Il est défendu aux autres démons
+de paraître dans les cours, et je ne sais à
+quoi je pensais lorsque je me suis avisé de
+vous amener ici: c'est avoir fait, je l'avoue,
+une démarche bien téméraire. Si ces trois
+diables m'apercevaient, ils viendraient
+avec fureur fondre sur moi, et, entre nous,
+je ne serais pas le plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque cela est, répliqua l'écolier,
+éloignons-nous promptement de ce palais:
+j'aurais une mortelle douleur de vous voir
+houspiller par vos confrères sans pouvoir
+vous secourir; car si je me mettais de la
+partie, je crois que vous n'en seriez guère
+mieux.&mdash;Non, sans doute, répondit Asmodée;
+ils ne sentiraient point vos coups,
+et vous péririez sous les leurs.</p>
+
+<p>«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler
+de ce que je ne vous fais pas entrer dans le
+cabinet de votre grand monarque, je vais
+vous procurer un plaisir qui vaudra bien
+celui que vous perdez.» En achevant ces
+paroles, il prit par la main don Cléofas,
+et fendit avec lui les airs du côté de la
+Merci.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c19" id="c19"></a>CHAPITRE XIX<br/>
+<i>Des Captifs.</i></h2>
+
+
+<p>Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison
+voisine de ce monastère, à la porte duquel
+il y avait un grand concours de personnes
+de l'un et de l'autre sexe. «Que de monde!
+dit Léandro Perez; quelle cérémonie
+assemble ici tout ce peuple?&mdash;C'est, répondit
+le démon, une cérémonie que vous
+n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à
+Madrid de temps en temps. Trois cents
+esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont
+arriver dans un moment; ils reviennent
+d'Alger, où les Pères de la Rédemption les
+ont été racheter. Toutes les rues par où ils
+doivent passer vont se remplir de spectateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, répliqua Zambullo, que
+je n'ai pas été jusqu'ici fort curieux de voir
+un semblable spectacle, et si c'est là celui
+que votre Seigneurie me réserve, je vous
+dirai franchement que vous ne deviez pas
+tant m'en faire fête.&mdash;Je vous connais
+trop bien, répartit le diable, pour ignorer
+que ce n'est pas pour vous un agréable
+passe-temps que d'observer des misérables;
+mais quand vous saurez qu'en vous les
+faisant considérer j'ai dessein de vous révéler
+les particularités remarquables qu'il
+y a dans la captivité des uns, et les embarras
+où vont se trouver quelques autres à
+leur retour chez-eux, je suis persuadé que
+vous ne serez pas fâché que je vous donne
+ce divertissement.&mdash;Oh! pour cela non,
+reprit l'écolier; ce que vous dites là change
+la thèse, et vous me ferez un vrai plaisir
+de tenir votre promesse.»</p>
+
+<p>Pendant qu'ils s'entretenaient de cette
+sorte, ils entendirent tout à coup de grands
+cris que poussa la populace à la vue des
+captifs, qui marchaient en cet ordre: ils
+allaient à pied deux à deux, sous leurs habits
+d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne
+sur ses épaules. Un assez grand nombre de
+religieux de la Merci qui avaient été au-devant
+d'eux les précédaient, montés sur
+des mules caparaçonnées d'étamine noire,
+comme s'ils eussent mené un deuil, et un
+de ces bons pères portait l'étendard de la
+Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient
+à la tête; les vieux les suivaient, et derrière
+ceux-ci paraissait, sur un petit cheval,
+un religieux du même ordre que les
+premiers, lequel avait tout l'air d'un prophète:
+aussi était-ce le chef de la mission.
+Il s'attirait les yeux des assistants par sa
+gravité, ainsi que par une longue barbe
+grise qui le rendait vénérable; et on lisait
+sur le visage de ce Moïse espagnol la joie
+inexprimable qu'il ressentait de ramener
+tant de chrétiens dans leur patrie.</p>
+
+<p>«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas
+tous également ravis d'avoir recouvré la liberté.
+S'il y en a qui se réjouissent d'être
+sur le point de revoir leurs parents, il en
+est d'autres qui craignent d'apprendre que,
+pendant leur absence, il ne soit arrivé dans
+leurs familles des événements plus cruels
+pour eux que l'esclavage.</p>
+
+<p>«Par exemple, les deux qui marchent
+les premiers sont dans le dernier cas. L'un,
+natif de la petite ville de Velilla en Aragon,
+après avoir été dix ans dans la servitude
+des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles
+de sa femme, va la retrouver mariée
+en secondes noces, et mère de cinq enfants
+qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils
+d'un marchand de laine de Ségovie, fut enlevé
+par un corsaire il y a près de quatre
+lustres. Il appréhende que depuis tant
+d'années sa famille n'ait changé de face,
+et sa crainte n'est pas sans fondement: son
+père et sa mère sont morts, et ses frères,
+qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé
+par leur mauvaise conduite.</p>
+
+<p>&mdash;J'envisage avec attention un esclave,
+dit l'écolier, et je juge à son air qu'il est
+charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.&mdash;Le
+captif que vous regardez, répondit
+le diable, a grand sujet d'être joyeux
+de sa délivrance; il sait qu'une tante dont
+il est unique héritier vient de mourir, et
+qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela
+l'occupe bien agréablement, et lui donne cet
+air de satisfaction que vous lui remarquez.</p>
+
+<p>«Il n'en est pas de même du malheureux
+cavalier qui marche à son côté: une
+cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et
+en voici la cause. Lorsqu'il fut pris par un
+pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne
+en Italie, il aimait une dame et en était
+aimé; il a peur que, pendant qu'il était
+dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas
+été inébranlable.&mdash;Et a-t-il été longtemps
+esclave? dit Zambullo.&mdash;Dix-huit
+mois, répondit Asmodée.&mdash;Oh! parbleu,
+répliqua Léandro Perez, je crois que ce
+galant se livre à une vaine terreur; il n'a
+pas mis la constance de sa dame à une
+assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.&mdash;C'est
+ce qui vous trompe, répartit
+le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt
+su qu'il était captif en Barbarie, qu'elle
+s'est pourvue d'un autre amant.</p>
+
+<p>«Diriez-vous, continua le démon, que
+ce personnage qui suit immédiatement les
+deux que nous venons d'observer, et qu'une
+épaisse barbe rousse rend effroyable à voir,
+fut un fort joli homme? Rien pourtant n'est
+plus véritable, et vous voyez dans cette figure
+hideuse le héros d'une histoire assez
+singulière, que je vais vous conter.</p>
+
+<p>«Ce grand garçon se nomme Fabricio.
+Il avait à peine quinze ans lorsque son
+père, riche laboureur de Cinquello, gros
+bourg du royaume de Léon, mourut, et il
+perdit aussi sa mère peu de temps après;
+de sorte qu'étant fils unique, il demeura
+maître d'un bien considérable, dont l'administration
+fut confiée à un de ses oncles
+qui avait de la probité. Fabricio acheva
+ses études, déjà commencées à Salamanque:
+il y apprit ensuite à monter à cheval,
+à faire des armes; en un mot, il ne
+négligea rien de tout ce qui pouvait concourir
+à le rendre digne d'être regardé favorablement
+de dona Hipolita, s&oelig;ur d'un
+petit gentilhomme qui avait sa chaumière
+à deux portées d'escopette de Cinquello.</p>
+
+<p>«Cette dame était parfaitement belle, et
+à peu près de l'âge de Fabrice, qui, l'ayant
+vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi
+dire avec le lait l'amour dont il brûlait
+pour elle. Hipolite, de son côté, s'était
+bien aperçue qu'il n'était pas mal fait;
+mais, le connaissant pour le fils d'un laboureur,
+elle ne daignait pas le considérer
+avec beaucoup d'attention: elle était d'une
+fierté insupportable, aussi bien que son
+frère don Thomas de Xaral, qui n'avait
+peut-être pas son pareil en Espagne pour
+être gueux et entêté de sa noblesse.</p>
+
+<p>«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne
+habitait une maison qu'il appelait
+son château, et qui n'était, à parler proprement,
+qu'une masure, tant elle menaçait
+ruine de toutes parts. Cependant, quoique
+ses facultés ne lui permissent pas de la
+faire réparer, quoiqu'il eût de la peine à
+vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet
+pour le servir, et, de plus, il y avait une
+femme maure auprès de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>«C'était une chose réjouissante que de
+voir paraître don Thomas dans le bourg
+les fêtes et les dimanches, avec un habit
+de velours cramoisi tout pelé, et un petit
+chapeau garni d'un vieux plumet jaune,
+qu'il conservait chez lui comme des reliques
+pendant les autres jours de la semaine.
+Paré de ces guenilles, qui lui semblaient
+autant de preuves de sa noble origine,
+il tranchait du seigneur, et croyait
+assez payer les profondes révérences qu'on
+lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre
+par un regard. Sa s&oelig;ur n'était pas
+moins folle que lui de l'antiquité de sa
+race; et elle joignait à ce ridicule celui
+d'être si vaine de sa beauté, qu'elle vivait
+dans la glorieuse espérance que quelque
+grand viendrait la demander en mariage.</p>
+
+<p>«Tels étaient les caractères de don Thomas
+et d'Hipolite. Fabricio le savait bien;
+et pour s'insinuer auprès de deux personnes
+si altières, il prit le parti de flatter leur
+vanité par de faux respects; ce qu'il fit avec
+tant d'adresse, que le frère et la s&oelig;ur enfin
+trouvèrent bon qu'il eut l'honneur de leur
+aller souvent rendre ses hommages. Comme
+il ne connaissait pas moins leur misère que
+leur orgueil, il avait envie tous les jours
+de leur offrir sa bourse; mais la crainte de
+révolter contre lui leur fierté l'en empêchait:
+néanmoins son ingénieuse générosité
+trouva moyen de les aider sans les exposer
+à rougir. «Seigneur, dit-il un jour
+en particulier au gentilhomme, j'ai deux
+mille ducats à mettre en dépôt; ayez la
+bonté de me les garder; que je vous aie
+cette obligation-là.»</p>
+
+<p>«Il n'est pas besoin de demander si
+Xaral y consentit: outre qu'il était mal
+en argent, il avait la conscience d'un dépositaire.
+Il se chargea volontiers de cette
+somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains
+qu'il en employa sans façon une bonne
+partie à faire réparer sa chaumière, et à se
+donner toutes ses petites commodités: un
+habit neuf d'un très-beau velours bleu fut
+levé et fait à Salamanque, et une plume
+verte qu'on y acheta vint ravir au vieux
+plumet jaune la gloire dont il était en possession
+immémoriale d'orner le noble chef
+de don Thomas. La belle Hipolite eut
+aussi sa paraguante, et fut parfaitement
+bien nippée. C'est ainsi que Xaral dissipait
+les ducats qui lui avaient été confiés, sans
+penser qu'ils ne lui appartenaient point, et
+que jamais il ne pourrait les restituer. Il
+ne se fit pas le moindre scrupule d'en user
+ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un
+roturier payât l'honneur d'être en commerce
+avec un gentilhomme.</p>
+
+<p>«Fabricio avait bien prévu cela; mais
+en même temps il s'était flatté qu'en faveur
+de ses espèces don Thomas vivrait avec lui
+familièrement, qu'Hipolite peu à peu
+s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui
+pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé
+sa pensée jusqu'à elle. Véritablement, il en
+eut auprès d'eux un accès plus libre; ils
+lui firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en
+avaient fait auparavant. Un homme riche
+est toujours gracieusé des grands, quand
+il se rend leur vache à lait. Xaral et sa
+s&oelig;ur, qui jusqu'alors n'avaient connu les
+richesses que de nom, n'eurent pas plus tôt
+senti leur utilité, qu'ils jugèrent que Fabricio
+méritait d'être ménagé: ils eurent
+pour lui des égards et des attentions qui le
+charmèrent. Il crut que sa personne ne leur
+déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient
+fait réflexion que tous les jours des gentilshommes,
+pour soutenir leur noblesse,
+étaient obligés d'avoir recours à des alliances
+roturières. Dans cette opinion qui flattait
+son amour, il se résolut à demander
+Hipolite en mariage.</p>
+
+<p>«Dès la première occasion favorable
+qu'il put trouver de parler à don Thomas,
+il lui dit qu'il souhaitait passionnément
+d'être son beau-frère; et que pour avoir cet
+honneur, non-seulement il lui abandonnerait
+le dépôt, mais qu'il lui ferait encore
+présent d'un millier de pistoles. Le superbe
+Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla
+son orgueil; et dans son premier
+mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater
+tout le mépris qu'il avait pour le fils
+d'un laboureur. Néanmoins, quelque indigné
+qu'il fût de la témérité de Fabrice, il
+se contraignit, et, sans témoigner aucun
+dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ
+se déterminer dans une pareille
+affaire; qu'il était à propos de consulter
+là-dessus Hipolite, et de faire même une
+assemblée de parents.</p>
+
+<p>«Il renvoya le galant avec cette réponse,
+et convoqua effectivement une diète composée
+de quelques <i lang="es" xml:lang="es">hidalgos</i> de son voisinage,
+lesquels étaient de ses parents, et
+qui tous avaient, comme lui, la rage de la
+<i lang="es" xml:lang="es">Hidalguia</i>. Il tint conseil avec eux, non
+pour leur demander s'ils étaient d'avis qu'il
+accordât sa s&oelig;ur à Fabricio, mais pour délibérer
+de quelle façon il fallait punir ce
+jeune insolent, qui, malgré la bassesse de sa
+naissance, osait aspirer à la possession
+d'une fille de la qualité d'Hipolite.</p>
+
+<p>«Dès qu'il eut exposé cette audace à
+l'assemblée, au seul nom de Fabrice et de
+fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux
+de tous ces nobles s'allumer de fureur: chacun
+vomit feu et flammes contre l'audacieux:
+les uns ainsi que les autres veulent
+qu'il expire sous le bâton, pour expier
+l'outrage qu'il a fait à leur famille par la
+proposition d'un si honteux hyménée. Cependant,
+après qu'on eût considéré la chose
+plus mûrement, le résultat de la diète fut
+qu'on laisserait vivre le coupable; mais
+que, pour lui apprendre à ne se plus méconnaître,
+on lui ferait un tour dont il
+aurait sujet de se souvenir longtemps.</p>
+
+<p>«On proposa diverses fourberies, et
+celle-ci prévalut. On décida qu'Hipolite
+feindrait d'être sensible à l'attachement de
+Fabricio, et que, sous prétexte de vouloir
+consoler ce malheureux amant du refus que
+don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère,
+elle lui donnerait une nuit rendez-vous
+au château, où, dans le temps qu'il
+serait introduit par la femme maure, des
+gens apostés le surprendraient avec cette
+soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.</p>
+
+<p>«La s&oelig;ur de Xaral se prêta d'abord sans
+répugnance à cette supercherie; il lui sembla
+qu'il y allait de sa gloire de regarder
+comme une injure la recherche d'un homme
+d'une condition si inférieure à la
+sienne. Mais cette orgueilleuse disposition
+fit bientôt place à des mouvements de pitié,
+ou plutôt l'amour se rendit tout à coup
+maître de la fière Hipolite.</p>
+
+<p>«Dès ce moment elle vit les choses d'un
+autre &oelig;il; elle trouva l'obscure origine de
+Fabricio compensée par les belles qualités
+qu'il avait, et n'aperçut plus en lui qu'un
+cavalier digne de toute son affection.
+Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux
+changement que cette passion est
+capable de produire: cette même fille qui
+s'imaginait qu'un prince à peine méritait
+de la posséder s'entête en un instant d'un
+fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions,
+après les avoir envisagées comme
+une ignominie.</p>
+
+<p>«Elle s'abandonna au penchant qui
+l'entraînait, et, bien loin de servir le
+ressentiment de son frère, elle entretint
+avec Fabrice une secrète intelligence, par
+l'entremise de la femme maure, qui le faisait
+entrer quelquefois la nuit dans la chaumière.
+Mais don Thomas eut quelque
+soupçon de ce qui se passait: sa s&oelig;ur lui
+devint suspecte; il observa, et fut convaincu
+par ses propres yeux qu'au lieu de répondre
+aux intentions de la famille, elle
+les trahissait. Il en avertit promptement
+deux de ses cousins, qui, prenant feu à
+cette nouvelle, commencèrent à crier:
+<i>Vengeance, don Thomas! vengeance!</i>
+Xaral, qui n'avait pas besoin d'être excité à
+tirer raison d'une offense de cette nature,
+leur dit, avec une modestie espagnole,
+qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire de
+son épée, quand il s'agissait de l'employer
+à venger son honneur; ensuite il les pria
+de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit
+qu'il leur marqua.</p>
+
+<p>«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il
+les introduisit et les cacha dans une petite
+chambre sans que personne de la maison
+s'en aperçut; puis il les quitta en leur
+disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt
+que le galant serait entré dans le château,
+supposé qu'il s'avisât d'y venir cette nuit-là;
+ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise
+étoile de nos amants ayant voulu
+qu'ils choisissent cette même nuit pour
+s'entretenir.</p>
+
+<p>«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite.
+Ils commençaient à se tenir des discours
+qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois,
+mais qui, bien que répétés sans cesse, ont
+toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils
+furent désagréablement interrompus
+par les cavaliers qui veillaient pour les
+surprendre. Don Thomas et ses cousins
+vinrent fondre tous trois courageusement
+sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se
+mettre en défense, et qui, jugeant à leur
+action qu'ils voulaient l'assassiner, se battit
+en désespéré. Il les blessa tous les trois;
+et, leur présentant toujours la pointe de son
+épée, il eut le bonheur de gagner la porte
+et de se sauver.</p>
+
+<p>«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui
+échappait après avoir impunément déshonoré
+sa maison, tourna sa fureur contre la
+malheureuse Hipolite, et lui plongea son
+épée dans le c&oelig;ur; et ses deux parents,
+très-mortifiés du mauvais succès de leur
+complot, se retirèrent chez eux avec leurs
+blessures.</p>
+
+<p>«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée;
+quand nous aurons vu passer tous les
+captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci.
+Je vous raconterai de quelle sorte, après
+que la justice se fût emparée de tous ses
+biens à l'occasion de ce funeste événement,
+il eut le malheur d'être fait esclave
+en voyageant sur mer.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que vous me faisiez le récit
+que vous avez fait, dit don Cléofas, j'ai remarqué
+parmi ces infortunés un jeune
+homme qui avait l'air si triste, si languissant,
+qu'il s'en est peu fallu que je ne vous
+aie interrompu pour vous en demander la
+cause.&mdash;Vous n'y perdrez rien, répondit
+le démon: je puis vous apprendre ce que
+vous souhaitez de savoir. Ce captif dont
+l'abattement vous a frappé est un enfant
+de famille de Valladolid. Il était en esclavage
+depuis deux ans chez un patron qui
+a une femme très-jolie: elle aimait violemment
+cet esclave, qui payait son amour
+du plus vif attachement. Le patron, s'en
+étant douté, s'est hâté de vendre le chrétien,
+de peur qu'il ne travaillât chez lui à
+la propagation des Turcs. Le tendre Castillan,
+depuis ce temps-là, pleure sans cesse la
+perte de sa patronne; la liberté ne peut l'en
+consoler.</p>
+
+<p>&mdash;Un vieillard de bonne mine attire
+mes regards, dit Léandro Perez. Qui est
+cet homme-là?» Le diable répondit:
+«C'est un barbier natif de Guipuscoa, qui
+va s'en retourner en Biscaye après quarante
+ans de captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir
+d'un corsaire, en allant de Valence à
+l'île de Sardaigne, il avait une femme,
+deux garçons et une fille: il ne lui reste
+plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux
+que lui, a été au Pérou, d'où il est
+revenu avec des biens immenses dans son
+pays, où il a fait l'acquisition de deux belles
+terres.&mdash;Quelle satisfaction! reprit l'écolier.
+Quel ravissement pour ce fils de revoir
+son père et d'être en état de rendre ses
+derniers jours agréables et tranquilles!</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez, répartit le boiteux, en
+enfant plein de tendresse et de sentiment:
+le fils du barbier biscayen est d'un naturel
+plus coriace. L'arrivée imprévue de son
+père lui causera plus de chagrin que de
+joie: au lieu de le retenir dans sa maison à
+Guipuscoa, et de ne rien épargner pour lui
+marquer qu'il est ravi de le posséder, il
+pourra bien le faire concierge d'une de ses
+terres.</p>
+
+<p>«Derrière ce captif qui vous paraît de si
+bonne mine, il y en a un autre qui ressemble
+comme deux gouttes d'eau à un
+vieux singe: c'est un petit médecin aragonais;
+il n'a pas été quinze jours à Alger.
+Dès que les Turcs ont su de quelle profession
+il était, ils n'ont pas voulu le garder
+parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre
+sans rançon aux pères de la Merci, qui ne
+l'auraient assurément pas racheté, et qui
+ne l'ont ramené qu'à regret en Espagne.</p>
+
+<p>«Vous qui êtes si compatissant aux peines
+d'autrui, ah! que vous plaindriez cet
+autre esclave qui a sur sa tête chauve une
+calotte de drap brun, si vous saviez tous
+les maux qu'il a soufferts à Alger pendant
+douze ans chez un renégat anglais son patron.&mdash;Et
+qui est ce pauvre captif? dit
+Zambullo.&mdash;C'est un cordelier de Navarre,
+répondit le démon: je vous avoue que je
+suis bien aise qu'il ait pâti comme un misérable,
+puisqu'il a, par ses discours de
+morale, empêché plus de cent esclaves
+chrétiens de prendre le turban.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dirai avec la même franchise,
+répliqua don Cléofas, que je suis fâché que
+ce bon père ait été si longtemps à la merci
+d'un barbare.&mdash;Vous avez tort de vous en
+affliger, et moi de m'en réjouir, répartit
+Asmodée: ce bon religieux a si bien mis
+à profit ses douze années de souffrances,
+qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir
+passé tout ce temps-là dans les tourments
+que dans sa cellule, à combattre des tentations
+qu'il n'aurait pas toujours vaincues.</p>
+
+<p>&mdash;Le premier captif après ce cordelier,
+dit Léandro Perez, a l'air bien tranquille
+pour un homme qui revient de l'esclavage:
+il excite ma curiosité à vous demander ce
+que c'est que ce personnage.&mdash;Vous me
+prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous
+le faire remarquer. Vous voyez en lui un
+bourgeois de Salamanque, un père infortuné,
+un mortel devenu insensible aux malheurs
+à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté
+de vous apprendre sa pitoyable histoire, et
+de laisser là le reste des captifs; aussi bien,
+après celui-ci, il y en a peu dont les aventures
+méritent de vous être racontées.»</p>
+
+<p>L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer
+de voir passer tant de tristes figures,
+témoigna qu'il ne demandait pas mieux.
+Aussitôt le diable lui fit le récit contenu
+dans le chapitre suivant.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c20" id="c20"></a>CHAPITRE XX<br/>
+<i>De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment,
+en la finissant, il fut tout à coup interrompu,
+et de quelle manière désagréable pour ce
+démon don Cléofas et lui furent séparés.</i></h2>
+
+
+<p>Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de
+village de la Castille Vieille, après avoir partagé
+avec un frère et une s&oelig;ur la modique
+succession que leur père, quoique des plus
+avares, leur avait laissée, partit pour Salamanque,
+dans le dessein d'aller grossir le
+nombre des écoliers de l'université. Il était
+bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait
+alors dans sa vingt-troisième année.</p>
+
+<p>«Avec un millier de ducats qu'il possédait,
+et une disposition prochaine à les
+manger, il ne tarda guère à faire parler de
+lui dans la ville. Tous les jeunes gens recherchèrent
+à l'envi son amitié: c'était à
+qui serait des parties de plaisir que don Pablos
+faisait tous les jours. Je dis don Pablos,
+parce qu'il avait pris le <i>Don</i>, pour être en
+droit de vivre plus familièrement avec des
+écoliers dont la noblesse aurait pu l'obliger
+à se contraindre. Il aimait tant la joie et la
+bonne chère, et il ménagea si peu sa bourse,
+qu'au bout de quinze mois l'argent lui
+manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler
+encore, tant par le crédit qu'on lui fit que
+par quelques pistoles qu'il emprunta; mais
+cela ne put le mener loin, et il demeura
+bientôt sans ressource.</p>
+
+<p>«Alors ses amis, le voyant hors d'état de
+faire de la dépense, cessèrent de le voir, et
+ses créanciers commencèrent à le tourmenter.
+Quoiqu'il assurât ceux-ci qu'il
+allait incessamment recevoir des lettres de
+change de son pays, quelques-uns s'impatientèrent,
+et le poursuivirent même si vivement
+en justice, qu'ils étaient sur le point
+de le faire emprisonner, lorsqu'en se promenant
+sur les bords de la rivière de Tormés
+il rencontra une personne de sa connaissance,
+qui lui dit: «Seigneur don Pablos,
+prenez garde à vous; je vous avertis
+qu'il y a un alguazil et des archers à vos
+trousses: ils prétendent vous mettre la
+main sur le collet quand vous rentrerez
+dans la ville.»</p>
+
+<p>«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait
+que trop avec l'état de ses affaires,
+prit sur-le-champ la fuite et le chemin de
+Corita; mais il quitta la route de ce bourg
+pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
+campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu
+de s'y tenir caché jusqu'à ce que la nuit
+vînt lui prêter ses ombres pour continuer
+sa marche plus sûrement. C'était dans la
+saison où les arbres sont parés de toutes
+leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour
+y monter, et s'y assit sur des branches qui
+l'enveloppaient de leur feuillage.</p>
+
+<p>«Se croyant en sûreté dans cet endroit,
+il perdit peu à peu la crainte de l'alguazil;
+et comme les hommes font ordinairement
+les plus belles réflexions du monde quand
+les fautes sont commises, il se représenta
+toute sa mauvaise conduite, et se promit
+bien à lui-même, si jamais il se revoyait
+en fonds, de faire un meilleur usage de son
+argent. Il jura surtout qu'il ne serait jamais
+la dupe de ces faux amis qui entraînent un
+jeune homme dans la débauche et dont l'amitié
+se dissipe avec les fumées du vin.</p>
+
+<p>«Tandis qu'il s'occupait des différentes
+pensées qui se succédaient les unes aux
+autres dans son esprit, la nuit survint.
+Alors, se démêlant d'entre les branches et
+les feuilles qui le couvraient, il était prêt à
+se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté
+d'une nouvelle lune il crut discerner une
+figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit
+sa première peur, il s'imagina que c'était
+l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste, le
+cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla
+quand il vit qu'au pied du même arbre
+sur lequel il était cet homme s'assit, après
+en avoir fait le tour deux ou trois fois.»</p>
+
+<p>Le diable boiteux s'interrompit lui-même
+en cet endroit de son récit: «Seigneur
+Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi
+de jouir un peu de l'embarras
+où je mets votre esprit en ce moment. Vous
+êtes fort en peine de savoir qui pouvait être
+ce mortel qui se trouvait là si mal à propos,
+et ce qui l'y amenait; c'est ce que
+vous apprendrez bientôt; je n'abuserai
+point de votre patience.</p>
+
+<p>«Cet homme, après s'être assis au pied
+de l'arbre dont l'épais feuillage dérobait
+à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques
+instants; puis il se mit à creuser la terre
+avec un poignard, et fit une profonde fosse,
+où il enterra un sac de buffle: ensuite il
+combla la fosse, la recouvrit proprement
+de gazon et se retira. Bahabon, qui avait
+observé tout avec une extrême attention,
+et dont les alarmes s'étaient changées en
+transports de joie, attendit que l'homme se
+fût éloigné pour descendre de son arbre et
+aller déterrer le sac, où il ne doutait pas
+qu'il n'y eut de l'or ou de l'argent. Il se
+servit pour cela de son couteau; mais quand
+il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur
+pour ce travail, qu'avec ses seules
+mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles
+de la terre.</p>
+
+<p>«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance,
+il se mit à le tâter, et, persuadé qu'il
+y avait dedans des espèces, il se hâta de
+sortir du bois avec sa proie, craignant alors
+beaucoup moins la rencontre de l'alguazil,
+que celle de l'homme à qui le sac appartenait.
+Dans le ravissement où cet écolier
+était d'avoir fait un si bon coup, il marcha
+légèrement toute la nuit sans tenir de
+route assurée, sans se sentir fatigué ni incommodé
+du fardeau qu'il portait. Mais à
+la pointe du jour il s'arrêta sous des arbres,
+assez près du bourg de Molorido, moins à
+la vérité pour se reposer que pour satisfaire
+enfin la curiosité qu'il avait de savoir
+ce que son sac renfermait. Il le délia donc
+avec ce frémissement agréable qui vous
+saisit au moment que vous allez prendre un
+grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles
+pistoles, et, pour comble de joie, il en
+compta jusqu'à deux cent cinquante.</p>
+
+<p>«Après les avoir contemplées avec volupté,
+il rêva fort sérieusement à ce qu'il
+devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution,
+il serra ses doublons dans ses poches,
+jeta le sac de buffle et se rendit à
+Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie,
+où, tandis qu'on lui préparait à déjeuner,
+il loua une mule sur laquelle il
+retourna, dès ce jour-là même, à Salamanque.</p>
+
+<p>«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on
+y fit paraître en le revoyant, que l'on n'ignorait
+pas pourquoi il s'était éclipsé;
+mais il avait sa fable toute prête: il dit
+qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant
+point de son pays, quoiqu'il y eût
+écrit vingt fois pour qu'on lui en envoyât,
+il s'était déterminé à y faire un tour; et que
+le soir précédent, comme il arrivait à Molorido,
+il avait rencontré son fermier qui
+lui apportait des espèces, de manière qu'il
+se trouvait dans une situation à détromper
+tous ceux qui le croyaient un homme sans
+bien. Il ajouta qu'il prétendait faire connaître
+à ses créanciers qu'ils avaient eu
+tort de pousser à bout un honnête homme,
+qui les aurait depuis longtemps contentés
+s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire
+toucher ses revenus.</p>
+
+<p>«Il ne manqua pas effectivement d'assembler
+chez lui, dès le lendemain, tous
+ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier
+sou. Les mêmes amis qui l'avaient
+abandonné dans sa misère ne surent pas
+plus tôt qu'il avait de l'argent frais, qu'ils
+revinrent à la charge; ils recommencèrent
+à le flatter, dans l'espérance de se divertir
+encore à ses dépens; mais il se moqua
+d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il
+avait fait dans le bois, il leur rompit en
+visière: au lieu de reprendre son premier
+train, il ne songea plus qu'à faire des progrès
+dans la science des lois, et l'étude devint
+son unique occupation.</p>
+
+<p>«Cependant, me direz-vous, il dépensait
+toujours à bon compte des doubles
+pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure
+d'accord; il faisait ce que les trois
+quarts et demi des humains feraient aujourd'hui
+en pareil cas. Il avait pourtant
+dessein de les restituer quelque jour, si par
+hasard il découvrait à qui elles appartenaient.
+Mais, se reposant sur sa bonne intention,
+il les dissipait sans scrupule, en
+attendant patiemment cette découverte,
+qu'il fit néanmoins une année après.</p>
+
+<p>«Le bruit courut dans Salamanque
+qu'un bourgeois de cette ville, nommé Ambrosio
+Piquillo, ayant été dans un bois
+pour chercher un sac rempli de pièces d'or
+qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la
+fosse où il s'était avisé de le cacher, et que
+ce malheur réduisait enfin ce pauvre
+homme à la mendicité.</p>
+
+<p>«Je dirai à la louange de Bahabon que
+les reproches secrets que sa conscience lui
+fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles.
+Il s'informa où demeurait Ambrosio, et
+l'alla voir dans une petite salle basse, où
+il y avait pour tous meubles une chaise et
+un grabat. «Mon ami, lui dit-il d'un air
+hypocrite, j'ai appris par la voix publique
+le fâcheux accident qui vous est arrivé,
+et la charité nous obligeant à nous
+aider les uns les autres à proportion de
+notre pouvoir, je viens vous apporter un
+petit secours; mais je voudrais savoir de
+vous-même votre triste aventure.</p>
+
+<p>«&mdash;Seigneur cavalier, répondit Piquillo,
+je vais vous la conter en deux mots. J'avais
+un fils qui me volait; je m'en aperçus,
+et, craignant qu'il ne mît la main
+sur un sac de buffle dans lequel il y avait
+deux cent cinquante doublons bien
+comptés, je crus ne pouvoir mieux faire
+que de les aller enterrer dans le bois, où
+j'ai eu l'imprudence de les porter. Depuis
+ce jour malheureux, mon fils m'a pris
+tout ce que j'avais, et a disparu avec une
+femme qu'il a enlevée. Me voyant dans
+un déplorable état par le libertinage de
+ce mauvais enfant, ou plutôt par ma sotte
+bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon
+sac de buffle; mais, hélas! cette seule ressource
+qui me restait pour subsister m'a
+cruellement été ravie.»</p>
+
+<p>«Cet homme ne put achever ces paroles
+sans sentir renouveler son affliction, et il
+répandit des pleurs en abondance. Don
+Pablos en fut attendri, et lui dit: «Mon
+cher Ambrosio, il faut se consoler de
+toutes les traverses qui arrivent dans la
+vie; vos larmes sont inutiles: elles ne
+vous feront point retrouver vos doubles
+pistoles, qui véritablement sont perdues
+pour vous si quelque fripon les possède.
+Mais que sait-on? Elles peuvent être tombées
+entre les mains d'un homme de bien,
+qui ne manquera pas de vous les rapporter
+dès qu'il apprendra qu'elles sont à vous.
+Elles vous seront donc peut-être rendues;
+vivez dans cette espérance, et en
+attendant une restitution si juste, ajouta-t-il
+en lui donnant dix doublons de
+ceux mêmes qui avaient été dans le sac
+de buffle, prenez ceci et me venez voir
+dans huit jours.» Après lui avoir parlé
+de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure,
+et sortit tout confus des remercîments
+que lui faisait Ambroise, et des bénédictions
+qu'il en recevait. Telles sont,
+pour la plupart, les actions généreuses;
+on se garderait bien de les admirer si l'on
+en pénétrait les motifs.</p>
+
+<p>«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait
+pas oublié ce que don Pablos lui avait
+dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon
+accueil, et lui dit affectueusement:
+«Mon ami, sur les bons témoignages qui
+m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de
+contribuer autant qu'il me serait possible
+à vous remettre sur pied: j'y veux
+employer mon crédit et ma bourse.</p>
+
+<p>«Pour commencer à rétablir vos affaires,
+continua-t-il, savez-vous ce que j'ai
+déjà fait? Je connais quelques personnes
+de distinction qui sont très-charitables;
+j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur
+inspirer de la compassion pour vous,
+que j'en ai tiré deux cents écus que je
+vais vous donner.» En même temps il
+entra dans son cabinet, d'où il sortit un
+moment après avec un sac de toile où il
+avait mis cette somme en argent, et non en
+doublons, de peur que le bourgeois, en recevant
+de lui tant de doubles pistoles, ne
+s'avisât de soupçonner la vérité; au lieu
+que par cette adresse il parvenait plus sûrement
+à son but, qui était de faire la restitution
+d'une manière qui conciliât sa
+réputation avec sa conscience.</p>
+
+<p>«Aussi Ambroise était-il bien éloigné
+de penser que ces écus fussent de l'argent
+restitué: il les prit de bonne foi pour le
+produit d'une quête faite en sa faveur, et
+après avoir remercié de nouveau don Pablos,
+il regagna sa petite salle basse, en bénissant
+le ciel d'avoir trouvé un cavalier
+qui s'intéressait pour lui si vivement.</p>
+
+<p>«Il rencontra le lendemain dans la rue
+un de ses amis, qui n'était guère mieux
+que lui dans ses affaires, et qui lui dit:
+«Je pars dans deux jours pour aller m'embarquer
+à Cadix, où bientôt un vaisseau
+doit mettre à la voile pour la nouvelle
+Espagne: je ne suis pas content de ma
+condition dans ce pays-ci, et le c&oelig;ur me
+dit que je serai plus heureux au Mexique.
+Je vous conseillerais de m'accompagner,
+si vous aviez devant vous cent écus
+seulement.</p>
+
+<p>«&mdash;Je ne serais pas en peine d'en avoir
+deux cents, répondit Piquillo; j'entreprendrais
+volontiers ce voyage si j'étais
+sûr de gagner ma vie aux Indes.» Là-dessus
+son ami lui vanta la fertilité de la
+nouvelle Espagne, et lui fit envisager tant
+de moyens de s'y enrichir, qu'Ambrosio,
+se laissant persuader, ne pensa plus qu'à
+se préparer à partir avec lui pour Cadix.
+Mais avant que de quitter Salamanque, il
+eut soin de faire tenir une lettre à Bahabon,
+par laquelle il lui mandait que, trouvant
+une belle occasion de passer aux Indes,
+il voulait en profiter, pour voir si la
+fortune lui serait plus favorable ailleurs
+que dans son pays; qu'il prenait la liberté
+de lui donner cet avis, en l'assurant qu'il
+conserverait éternellement le souvenir de
+ses bontés.</p>
+
+<p>«Le départ d'Ambrosio causa quelque
+chagrin à don Pablos, qui voyait par là déconcerter
+le dessein qu'il avait de s'acquitter
+peu à peu; mais, considérant que dans
+quelques années ce bourgeois pourrait revenir
+à Salamanque, il se consola insensiblement,
+et s'attacha plus que jamais à
+l'étude du droit civil et du droit canon. Il
+y fit de si grands progrès, tant par son application
+que par la vivacité de son esprit,
+qu'il devint le plus brillant sujet de l'université,
+qui le choisit enfin pour son recteur.
+Il ne se contenta pas de soutenir cette
+dignité par une profonde science: il travailla
+si fort sur lui, qu'il acquit toutes les
+vertus d'un homme de bien.</p>
+
+<p>«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y
+avait dans les prisons de Salamanque un
+jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre
+la vie. Alors, se ressouvenant que le fils
+de Piquillo avait enlevé une femme, il s'informa
+qui était le prisonnier, et, ayant découvert
+que c'était le fils d'Ambrosio lui-même,
+il entreprit sa défense. Ce qu'il y a
+d'admirable dans la science des lois, c'est
+qu'elle fournit des armes pour et contre; et
+comme notre recteur la possédait à fond,
+il s'en servit fort utilement pour l'accusé; il
+est bien vrai qu'il joignit à cela le crédit de
+ses amis et les plus fortes sollicitations, ce
+qui opéra plus que tout le reste.</p>
+
+<p>«Le coupable sortit donc de cette affaire
+plus blanc que neige. Il alla remercier son
+libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération
+de votre père que je vous ai rendu
+service. Je l'aime, et pour vous en donner
+une nouvelle marque, si vous voulez
+demeurer dans cette ville et y mener
+une vie d'honnête homme, j'aurai soin
+de votre fortune; si, à l'exemple d'Ambrosio,
+vous souhaitez de faire le voyage
+des Indes, vous pouvez compter sur cinquante
+pistoles; je vous en fais don.» Le
+jeune Piquillo lui répondit: «Puisque
+j'ai le bonheur d'être protégé de votre Seigneurie,
+j'aurais tort de m'éloigner d'un
+séjour où je jouis d'un si grand avantage;
+je ne sortirai point de Salamanque, et je
+vous proteste d'y tenir une conduite
+dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance,
+le recteur lui mit dans la main une
+vingtaine de pistoles, en lui disant: «Tenez,
+mon ami, attachez-vous à quelque
+honnête profession; employez bien votre
+temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai
+point.»</p>
+
+<p>«Deux mois après cette aventure, il
+arriva que le jeune Piquillo, qui de temps
+en temps venait faire sa cour à don Pablos,
+parut un jour tout en pleurs devant
+lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.&mdash;«Seigneur,
+répondit le fils d'Ambrosio, je
+viens d'apprendre une nouvelle qui me
+déchire le c&oelig;ur. Mon père a été pris par
+un corsaire algérien, et il est actuellement
+dans les fers: un vieillard de Salamanque,
+qui revient d'Alger où il a été
+dix ans captif, et que les pères de la
+Merci ont racheté depuis peu, m'a dit
+tout à l'heure l'avoir laissé dans l'esclavage.
+Hélas, ajouta-t-il en se frappant
+la poitrine et s'arrachant les cheveux,
+misérable que je suis! c'est moi dont le
+libertinage a réduit mon père à cacher
+son argent et à se bannir de sa patrie!
+c'est moi qui l'ai livré au barbare qui
+l'accable de chaînes! Ah! seigneur don
+Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des
+mains de la justice? Puisque vous aimez
+mon père, il fallait être son vengeur, et
+me laisser expier par ma mort le crime
+d'avoir causé tous ses malheurs.»</p>
+
+<p>«A ce discours, qui marquait un fripon
+de fils converti, le recteur fut touché de la
+douleur que le jeune Piquillo faisait paraître.
+«Mon enfant, lui dit-il, je vois avec
+plaisir que vous vous repentez de vos
+fautes passées: essuyez vos larmes; il
+suffit que je sache ce qu'Ambrosio est
+devenu, pour vous assurer que vous le
+reverrez; sa délivrance ne dépend que
+d'une rançon dont je me charge; quelques
+maux qu'il puisse avoir soufferts,
+je suis persuadé qu'à son retour, trouvant
+en vous un fils sage et plein de tendresse
+pour lui, il ne se plaindra plus de
+son mauvais sort.»</p>
+
+<p>«Don Pablos, par cette promesse, renvoya
+le fils d'Ambroise tout consolé, et
+trois ou quatre jours après il partit pour
+Madrid, où étant arrivé, il remit aux religieux
+de la Merci une bourse où il y avait
+cent pistoles, avec un petit papier sur
+lequel ces paroles étaient écrites: <i>Cette
+somme est donnée aux pères de la Rédemption
+pour le rachat d'un pauvre
+bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio
+Piquillo, captif à Alger.</i> Ces bons
+religieux, dans ce voyage qu'ils viennent
+de faire à Alger, n'ont pas manqué de suivre
+l'intention du recteur; ils ont racheté
+Ambrosio, qui est cet esclave dont vous
+avez admiré l'air tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me semble, dit don Cléofas,
+que Bahabon n'en doit plus guère de reste à
+ce bourgeois.&mdash;Don Pablos pense autrement
+que vous, répondit Asmodée; il restituera
+le principal et les intérêts: la délicatesse
+de sa conscience va jusqu'à se faire
+un scrupule de posséder le bien qu'il a
+gagné depuis qu'il est recteur; et quand il
+reverra Piquillo, il a dessein de lui dire:
+«Ambrosio, mon ami, ne me regardez
+plus comme votre bienfaiteur; vous ne
+voyez en moi que le fripon qui a déterré
+l'argent que vous aviez caché dans un
+bois: ce n'est point assez que je vous
+rende vos deux cent cinquante doublons:
+puisque je m'en suis servi pour parvenir
+au rang que je tiens dans le monde, tous
+mes effets vous appartiennent; je n'en
+veux retenir que ce qu'il vous plaira
+que...» Le diable boiteux s'arrêta tout
+court en cet endroit; il lui prit un frisson
+et il changea de visage.</p>
+
+<p>«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel
+mouvement extraordinaire vous agite et
+vous coupe subitement la parole?&mdash;Ah!
+seigneur Léandro, s'écria le démon d'une
+voix tremblante, quel malheur pour moi!
+le magicien qui me tenait prisonnier dans
+une bouteille vient de s'apercevoir que je
+ne suis plus dans son laboratoire: il va me
+rappeler par des conjurations si fortes, que
+je n'y pourrai résister.&mdash;Que j'en suis
+mortifié! dit don Cléofas tout attendri;
+Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons
+nous séparer pour jamais.&mdash;Je ne le crois
+pas, répondit Asmodée: le magicien peut
+avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le
+bonheur de lui rendre quelque service,
+peut-être par reconnaissance me remettra-t-il
+en liberté: si cela arrive, comme je l'espère,
+comptez que je vous rejoindrai aussitôt,
+à condition que vous ne révélerez à
+personne ce qui s'est passé cette nuit entre
+nous; car si vous aviez l'indiscrétion d'en
+faire confidence à quelqu'un, je vous
+avertis que vous ne me reverriez plus.</p>
+
+<p>«Ce qui me console un peu d'être
+obligé de vous quitter, poursuivit-il, c'est
+que du moins j'ai fait votre fortune. Vous
+épouserez la belle Séraphine, que j'ai rendue
+folle de vous: le seigneur don Pedro de
+Escolano, son père, est dans la résolution
+de vous la donner en mariage; ne laissez
+point échapper un si bel établissement.
+Mais, miséricorde! ajouta-t-il, j'entends
+déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer
+est effrayé des paroles terribles que prononce
+ce redoutable cabaliste. Je ne puis
+demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie:
+jusqu'au revoir, cher Zambullo.»
+En achevant ces mots, il embrassa don
+Cléofas, et disparut après l'avoir transporté
+dans son appartement.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="c21" id="c21"></a>CHAPITRE XXI ET DERNIER<br/>
+<i>De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux
+se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur
+de cet ouvrage a jugé à propos de le finir.</i></h2>
+
+
+<p>Un moment après la retraite d'Asmodée,
+l'écolier, se sentant fatigué d'avoir été toute
+la nuit sur ses jambes et de s'être donné
+beaucoup de mouvement, se déshabilla et
+se mit au lit pour prendre quelque repos.
+Dans l'agitation où étaient ses esprits, il
+eut bien de la peine à s'endormir; mais
+enfin, payant avec usure à Morphée le tribut
+que lui doivent tous les mortels, il tomba
+dans un assoupissement léthargique où il
+passa la journée et la nuit suivante.</p>
+
+<p>Il y avait déjà vingt-quatre heures
+qu'il était dans cet état, quand don Luis
+de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra
+dans sa chambre en criant de toute sa
+force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!»
+Au bruit, Zambullo se réveilla,
+«Savez-vous, lui dit don Luis, que vous
+êtes couché depuis hier matin?&mdash;Cela
+n'est pas possible! répondit Léandro.&mdash;Rien
+n'est plus vrai, répliqua son
+ami; vous avez fait deux fois le tour du
+cadran. Toutes les personnes de cette maison
+me l'ont assuré.»</p>
+
+<p>L'écolier, étonné d'un si long sommeil,
+craignit d'abord que son aventure avec le
+diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais
+il ne pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait
+certaines circonstances, il ne doutait
+plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant,
+pour en être plus certain, il se
+leva, s'habilla promptement, et sortit avec
+don Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil,
+sans lui dire pourquoi. Quand ils furent
+arrivés là, et que don Cléofas aperçut
+l'hôtel de don Pèdre presque tout réduit en
+cendre, il feignit d'en être surpris. «Que
+vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici!
+A qui appartient cette malheureuse maison?
+Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»</p>
+
+<p>Don Luis de Lujan répondit à ses deux
+questions, et lui dit ensuite: «Cet incendie
+fait moins de bruit dans la ville par le
+dommage considérable qu'il a causé, que
+par une particularité que je vais vous apprendre.
+Le seigneur don Pedro de Escolano
+a une fille unique qui est belle comme
+le jour; on dit qu'elle était dans une chambre
+remplie de flammes et de fumée, où elle
+devait périr nécessairement, et que néanmoins
+elle a été sauvée par un jeune cavalier
+dont je ne sais point encore le nom;
+cela fait le sujet de tous les entretiens de
+Madrid. On élève jusqu'aux nues la valeur
+de ce cavalier, et l'on croit que, pour prix
+d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit
+qu'un simple gentilhomme, il pourra bien
+obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»</p>
+
+<p>Léandro Perez écouta don Luis sans
+faire semblant de prendre le moindre intérêt
+à ce qu'il disait; puis, se débarrassant
+bientôt de lui sous un prétexte spécieux, il
+gagna le Prado, où s'étant assis sous des
+arbres, il se plongea dans une profonde
+rêverie. Le diable boiteux vint d'abord occuper
+sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop
+regretter mon cher Asmodée; il m'aurait
+fait faire le tour du monde en peu de
+temps, et j'aurais voyagé sans éprouver les
+incommodités des voyages: je fais sans
+doute une grande perte; mais, ajoutait-il
+un moment après, elle n'est peut-être pas
+irréparable: pourquoi désespérer de revoir
+ce démon? Il peut arriver, comme il me
+l'a dit lui-même, que le magicien lui rende
+incessamment la liberté.» Pensant ensuite
+à don Pèdre et à sa fille, il prit la résolution
+d'aller chez eux, poussé par la seule
+curiosité de voir la belle Séraphine.</p>
+
+<p>Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur
+courut à lui les bras ouverts, en disant:
+«Soyez le bien venu, généreux cavalier;
+je commençais à me plaindre de vous.
+Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après les
+instances que je lui ai faites de me venir
+voir, est encore à s'offrir à mes yeux? Qu'il
+répond mal à l'impatience que j'ai de lui
+témoigner l'estime et l'amitié que je sens
+pour lui!»</p>
+
+<p>Zambullo baissa respectueusement la
+tête à ce reproche obligeant, et dit au
+vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint
+de l'incommoder dans l'embarras où il
+avait jugé qu'il devait être le jour précédent.
+«Je ne suis pas satisfait de cette excuse,
+répliqua don Pedro; vous ne sauriez
+être incommode dans une maison où l'on
+serait, sans votre secours, dans une plus
+grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi,
+s'il vous plaît: vous avez d'autres remercîments
+que les miens à recevoir.» En
+parlant de cette sorte, il le prit par la main
+et le conduisit à l'appartement de Séraphine.</p>
+
+<p>Cette dame venait de faire la <i>sieste</i>: «Ma
+fille, lui dit son père, je viens vous présenter
+le gentilhomme qui vous a si courageusement
+sauvé la vie: marquez-lui
+jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce
+qu'il a fait pour vous, puisque l'état où
+vous étiez avant-hier ne vous le permit
+pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant
+une bouche de rose, adressa la parole à
+Léandro Perez, et lui fit un compliment
+qui charmerait tous mes lecteurs, si je
+pouvais le rapporter mot pour mot; mais
+comme il ne m'a point été rendu fidèlement,
+j'aime mieux le passer sous silence
+que de le défigurer.</p>
+
+<p>Je dirai seulement que don Cléofas crut
+voir et entendre une divinité; qu'il fut pris
+en même temps par les yeux et par les
+oreilles: il conçut aussitôt pour elle un
+amour violent; mais, bien loin de la regarder
+comme une personne qu'il ne pouvait
+manquer d'épouser, il douta, malgré
+tout ce que le démon lui avait dit, que
+l'on voulût payer d'un si beau prix le service
+qu'on s'imaginait qu'il avait rendu.
+Plus il la trouvait charmante, moins il
+osait se flatter de l'obtenir.</p>
+
+<p>Ce qui acheva de le rendre tout à fait
+incertain d'un si grand avantage, c'est que
+don Pedro, dans la longue conversation
+qu'ils eurent ensemble, ne toucha point
+cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés,
+sans lui laisser entrevoir qu'il eût
+la moindre envie d'être son beau-père. De
+son côté, Séraphine, aussi polie que le
+papa, tint des discours pleins de reconnaissance,
+sans se servir d'aucune expression
+qui pût donner sujet à Zambullo de penser
+qu'elle fût amoureuse de lui; de sorte qu'il
+sortit de chez le seigneur Escolano avec
+beaucoup d'amour et fort peu d'espérance.</p>
+
+<p>«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en
+retournant au logis, comme s'il eût été
+encore avec ce diable, quand vous m'avez
+assuré que don Pedro était dans la disposition
+de me faire son gendre, et que Séraphine
+brûlait d'une vive ardeur que vous
+lui avez inspirée pour moi, il faut que
+vous ayez voulu vous égayer à mes dépens,
+ou bien vous m'avouerez que vous ne savez
+pas mieux le présent que l'avenir.»</p>
+
+<p>Notre écolier fut fâché d'avoir été chez
+cette dame; et regardant la passion qu'il
+sentait pour elle comme un amour malheureux
+qu'il fallait vaincre, il résolut de
+ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se
+reprocha le désir qu'il avait eu de pousser
+sa pointe, supposé qu'il eût trouvé le père
+disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta
+qu'il était honteux de devoir son
+bonheur à un artifice.</p>
+
+<p>Il était encore plein de ces réflexions
+lorsque don Pedro, l'ayant envoyé chercher
+le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro
+Perez, il est temps que je vous prouve
+par des actions qu'en m'obligeant vous
+n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans
+qui se contenteraient, à ma place, de
+vous donner de l'eau bénite de cour; je
+veux que Séraphine soit elle-même la récompense
+du péril que vous avez couru
+pour elle; je l'ai consultée là-dessus, et je
+la vois prête à m'obéir sans répugnance.
+Je vous dirai même que j'ai reconnu mon
+sang quand je lui ai proposé pour époux
+son libérateur: elle en a marqué sa joie
+par un transport qui m'a fait connaître
+que sa générosité répondait à la mienne.
+C'est donc une chose résolue, vous épouserez
+ma fille.»</p>
+
+<p>Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur
+de Escolano, qui s'attendait avec raison
+que don Cléofas lui rendrait de très-humbles
+grâces d'une si grande faveur, fut assez
+surpris de le trouver interdit et embarrassé.
+«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il
+que je pense du désordre où vous met la
+proposition que je vous fais? Qui peut vous
+révolter contre elle? Un simple gentilhomme
+doit-il se refuser à une alliance
+dont un grand se tiendrait honoré? La noblesse
+de ma maison a-t-elle quelque tache
+que j'ignore?</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, répondit Léandro, je ne
+sais que trop la distance que le ciel a mise
+entre nous.&mdash;Pourquoi donc, reprit don
+Pèdre, paraissez-vous si peu content d'un
+mariage qui vous fait tant d'honneur?
+Avouez-le-moi, don Cléofas, vous aimez
+quelque dame qui a reçu votre foi, et son
+intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.&mdash;Si
+j'avais une maîtresse à qui je
+fusse lié par des serments, répondit l'écolier,
+rien sans doute ne serait capable de
+me les faire trahir. Mais ce n'est point cette
+raison qui m'empêche de profiter de vos
+bontés: un sentiment de délicatesse veut
+que je renonce au glorieux établissement
+que vous me proposez; et, loin de vouloir
+abuser de votre erreur, je vais vous détromper:
+je ne suis point le libérateur de
+Séraphine.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort
+étonné; ce n'est pas vous qui l'avez délivrée
+des flammes qui l'allaient consumer?
+Ce n'est point vous qui avez fait une action
+si hardie?&mdash;Non, Seigneur, répondit
+Zambullo: tout mortel l'aurait vainement
+entrepris, et je veux bien vous apprendre
+que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»</p>
+
+<p>Ces paroles augmentèrent la surprise
+de don Pedro, qui, ne croyant pas les devoir
+prendre au pied de la lettre, pria l'écolier
+de parler plus clairement. Alors
+Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié
+d'Asmodée, raconta tout ce qui s'était
+passé entre ce démon et lui. Après
+quoi le vieillard reprit la parole, et dit à
+don Cléofas: «La confidence que vous
+venez de me faire me confirme dans le dessein
+de vous donner ma fille: vous êtes son
+premier libérateur. Si vous n'eussiez pas
+prié le diable boiteux de l'arracher à la
+mort qui la menaçait, il n'aurait pas manqué
+de la laisser périr. C'est donc vous
+qui avez conservé les jours de Séraphine;
+en un mot, vous la méritez, et je vous
+l'offre avec la moitié de mon bien.»</p>
+
+<p>Léandro Perez, à ces mots qui levaient
+tous ses scrupules, se jeta aux pieds de don
+Pèdre pour le remercier de ses bontés.
+Peu de temps après, ce mariage se fit avec
+une magnificence convenable à l'héritière
+du seigneur de Escolano, et à la grande
+satisfaction des parents de notre écolier,
+lequel demeura par là bien payé de quelques
+heures de liberté qu'il avait procurées
+au diable boiteux.</p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN DU DIABLE BOITEUX.</span></p>
+
+
+
+
+<h2>APPENDICE AU DIABLE BOITEUX</h2>
+
+
+<h3><a name="a1" id="a1"></a>I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION
+SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.</h3>
+
+<p class="item"><i>Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée
+avec un autre démon:</i></p>
+<p>Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas,
+et continuons d'examiner ce qui se passe en cette
+ville.&mdash;J'y consens, reprit le diable; rions un peu
+de ce vieux musicien qui chante une chanson passionnée
+à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire
+l'air, qu'il vient de composer; mais elle en aime
+mieux les paroles, parce qu'elles sont d'un beau
+cavalier dont elle est aimée, et qui les a données
+à son mari pour les mettre en chant.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'article du souffleur:</i></p>
+<p>Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je
+vois à table dans la maison voisine?&mdash;Ce sont deux
+fameuses courtisanes, répartit le diable; et ces deux
+cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux
+des plus grands seigneurs de la cour.&mdash;Ah! qu'elles
+me paraissent jolies et amusantes! dit don Cléofas;
+je ne m'étonne pas si les gens de qualité les
+courent. (<i>La suite à peu près comme dans l'histoire
+des trois Galiciennes, t. I, p. 33 de notre
+édition.</i>)</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier
+somnambule (T. II, p. 117 de notre édition):</i></p>
+<p>Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois
+prêtes à se coucher?&mdash;Ce sont deux s&oelig;urs coquettes
+qui logent ensemble. Elles s'entretiennent
+depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment
+d'habits et d'ameublements qu'elles ont envie d'acheter,
+et elles ont pris tant de plaisir à cet entretien
+que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont
+pas même voulu voir d'aujourd'hui leurs amants.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du charivari
+(T. I, p. 32 de notre édition):</i></p>
+<p>Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas,
+j'en entends, ce me semble, un autre.&mdash;Oui, dit le
+démon. Ce bruit part d'un café où il y a quelques
+beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et
+que le maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une
+comédie qui a été représentée aujourd'hui pour la
+première fois, et dont la représentation a été troublée
+par des huées et des sifflets. Les uns disent
+qu'elle est bonne, les autres soutiennent qu'elle
+est mauvaise. Ils en vont venir tout à l'heure aux
+gourmades, fin ordinaire de ces disputes.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier
+accusé d'avoir empoisonné un Allemand (T. I,
+p. 110 de notre édition):</i></p>
+<p>Le second est un bourgeois emprisonné pour
+avoir servi de caution à un licencié qui voulait
+emprunter deux cents pistoles pour marier brusquement
+sa servante.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du maître à danser
+(T. I, p. 111):</i></p>
+<p>Le plus jeune a été découvert déguisé en fille
+dans un couvent de religieuses.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire de la sorcière
+(T. I, p. 111):</i></p>
+<p>Considérez dans la chambre prochaine ces deux
+prisonniers qui s'entretiennent au lieu de se reposer.
+Ils ne sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent,
+et, franchement, elles sont assez délicates.
+Le premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des
+pierreries dérobées. L'autre est un polygame. Il y
+a six mois qu'il se maria par intérêt avec une vieille
+veuve du royaume de Valence. Il a épousé par
+inclination, peu de temps après, une jeune personne
+de Madrid, et lui a donné tout le bien qu'il
+a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont
+déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice.
+Celle qu'il a épousée par inclination demande
+sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par
+intérêt le poursuit par inclination.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui
+lit Hippocrate (T. I, p. 153):</i></p>
+<p>Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a
+fait aujourd'hui certain homme que je vois, ce grand
+personnage sec et décharné qui se promène dans
+une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il
+a la tête embarrassée.&mdash;Vous n'en jugez point mal,
+répondit le démon. C'est un auteur dramatique.
+Comme il entend la langue française, il s'est donné
+la peine de traduire le <cite>Misanthrope</cite>, l'une des meilleures
+comédies de Molière, fameux auteur français.
+Il l'a fait représenter aujourd'hui sur le théâtre
+de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les Espagnols
+l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette
+pièce qui fait dans le café le sujet de la dispute dont
+vous avez entendu le bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie
+a-t-elle eu en Espagne ce malheureux sort?&mdash;C'est,
+répondit le diable, que les Espagnols n'aiment
+que les pièces d'intrigues, de même que les
+Français ne veulent que des comédies de caractère.&mdash;Sur
+ce pied-là, répliqua l'écolier, si l'on jouait
+présentement en France nos plus belles pièces,
+elles n'y réussiraient pas.&mdash;Sans doute, dit Asmodée.
+Comme les Espagnols sont capables d'une
+extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette
+dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine
+l'action la plus composée. Les Français, au contraire,
+n'aiment pas qu'on les occupe. Leur esprit
+se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir
+tourner leur prochain en ridicule, parce que cela
+flatte leur humeur satirique. Enfin, le goût des nations
+est différent.&mdash;Mais quelle sorte de comédie
+est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce
+d'intrigue ou de caractère?&mdash;C'est une chose fort
+problématique, répartit le diable. Il n'en faut pas
+croire là-dessus les Espagnols ni les Français.
+Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en
+sauraient être juges. Je ne la dois pas juger
+non plus, moi, parce qu'étant le démon de la
+luxure, je protége également tous les théâtres.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, le passage relatif aux deux
+entremetteuses (T. I, p. 101) est plus long dans la
+première édition, et se termine ainsi:</i></p>
+<p>Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a
+partout, et principalement en France; mais il faut
+avoir un mérite reconnu pour y en trouver, et je
+vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez,
+un chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus
+avec un de ses amis, lui disait: «Parbleu, mon
+cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a
+quinze jours entiers que je cherche une femme
+tributaire. Je parcours tous les matins les églises.
+L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés des Tuileries.
+Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé
+à la Comédie, où tantôt je me couche sur
+les bancs du théâtre, et tantôt je me tiens debout
+derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me
+mène à rien. Je n'ai pas même encore trouvé une
+bonne fortune sexagénaire, tandis que les plus
+jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont
+en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans
+vanité, ni ma taille ni ma jeunesse.&mdash;Oh! ne t'y
+trompe pas! interrompit son ami; le chevalier de
+Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux
+femmes. Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure
+réputation du monde.»</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I,
+p. 162):</i></p>
+<p>Immédiatement après Zanubio, continua le diable,
+est un marchand que la nouvelle d'un naufrage a
+rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé un
+soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu
+sa grand'mère.&mdash;Et le jeune homme qui suit ce
+bon soldat, dit don Cléofas, quel est le genre de sa
+folie?&mdash;Oh! pour celui-là, répondit Asmodée, c'est
+un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une
+Hollandaise et d'un gros commis de la douane.</p>
+
+<p class="item"><i>Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des
+folles commence ainsi:</i></p>
+<p>La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise
+qui aimait un jeune officier qui servait en
+Flandres. Elle lui avait donné une grosse somme
+pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter
+une devineresse pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse
+le lui montra dans un verre. La marquise
+le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et
+elle en a perdu l'esprit.</p>
+
+<p class="item"><i>Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la
+femme du corrégidor:</i></p>
+<p>La troisième est une procureuse qui pressait son
+mari de lui acheter une croix de diamants de dix
+mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle en est
+devenue folle. Après la procureuse est une coquette
+à qui la tête a tourné de dépit d'avoir manqué un
+grand seigneur dont elle avait médité la ruine.&mdash;Dans
+ces deux petites loges au-dessous de ces dames,
+il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit,
+l'une de douleur de n'être pas sur le testament d'un
+vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de joie en
+apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est
+unique héritière.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes
+qui se rajeunissent (T. I, p. 196):</i></p>
+<p>Je remarque dans une même maison, poursuivit
+Asmodée, deux hommes qui ne sont pas trop raisonnables.
+L'un est un aventurier qui va tous les
+jours aux audiences des grands seigneurs. Il est
+assez fou pour croire qu'un quart d'heure après
+qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce
+qu'il leur a dit.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du licencié qui
+fait imprimer ses &oelig;uvres de jeunesse (T. I,
+p. 200):</i></p>
+<p>Je découvre dans le voisinage de ce licencié un
+des meilleurs auteurs que vous ayez. C'est un excellent
+esprit. Ses ouvrages sont pleins de sel attique.
+Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes.
+Il a des tours neufs, des expressions hardies
+et toujours heureuses. Passons à son voisin: c'est
+un homme...&mdash;Eh! n'allez pas si vite! interrompit
+avec précipitation don Cléofas; vous ne dites que
+du bien de cet auteur, et vous me le montrez avec
+des fous.&mdash;Ah! il est vrai, reprit le diable; j'oubliais
+son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête
+à tous les endroits qui lui paraissent mériter des
+applaudissements, pour laisser à ses auditeurs
+le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même
+toute la douceur.</p>
+
+<p class="item"><i>Même chapitre, après l'histoire du bachelier
+qui achète pour enrichir son inventaire (T. I,
+p. 201):</i></p>
+<p>Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit
+dans un genre d'écrire fort sérieux. Il n'est
+propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il se croit propre
+à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce
+que son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter
+le parterre. S'il disait trop froid, je me garderais
+bien de mettre parmi les fous un homme si
+raisonnable.</p>
+
+<p class="item"><i>Et quelques lignes plus loin:</i></p>
+<p>Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes,
+il faut que je vous parle encore d'un certain
+auteur que je viens d'apercevoir. C'est un homme
+qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte
+d'eux toutes les pensées qu'il met dans ses ouvrages.
+Cependant il se croit original, et il ne traite
+de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou
+Calderon.</p>
+
+<p class="item"><i>Le chapitre XII, <cite>Des Tombeaux</cite>, débute par
+plusieurs histoires supprimées en 1726:</i></p>
+<p>Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez
+à main droite renferme le corps d'un jeune
+amant mort de chagrin de n'avoir pas remporté le
+prix d'une course de bagues. Dans le second est
+un avare qui s'est laissé mourir de faim, et dans le
+troisième son héritier, mort deux ans après lui
+pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le
+quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement
+de sa fille unique. Dans le suivant est un
+jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir
+pris des remèdes rafraîchissants.</p>
+
+<p class="item"><i>Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme
+trompait, et ensuite:</i></p>
+<p>Le septième cache une vieille fille de qualité,
+laide et peu riche, que la tristesse et l'ennui ont
+consumée; et dans le dernier repose la femme d'un
+trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans
+une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour
+laisser passer celui d'une duchesse. (V. t. I, p. 175.)</p>
+
+<p class="item"><i>Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de
+sa jeune femme (T. I, p. 223), et celle du chanoine
+mort pour avoir fait son testament, après quoi
+on lit:</i></p>
+<p>Auprès de cet imprudent chanoine est une belle
+dame immolée aux soupçons de son mari jaloux.
+Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie
+pour s'être promené dans son jardin une demi-heure
+sans parasol, et dans le dernier une dévote pour
+s'être fait saigner trop souvent par précaution.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du Français assassiné pour avoir
+donné de l'eau bénite à une dame:</i></p>
+<p>Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied,
+pendant qu'il voyait la plupart de ses camarades
+en équipage, a consumé peu à peu.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire de la vestale morte en couches:</i></p>
+<p>Et près d'elle repose un auteur dramatique qui
+mourut subitement d'envie au bruit des applaudissements
+du parterre, à la première représentation
+d'une pièce d'un de ses amis.</p>
+
+<p class="item"><i>Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement
+après les réflexions sur la jalousie des femmes, on
+trouve:</i></p>
+<p>A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son
+caractère me charme. Une femme mourir de regret
+d'avoir perdu son mari! O merveille de nos jours!&mdash;Cela
+est admirable, assurément, interrompit le
+démon. L'on enterra, il y a deux mois, un avocat
+dont la veuve ne ressemble point à celle-ci. L'avocat
+étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux
+empressements de sa famille, qui, pour lui épargner
+la vue d'un si triste spectacle, l'enleva de sa
+maison. Mais avant que de sortir, l'avocate affligée
+appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle,
+aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter
+cette fâcheuse nouvelle à don Carlos, et dis-lui
+que j'en suis si touchée que je ne le veux voir de
+deux jours.»</p>
+
+<p class="item"><i>L'histoire de la comtesse femme du comte galant
+et libéral est racontée ainsi:</i></p>
+<p>C'est une liseuse de romans, une tête pleine
+d'idées de chevalerie. Elle fait un songe assez plaisant:
+elle rêve qu'elle est impératrice de Trébisonde,
+qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les
+chevaliers qui se présentent pour soutenir son innocence
+sont vaincus par ses accusateurs.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du vicomte Aragonais:</i></p>
+<p>Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois
+dans la même maison un jeune homme qui rit en
+dormant.&mdash;Vous ne vous trompez pas, répartit le
+diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort
+agréable: il rêve qu'un vieillard de ses amis épouse
+une belle et jeune personne; mais je remarque à
+deux pas de là trois hommes qui font des songes
+bien mortifiants.</p>
+
+<p>Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne
+un curateur à un marquis dont il commence à souffler
+le patrimoine.</p>
+
+<p class="item"><i>Puis viennent l'histoire des deux frères médecins
+et celle d'un courtisan qui rêve que le ministre
+le regarde de travers, et ensuite:</i></p>
+<p>Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller
+en sursaut. Il rêvait tout à l'heure qu'il était
+sur le sommet d'une montagne, avec deux autres
+personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y
+ait pris garde et l'ont fait tomber de haut en bas.</p>
+
+<p class="item"><i>Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité
+de l'âme:</i></p>
+<p>Auprès du licencié demeure un comédien qui
+songe qu'il répond des duretés à un auteur qui lui
+fait des compliments.</p>
+
+<p>Je remarque dans un hôtel garni deux hommes
+qui font des songes que je ne veux point passer
+sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de
+la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses
+confrères un mauvais poëme de sa façon, qu'ils
+applaudissent à charge d'autant.</p>
+
+<p class="item"><i>Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle
+on lit:</i></p>
+<p>Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence.
+Vous voyez sa femme et lui couchés dans
+deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux en ce
+moment des songes bien différents: le mari rêve
+qu'il rafraîchit une vieille écriture, et madame sa
+femme songe qu'elle est chez un marchand, où elle
+achète et paye argent comptant une riche étoffe,
+au même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.</p>
+
+<p class="item"><i>Cette histoire est la dernière de l'édition originale.
+Immédiatement après vient le dénouement:</i></p>
+<p>Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à
+coup un frisson qui l'en empêcha. L'écolier lui demanda
+pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur don
+Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien
+qui me tenait en bouteille vient de s'apercevoir
+de ma fuite. Il m'appelle; il me menace. Il
+fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en
+retentit. Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous
+porter dans votre appartement, et puis je vole au
+galetas funeste d'où vous m'avez tiré.» En achevant
+ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et
+disparut à ses yeux, après l'avoir transporté dans
+sa chambre.</p>
+
+
+<h3><a name="a2" id="a2"></a>II. <i>Dédicace de la première édition.</i></h3>
+
+<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p>
+
+<p>Souffrez, seigneur de <span class="sc">Guevara</span>, que je vous
+adresse cet ouvrage. Il n'est pas moins de vous que
+de moi. Votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le titre
+et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la
+gloire de l'invention, sans approfondir si quelque
+auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement
+vous la disputer.</p>
+
+<p>Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra
+dans le corps de ce livre quelques-unes
+de vos pensées; car je vous ai copié autant que me
+l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au
+goût de ma nation.</p>
+
+<p>Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre
+<cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Je le crois digne des applaudissements
+qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a fait particulièrement
+en Aragon, où vous l'avez mis en
+lumière. Je conçois bien que vos façons de parler
+figurées, vos images bizarres et vos pensées extraordinaires
+ont pu trouver chez vous des approbateurs;
+mais vous devez concevoir aussi que des
+hommes nés sous un autre climat en peuvent juger
+autrement. Les Français surtout, eux qui ont la
+justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient
+pas. Je me suis donc souvent écarté du texte, ou,
+pour mieux dire, j'ai fait un nouveau livre sur le
+même fonds.</p>
+
+<p>C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez
+de Avellaneda. Je n'ai pas traduit plus fidèlement
+son <cite>D. Quichotte</cite> que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite>. Cependant
+cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort
+des écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement
+en quelque réputation parmi nous, au lieu
+que si je l'avais suivi littéralement, on me saurait
+mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.</p>
+
+<p>J'espère que vous aurez la même destinée. Si je
+n'ai pu prêter à votre <cite lang="es" xml:lang="es">Cojuelo</cite> tous les agréments dont
+il a besoin pour plaire à nos Français, je crois du
+moins ne lui avoir rien laissé qui doive le rebuter.
+Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a
+point de succès, vous êtes en droit de dire que je
+l'ai tellement défiguré qu'il n'est pas reconnaissable.
+Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de
+vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être
+sans moi vous n'auriez jamais été connu.</p>
+
+
+<h3><a name="a3" id="a3"></a>III. <i>Dédicace de 1726.</i></h3>
+
+<p class="c">AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.</p>
+
+<p>C'est à vous, <i>seigneur de Guevara</i>, que j'ai dédié
+cet ouvrage dans sa nouveauté. Si je me fis un
+devoir alors de vous rendre cet hommage, rien ne
+doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler.
+J'ai déjà déclaré et je déclare encore publiquement
+que votre <cite lang="es" xml:lang="es">Diablo Cojuelo</cite> m'en a fourni le
+titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de l'invention,
+sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir
+si quelque auteur grec, latin ou italien
+ne pourrait pas justement vous le disputer.</p>
+
+<p>J'avouerai même encore qu'en y regardant de
+près, on reconnaîtrait dans le corps de ce livre
+quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y
+en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder
+au génie de ma nation m'eût permis de vous
+copier exactement! J'aurais fait gloire d'être votre
+traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du
+texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage
+nouveau sur le même plan.</p>
+
+<p>Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a
+été réimprimé en France, je ne sais combien de
+fois. Nous avons partagé tous deux l'honneur du
+succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai
+passé, à Paris, pour votre copiste, et je n'ai été
+loué qu'en second. Il est vrai, en récompense, qu'à
+Madrid la copie a été traduite en espagnol et qu'elle
+y est devenue un ouvrage original.</p>
+
+<p>J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que
+je vous adresse encore, <i>Seigneur Louis Velez</i>; mais,
+pour la rendre plus digne de revoir le jour après
+dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre,
+pour ainsi dire, à la mode. Quoique le
+monde soit toujours le même, il s'y fait une succession
+continuelle d'originaux qui semble y apporter
+quelque changement.</p>
+
+<p>Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai
+refondu et augmenté d'un volume, que les sottises
+humaines m'ont aisément fourni. C'est une source
+de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris
+de l'épuiser. J'abandonne ce travail immense à
+quelqu'un de ces auteurs laborieux qui veulent
+bien employer une longue vie à mériter d'occuper
+une toise de place dans les bibliothèques. Pour
+moi, qui borne mon ambition à égayer pendant
+quelques heures mes lecteurs, je me contente de
+leur offrir en petit un tableau des m&oelig;urs du siècle.</p>
+
+<p>Après avoir reconnu, <i>Seigneur de Guevara</i>,
+que votre Diable a toujours hypothèque sur le
+mien, il faut encore confesser, pour la décharge
+de ma conscience, que j'ai emprunté des vers et
+quelques images de Francisco Santos, auteur du
+livre intitulé: <cite lang="es" xml:lang="es">Dia y noche de Madrid</cite>. Quoique
+le larcin ne soit pas de grande importance, je déclare
+que je l'ai fait, afin que quelque mauvais
+plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs
+qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils
+ont volée, en ôtent les armoiries.</p>
+
+<p>Puisse le public recevoir aussi favorablement
+cette dernière édition qu'il a reçu la première. Je
+n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique l'ouvrage
+soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie
+fait de mon mieux pour engager ceux qui le liront
+à y prendre un nouveau goût.</p>
+
+
+<h3><a name="a4" id="a4"></a>IV. TABLE ANALYTIQUE.</h3>
+
+<p><i>La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis
+Velez de Guevara, <cite lang="es" xml:lang="es">El Diablo cojuelo</cite>; la lettre B,
+l'édition originale du <cite>Diable boiteux</cite>.</i></p>
+
+<p><i>L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en
+1726.</i></p>
+
+
+<h4>TOME I</h4>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre I.</span> <i>Quel diable c'est que le Diable boiteux.
+Où et par quel hasard Don Cléofas Léandro
+Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A, tranco
+I; B, chap. I.)</i></p>
+<p>On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez,
+surpris chez Dona Tomasa et poursuivi par quatre
+spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (<i>Dans Guevara,
+il est poursuivi par la justice, à l'instigation
+de la dame, qui veut se faire épouser.</i>)&mdash;Guidé par
+une lumière qu'il aperçoit, il se réfugie dans un
+grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P. 2.&mdash;Il
+entend les soupirs du Diable boiteux, que le
+magicien tient enfermé dans une bouteille. Ce que
+c'est que le Diable boiteux. Quelles sont ses fonctions
+et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.&mdash;Promesses
+que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre.
+Portrait du démon. P. 7.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre II.</span> <i>Suite de la délivrance d'Asmodée
+(A, tranco I; B, chap. II.), 11.</i></p>
+<p>Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (<i>Ceci est autrement
+expliqué dans Guevara</i>).&mdash;Terreur qu'inspire
+le magicien au Diable boiteux. Comment celui-ci
+s'est attiré sa haine, 13.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre III</span>. <i>Dans quel endroit le Diable boiteux
+transporta l'écolier, et des premières choses
+qu'il lui fit voir, 16.</i></p>
+<p>Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador.
+Il lui propose de lui faire voir tout ce qui se
+passe dans Madrid, en enlevant les toits des maisons
+(A, tranco I, 16).&mdash;L'avare et ses héritiers, 18.&mdash;La
+vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.&mdash;Le
+vieux galant, 19 (A, tr. II).&mdash;La vieille qui se rajeunit,
+19 (B, chap. VI).&mdash;Le concert ridicule, 19 (B,
+ch. XVI).&mdash;Le seigneur aux billets doux, 20.&mdash;Doña
+Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).&mdash;Le
+vieux qui va au sabbat, 21 (A, tr. II).&mdash;Quel fut
+le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses confrères,
+21 (autrement raconté dans A, tr. II).&mdash;Le souffleur,
+22 (A, II).&mdash;L'apothicaire, sa femme et son
+garçon, 22.&mdash;Le prélat qui tousse, 23.&mdash;Le poëte
+tragique, 23.&mdash;* L'épître dédicatoire, 25.&mdash;Les voleurs
+chez le banquier, 25 (A, II).&mdash;Le marquis à
+l'échelle de soie, 25 (A, II).&mdash;Le greffier et son
+démon, 26.&mdash;Etrange pudeur d'une veuve (B, ch.
+VI).&mdash;* Le bachelier Donoso, 27.&mdash;* L'amoureux
+transi, 28.&mdash;Le contador qui veut fonder un monastère,
+29 (B, ch. VI).&mdash;* La veuve et les deux
+conseillers, 29.&mdash;* Les deux joueurs qui s'entretuent,
+29.&mdash;Le chanoine frappé d'apoplexie, 31 (B,
+ch. VI).&mdash;Les deux frères morts de la même maladie,
+31, (B, ch. VI).&mdash;Le charivari, 32 (B, ch.
+VI).&mdash;* Le trio ridicule, 32.&mdash;* Les trois Galiciennes,
+33.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre IV</span>. <i>Histoire des amours du comte de
+Belflor et de Léonor de Cespedes, 34.</i></p>
+<p>La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B,
+ch. VI).</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre V</span>. <i>Suite et conclusion des amours du
+comte de Belflor (B, chap. V), 70.</i></p>
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre VI</span>. <i>Des nouvelles choses que vit Don
+Cléofas, et de quelle manière il fut vengé de
+Dona Tomasa, 99.</i></p>
+<p>Le grand seigneur endetté, 99.&mdash;* Le président
+qui va chez l'Asturienne, 100.&mdash;Le compilateur,
+100.&mdash;Les deux entremetteuses, 101 (B, chap. IX).&mdash;L'impression
+clandestine, 103.&mdash;L'inquisiteur
+malade, 104 (B, ch. IV).&mdash;Combat des rivaux de
+Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre VII.</span> <i>Des prisonniers (B, chap. VIII), 109.</i></p>
+<p>Le cabaretier empoisonneur, 110.&mdash;L'assassin
+de profession, 110.&mdash;Le maître à danser, 111.&mdash;L'amoureux
+arrêté comme voleur, 111.&mdash;La
+feinte sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.&mdash;Le
+valet de chambre accusé de viol, 118.&mdash;L'écuyer
+de la duchesse, 119.&mdash;Le chirurgien qui a
+saigné sa femme, 120.&mdash;* Le gentilhomme qui a
+tué son frère, 121.&mdash;* Domingo et le maître d'hôtel,
+122.&mdash;* Le Castillan qui a souffleté son père, 137&mdash;* Les
+voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.&mdash;Les
+vingt ou trente filous, 138.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre viii.</span> <i>Asmodée montre à Don Cléofas
+plusieurs personnes, et lui révèle les actions qu'elles
+ont faites dans la journée (B, chap. IX), 136.</i></p>
+<p>Le capitaine et l'usurier, 139.&mdash;Les deux filles
+qui ont perdu leur père, 142.&mdash;L'aventurière aragonaise,
+143.&mdash;Le cavalier qui a écrit des lettres,
+143.&mdash;* Le mari qui s'endort aux reproches de sa
+femme, 145.&mdash;La comtesse qui lit Hippocrate, 153.&mdash;* Le
+mendiant manchot, 154.&mdash;* Le poëte et le
+peintre, 155.&mdash;Le banquier et son père le savetier,
+156.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre IX.</span> <i>Des fous enfermés (B, chap. X), 161.</i></p>
+<p>Le nouvelliste castillan, 161.&mdash;* Le licencié qui se
+croit archevêque, 161.&mdash;* Le pupille enfermé par
+son tuteur, 162.&mdash;Le grammairien, 162 (A, tr. III).&mdash;Le
+marchand ruiné, 162.&mdash;Le capitaine Zanubio,
+162.&mdash;* Le mari fou de la mort de sa femme,
+170.&mdash;Le portier enrichi, 171.&mdash;L'amoureux fou,
+171.&mdash;Sa chanson, 172.&mdash;Chanson française, 172.&mdash;* L'envieux,
+173.&mdash;* Le vieux secrétaire, 173.&mdash;Le
+Mécène ruiné, 174.&mdash;La femme du corrégidor,
+175.&mdash;La femme du conseiller, 175.&mdash;La
+bourgeoise qui voulait épouser un grand seigneur,
+175.&mdash;* Doña Béatrix et Doña Mencia, 175.&mdash;* L'ayeule
+de l'avocat, 177.&mdash;* La vieille folle de
+regret, 177.&mdash;* Doña Emerenciana, 178.</p>
+
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre X.</span> <i>Dont la matière est inépuisable
+(B, ch. XI), 195.</i></p>
+<p>Le mari de l'aventurière, 195.&mdash;L'homme aisé
+qui se fait domestique, 195 (A, tr. III).&mdash;La veuve
+du jurisconsulte, 196.&mdash;Les deux filles de cinquante
+ans, 196.&mdash;Les femmes qui se rajeunissent, 196.&mdash;* Prudent
+emploi de l'argent, 199.&mdash;Le peintre
+de portraits, 199.&mdash;La veuve et son testament, 200.&mdash;Le
+vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.&mdash;La
+coquette qui se croit aimée de tous les hommes,
+201.&mdash;Le chanoine qui achète pour enrichir
+son inventaire, 201.&mdash;* Le courtisan par vanité, 202.&mdash;* Ceux
+qui font de la nuit le jour, 203.&mdash;* L'amoureux
+de la pantoufle, 203.&mdash;* L'homme à équipage
+qui rougit d'aller en carrosse de louage, 204.&mdash;* Celui
+qui va toujours en carrosse de louage pour
+ménager ses mules, 204.&mdash;* Le vieil amoureux qui
+raconte ses prouesses d'autrefois, 205.&mdash;* Le comte
+vêtu à l'ancienne mode, 205.&mdash;* La vieille veuve
+qui a donné son bien à ses enfants, 205.&mdash;* Le
+vieux garçon qui épouse sa blanchisseuse, 206.&mdash;Le
+comte, son frère et le bel esprit, 207.&mdash;* L'amateur
+de fleurs, 207.&mdash;* L'histrion modeste, 207.&mdash;* Le
+chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.&mdash;* Portraits
+vivants de Bollanus, de Fufidius et de
+Marsæus, 208.&mdash;* La sérénade, 208.</p>
+
+<p class="item">* <span class="sc">Chapitre XI.</span> <i>De l'incendie, et de ce que fit
+Asmodée en cette occasion par amitié pour Don
+Cléofas, 213.</i></p>
+<p class="item"><span class="sc">Chapitre XII.</span> <i>Des tombeaux, des ombres et de
+la mort, 218.</i></p>
+<p>L'officier trompé par sa femme, 219.&mdash;Jeune cavalier
+tué par un taureau, 219.&mdash;Le prélat mort
+pour avoir fait son testament, 219.&mdash;* Le courtisan
+assidu, 219.&mdash;* L'ambassadeur ruiné, 220.&mdash;* Le
+négociant et son épitaphe, 220.&mdash;* Le grand sommelier,
+221.&mdash;* La duchesse qui change de directeur,
+221.&mdash;Le vieux mari et sa jeune femme. 223.&mdash;* Le
+premier ministre, 224.&mdash;* La belle bourgeoise,
+224.&mdash;* Le tombeau d'un auteur de comédies,
+225.</p>
+
+<p>* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs,
+226.&mdash;L'Allemand qui mettait du tabac dans
+son vin, 228.&mdash;Le Français qui offrait l'eau bénite
+aux dames, 228.&mdash;* Les comédiennes mortes, l'une
+d'envie et l'autre de débauche, 229.&mdash;La vestale
+morte en couches, 229.</p>
+
+<p>* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le
+conseiller et ses trois neveux; le jeune seigneur
+qui a la petite vérole; le vieux religieux; l'évêque
+d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit,
+229 à 234.</p>
+
+
+<h4>TOME II</h4>
+
+<p class="item"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a> <i>La force de l'amitié, histoire, 5.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a> <i>Le démêlé d'un auteur tragique
+avec un auteur comique, 47.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a> <i>Suite et conclusion de l'Histoire
+de l'amitié, 59.</i></p>
+<p class="item"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a> <i>Des songes, 109.</i></p>
+<p>Le comte galant et libéral, 111.&mdash;La comtesse
+joueuse, 111.&mdash;Le marquis et son intendant, 111.&mdash;Le
+vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).&mdash;Les deux
+frères médecins, 112.&mdash;Le courtisan regardé de
+travers, 112.&mdash;La jeune dame qui allait succomber,
+113.&mdash;Le procureur et sa femme, 113.&mdash;Le gros
+chanoine, 114.&mdash;Le marchand de soie et ses créanciers,
+114.&mdash;Le libraire qui rêve, 114.&mdash;* Les libraires
+dupés, 115.&mdash;L'amant trop respectueux,
+116.&mdash;Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme,
+116.&mdash;Don Baltazar Fanfarronico, 117.&mdash;* Le gouverneur
+qui se rend, 117.&mdash;* L'orateur qui reste
+court, 117.&mdash;Le palefrenier somnambule (B, chap.
+VI), 117.&mdash;* Le vice-roi du Mexique et sa nièce,
+118.&mdash;* La médisante, 119.&mdash;* Le bourgeois qui
+ramasse de l'or, 120.&mdash;* Les deux comédiennes,
+120.&mdash;* La métamorphose, 121.&mdash;* Le comédien
+dans l'Olympe, 122.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII</span></a>, <i>où l'on verra plusieurs originaux
+qui ne sont pas sans copies, 124.</i></p>
+<p>Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte,
+124.&mdash;La comédienne en couches, 126.&mdash;Le
+chasseur amoureux, 126.&mdash;Le jeune bachelier et
+son oncle, 127.&mdash;Le bourgeois qui veut marier sa
+fille, 127.&mdash;L'auteur avare et vaniteux, 128.&mdash;La
+veuve allemande et son amoureux, 128.&mdash;Le
+philosophe cynique, 130.&mdash;Le gentilhomme ruiné
+et son dernier ami, 131.&mdash;Le Contador et la Galicienne,
+132.&mdash;Le gentilhomme auteur, 133.&mdash;Les
+deux auteurs, 134.&mdash;Le novice qui a trouvé un
+trésor, 134.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a> <i>Ce que le diable fit encore
+remarquer à don Cléofas, 135.</i></p>
+<p>Le médecin qui joue aux échecs, 135.&mdash;Les aventurières
+qui vivent à frais communs, 136.&mdash;La
+porte du marché, 138.&mdash;Le lever du roi; les éloges
+satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le
+hidalgo pauvre, 139.&mdash;Le livre censuré, 142.&mdash;Le
+cadet catalan, 143.&mdash;Le bourgeois obligeant et le
+seigneur ingrat, 145.&mdash;Le bourgeois parvenu, 145.&mdash;Le
+poëte satirique, 146.&mdash;Le grand juge de police,
+146.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a> <i>Des Captifs, 149</i></p>
+<p>Le captif dont la femme est remariée, 151.&mdash;Celui
+dont le bien a été dissipé par ses frères, 151.&mdash;Celui
+qui trouve un riche héritage à recueillir,
+151.&mdash;Le captif amoureux et son infidèle, 152.&mdash;Le
+paysan et la s&oelig;ur du gentillâtre, 152.&mdash;Le captif
+aimé de la femme de son maître, 162.&mdash;Le barbier
+et son fils enrichi, 162.&mdash;Le médecin aragonais,
+163.&mdash;Le cordelier, 164.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a> <i>De la dernière histoire qu'Asmodée
+raconta; comment, en la finissant, il fut
+tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable
+pour ce démon don Cléofas et lui furent
+séparés, 165.</i></p>
+<p>Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de
+celui qui l'avait caché, 163.&mdash;Asmodée est contraint
+de retourner auprès du magicien, 181.</p>
+
+<p class="item">* <a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a> <i>De ce que fit don Cléofas après
+que le diable boiteux se fut éloigné de lui, et de
+quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos
+de le finir, 182.</i></p>
+<p>Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable
+boiteux, sous les traits de l'écolier, avait sauvée de
+l'incendie, 190.</p>
+
+
+<h4>APPENDICE.</h4>
+
+<p>Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.&mdash;Les
+deux courtisanes, 193.&mdash;Les deux s&oelig;urs coquettes,
+193.&mdash;Dispute littéraire dans un café, 194.&mdash;Le
+bourgeois caution d'un licencié, 194.&mdash;Le jeune
+homme déguisé en fille, 194.&mdash;Le joaillier accusé
+de recel, 194.&mdash;Le polygame, 194.&mdash;Le traducteur
+du <cite>Misanthrope</cite>, 195.&mdash;L'amoureux à gages sans
+emploi, 196.&mdash;Le marchand devenu fou (<i>V.</i> t. I, 162),
+196.&mdash;Le soldat qui a perdu sa grand'mère, 196.&mdash;L'imbécile,
+196.&mdash;La vieille marquise et le jeune
+officier, 197.&mdash;La procureuse, 197.&mdash;La coquette
+qui a manqué un grand seigneur, 197.&mdash;Les deux
+servantes, 197.&mdash;Le courtisan, 197.&mdash;L'auteur de
+mérite, 197.&mdash;L'auteur sérieux, 198.&mdash;L'auteur qui
+copie les anciens et se croit original, 198.&mdash;L'amant
+mort de chagrin, 198.&mdash;L'avare mort de faim et
+son héritier mort d'excès, 198.&mdash;Le père dont la
+fille a été enlevée, 198.&mdash;Le jeune homme mort de
+pleurésie, 199.&mdash;La vieille fille morte d'ennui, 199.&mdash;La
+femme du trésorier, 199.&mdash;La femme du
+mari jaloux, 199.&mdash;Mort d'un dévot et d'une dévote,
+199.&mdash;Le comédien qui allait à pied, 199.&mdash;L'auteur
+dramatique mort d'envie, 199.&mdash;La veuve
+inconsolable... pendant deux jours, 199.&mdash;La comtesse
+qui lit des romans, 200.&mdash;Le jeune homme
+qui rit en dormant, 200.&mdash;Le souffleur désappointé,
+200.&mdash;Le courtisan qui rêve, 200.&mdash;Le comédien
+qui rudoie un auteur, 200.&mdash;L'académicien de la
+Crusca, 201.&mdash;Le notaire et sa femme, 201.&mdash;Séparation
+de l'écolier et du Diable boiteux, 201.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="entretiens" id="entretiens"></a>ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID</h2>
+
+
+<h3>ENTRETIEN I<br/>
+LA CHEMINÉE <i>A</i> ET LA CHEMINÉE <i>B</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'en est fait, ma chère
+voisine, tout est perdu; les dieux Lares se
+glacent à mon foyer, et je sens le même
+froid me saisir depuis les pieds jusqu'à la
+tête.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'alarmez; d'où
+vient cette affreuse maladie? Comment
+pouvez-vous passer subitement du chaud
+au froid? Je vous ai toujours vue toute en
+feu.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hélas! il faut bien que
+je suive la bonne et la mauvaise fortune de
+mon savant, et le pauvre homme...</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Que lui est-il donc
+arrivé?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Le plus grand des malheurs.
+Ses revenus, c'est-à-dire ceux de
+sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont
+arrêtés.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je ne vous entends point
+encore.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Hé bien, écoutez-moi
+donc; je vous parle d'un auteur; son revenu
+était établi sur le produit certain des
+brochures amusantes qu'il composait, et
+l'on a proscrit ce genre.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Comment! ses brochures
+le faisaient vivre?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Et même fort à son aise;
+il ne perdait pas son temps à limer un volume,
+il en donnait sept ou huit au moins
+par an.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. C'est grand dommage de
+lier les mains à un si bon ouvrier: et comment
+peut-on défendre l'amusement, qui
+est la meilleure chose du monde? Le public
+aime à être amusé, et il doit avoir la liberté
+d'acheter ce qui l'amuse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Vous avez raison, et ce
+goût du public fait les intérêts des auteurs
+et le profit des libraires; mais voilà ce qui
+excite l'envie: on crie qu'on ne s'occupe
+aujourd'hui qu'à écrire des folies, des riens,
+et qu'on appellera notre siècle le <i>siècle des
+romans et de la futilité</i>. On dit que le bon
+goût se corrompt, que les brochures à parties
+sont une vraie exaction; qu'on allonge
+un roman à l'infini; enfin, qu'actuellement
+un homme projette d'en composer un à
+trois cent soixante et cinq parties, pour
+tous les jours de l'année.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Après les Mille et une
+nuits, les Mille et un jours, les Mille et un
+quarts d'heure, et tant de mille et une autres
+choses, un roman à trois cent soixante-cinq
+parties ne devrait pas révolter les esprits.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Jugez donc si on devrait
+chicaner mon auteur, qui n'est jamais allé,
+dans ses ouvrages, au delà de la huitième
+partie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Je vous plains, ma chère
+amie, et toutes les cheminées des auteurs
+et des libraires qui vont se glacer comme
+vous.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. C'est une faible consolation
+pour les malheureux, que d'avoir des
+compagnons de leur misère.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous êtes à plaindre, je
+vous plains. Que puis-je faire autre chose?
+D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai
+ouï dire, il y a longtemps, qu'on devrait
+réformer le goût du siècle pour la bagatelle,
+et arrêter le progrès du genre romancier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Que me dites-vous?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui: et des gens d'esprit,
+et sans partialité, disent à présent que cette
+réforme est un grand bien pour la littérature.
+Qu'on écrive utilement, ou qu'on
+n'écrive point: voilà la décision; tout le
+monde l'approuve.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Mais ce qui plaît n'est-il
+pas utile?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Oui, ce qui plaît est nécessairement
+utile; mais outre cette utilité
+de plaisir, on veut quelque solidité, de
+l'instruction, des m&oelig;urs, du vrai. Par
+exemple, le Diable boiteux est un roman;
+mais il vaut mieux qu'un traité de morale.
+Voilà un roman agréable et utile; c'est-à-dire,
+utile par l'agréable et le solide. Que
+votre savant en fasse autant, et on lui donnera
+la permission de le faire imprimer,
+pourvu cependant qu'il ne le donne pas en
+huit parties; car vous sentez bien que ce
+serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Finissons notre conversation;
+on voit bien que vous êtes la cheminée
+d'un homme de finances; vous êtes
+ignorante et ignorantissime sur les choses
+de littérature, et votre petit génie ne passe
+pas le calcul. Je suis au désespoir de vous
+avoir confié mes douleurs.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Vous m'insultez, tandis
+que je compatis sincèrement à votre malheur.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE A</span>. Est-ce y compatir que de
+louer ceux qui en sont cause? Allez, encore
+une fois, vous êtes aussi insolente que celui
+à qui vous appartenez.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE B</span>. Pour être glacée, la fumée
+vous monte bien vivement à la tête. Laissez
+là, je vous prie, mon financier: un
+billet de sa main vaut mieux que tous les
+volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit
+est solide, admirable et d'un goût universel.
+Tant que ses livres seront en règle, je
+ne crains pas le froid; mon feu sera mieux
+entretenu que celui des vestales, et votre
+pauvre auteur sera fort heureux de s'y
+venir chauffer. Pour vous, malgré vos
+injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer,
+un financier comme le mien.</p>
+
+
+<h3>ENTRETIEN II<br/>
+LA CHEMINÉE <i>C</i> ET LA CHEMINÉE <i>D</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Quel prodige! quel miracle!
+savez-vous, ma bonne amie, ce qui
+vient de m'arriver?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Y a-t-il longtemps?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Environ une heure.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Non, ma chère voisine;
+j'assistais à un mariage qui se faisait sous
+mon manteau.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Un mariage!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Oui, et le mieux assorti
+qu'il soit possible. Lisandre et Célimène
+m'ont pris pour témoin de leurs serments,
+et mes dieux pénates seuls sont garants de
+la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel
+n'a été admis à cette cérémonie que Lisette,
+suivante fidèle de Célimène. Ils goûtent à
+présent les douceurs de cette union mystérieuse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Voilà un mariage bien
+solide.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je sais qu'il y manque
+certaines petites formalités, mais l'amour y
+suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que,
+malgré leurs parents, ils s'aimeront toujours.
+Trouve-t-on cela dans les mariages
+les plus réguliers?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non sans doute: le mariage
+est communément un contrat politique,
+qui lie éternellement deux personnes
+qui ne s'aiment point, et qui se haïront
+toute leur vie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Hé bien, je vous réponds
+que les n&oelig;uds qui viennent d'unir Lisandre
+à Célimène sont plus respectables; ce
+sont les chaînes mêmes de l'amour.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Je vous félicite, ma chère
+voisine; je vous sais bon gré de vous intéresser
+au bonheur des amants: nous leur
+devons cela, comme leurs confidentes;
+pour moi, je ferais tout au monde pour
+eux. Ecoutez donc ce qui m'est arrivé:
+mon aventure ressemble assez à la vôtre:
+vous savez que la chambre à laquelle j'appartiens
+est une vraie cellule.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et que c'est la cellule
+d'une petite personne charmante, de Julie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Julie était aimée d'un
+jeune officier fort aimable, nommé Trason,
+et Trason n'aimait point une ingrate.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà ce que je ne savais
+pas.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Il ne manquait à leur
+bonheur que l'occasion d'être heureux;
+mais la mère de Julie avait plus d'yeux
+qu'Argus, et la chambre de cette fille malheureuse
+était plus inaccessible que la tour
+de Danaé.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Que vous êtes savante!
+vous possédez à merveille la fable; je crois
+qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à
+votre foyer; mais la tour de Danaé, puisque
+vous me la citez, ne fut pas impénétrable
+à une pluie d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Cela est vrai; vous savez
+aussi que Danaé avait pour amant un
+dieu, et un dieu qui pouvait convertir
+la pluie et les pierres en or; au lieu que
+Trason, après trois campagnes, ne doit pas
+être bien en espèces; ainsi il n'était pas
+question de recourir à la pluie d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. De quel autre expédient
+s'est-il donc servi?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Du plus simple qu'il fût
+possible. Trason demeure fort près d'ici;
+sans autre magie que celle de l'amour, il
+a monté par la cheminée, il est venu sur
+les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a enlevé
+sans peine (car je n'avais pas la moindre
+envie de lui résister); ensuite il est
+descendu par mon tuyau dans la chambre
+de Julie, en se soutenant avec le dos et les
+genoux.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. L'attendait-elle?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. Non: elle le souhaitait seulement;
+et loin de recevoir entre ses bras
+son amant, elle en a eu une frayeur étonnante,
+en le voyant descendre.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Je gage qu'elle s'est évanouie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. On s'évanouirait à moins.
+Point de plaisanterie, s'il vous plaît! Le
+beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie,
+et s'est bientôt fait reconnaître pour
+Trason. Jamais on n'a vu de situation si
+tendre. Voilà l'avantage que nous avons,
+nous autres cheminées; nous sommes témoins
+de mille jolies choses, que les hommes
+voudraient voir à quelque prix que ce
+fût. La peur de Julie est dissipée à présent,
+et son c&oelig;ur est animé de sentiments
+bien différents.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Voilà, ma chère voisine,
+dans la même nuit deux mariages assez
+ressemblants.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE C</span>. A peu près: cependant
+mes amoureux n'ont pas seulement prononcé
+le v&oelig;u vénérable; mais les événements
+obligeront peut-être la mère de Julie
+à recevoir Trason pour gendre. Je me
+réjouis d'avance de la déconsolation de cette
+pauvre femme.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE D</span>. Et moi des plaisirs que
+goûte à présent sa chère fille.</p>
+
+
+<h3>ENTRETIEN III<br/>
+LA CHEMINÉE <i>E</i> ET LA CHEMINÉE <i>F</i>.</h3>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Dites-moi, s'il vous plaît,
+comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer
+avec vos vieilles filles? Du matin
+jusqu'au soir il n'y a qu'elles à votre foyer;
+toujours mêmes visages, mêmes discours.
+Je gage que vous en êtes bien lasse.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Je vous avoue que je souhaite
+souvent de les voir déloger; cependant
+je risquerais peut-être de ne pas respirer,
+lorsqu'elles n'y seraient plus, une si
+bonne fumée: elles sont dévotes, par conséquent
+n'ont pas moins de soin de leur
+corps que de leur âme: surtout quand certain
+grand chapeau vient les visiter, elles
+n'épargnent rien; leur cuisine vaut celle
+d'un fermier général, et la fumée que
+j'exhale alors est un vrai parfum.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous aimez la fumée, à
+ce que je vois; chacun a son goût, et le
+mien est uniquement pour la variété. Les
+visages nouveaux et les aventures me plaisent;
+c'est ma folie. Je suis, comme vous
+savez, cheminée de chambre garnie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Et comme telle, il faut
+bien vous faire à la nouveauté.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. J'y suis si bien faite, que je
+serais fâchée d'y voir six mois de suite les
+mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il
+guère arrivé depuis que j'existe.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. C'est que vous n'êtes pas
+des anciennes du quartier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Il s'en faut de beaucoup;
+mais je suis peut-être des plus instruites.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Racontez-moi donc quelques-unes
+de vos aventures, je vous en prie
+par notre voisinage.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Très-volontiers, si cela
+ne vous ennuie pas. Commençons dès mon
+existence, dont la date est encore nouvelle.
+Le premier humain qui s'est chauffé à
+mon feu était un cadet d'une province où
+les cadets n'ont d'autre patrimoine que leur
+épée et l'heureuse effronterie de vanter
+sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il
+possédait au premier degré, mon chevalier
+de Mondonis en joignait un autre beaucoup
+plus lucratif; il jouait le plus heureusement
+du monde, et son bonheur était la
+force d'une étude très-assidue: tout le
+jour, à mon foyer, il s'occupait à chercher
+des combinaisons avantageuses dans les
+cartes, et il passait les nuits à les mettre
+en pratique.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Ainsi il ne manquait pas
+d'argent.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Vous vous trompez; il
+dissipait à proportion de son gain, de sorte
+qu'il était toujours au même point: il brillait;
+c'était sa manie, ou plutôt celle de sa
+nation; mais son fracas ne dura pas longtemps.
+Sa bonne fortune révolta contre
+lui toutes les académies de jeu, on lui fit
+de mauvaises affaires, et je le perdis au
+bout de quatre mois. Il était joli homme;
+je le regrette encore.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Par qui fut-il remplacé?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Par le plus singulier personnage
+qu'on puisse voir. C'était un mari
+fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de
+la perte de sa chère moitié, insensible à
+tout autre plaisir qu'à celui des larmes;
+enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre
+en noir toute la chambre, et fermer les
+fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva
+que la sombre lueur d'une lampe.
+Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait
+que sangloter et verser des larmes: souvent
+il parlait tout haut, comme un fou,
+à une boîte qu'il semblait adorer, sur un
+tapis noir; il s'entretenait avec cette précieuse
+relique, et lui parlait comme si elle
+eût répondu à ses discours passionnés.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Il y avait peut-être un
+esprit enfermé dans cette boîte.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Un esprit enfermé!
+Quelle simplicité! Non, elle contenait le
+c&oelig;ur de son épouse: c'était là l'objet de
+ses hommages et de son idolâtrie.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Quel excès de tendresse!
+Ce que vous me dites me paraît incroyable.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je ne le croirais pas moi-même
+si je ne l'avais vu. J'ai entendu
+lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte
+un trait de fidélité ou de folie pareille
+dans un philosophe anglais, et je n'ose y
+ajouter foi, malgré ce que je viens de vous
+dire. Un exemple de cette nature doit être
+unique.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Mais combien de temps
+ce bon mari demeura-t-il dans sa folie?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Trois grands mois. Il est
+vrai que ses yeux commençaient à lui refuser
+ses larmes délicieuses, et il ne pouvait
+plus retrouver ses premières douleurs. Il
+ne continuait presque plus sa pénitence
+que par honneur. Heureusement pour lui,
+ses amis le découvrirent et le tirèrent d'affaire.
+Je crois qu'il leur sut bon gré de lui
+faire violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis
+ainsi ce lugubre personnage.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous n'en fûtes pas, je
+crois, bien fâchée.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Nullement. La chambre,
+après lui, fut donnée à une femme; j'en
+fus charmée, parce que je n'avais encore
+connu que des hommes. Une parure, et
+quarante ans écrits sur son front, lui donnaient
+un air de gravité qui me frappa d'abord,
+et sur le portrait qu'on m'avait fait
+des dévotes, je crus que c'en était une.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Vous vous trompiez peut-être.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je fus bientôt détrompée.
+C'était une femme prudente qui aimait son
+plaisir et chérissait sa réputation; et pour
+les concilier ensemble, elle venait du fond
+de sa province chercher à Madrid un asile
+contre la médisance: elle fut bientôt suivie
+de celui en faveur de qui elle faisait le
+voyage. Que je fus étonnée à la première
+visite que lui rendit son amant! Elle vola
+entre ses bras: sa gravité se changea en
+une folle vivacité, et le feu de son visage
+en effaça sur-le-champ la trace des années.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. La plaisante dévote!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle aimait avec tout
+l'emportement imaginable; aussi ne négligeait-elle
+rien pour conserver sa conquête;
+elle savait parfaitement qu'à son
+âge il est permis d'orner la nature et d'employer
+quelques artifices.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. De quels artifices pouvait-elle
+se servir?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Je veux dire qu'avec du
+blanc et du rouge elle se donnait la couleur
+qu'elle souhaitait; que les parfums, les
+bains, l'ajustement, tout était employé: sa
+toilette durait ordinairement jusqu'à ce
+que son amant fût venu, et recommençait
+dès qu'il était sorti: elle étudiait sans
+cesse devant son miroir les différents airs
+de langueur et de vivacité qu'elle devait
+prendre avec son amant; pour les caresses
+et les complaisances, elle en possédait l'art
+à merveille.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Avec tout cela il n'était
+pas possible qu'elle ne se fît point aimer.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Elle avait encore d'autres
+charmes infiniment plus puissants sur le
+c&oelig;ur d'un jeune homme: elle était riche
+et donnait largement. Or il faudrait avoir
+l'âme bien dure pour ne pas aimer une
+femme généreuse; mais les jours de
+l'homme sont comptés. Lorsque ces deux
+amants étaient au comble de leurs plaisir,
+le cavalier tomba malade, et mourut en
+peu de temps, malgré tous les secours que
+les plus expérimentés médecins purent apporter.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Son amante en fut extrêmement
+touchée, sans doute?</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Oui, elle pleura, reprit un
+air composé, et retourna édifier sa province
+par ses exemples. Ma chambre ne fut pas
+vide longtemps; elle fut aussitôt habitée
+par une autre femme, dont la profession
+était de faire des mariages.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Voilà un plaisant métier.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. C'est un métier très-commun.
+Ces sortes de négociations demandent
+de l'adresse, et la bonne dame
+n'en manquait pas; elle faisait les propositions,
+facilitait les entrevues, et souvent
+menait à fin l'aventure. Combien de contrats
+se sont fabriqués sous mon manteau!
+Elle avait le talent de faire passer pour
+très-riche le plus mince gascon, et donnait
+du lustre à la vertu la plus équivoque.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. L'admirable femme!</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Tout cela n'était pour
+elle qu'un jeu: elle aurait trompé toutes
+les expertes. Aussi fit-elle fortune dans
+cette adroite profession; mais elle s'avisa
+d'avoir des scrupules, et les poussa si loin,
+qu'elle crut devoir aller cacher dans un
+cloître la honte de sa vie passée; c'est ainsi
+que la dévotion me fit perdre cette habile
+négociatrice.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Heureusement votre indifférence
+naturelle vous empêcha de la
+regretter.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE E</span>. Cela est vrai: cependant,
+après elle, j'eus longtemps des personnages
+très-communs, comme des plaideurs, des
+plaideuses, gens fort ennuyeux, ou des
+provinciaux que la curiosité seule amenait
+à Madrid, et qui s'en retournaient
+chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective.
+Mais il est tard, ma voisine; je vous
+souhaite le bon soir; je vous achèverai une
+autre fois les portraits des originaux que
+j'ai vus à mon foyer.</p>
+
+<p><span class="small">LA CHEMINÉE F</span>. Adieu, ma chère voisine;
+je vous ferai souvenir de la parole que vous
+me donnez.</p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.</span></p>
+
+
+
+
+<h2><a name="parques" id="parques"></a>UNE JOURNÉE DES PARQUES</h2>
+
+<p class="c">SONGE.</p>
+
+
+<h3>AVANT-PROPOS</h3>
+
+<p>Un après souper, je m'amusai à lire les remarques
+de monsieur Dacier sur les odes d'Horace, et je lus
+surtout avec attention un endroit où ce savant
+commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant
+l'opinion des anciens, Clotho, Lachesis et Atropos
+étaient trois s&oelig;urs, filles de Jupiter et de Thémis.
+Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la
+Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil;
+Lachesis tourne le fuseau et Atropos coupe. Elles
+sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu'ils
+sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent
+personne, et le fil tranché par Atropos est
+l'heure fatale de la mort.»</p>
+
+<p>Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les
+Parques se servaient de deux sortes de laines,
+de blanche et de noire. Elles employaient la blanche
+pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre
+pour filer des jours malheureux et de peu de durée:
+ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines
+qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs
+pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires
+et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines
+en filant lorsque la vie des hommes était mêlée,
+c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui
+devoit arriver, elles prenaient de la laine noire,
+qu'elles quittaient pour se servir de la blanche
+lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un
+mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos
+se préparait à donner le coup de ciseau, le
+fil devenait tout noir.»</p>
+
+<p>En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais
+de moment en moment, et tâchais de me
+faire une image du travail des Parques; mais la
+confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon
+esprit m'assoupit peu à peu, et donna la nuit occasion
+à un songe fort singulier. Je rêvai que j'étais
+au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait
+au magasin d'un marchand de draps: j'y voyais
+tout autour des rayons sur lesquels il y avait une
+infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils
+et au bas une grande quantité de vases de différentes
+grandeurs et qui me paraissaient d'une matière
+transparente, et semblable à celle de ces
+boules de savon que les enfans font pour s'amuser.
+La salle était vaste et bien éclairée; les étoiles du
+firmament lui servaient de plafond.</p>
+
+<p>Tandis que je regardais de tous mes yeux cette
+salle céleste, les trois Parques y parurent subitement,
+sans que je visse par où elles y étaient entrées.
+Elles avaient la forme de trois petites vieilles,
+sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas
+semblant de m'apercevoir, et commencèrent à s'entretenir,
+sans prendre garde à moi, qui entendis
+leur conversation.</p>
+
+<p>A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant,
+j'entrepris de l'écrire pendant que les images en
+étaient récentes. Voici à peu près quel fut l'entretien
+des Parques.</p>
+
+
+
+
+<p class="titre">UNE JOURNÉE DES PARQUES<br/>
+DIVISÉE EN DEUX SÉANCES</p>
+
+<h3>SÉANCE PREMIÈRE</h3>
+
+<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Holà! filles de Jupiter et de
+Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes
+s&oelig;urs; mettons-nous à l'ouvrage: il est
+temps, ce me semble, de commencer la
+journée.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oh, pour cela, oui! Le nectar que
+nous venons de boire à la table des immortels
+nous a un peu amusées; mais nous en
+reprendrons notre travail avec plus d'ardeur.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous avez raison. Ça, Clotho,
+préparez la quenouille; mes doigts ne demandent
+qu'à tourner le fuseau. Filons,
+filons!</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Coupons, coupons! Vulcain m'a
+fait un ciseau neuf, je veux l'essayer:
+voyons qui en aura l'étrenne.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Faisons d'abord descendre aux
+royaumes sombres quelques milliers
+d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite
+les destinées des humains qui naîtront
+aujourd'hui.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. C'est bien dit. Que nous allons
+passer agréablement la journée!</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Atropos, en lui présentant un
+paquet de fils</i>. Tenez, Atropos, je ne puis
+offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau,
+qu'en lui donnant à couper une partie
+de ce gros paquet de fils: ce sont les
+vies de deux cent mille combattants qui
+vont en découdre sur les frontières de
+Perse.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que j'en vais coucher par terre!
+(<i>Elle coupe.</i>)</p>
+
+<p>En voilà pour le moins trente mille à
+bas.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Laissons vivre le reste, jusqu'à
+ce qu'il nous prenne envie d'en faire un
+nouveau carnage. Il faut avouer que depuis
+quelques années nous avons envoyé
+bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous n'avons pas moins expédié
+de Maures, tant blancs que noirs. Quel
+plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique
+sur tous les mortels, et de faire
+sentir, quand il nous plaît, à ces petites
+créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou
+de prolonger leurs jours! Allons, mes
+s&oelig;urs, secondez-moi; je suis en train de
+faire de la besogne. Je vous vois toutes
+deux dans la même disposition.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous auriez tort d'en douter.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que de gens vont passer le pas
+après ces mahométans!</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un autre paquet de
+fils</i>. Autre paquet de guerriers que je vous livre.
+Ce sont deux autres armées qui s'observent
+sur les bords du Pô avec une vigilance
+infatigable, qu'une fureur égale
+anime, et qui brûlent d'impatience d'en
+venir aux mains.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Il faut qu'elles se satisfassent.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'en vais exterminer
+un grand nombre de part et d'autre.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Vous venez d'abattre bien des
+Français et des Piémontais.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Et encore plus d'Allemands.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant deux écheveaux</i>.
+On assiége en Allemagne une place importante:
+outre une nombreuse garnison
+qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible,
+enfle ses eaux, et par des débordements
+affreux semble vouloir noyer
+les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent
+d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter:
+ils vont attaquer l'ouvrage-à-corne,
+et les assiégés se préparent à les repousser.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des deux
+écheveaux</i>. Détruisons plus d'assiégeants
+que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas
+que la place ne se rende au premier jour:
+c'est un de nos arrêts.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, mais ajoutons, s'il vous
+plaît, que les assiégeants perdront une tête
+dont la perte sera plus grande pour eux
+que celle de la ville pour les assiégés.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre écheveau</i>.
+Tranchez cet écheveau, vous ferez périr
+d'un seul coup cent cinquante tant matelots
+que soldats et passagers qui sont dans
+un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique.
+Une horrible tempête vient de s'élever: les
+vents qui sifflent et les flots qui mugissent
+font trembler les rivages voisins. Le
+bâtiment est déjà démâté, fracassé; il va
+couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme!
+aussi bien les hommes qu'il porte ne sont
+bons qu'à noyer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je demande grâce pour un
+jeune bel esprit Français qui se trouve parmi
+les passagers: qu'il se sauve sur une
+planche, et gagne les côtes d'Albanie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Soit.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Hé bien, il se sauvera, puisque
+vous le souhaitez; il ira se faire circoncire
+à Constantinople, où six mois après il sera
+empalé, pour avoir parlé avec irrévérence
+du grand prophète des musulmans.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je n'ai voulu le sauver du naufrage
+que pour le faire traiter ainsi par les
+Turcs.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Puisque vous êtes si bien intentionnée
+pour ce bel esprit, qu'il échappe
+donc à la fureur des eaux, et que tous les
+autres deviennent la pâture du poisson.
+Nous régalons si souvent de semblables
+mets les habitants aquatiques, que je ne
+sais si les hommes mangent plus de poissons
+que les poissons ne mangent d'hommes.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant tout l'écheveau à un fil
+près</i>. Les monstres marins vont faire bonne
+chère.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un autre écheveau</i>.
+Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable
+tremblement de terre se fait sentir
+dans ce moment dans une ville d'Italie;
+toutes les maisons s'ébranlent, et la terre
+s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux
+mortels qui les habitent. Combien ferons-nous
+périr de citoyens?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Deux mille seulement. Quelque
+plaisir que nous prenions à massacrer les
+hommes, nous devons mettre des bornes à
+notre fureur; autrement le genre humain
+finirait bientôt.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Vous ne pensez pas à ce que
+vous dites, Clotho. Quand nous donnerions
+aujourd'hui la mort à deux cent
+mille personnes, ce ne serait pas une nuit
+de Londres, de Paris et de Pékin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Atropos dit la vérité. Exerçons
+hardiment la puissance que nous avons sur
+les humains. Malgré la vaste étendue des
+mers et les espaces immenses de terre qui
+séparent les peuples, nous allons des uns
+aux autres en un clin-d'&oelig;il: en un mot,
+nous avons l'univers sous nos yeux; nous
+voyons tout ce qui s'y passe; immolons
+sans miséricorde ceux que nous voudrons
+ôter du monde.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un gros paquet de fils</i>.
+Voici les fils des habitants de la ville de
+Mexique, où règne une maladie contagieuse:
+nous retranchâmes hier du nombre
+des vivants mille de ces malheureux; faisons-en
+mourir aujourd'hui quinze cents,
+non compris quelques Espagnols qui, par
+nécessité, ont épousé des Mexicaines, et
+qui aiment mieux vivre misérablement
+dans la nouvelle Espagne, que de s'en retourner
+dans l'ancienne sans avoir fait
+fortune.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant une partie des fils</i>.
+Que ces Espagnols sont glorieux!</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un nouvel écheveau</i>.
+Ce petit écheveau contient les fils
+de cinquante Indiens du Pérou qui se
+sont assemblés sur une montagne haute
+et pointue, pour y célébrer la mémoire de
+leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous
+opposons point à leur courageuse résolution:
+ils ont pour témoins de l'action immortelle
+qu'ils vont faire plus de dix mille
+spectateurs qui sont accourus là pour les
+voir et les admirer. Ces cinquante victimes
+ont déjà chanté des vers à la louange de
+leur Inca: ils ont fait entendre les tristes
+sons de leurs flûtes; les voilà qui tombent
+dans une humeur noire; ils vont se dévouer
+à la mort, et se précipiter du haut
+en bas, pour aller dans l'autre monde
+rendre service à leur prince.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé l'écheveau</i>.
+Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens;
+en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols,
+en faisant la conquête de leur pays,
+les traitassent un peu plus humainement
+qu'ils n'ont fait.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un petit paquet de fils</i>.
+Jupiter va lancer sa foudre auprès de
+Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire
+anglais. Tout l'équipage, par des
+actions impies et barbares, s'est attiré la
+colère des dieux: le tonnerre tombe en
+cet instant sur l'endroit du navire où sont
+les poudres; le bâtiment saute en l'air
+avec tous les hommes qui sont dessus.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'ils aillent joindre
+Ajax dans les enfers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un écheveau</i>. Vous
+voyez soixante-quinze religieux mendiants
+assemblés dans un chapitre général qui se
+tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne:
+ceux qui sont nobles d'origine
+disent que les premières dignités de leur
+ordre appartiennent de droit aux moines
+gentilshommes: les roturiers prétendent
+y avoir part, et proposent qu'on rende les
+dignités alternatives. C'est la querelle des
+patriciens et des plébéiens. Les révérends
+pères, de part et d'autre, s'échauffent là-dessus,
+et vont finir leurs débats à coups de
+bâton: ils tirent de dessous leurs robes
+des gourdins dont ils sont armés, et les
+voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous
+qu'il en demeure sur le carreau?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quinze: savoir, dix simples religieux,
+trois gardiens, un provincial et un
+définiteur.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>après avoir coupé</i>. L'affaire en
+est faite; il y a quinze morts et vingt blessés.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce n'est pas trop pour un combat
+capitulaire de moines bas-bretons.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tenant plusieurs fils</i>. Nouvelle
+opération pour nous.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. De qui sont ces fils que vous
+tenez?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. De quatre Allemands qui font la
+débauche à Strasbourg avec deux comédiennes
+françaises; depuis vingt-quatre heures
+qu'ils sont à table, ils ont bu deux cents
+bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se
+soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous
+crever tous?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non pas, s'il vous plaît: passe
+pour les hommes: à l'égard des femmes,
+qu'elles n'en soient pas même incommodées,
+car elles doivent recommencer demain
+sur nouveaux frais, avec deux officiers
+de la garnison qui leur donnent à souper;
+je suis bien aise que cette partie se fasse.
+Vous souvient-il, mes s&oelig;urs, que nous
+avons filé à ces deux demoiselles des jours
+bien agréables.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh qu'oui, je m'en souviens.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi pareillement: à telle enseigne
+que nous avons décidé qu'elles iront
+toutes deux à Paris, où elles feront différemment
+leur fortune: l'une abandonnera
+sa profession, pour se rendre esclave d'un
+riche galant qui la traitera à la turque, la
+tiendra prisonnière dans un appartement
+magnifique, où elle ne verra que son geôlier
+et ses guichetiers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Effectivement, tel a été notre
+décret.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. J'ai oublié ce que nous avons
+ordonné de sa compagne.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sa compagne, plus heureuse,
+jouira d'une entière liberté, brillera sur la
+scène, se nippera suivant le goût de quelques
+seigneurs généreux, et amassera beaucoup
+d'espèces; mais une vie si délicieuse
+ne sera pas de longue durée. Cette actrice,
+à la fleur de son âge, disparaîtra subitement:
+nous la déroberons d'un coup de ciseau
+aux applaudissements du public; et
+malgré tout son bien, ses funérailles seront
+aussi modestes que celles d'une de ses pareilles
+seront superbes, presque dans le
+même temps, chez un peuple voisin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce peuple-là fait trop d'honneur
+au talent dramatique, et les Français
+n'en font point assez. Les génies des nations
+sont différents, comme vous voyez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Cette
+petite botte de fils parisiens va nous amuser
+quelques moments.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que vous me faites du plaisir,
+ma chère Clotho, en m'apportant ces fils!
+Je suis charmée quand j'expédie des habitants
+de Paris.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et c'est ce qui nous arrive tous
+les jours.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vous livre d'abord ce philosophe
+chimiste, qui, se voyant parvenu à
+son quatorzième lustre, a rompu tout commerce
+avec ses amis, et s'est renfermé dans
+son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne
+veut plus voir personne qu'une gouvernante
+qui a soin de lui depuis trente ans:
+il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se
+porte à merveille, il se tient toujours au lit
+comme un malade qui se croit près de sa
+fin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ce pauvre philosophe s'est
+brûlé le cerveau en faisant ses opérations
+chimiques.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant le fil</i>. Puisque la vie
+n'est plus qu'un fardeau pour lui, je veux
+bien par pitié l'en délivrer.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un autre fil de l'écheveau</i>.
+Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de
+peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant
+toujours trouvé dans l'indigence, a depuis
+peu enterré son frère qui lui a laissé deux
+cent mille francs en bonnes espèces. Peu
+s'en est fallu que la joie de recueillir une
+si riche succession ne lui ait troublé l'esprit,
+et il serait moins à plaindre qu'il n'est
+si ce malheur lui était arrivé.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. D'où vient donc...?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit
+faire de son argent: la crainte de le mal placer
+l'agite sans cesse; il n'a pas un moment
+de repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un
+garçon bien embarrassé.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais par charité
+mettre fin à son embarras.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>souriant et tirant un fil du
+même écheveau</i>. Quelle bonté! il faut que je
+vous fournisse encore une occasion de faire
+une action charitable.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je ne la laisserai pas échapper.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est trop laisser languir ce bon
+chanoine octogénaire qui, sans compter
+l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au
+genou droit, et une sciatique à la cuisse
+gauche. Guérissons-le radicalement de tous
+ces maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune
+utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans
+que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Véritablement, on voit comme
+cela dans le monde d'antiques figures dont
+on n'a pas tort de nous reprocher la trop
+longue existence. C'est un défaut d'attention
+dont nous devons nous corriger.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Corrigeons-nous-en donc, ne
+faisons point de quartier à la décrépitude.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Faites
+donc main-basse sur ce vieux professeur de
+l'université qui, depuis plus de soixante
+ans, ne fait point nettoyer ses habits de peur
+de les user. C'est un pédant entêté des anciens.
+Il est tombé malade; et comme il
+croit qu'il ne reviendra pas de sa maladie,
+il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui
+me console en mourant, c'est de n'avoir jamais
+lu aucun auteur moderne.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>riant</i>. La plaisante consolation.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Qu'il meure donc content,
+ce fidèle partisan de l'antiquité.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>.
+Voici encore trois mortels qui sont cause
+qu'on crie après nous tous les jours, et que
+nous semblons en effet avoir entièrement
+mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui
+ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions
+ordinaires: un avocat qui ne peut
+plus employer son éloquence à soutenir
+l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue
+plus de malades; et un bon père capucin
+qui ne peut plus sortir de son couvent pour
+aller dîner en ville.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Faisons promptement disparaître
+ces vénérables personnages.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. C'est
+leur faire plaisir que d'abréger une vie
+triste.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>montrant un autre fil</i>. Ce fil délié
+attend de nous la même grâce: c'est le
+tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse,
+fort avancée dans sa carrière. Nous lui
+avons filé une vie longue et sans traverses;
+mais la bonne dame est une dévote qui s'aime
+et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu
+de laisser tranquillement ses charmes tomber
+en ruine, elle en pleure tous les matins
+la perte à sa toilette, en se regardant dans
+son miroir. Je suis d'avis que nous terminions
+le cours de sa vie, pour prévenir le
+désespoir où elle serait bientôt de se voir
+décrépite.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. J'y consens; épargnons-lui
+ce chagrin.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, J'opine aussi pour qu'on lui
+rende ce service. Il faut avouer qu'il y a
+des moments où nous sommes tout à fait
+obligeantes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant deux fils</i>. Ces deux
+fils féminins méritent aussi un coup de ciseau.
+Ce sont deux vieilles extravagantes;
+l'une est veuve, et l'autre fille. La première
+a fait la folie de se dépouiller de tous ses
+biens pour établir avantageusement ses
+enfants, qui, par reconnaissance, la laissent
+manquer de tout. La dernière, née tendre
+et généreuse, se trouve sans biens et sans
+adorateurs, après avoir pendant cinquante
+ans soudoyé des cadets.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>d'un air railleur</i>. Je plains ces
+deux pauvres créatures.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant les deux fils</i>. Cessez
+de les plaindre, elles ne vivent plus.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Donnez
+promptement un passe-port pour les enfers
+à ce vieux goutteux de banquier en cour
+de Rome: vous comblerez par-là les v&oelig;ux
+de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience
+de se voir en état de faire remplir sa place
+par un gros chantre dont elle apprend la
+musique.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Il faut la satisfaire;
+mais je crois qu'elle aurait un peu moins
+d'empressement à convoler en secondes
+noces, si elle savait que son maître à chanter
+doit changer de note dès qu'il sera devenu
+son mari.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Purgeons la
+terre de ce vieux prêtre qui a passé les deux
+tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède
+à présent vingt bonnes mille livres de
+rente en bénéfices, qu'il doit moins à sa
+vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous
+l'avons doué le jour de sa naissance. Bien
+loin de faire part de ses richesses aux pauvres,
+il se plaît à thésauriser. Il est si attaché
+à ses louis d'or, qu'il se fait un plaisir
+de les compter tous les soirs et de les baiser
+l'un après l'autre en les remettant dans
+son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois,
+du produit de ses messes; et il est
+si las d'en avoir dit, qu'il ne veut plus même
+en entendre.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Voilà qui est fini,
+il ne baisera plus ses louis d'or, qui vont
+être partagés entre deux ou trois héritiers
+que, par avarice et par orgueil, il n'a pas
+voulu voir pendant sa vie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span> <i>va prendre un nouveau fil
+qu'elle apporte</i>. Parmi les vieillards qui
+vivent encore par notre négligence, j'en
+aperçois un qui s'attire ma compassion.
+C'est un religieux que ses confrères tiennent
+depuis trente années enfermé dans
+un cachot noir, où ils le nourrissent si
+sobrement, qu'il n'a plus que la peau et
+les os.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Une pénitence si rude suppose
+qu'il a commis quelque grand crime.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quelque grande que soit sa
+faute, il l'a bien expiée par les maux qu'il
+a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans
+qu'il s'efforce en vain tous les jours de
+fléchir sa communauté par des prières et
+par des larmes. Il n'implore plus que
+notre secours: faisons voir que nous
+avons moins de dureté que les moines.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span> <i>coupe le fil</i>. Prêtons-lui donc
+notre assistance.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>présentant un autre fil</i>.
+Payons en même temps les dettes d'un
+vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté
+par une foule importune de créanciers.
+Comme sa grandeur n'a point d'autres
+revenus que ceux de son évêché, qui ne lui
+rapporte que cinquante mille livres par
+an, elle a été obligée d'emprunter de
+toutes parts pour mieux soutenir la
+dignité de prince de l'Église. On veut
+aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers des
+délégations qui le réduiraient à vivre
+bourgeoisement.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Bourgeoisement! ah, quel
+affront on veut faire à un prélat! Il faut
+le lui épargner. Envoyons monseigneur
+dans les champs qu'habitent les ombres
+heureuses. (<i>Elle coupe le fil.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Bon; qu'il aille dans ce
+charmant séjour, pourvu que messieurs
+les juges ne lui fassent pas prendre la
+route du Tartare pour venger ses créanciers.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un nouveau fil</i>.
+Il me vient une maligne envie que je veux
+satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a
+deux enfants mâles. Il a revêtu l'aîné, dont
+il est idolâtre, d'une charge fort honorable;
+et pour faire tomber sur lui tout son
+bien, il a forcé son second fils, qu'il n'aime
+point, à se jeter dans un couvent. Ce
+cadet, pour obéir à son père, a pris le
+froc sans vocation; et après avoir fait des
+v&oelig;ux qui le lient, il vient d'apostasier.
+Pour punir le vieillard d'avoir fait un
+mauvais moine, tranchons les jours de son
+fils aîné, qui n'a point d'enfants.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Cela n'est pas mal
+imaginé: c'est en effet le moyen de
+mortifier le père; il aura le chagrin
+d'avoir, pour enrichir un de ses fils,
+causé inutilement le malheur de l'autre.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et de penser que ses collatéraux,
+qu'il hait et ne voit point, vont
+devenir ses héritiers. <i>Lachesis et Clotho
+prennent chacune plusieurs fils qu'Atropos
+coupe à mesure qu'ils lui sont présentés.</i></p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'ai aussi mes fantaisies, moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qui vous empêche de les
+contenter?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant trois fils à la fois</i>.
+Point de miséricorde pour ces trois fils retors
+que j'abandonne à votre ciseau. Ce
+sont deux Normands et une aventurière de
+Gascogne: ils ont quitté leur pays pour
+aller chercher fortune à la bonne ville de
+Paris, mère nourrice des cadets de ces deux
+nations. Un de ces Normands, après avoir
+pris la livrée d'un fermier général, et passé
+par les emplois qui y sont attachés, est
+devenu le seigneur du village où il est né.
+L'autre, qui a fait ses études dans la ville
+de Caen, a mis son latin à profit, en se
+glissant chez un gros collateur, dont il a
+trouvé le moyen de gagner l'amitié, et d'attraper
+deux bénéfices considérables; et la
+Gasconne, aussi prudente que jolie, s'est
+fait un petit fonds de cinquante mille écus
+des deniers des trois états.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant les trois fils</i>. Puisque
+vous le voulez, le seigneur de village,
+l'aventurière et le bénéficier vont se rendre
+dans un instant à la redoutable prairie<a id="FNanchor_4" name="FNanchor_4"></a><a href="#Footnote_4" class="fnanchor">4</a>
+où Æacus les attend pour les interroger.
+Je crois que ce juge n'aura pas besoin de
+Minos pour savoir s'il doit les condamner
+à prendre le chemin du Tartare.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4"></a>
+<a href="#FNanchor_4">
+<span class="label">[4]</span></a> Platon, dans le <cite>Gorgias</cite>, dit qu'Æacus et Rhadamante
+rendaient leurs arrêts dans une prairie
+où il y avait deux routes, qui conduisaient, l'une au
+Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que la juridiction
+d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de
+Rhadamante sur l'Asie, et que quand il se trouvait
+des difficultés que ces deux juges ne pouvaient
+résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre
+d'or à la main, se tenait assis et prononçait souverainement.</p>
+
+<p>Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en
+deux parties.</p>
+</div>
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un fil à couper</i>. Délivrons
+le genre humain de cet abbé prodigue
+qui ne peut vivre avec soixante
+mille livres de rente, qui s'endette de tous
+côtés, qui friponne le tiers et le quart, et
+qu'enfin la nécessité d'avoir de l'argent
+rend capable de tout. Sa bourse, comme
+le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt
+qu'elle est remplie. Si tous les rois de la
+terre lui voulaient envoyer leurs revenus,
+il viendrait à bout de les dépenser.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>se hâtant de couper</i>. Ah, quel
+bourreau d'argent! il ne mérite pas de
+voir le jour.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>présentant un nouveau fil</i>.
+Point de pardon pour ce plaideur extravagant.
+Sa partie est une femme qui a été
+sa maîtresse pendant vingt années pour
+le moins; il l'a depuis peu épousée, et il
+plaide en séparation.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Quel fou!</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Finissons
+les divisions qui règnent dans la famille
+d'un marchand injuste et capricieux;
+quoiqu'il ait soixante-quinze ans passés, il
+ne veut pas que ses deux fils se mêlent de
+ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant
+bien mieux que lui.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil du père</i>.
+Je vais mettre d'accord le père et les
+enfants.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>offrant un autre fil</i>. Coupez
+ce fil; c'est celui d'un ecclésiastique des
+plus patelins qu'il y ait dans le séminaire:
+l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé
+à une abbaye considérable; il a déjà
+envoyé son argent à Rome pour payer ses
+bulles; elles sont en chemin; faisons disparaître
+monsieur l'abbé avant qu'elles
+arrivent.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>tranchant le fil</i>. Il n'aura pas
+le plaisir de les voir.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil et riant</i>.
+Un gros cochon d'homme gourmand rêve
+qu'il est à table, et se réveille en sursaut;
+il sonne une clochette pour appeler son
+cuisinier, et lui ordonner de lui préparer
+pour son dîner les mets qu'il vient de voir
+en dormant: ayons la malice de priver ce
+gourmand du plaisir de faire ce repas.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Vous voilà satisfaite.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un écheveau</i>. Ces
+fils sont ceux de vingt voleurs et d'autres
+pareils honnêtes gens, qui sortent des
+prisons de Londres pour aller subir le
+châtiment auquel ils ont été condamnés
+par la justice. L'étonnante nation! Ces
+criminels se rendent d'un air tranquille au
+lieu de leur supplice.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant l'écheveau</i>. Oh! les
+Anglais sont des hommes bien résolus; ils
+quittent pour la plupart sans regrets la
+vie, et ne craignent pas la maison de
+Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a
+point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou
+tard cesser de vivre, il leur soit indifférent
+de mourir aujourd'hui ou demain.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Attendez, mes chères s&oelig;urs:
+je fais une réflexion. Nous sommes trop
+bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons
+que des sujets insensés, inutiles ou incommodes
+dans la société civile: à quoi pensons-nous
+donc? Est-ce ainsi que les
+Parques, qui ne sont pas moins cruelles
+que les Euménides, doivent s'occuper?
+On dirait, à voir le choix que nous faisons
+de nos victimes, que nous cherchons à paraître
+équitables aux yeux des hommes; il
+semble que nous ayons peur qu'ils désapprouvent
+nos actions, comme si nous
+nous mettions en peine de leurs plaintes
+et de leurs murmures.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Le reproche est juste. Nous
+faisons des destinées une espèce de chambre
+de justice; nous n'y songeons pas
+effectivement: frappons des coups moins
+mesurés; baignons-nous dans le sang
+humain; que l'on nous reconnaisse à la
+malice et à la barbarie de nos opérations.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ces sentiments me charment.
+Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des
+mortels les plus respectés sur la terre, et
+soyons insensibles à la douleur que nous
+allons causer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous pouvez compter sur notre
+fermeté.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>tirant un fil d'un nouvel écheveau</i>.
+Le beau coup à faire, ma chère Atropos!
+remplissons d'étonnement l'Europe et
+l'Asie. Tranchez ce fil; c'est un meurtre
+digne de nous: ôtons la vie et la couronne
+à ce jeune Empereur, qui fait concevoir à
+ses peuples de si belles espérances: il a jeté
+les yeux sur une princesse de sa cour, et il
+se dispose à la faire monter sur le trône:
+tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie
+se fera demain si nous l'avons pour
+agréable; mais prenons plaisir à tromper
+l'attente de ce jeune monarque: changeons
+l'appareil de ses noces en funérailles; répandons
+la consternation dans son palais,
+et divertissons-nous de la tristesse de ses
+plus chers courtisans.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. L'affaire en sera bientôt
+faite: le fil de la vie d'un souverain n'est
+pas plus difficile à couper qu'un autre.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>apportant un fil</i>. Une jeune
+et charmante princesse, qui fait l'ornement
+d'une des plus belles cours de l'univers, est
+malade: elle est environnée de médecins
+qui se flattent qu'ils la guériront; mais
+rendons leurs espérances vaines, comme
+nous faisons le plus souvent dans les maladies
+aiguës.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Je vais lui porter le
+coup mortel, sans être touchée des larmes
+du prince son époux, qui se désespère au
+pied de son lit, ni des lamentations des
+femmes qui sont autour d'elle.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. A cette inhumaine et noble fermeté,
+je reconnais ma s&oelig;ur. Courage,
+Atropos; après les deux expéditions que
+vous venez de faire, je ne crains pas que
+vous refusiez de prêter la main à celle-ci.
+(<i>Elle lui présente un fil.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Qu'est-ce que ce fil?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est celui d'un général d'armée,
+d'un grand capitaine, qui réunit en lui toutes
+les qualités des héros: faites-lui sentir
+votre ciseau au milieu de ses troupes; vous
+trancherez une vie que le fer et le feu respectent
+depuis soixante-dix ans.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>coupant</i>. Nous lui avons filé
+tant de jours glorieux, qu'il doit mourir
+content.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>donnant un autre fil</i>. Main
+basse, main basse sur cet illustre magistrat,
+qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé,
+fort estimé et des plus éclairés.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>d'un air étonné</i>. Vous n'y faites
+pas réflexion, Lachesis?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pardonnez-moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous ferons mal notre cour à
+ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants
+un de ses plus zélés sacrificateurs.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Coupez, coupez toujours à bon
+compte. Thémis nous grondera d'abord;
+ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons
+que les Parques n'épargnent
+personne, et que d'ailleurs ce magistrat
+qu'elle affectionne sera fort bien remplacé.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oh! Thémis se contentera de
+ces raisons... (<i>Elle coupe le fil.</i>)... Voilà
+notre magistrat dépouillé du pouvoir de
+juger les autres: il va paraître lui-même
+devant les juges des enfers, et entendre prononcer
+son arrêt.</p>
+
+
+<h3>SÉANCE DEUXIÈME</h3>
+
+<p class="c">CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sauf votre meilleur avis, mes
+s&oelig;urs, je juge à propos que nous nous reposions
+un peu.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Que dites-vous, Clotho? Est-ce
+que nous sommes faites pour le repos?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non; mais nous nous délassons
+en changeant de travail. Ainsi, pour
+quelques moments, cessons de couper des
+fils; commençons à nous servir de la quenouille.
+Le plaisir de filer les aventures
+des enfants qui naissent est celui qui a le
+plus de charmes pour moi.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vous dirai la même chose,
+quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Nous sommes donc d'accord
+toutes trois: filer est mon occupation favorite;
+aussi suis-je chargée de tourner le
+fuseau. Allons, mes petites, apportez vite
+les paniers où sont nos filasses blanches et
+nos filasses noires; arrangez autour de moi
+tous les vases où je trempe ordinairement
+le bout de mes doigts quand je file, et qui
+contiennent diverses liqueurs, dont les
+unes communiquent aux hommes les vices,
+et les autres les vertus.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un vase</i>. Voici déjà
+un des vases où vous mettez le plus souvent
+la main; c'est celui de la volupté.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux vases</i>. Et voilà
+les vases du jeu et de l'ivrognerie: vous n'y
+trempez pas moins souvent les doigts.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>apportant un autre vase</i>. Vous
+voyez celui dont la liqueur a été puisée
+dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins
+et les autres mauvais hommes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant deux nouveaux vases</i>.
+Ces vases sont ceux du mensonge et de la
+trahison. (<i>Atropos et Clotho apportent tous
+les vases des passions, des vices et des
+vertus, et les arrangent autour de Lachesis.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>regardant de tous côtés</i>. Je ne
+vois point ici les vases de la douceur et de
+la beauté.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Ils sont l'un et l'autre à votre
+main gauche.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ah! oui, oui, je les démêle...
+(<i>Elle s'aperçoit que Clotho cherche quelque
+chose</i>)... Que cherchez-vous, Clotho?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je cherche un vase que je ne
+trouve point; on dirait que nous ne l'avons
+plus.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Quel vase est-ce donc?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui de la chasteté.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je sais où il est; mais nous
+n'en aurons pas besoin peut-être aujourd'hui:
+il ne faut pas nous en servir tous les
+jours; nous ne pouvons assez le ménager:
+nous avons dans les premiers temps du
+monde fait une si grande consommation
+de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à
+peine nous en reste-t-il pour faire des filles
+religieuses.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons-nous-en donc, ainsi
+que du vase de l'humanité: il est encore
+bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous
+fort soigneusement; nous ne nous
+en servons presque plus, même quand
+nous faisons des moines.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ça, filons... mais attendez: il
+nous manque encore quelque chose.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Quoi?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Le petit panier où il y a des
+fils d'or et des fils de soie. La fantaisie
+peut nous prendre aujourd'hui de rendre
+quelque mortel heureux.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est une fantaisie que nous
+avons bien rarement.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>apportant un petit panier de
+fils d'or et de soie</i>. Si par hasard cette
+envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Filons donc présentement
+les destinées des enfants qui vont naître.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Il en est déjà né plusieurs
+depuis que nous sommes à l'ouvrage. Il
+vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du
+grand-seigneur, un prince dont la sultane
+favorite est accouchée; commençons par-là.
+(<i>Elle tire la filasse pour filer.</i>)</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant</i>. Arrêtons, statuons et
+ordonnons que la vie de ce prince naissant
+soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance
+dans le sein de son père et de sa mère,
+et qu'il augmente en eux, par ses gentillesses,
+l'amour dont il est le doux fruit.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Marquez, Lachesis, marquez
+par quelques nuances noires l'affreux
+péril dont je veux qu'il soit menacé avant
+qu'il ait atteint sa sixième année. Les
+janissaires, si redoutables à leur maître,
+se révolteront contre le gouvernement,
+déposeront le père du jeune prince, et
+mettront sur le trône le frère du sultan
+déposé. Le nouvel empereur d'abord sera
+tenté de suivre les maximes sanguinaires
+de ses prédécesseurs, et de faire étrangler
+son neveu; mais il ne succombera point
+à une si cruelle tentation; au contraire,
+il concevra pour lui l'amitié la plus forte,
+et prendra autant de soin de son éducation
+que s'il était son propre fils.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutons à cela, je vous prie,
+que le jeune prince demeurera pendant un
+grand nombre d'années dans le sérail;
+après quoi, par une nouvelle révolution,
+qui coûtera la vie à plus de soixante mille
+musulmans, son oncle sera déposé à son
+tour, et lui élevé à l'empire: il reprendra
+donc la place de son père, qui sera mort;
+et, usant aussi d'humanité, il épargnera
+le sang de sa famille.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je souscris à ces décisions.
+Qu'elles soient des arrêts irrévocables des
+Parques. Passons à un autre enfant.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Doucement, ma s&oelig;ur. D'où
+vient qu'en filant la vie de ce prince
+nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage
+de nos vases? C'est pour en faire sans
+doute un prince sans vices et sans vertus.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Hé bien, ce ne sera pas le
+premier que nous aurons fait de ce caractère-là.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'en demeure d'accord; mais
+donnez-lui du moins une dose raisonnable
+de volupté; voulez-vous qu'il vive dans
+son sérail comme un chartreux dans sa
+cellule?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>souriant, et trempant ses
+doigts dans le vase de la volupté</i>. Non,
+vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire
+là un pauvre sultan.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons de Constantinople à
+Pékin. Nous venons de régler les principaux
+événements de la vie d'un prince
+turc, filons présentement le sort d'une
+princesse née depuis un quart-d'heure au
+palais de l'empereur de la Chine; c'est la
+cinquième fille de ce grand monarque. La
+mère de cette princesse est une des trois
+concubines de la seconde classe<a id="FNanchor_5" name="FNanchor_5"></a><a href="#Footnote_5" class="fnanchor">5</a>, et la
+même qui, l'année dernière, accoucha
+d'un prince que Sa Majesté chinoise doit
+un jour choisir pour son successeur. Nous
+avons, comme vous savez, doué l'enfant
+mâle de toutes les inclinations de son père,
+surtout d'un grand attachement aux cérémonies
+de la secte des bonzes, avec une
+extrême curiosité d'apprendre des choses
+qu'il ne convient guère aux rois de savoir:
+quelles qualités jugez-vous à propos
+de donner à la femelle?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5"></a>
+<a href="#FNanchor_5">
+<span class="label">[5]</span></a> Les femmes de l'empereur de la Chine sont
+divisées en six classes. La première n'est que de la
+reine son unique épouse. Il y a dans la seconde
+classe trois concubines; dans la troisième, neuf;
+dans la quatrième, vingt-sept; dans la cinquième,
+dix-huit; et le nombre de la sixième n'est pas fixé.</p>
+
+<p>M. Le Gentil, dans son <cite>Voyage autour du monde</cite>.</p>
+</div>
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. De bonnes et de mauvaises.
+Qu'elle ait de l'esprit, de la beauté, avec
+des pieds si petits<a id="FNanchor_6" name="FNanchor_6"></a><a href="#Footnote_6" class="fnanchor">6</a> qu'elle ne puisse se
+soutenir dessus; mais qu'elle ait des
+moments de caprice et d'humeur noire
+qui fassent enrager les femmes qui sont
+auprès d'elle.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6"></a>
+<a href="#FNanchor_6">
+<span class="label">[6]</span></a> Les Chinoises s'estropient le plus souvent à
+force de vouloir avoir les pieds petits.</p>
+</div>
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir mis la main dans
+les vases du caprice et dans les vases
+de l'esprit et de la beauté</i>. Cette princesse,
+je vous assure, sera bien difficile à
+servir.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. De la fille d'un empereur, daignerez-vous
+descendre à deux enfants du
+commun?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Hé pourquoi non? Est-ce que
+tous les hommes ne sont pas égaux pour
+nous?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Sans doute. A mesure qu'ils
+naissent, nous devons sans distinction
+filer leurs aventures.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous sommes encore à la
+Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy
+vient d'enfanter deux garçons à la fois.
+Leur père, qui vit dans l'indigence, se
+voyant hors d'état de les bien élever,
+s'attendrit sur leur misère, et, poussé par
+une cruelle compassion, il est tenté de les
+aller noyer dans la mer.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est qu'il croit à la métempsychose,
+et qu'il espère qu'à la première transmigration
+les âmes de ses enfants animeront
+des corps plus heureux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Arrachons ces jumeaux à la
+barbare pitié de leur père.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Volontiers; faisons-les adopter,
+l'un, par un officier du mandarin qui
+connaît des affaires civiles dans la province;
+l'autre, par un marchand de soie
+crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants
+ni de sa femme, ni de ses concubines, aura
+recours à cette adoption, dans la vue
+d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque
+aux sacrifices domestiques, et brûle de
+petits morceaux de papier doré devant les
+âmes de leurs aïeux.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. J'admire la pieuse tendresse de
+ces bons Chinois pour leurs ancêtres: ils
+ont beau croire la mortalité de l'âme ou la
+métempsychose, cela ne les empêche pas
+d'aller toujours leur train, et de s'imaginer
+que les esprits de leurs défunts parents voltigent
+autour des tablettes où leurs noms
+sont gravés en lettres d'or.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Rien ne prouve mieux le
+pouvoir que la coutume a sur les hommes.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que deviendront nos jumeaux
+adoptés?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Celui que l'officier du mandarin
+aura fait son héritier s'adonnera de tout
+son c&oelig;ur aux sciences, et son père adoptif
+aura la satisfaction de le voir parvenir au
+degré glorieux de licencié.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts
+dans les vases des sciences</i>. Trois ans
+après, notre petit brodeur obtiendra une
+place honorable dans le collége des docteurs
+qui écrivent les annales de l'empire chinois,
+et sont chargés du soin de recueillir
+les lois, tant anciennes que modernes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Dans la suite il sera tiré de ce
+collége: il deviendra précepteur du prince
+aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne
+sera qu'un enchaînement d'honneurs et de
+plaisirs.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Comme il nous a pris fantaisie
+de faire un sujet vertueux et fortuné de cet
+enfant, faisons aussi par caprice un fripon
+et un malheureux de son frère. C'est
+ce que nous faisons tous les jours.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Vous me prévenez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est ce que j'allais vous proposer.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>souriant</i>. Dans la disposition
+où nous sommes toutes trois, nous allons
+faire un aimable garçon... Allons, Lachesis,
+mettez d'abord la main dans tous
+les vases des vices. Il s'agit ici de former
+un mortel qui soit capable de tout.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>après avoir trempé les doigts
+dans plusieurs vases</i>. Vous pouvez, mes
+s&oelig;urs, ordonner présentement de ce garçon
+tout ce qu'il vous plaira: je vous proteste
+que je viens de lui donner les dispositions
+nécessaires à bien jouer dans le
+monde les personnages que vous voudrez.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ces bonnes semences qu'il reçoit
+de votre main bienfaisante vont germer
+à vue d'&oelig;il: il fera mille espiégleries
+dans son enfance. Le marchand de soie
+crue, après avoir en vain mis en usage tous
+les châtiments pour le corriger, l'abandonnera.
+Le jeune homme, suivant ses mauvaises
+inclinations, tombera bientôt entre
+les mains de la justice, qui se contentera de
+le punir, pour la première fois, en lui faisant
+appliquer sur les fesses cinquante
+coups de canne de bois de bambou, ce
+qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera
+condamner aux galères pour trois ans;
+après quoi il ira se présenter aux bonzes
+de la pagode qui est auprès de la ville de
+Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et
+lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être
+de leur secte.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oh! puisqu'il doit devenir
+bonze, il faut que je lui donne l'esprit de
+son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans
+le vase de l'hypocrisie... (<i>Elle met la main
+dans le vase de l'hypocrisie.</i>)... Il ne lui
+manque à présent aucune des vertus qu'ont
+ces vénérables solitaires.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avant que les bonzes l'initient
+à leurs mystères, ils lui laisseront croître
+la barbe et les cheveux pendant l'espace
+d'une année entière, lui feront porter une
+robe déchirée, et l'obligeront d'aller de
+porte en porte chanter les louanges de
+Foë, l'idole de cette pagode. De plus, il ne
+mangera rien que des herbes et des fruits.
+Il faudra qu'il combatte sans cesse le sommeil;
+et quand il n'y pourra résister, un de
+ses confrères, chargé du soin de le réveiller
+à coups de bâton, s'en acquittera fort
+exactement. Après un si doux noviciat, il
+endossera une longue robe grise: on lui
+mettra sur la tête un bonnet de carton sans
+bords et doublé d'une toile noire; ensuite
+tous les bonzes entonneront des hymnes
+dont personne n'entendra le sens, et
+leur chant, accompagné de petites clochettes,
+fera une espèce de charivari assez réjouissant.
+Enfin la cérémonie de la réception
+de ce nouveau bonze finira par un
+repas où il y aura plus d'abondance que de
+délicatesse, et où tous les confrères boiront
+à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>à Clotho</i>. Est-ce là tout ce que
+vous voulez ordonner qu'il arrive à ce
+pieux Chinois?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. C'est ce que je vais faire. Quinze
+ans après avoir été reçu bonze de la façon
+que vous venez de dire, il se verra supérieur
+de la pagode. Alors il édifiera le public
+par l'éclat d'une aventure dont il sera le
+héros, et qui fera beaucoup de bruit dans
+toutes les provinces de la Chine.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Je suis curieuse de savoir quel
+doit être ce grand événement dont vous
+prétendez embellir l'histoire de ce bonze.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Et moi tout de même.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Le voici. La fille d'un docteur
+chinois, suivie de deux jeunes servantes,
+passera un jour devant la pagode, dont la
+porte sera ouverte; elle y entrera pour
+faire sa prière; n'apercevant personne,
+elle s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole,
+où elle se mettra dévotement à genoux.
+Notre supérieur, caché dans un endroit
+d'où il pourra tout voir sans être vu, la
+regardera; et la trouvant fort à son gré,
+il ira promptement chercher ses compagnons,
+auxquels il ordonnera d'enlever ces
+trois femmes.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Et cet ordre apparemment
+n'aura pas plus tôt été donné, qu'il sera
+brusquement exécuté?</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Assurément. Le docteur, étonné
+de ne plus voir sa fille, et fort en peine de
+savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de
+perquisitions qu'il apprendra que les bonzes
+l'auront en leur pouvoir. Il s'adressera
+aussitôt au général des Tartares de la province,
+et se plaindra du ravissement de sa
+fille. Le général, prompt à rendre justice,
+se transportera d'abord à la pagode avec le
+docteur, et demandera les personnes enlevées.
+Les bonzes répondront que Foë est
+devenu amoureux de la maîtresse, et l'a
+fait enlever avec ses deux suivantes. Le
+supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que
+Foë, en voulant bien honorer de ses embrassements
+la fille du docteur, le comble
+de gloire, lui et toute sa famille; mais le
+général tartare, sans s'arrêter aux fables
+des bonzes, visitera lui-même tous les réduits
+de sa maison et du jardin. Il entendra
+des voix confuses qui sortiront d'une
+grotte percée dans un rocher; il fera abattre
+une porte de fer qui fermera l'entrée, et
+trouvera dans ce lieu souterrain la fille du
+docteur avec plusieurs autres compagnes de
+son infortune. Elles seront toutes rendues à
+leurs familles, et l'on mettra, par ordre du
+général, le feu aux quatre coins de la pagode,
+qui sera réduite en cendres avec ses
+infâmes ministres<a id="FNanchor_7" name="FNanchor_7"></a><a href="#Footnote_7" class="fnanchor">7</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7"></a>
+<a href="#FNanchor_7">
+<span class="label">[7]</span></a> M. Le Gentil dit dans son <cite>Voyage autour du
+monde</cite> que les missionnaires qui étaient de son
+temps à la Chine l'assurèrent que pareille aventure
+était arrivée dans une pagode.</p>
+</div>
+<p><span class="small">CLOTHO</span>, <i>à Lachesis</i>. Que vos doigts se
+préparent à filer les jours d'une fille qui
+prend naissance en ce moment dans l'Amérique
+méridionale. Une Portugaise naturelle
+du Brésil donne une héritière à son
+époux, qui est un des plus riches maîtres
+de plantations qu'il y ait dans la ville de
+San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant,
+faisons-en une petite Lucrèce.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Fi donc, Clotho, vous plaisantez
+apparemment; ce serait bien déplacer
+la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine
+d'aller chercher le vase qui donne cette
+vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la
+prière de Minerve ou de Junon. Une fille
+sage en Guinée y paraîtrait un phénomène
+nouveau... (<i>Elle trempe le bout de ses
+doigts dans les vases de la beauté et de la
+volupté</i>)... Contentons-nous de rendre celle-ci
+parfaitement belle. Pour cet effet, je
+veux qu'elle ait un teint noir et luisant, le
+nez fort écrasé, une très-grande bouche et
+de très-petits yeux. Quand elle aura quinze
+ans, elle sera l'idole des Portugais du
+Brésil.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>, <i>riant</i>. Ah! ah! ah! je ne puis
+m'empêcher de rire, en voyant Lachesis
+mettre la main dans le vase de la beauté
+pour faire une pareille créature, qui serait
+un monstre pour les Européens.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Oui, comme un teint de lis et
+de roses, une petite bouche vermeille et
+deux grands yeux bien fendus paraîtraient
+bien effroyables aux Ethiopiens brûlés.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Véritablement, la beauté est locale:
+c'est pourquoi la liqueur de ce vase,
+s'accommodant aux lieux, forme la beauté
+sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice
+des nations.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je sais bien cela; mais je ne
+suis point du goût des Portugais du
+Brésil.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ni moi non plus. Il faut qu'une
+femme, pour me paraître belle, ressemble
+à Vénus, à Junon ou à Pallas.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sur les bords du Danube, la
+femme d'un pauvre baron allemand vient
+d'accoucher d'un enfant mâle dans sa
+chaumière. De quelles qualités jugez-vous
+à propos de douer ce petit Allobroge?</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Pour compenser sa pauvreté,
+j'en vais faire un garçon plus beau que le
+plus beau jour, et qui aura la taille d'un
+héros de roman.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Donnez-lui avec cela de la
+prudence, de l'esprit et du courage.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant après avoir mis les doigts
+dans plusieurs vases</i>. Il aura les bonnes
+qualités que vous lui souhaitez; mais il
+aimera le vin, le jeu et les femmes.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Je vais sur cela composer un
+tissu des aventures qui doivent lui arriver.
+Il deviendra orphelin à douze ans, et, se
+voyant sans bien, il se fera page de l'envoyé
+d'un prince de l'Empire, et ira en
+France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris
+qu'il se déniaisera. Il aura le bonheur de
+plaire à une princesse qui, voulant l'avoir
+pour page, priera l'envoyé de le lui donner.
+Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à
+ce qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre
+baron témoignera à sa maîtresse qu'il
+voudrait bien s'en retourner à son pays;
+elle ne s'y opposera point, et lui fera une
+gratification de mille écus; mais au lieu
+d'aller en Allemagne, il partira pour l'Angleterre,
+qu'il lui prendra fantaisie de
+voir, sur le rapport qu'on lui aura fait
+des merveilles de la ville de Londres.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je suis curieuse d'apprendre ce
+qui lui doit arriver là; car vous ne l'y faites
+point aller pour rien.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Non, sans doute: je lui prépare
+un événement assez singulier, et qui ne lui
+sera pas infructueux. Il passera près d'un
+mois à parcourir la ville de Londres, sans
+qu'il lui arrive la moindre aventure; mais
+un soir, entre neuf et dix heures, il entrera
+dans l'hôtel garni où il sera logé un
+homme qui, le tirant en particulier, lui dira
+en allemand: Une telle dame qui vous a
+vu à la promenade souhaite de vous entretenir
+cette nuit, pourvu que vous vous
+laissiez conduire les yeux bandés. Au reste,
+vous ne courrez aucun péril que celui de
+prendre trop d'amour.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Notre jeune baron, malgré sa
+prudence, acceptera la proposition.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Sans balancer.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il montera sur-le-champ en
+carrosse avec son guide, qui lui bandera les
+yeux, et le mènera fort honnêtement à
+une grande maison où, l'introduisant dans
+un appartement superbe, il lui fera voir la
+dame en question.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elle sera masquée, et n'ôtera
+point son masque pendant une conversation
+de deux heures qu'ils auront ensemble,
+quelques instances que lui fasse le cavalier
+pour l'obliger à se découvrir. Après
+quoi le guide, le remenant à son hôtel de
+la même manière qu'il l'aura amené, lui
+dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre
+si l'on a besoin de vous. Le baron jugera,
+par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure
+sera une jeune dame mariée à
+quelque vieux seigneur anglais qui voudra
+avoir d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera
+dans cette opinion, c'est qu'un
+mois après son guide le reviendra voir
+pour lui apporter trois cents guinées,
+qu'il lui comptera en lui disant: Dans
+quelque endroit du monde que vous soyez,
+vous toucherez tous les ans la même
+somme. Effectivement, il la recevra pendant
+vingt années consécutives, sans savoir
+à la vérité de quelle part, mais bien persuadé
+que ce sera pour avoir fait un
+mylord.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Après vingt ans, pourquoi ne
+jouira-t-il plus de sa pension?</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est que le jeune seigneur anglais
+son fils prendra le parti des armes,
+et périra dès sa première campagne.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. La femme d'un acteur de l'opéra
+de Bruxelles vient d'enfanter deux
+jumelles dans les coulisses. Regardons ces
+enfants d'un &oelig;il favorable; faisons-en deux
+sujets fameux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Volontiers. Que l'une ait la
+voix d'une syrène, et que l'autre danse
+aussi bien que Terpsichore.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Elles entreront dans leur puberté
+à l'opéra de Paris, d'où elles ne sortiront
+que chargées d'or et de pierreries.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles
+trouveront ensuite de jolis hommes dont
+le commerce n'augmentera pas leurs effets.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Ecoutez, mes s&oelig;urs: entendez-vous
+les cris que pousse une femme en travail
+dans un fort bel hôtel au milieu de
+Paris? C'est l'épouse d'un des plus riches
+particuliers de France, d'un homme que
+Plutus chérit, et qui voudrait avoir un
+héritier. Elle nous invoque sous nos trois
+noms mystérieux.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Pour l'amour du dieu des richesses,
+sauvons-la de la mort, et finissons
+ses douleurs.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Nous le devons.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Elle est délivrée. Elle met au
+monde un garçon dans cet instant.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Que nous ferons plaisir à Plutus,
+si nous filons à cet enfant des jours
+d'or et de soie!</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Il n'y faut pas manquer.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Non. Faisons-lui une destinée
+digne d'envie.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Donnons-lui toutes les qualités
+d'un galant homme. (<i>A Lachesis.</i>) Trempez
+vos doigts dans les vases du bon goût,
+du bon esprit et de la probité.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Que surtout il soit bienfaisant
+et libéral; car un homme riche qui n'est
+pas généreux est un monstre.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Avec les vertus dont nous voulons
+bien le douer, qu'il ait quelque vice
+léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des
+mortels plus parfaits que les dieux.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>, <i>filant, après avoir mis la main
+dans plusieurs vases</i>. Laissez-moi faire...
+Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie
+sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt
+égayée par une succession continuelle
+de plaisirs. Il aura des passions; mais elles
+ne troubleront point son repos. Moins leur
+esclave que leur maître, il saura goûter
+leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie.
+Il sera bon, galant, généreux, et, ce
+que nous n'avons encore accordé à personne,
+quoique payeur il possédera le
+c&oelig;ur de ses maîtresses.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Passons d'une extrémité à
+l'autre. Une bourgeoise de Paris vient de
+mettre au jour un enfant mâle: faisons-en
+un auteur; aussi bien nous n'en avons pas
+encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons
+point de jour que nous n'en fassions
+pour le moins une centaine.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. C'est fort bien dit; faisons-en un
+auteur universel, un écrivain qui compose
+tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous
+les théâtres de Paris: et que ce soit un de
+nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant
+sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques,
+dont quatre auront un heureux succès.</p>
+
+<p><span class="small">LACHESIS</span>. Encore ces quatre heureuses
+productions seront assez mal reçues du
+public, lorsque dix ans après leur nouveauté
+on s'avisera de les remettre au théâtre.</p>
+
+<p><span class="small">ATROPOS</span>. Je vois une vieille femme de
+chambre qui met un gros paquet de linge
+dans une allée, au pied d'un escalier: ce
+paquet est un enfant nouveau-né qu'on
+expose.</p>
+
+<p><span class="small">CLOTHO</span>. Oui, c'est le fruit des honteuses
+amours d'une fille de condition.</p>
+
+<p><i>Dans cet endroit de l'entretien des
+Parques, je me réveillai...</i></p>
+
+
+<p class="c"><span class="small">FIN.</span></p>
+
+
+
+
+<h2>TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.</h2>
+
+
+<table summary="table des matières">
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="num">Pages.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c13"><span class="sc">Chapitre XIII.</span></a>
+La force de l'amitié, histoire</td>
+<td class="num"><a href="#c13">5</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c14"><span class="sc">Chapitre XIV.</span></a>
+Le démêlé d'un auteur tragique
+avec un auteur comique</td>
+<td class="num"><a href="#c14">47</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c15"><span class="sc">Chapitre XV.</span></a>
+Suite et conclusion de l'histoire
+de la force de l'amitié</td>
+<td class="num"><a href="#c15">59</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c16"><span class="sc">Chapitre XVI.</span></a>
+Des songes</td>
+<td class="num"><a href="#c16">109</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c17"><span class="sc">Chapitre XVII.</span></a>
+Où l'on verra plusieurs originaux
+qui ne sont pas sans copies</td>
+<td class="num"><a href="#c17">124</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c18"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span></a>
+Ce que le diable fit encore
+remarquer à Don Cléofas</td>
+<td class="num"><a href="#c18">135</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c19"><span class="sc">Chapitre XIX.</span></a>
+Des captifs</td>
+<td class="num"><a href="#c19">149</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c20"><span class="sc">Chapitre XX.</span></a>
+De la dernière histoire qu'Asmodée
+raconta; comment, en la finissant, il
+fut tout à coup interrompu, et de quelle manière
+désagréable pour ce démon Don Cléofas
+et lui furent séparés</td>
+<td class="num"><a href="#c20">165</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><a href="#c21"><span class="sc">Chapitre XXI.</span></a>
+De ce que fit Don Cléofas
+après que le Diable boiteux se fut éloigné de
+lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage
+a jugé à propos de le finir</td>
+<td class="num"><a href="#c21">182</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3"><span class="sc">Appendice.</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">I.</td>
+<td class="drap">Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726</td>
+<td class="num"><a href="#a1">193</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">II.</td>
+<td class="drap">Dédicace de la première édition</td>
+<td class="num"><a href="#a2">201</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">III.</td>
+<td class="drap">Dédicace de 1726</td>
+<td class="num"><a href="#a3">203</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="topr">IV.</td>
+<td class="drap">Table analytique</td>
+<td class="num"><a href="#a4">205</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Entretiens des cheminées de Madrid</span></td>
+<td class="num"><a href="#entretiens">213</a></td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="drap"><span class="sc">Une journée des Parques</span></td>
+<td class="num"><a href="#parques">233</a></td>
+</tr>
+</table>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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